IX
L'AFFAIRE DE DÉBÉLÉBA
Je ne goûtai pas longtemps cette tranquillité. La pointe d'un triangle blanc émergea derrière les dunes. Le daouéri appareillait, on nous avait vus.
La distance est encore trop grande pour permettre d'identifier mon boutre avec certitude, mais je sais le daouéri meilleur marcheur que moi ; à l'allure du largue, la plus favorable, il marche un bon nœud de plus. Dans trois heures, si je maintiens le cap sur la côte anglaise, nous serons rejoints. Ce sera la prise banale, la défaite honteuse. Pas même la satisfaction de lutter, car je ne puis engager un combat contre mon propre pavillon. Si ce daouéri était anglais ou turc, ce serait une autre affaire. Il faut donc, à tout prix, éviter la rencontre, quitte à me couler au dernier moment.
Je n'ai que deux routes ouvertes avec le vent d'est. Le S.S.E., vers la frontière anglaise, où je courrai le largue, et l'ouest vers le golfe de Tadjoura, où je fuirai vent arrière. A cette allure, ce daouéri a moins d'avantages, car il ne peut utiliser efficacement son artimon. Il lui faudra six ou sept heures pour me rejoindre. Et puis, j'entrerai une heure et demie avant lui dans le courant du flot qui pénètre dans le golfe. J'espère donc bénéficier de quatre ou cinq heures de plus en adoptant cette route, malgré l'inconvénient de m'engager dans une impasse.
J'établis donc la voilure arrière. Je vois, à la jumelle, le daouéri répéter cette manoeuvre. Je suis bien poursuivi.
Je pense à l'entrée du Gubet Karab1 petite passe de 180 mètres, praticable seulement à certaines heures, à cause du violent courant qui entre ou qui sort en véritable torrent avec le flot ou le jusant. Tout dépend de ce que notre différence de vitesse va me permettre de faire pour arriver à l'heure propice. Je calcule qu'il me faut être à l'entrée à quatre heures du soir, et cela deux heures avant le daouéri. Je dois donc l'amuser assez longtemps en gardant mon avance. Mais je m'aperçois que sa voile grandit; il gagne sur moi plus vite que je ne l'escomptais. Ma coque est sale, c'est ce qui me fait perdre de la vitesse.
Pour trouver plus vite le courant, je gouverne vers la côte Issa. Les grandes falaises apparaissent, murailles noires avec une série de caps en éperons. Je connais tous les mouillages que peuvent prendre les petits navires derrière ces pointes qui les abritent de la mousson d'est, et de la houle qui s'engouffre dans le golfe comme dans un entonnoir.
Nous filons maintenant à quatre ou cinq encablures de la terre. Cette côte est accore. La mer qui prend les rochers en écharpe, brise furieusement, et sur le flanc est de chaque cap, les rouleaux de grosse houle éclatent en gerbes, laissant des cascades blanches entre les blocs de lave. Tout est noir dans ces montagnes, où il n'existe pas une habitation, même loin dans l'intérieur. Ces énormes tables de basalte se sont écroulées dans la mer qui semble en furie devant cette barrière impassible. Des mimosas nains, hérissés de longues épines, couvrent ces plateaux, comme un duvet grisâtre à perte de vue jusqu'aux cimes les plus lointaines. Quelquefois, en passant à l'ouverture d'un ravin, un groupe de points blancs est accroché aux éboulis de rocs noirs. C'est un troupeau de chèvres. Le berger issa est invisible, confondu dans les rochers volcaniques.
Tandis que les ravins défilent avec leurs minuscules plages de sable noir ou brun, le daouéri approche. Il est à trois milles à peine. Il faut prendre une décision sans tarder.
A quelques milles en avant le cap Débéléba s'allonge comme un grand reptile. En arrière, à l'ouest, est un vaste mouillage avec des fonds de sept à huit mètres. Peut-être aurai-je le temps de l'atteindre et là, hors de vue du daouéri, de couler mon bateau, puis de m'enfuir avec mes hommes dans la montagne. Je risque de tout perdre, mais l'honneur sera sauf, et plus tard, je tenterai de sauver mon chargement d'armes coulées par petit fond.
Il s'agira de faire vite, car avec le vent qui souffle le daouéri sera sur nous en moins de vingt minutes.
Sur cette côte Issa, la seule industrie est le bois à brûler. D'invisibles indigènes l'amassent sur les petites plages, à l'entrée des ravins et le vendent à des boutres qui le transportent généralement à Perim, où il est fort cher. Mais ces montagnes inhabitées et inhospitalières sont colonie française, et le gouvernement prétend toucher un droit sur ce bois. Un règlement exige que les boutres étrangers touchent Djibouti pour y acquitter les droits correspondant à leur tonnage et prendre la permission d'aller chercher du bois sur ces côtes sauvages. Il va sans dire que bien peu de boutres arabes perdent leur temps et leur argent à venir bénévolement montrer patte blanche à Djibouti. Ils savent ce que vaut la surveillance côtière et se fient à la rapidité de leurs zarougs. Ils vont donc directement à leurs points d'embarquement et repartent sans s'inquiéter des règlements de Djibouti. Ils savent reconnaître de très loin les voiles des différents daouéris, et cela leur suffit pour éviter toute rencontre désagréable.
En doublant la pointe, je vois au fond du mouillage un zaroug à l'ancre, avec la voile roulée sur l'antenne hissée à bloc, c'est-à-dire prête à être déployée instantanément. Ce détail me fixe sur le caractère clandestin des opérations auxquelles se livre ce petit navire.
A notre vue, l'équipage, sortant d'on ne sait où, se précipite à la mer pour rejoindre à la nage le bateau.
Je change aussitôt mon projet. Je ne vais couler qu'à demi. Fébrilement, je fais jeter le lest à la mer, tandis que nous courons droit sur le zaroug. Nous lui crions avec force geste :
– Daouéri ! daouéri !
Ces choses-là se comprennent. En un clin d'œil, il lève son grappin, la voile se déploie dans un claquement sec, et, couché sur le flanc, il file hors du mouillage. Tout cela s'est passé en moins de cinq minutes et hors de vue du daouéri, à cause du cap que nous avons contourné.
Sans m'occuper du zaroug, qui pique maintenant grand largue dans la houle, et bondit comme un poisson volant, nous jetons mât, antenne et voile par-dessus bord ; le courant et le vent se chargeront d'amener tout cela au fond de la baie. Puis, d'un coup de barre à mine, je crève la bordée, mais au ras de la flottaison pour avoir, plus tard, plus de facilité pour réparer.
Tout l'équipage, massé d'un même bord, fait donner de la bande au navire et l'eau s'engouffre par la brèche. Les fonds sont là de quatre et cinq mètres, et tandis que le bateau coule, je jette l'ancre. Je ne suis pas sûr qu'il aille au fond, car les caisses de cartouches zinguées ne s'empliront pas d'eau, ce qui leur fera perdre beaucoup de leur poids.
L'eau arrive presque au niveau du pont, une quantité de choses flottent et partent en dérive. Cette profusion d'accessoires insubmersibles m'inquiète. Puis, terrible chose, une grosse jarre d'huile se casse et une nappe irisée s'étend sur l'eau. Jamais ce naufrage improvisé ne passera inaperçu si le daouéri approche...
A Dieu vat ! Nous sautons à la mer pour nous réfugier dans les rochers derrière la plage.
Il était temps. La voile du daouéri apparaît.
De notre bateau, seule l'étrave et quelques centimètres du château arrière se montrent encore hors de l'eau. De loin, cela ne doit pas être visible, car le daouéri, s'attendant à trouver notre bateau, est stupéfait de voir le mouillage vide. Il change alors d'amures et met le cap au large vers le boutre arabe qu'il prend pour mon bateau, croyant que, par ruse, j'ai changé de voile derrière le cap pour l'induire en erreur.
Du haut de notre observatoire, nous avons la satisfaction d'assister à une lutte de vitesse entre ce brave zaroug, qui nous remplace si à propos, et le daouéri. Le zaroug est bon marcheur et je juge dès le début qu'il aura l'avantage. Lui-même voit vite qu'il peut « semer» son poursuivant et, sans crainte, prend l'allure du plus près pour sortir du golfe. Je le vois disparaître entre les lames, bondir et retomber dans des gerbes d'écume. Le daouéri le suit, mais il doit bientôt changer de voile, la sienne étant maintenant trop grande pour louvoyer par ce temps. Environ cinq à six minutes, il reste en dérive, poupe au vent, puis il hisse sa voile de gros temps et reprend sa poursuite. Il fatigue énormément, car, plus long que le zaroug, il tangue plus durement.
Les deux navires sont déjà loin ; il est temps de songer à renflouer le nôtre, car nous ne pouvons rester longtemps ainsi, sans eau et sans provisions, sauf un petit couffin de dattes qui a flotté avec le reste.
Nous repêchons notre gréement venu pêle-mêle à la côte, sur le sable. Il n'y a pas d'avaries, sauf la voile, déchirée en deux, mais nous en avons une de rechange dans un sac resté à bord.
J'ai laissé un homme en vigie au flanc de la montagne pour observer la poursuite du zaroug, pendant que nous travaillons à repêcher le gréement que la mer a jeté à la côte. Notre sentinelle dévale tout à coup la pente en gesticulant. Je bondis sur un rocher et je vois le daouéri aux prises avec une étrange manœuvre. Je me l'explique, il a cassé son antenne. Le premier mouvement est d'applaudir à cette avarie sans danger et d'en rire, mais aussitôt je songe que ce navire désemparé par ce temps n'a qu'une chance de salut, c'est de joindre un abri sous le vent, et le plus proche est le nôtre.
Je ne tarde pas à le voir, en effet, hisser un foc et, abandonnant sa poursuite, venir vent arrière vers notre mouillage.
Nous sommes perdus, car mon boutre est parfaitement visible, il a l'air d'une épave et invitera les nouveaux arrivants à venir se rendre compte, car une épave est toujours, pour des marins, une attraction irrésistible.
Je fais au plus vite traîner notre gréement derrière un repli de terrain. Tous mes hommes se mettent nus pour mieux se confondre avec la couleur du sol, et moi-même je m'enduis le corps d'une vase noirâtre que je trouve à l'entrée du ravin, dans un maigre bouquet de palétuviers. J'ai eu l'heureuse idée de débarquer trois carabines Gras et des cartouches, ne sachant pas si les Issas venus pour vendre leur bois au zaroug seraient d'humeur à nous bien recevoir.
Je mets les hausses à 250 mètres pour être sûr d'avoir un tir court, car je ne veux pas risquer de blesser les gens du daouéri. Je donne deux carabines aux meilleurs tireurs, Abdi et Mohamed Moussa, en leur recommandant de tirer sur l'eau. Je prends la troisième pour faire des tirs plus précis, de façon à impressionner. Nous restons invisibles à 50 mètres au-dessus de la plage, perdus dans les roches noires.
Comme je l'avais craint, le daouéri, croyant le mouillage vide, vient y effectuer ses réparations. Il s'agit de l'effrayer pour lui faire prendre l'autre mouillage, qui est à cinq milles à l'ouest sous le vent.
Il entre dans la baie, un homme en vigie sur le mât, ce qui me prouve qu'il connaît mal le mouillage; cela m'ennuie, car cet homme a un champ de visibilité plus grand, et la coque immergée de mon bateau aura moins de chance de lui échapper. Il est à environ un mille de la rive. Je tire dans sa direction. Mes hommes, au bruit de ma détonation, lâchent leur coup presque ensemble et les trois nuages de fumée de la poudre noire s'étalent le long des pierres brunes de la montagne, emportés par le vent.
L'homme de vigie tombe à la mer, mais sa trajectoire n'est pas celle d'une chute, c'est plutôt celle d'un plongeon. Il a eu peur.
Nous rechargeons et faisons une nouvelle salve. Malgré la hausse de 250 mètres, que j'ai eu soin de mettre pour que le tir soit très court, les balles tombent très près du navire, car je n'avais pas prévu notre altitude qui augmente la portée de l'arme. Je fais cesser le feu, de crainte d'un accident.
Le daouéri riposte par le claquement sec des Lebel, dont les balles se perdent, je ne sais où, en jetant leur plainte stridente après avoir ricoché sur le basalte de la montagne. Ce maudit mouille-cul va-t-il s'entêter à rester dans la baie? A aucun prix maintenant, il ne faut lui permettre d'identifier mon bateau, même à l'état d'épave, car ma plaisanterie serait interprétée comme une agression à main armée, sur les agents de la force publique dans l'exercice de leurs fonctions. Le bagne pour le moins.
Il y a un Européen à bord dont la barbe rousse s'agite au-dessus d'un ventre respectable. Ses gestes désordonnés témoignent d'une émotion violente et l'équipage, n'osant pas sortir la tête hors du bateau, se refuse à toute manoeuvre. Je reconnais sans peine Thomas, seul représentant des barbes rousses de Djibouti. Je sais qu'il s'est vanté de « m'avoir », mais je sais aussi que son courage ne dépasse pas les limites de son bureau. Il pourrait cependant faire débarquer un askari noir. Du point où je me trouve, je vois ce belliqueux capitaine accroupi dans la bandol2, le derrière dans l'eau, la tête enfoncée dans les épaules; il stimule le courage de ses hommes qui l'écoutent, sans se troubler, dans la même position.
Fort heureusement, il ne fait débarquer personne, ou plutôt personne n'accepte cette glorieuse mission. Je vois s'agiter un mouchoir blanc à l'extrémité d'une perche et le boutre vire de bord pour fuir dans le vent.
Quand la distance est de plusieurs encablures, l'intrépide garde-côte ouvre une violente fusillade dans notre direction. Mes hommes déplorent la perte de tant de cartouches qui coûtent si cher...
Bon voyage, monsieur Thomas. Nous reparlerons demain de vos exploits, quand vous les raconterez à la terrasse du café Rhigas.
Le daouéri est maintenant à trois milles sous le vent, c'est-à-dire que je n'ai plus à craindre son retour, avant que le vent change.
Je suis extrêmement énervé, car pendant toute cette demi-heure, j'ai redouté le débarquement d'un indigène auquel je ne voulais aucun mal, mais que je devais empêcher à tout prix d'avancer.
Il se produit une réaction qui me laisse un moment comme à bout de souffle.


Il s'agit de renflouer mon boutre au plus vite. Il n'est pas coulé à fond; il a encore une faible flottabilité qui se traduit par l'émergence de son étrave et de quelques planches du château arrière. Je le fais échouer pour attendre la marée basse et le vider, mais je dois rapidement renoncer à cette manœuvre, car la houle qui pénètre dans la baie le fait talonner et risque de briser irrémédiablement la coque.
En voyant ma perplexité, Abdi m'annonce qu'il a sauvé du riz dans une tanika. Je l'envoie promener sans douceur pour une réflexion aussi saugrenue en de pareilles circonstances. Il faut être Somali et par-dessus le marché Mitgane pour penser à manger quand on est en train de perdre un navire. Abdi éclate de rire.
– Mais c'est pour le bateau, pour boucher le trou.
Il fait alors un paquet de riz, dans un morceau de toile à voile, solidement amarré. Il plonge et introduit le sac dans la voie d'eau.
Le riz en gonflant (il quadruple de volume), ne tarde pas à fermer hermétiquement le trou, tendant à bloc la toile qui fait alors double bouton à l'extérieur et à l'intérieur du navire; l'obturation est parfaite. Mais cela ne nous donne pas encore le moyen de vider le navire, puisque les plats-bords sont immergés.
A l'aide de la pirogue remise à flot, nous enlevons le chargement, la chaîne, l'ancre de secours et le reste du lest. Nous vidons le baril à eau et le lions à une corde qui passe sous le navire. En halant du côté opposé, le baril enfonce et quand il est complètement immergé il soulage le bateau de sa poussée, c'est-à-dire environ 200 kilos.
Les plats-bords émergent enfin; il n'y a plus qu'à écoper. Après deux heures de travail, la coque est vidée et flotte normalement.
Pendant ce temps, les invisibles Issas surgissent d'entre les pierres noires, si bien assorties à leur couleur. Il y en a qui viennent de fort loin, car du haut des montagnes ils ont assisté aux péripéties de l'incident qui leur a paru être une bataille.
Ils sont là une quinzaine, tous armés de la lance et du petit bouclier de peau d'hippopotame. Trois d'entre eux portent aussi le fusil Gras à grenadière de cuivre, du modèle de ceux dont la vente est patronnée par le gouvernement de Djibouti.
Ils s'accroupissent sur le sable. Je vais à eux très naturellement, comme si j'avais uniquement le plaisir de recevoir leur visite. Je leur raconte que c'est en venant prévenir le zaroug arabe qui leur achète du bois que j'ai touché un rocher. J'ai dû tirer des coups de fusil sur les gens du gouvernement pour les empêcher de débarquer, de crainte qu'ils ne voient le commerce clandestin du bois auquel se livrait la tribu de cet endroit. Je leur conseille donc de ne pas parler de cette affaire à Djibouti, car on pourrait leur faire payer une grosse amende.
Comme je suis démuni de tout, ils m'apportent un mouton et je leur fais cadeau de quelques cartouches. Je suis bien certain qu'aucun d'eux n'aura la tentation de raconter cette histoire à Djibouti.
***
Le soleil est déjà bas sur l'horizon, mais le vent conserve sa violence : aussi ai-je le temps de laisser tomber complètement la nuit avant de sortir de la baie.
– Cela évitera de faire voir ma voile au daouéri, mouillé sous le vent à quelques milles de là derrière le cap.
Je dois livrer mes marchandises avant l'aube et deux heures me suffiront pour atteindre la côte dankali, de l'autre côté du golfe.
Mes hommes sont encore ahuris de cette aventure et ne tarissent pas de commentaires sur le bon tour que nous avons joué au daouéri. Ils m'amusent à imiter la posture élégante du brigadier Thomas quand il était accroupi au fond de son bateau et les éclats de rire se succèdent.
Cependant, la mer est très dure et la nuit est noire à cause du ciel couvert. Je gouverne sans aucun point de repère et je me rends compte qu'il sera absolument impossible de reconnaître dans cette obscurité le bouquet de palmiers de la plage de Sagalo.
Heureusement, de gros nuages orageux amoncelés sur les montagnes dankali me permettent de distinguer la silhouette du mont Goudda, quand ils s'illuminent d'éclairs. Mais une grosse pluie s'abat sur nous et, comme toujours en ce cas, le vent tombe. Un calme de mauvais augure se produit brusquement. Je fais immédiatement emmener la vergue pour attendre la bourrasque inévitable. Elle fond sur nous, venant du nord-ouest, très violente, mais dure peu ; elle se modère et une brise stable s'établit.
Sous petite voilure, je reprends ma navigation dans l'obscurité la plus complète, n'ayant que le guide incertain de ma boussole, affolée par le roulis et le tangage combinés. Je n'ai aucune idée de la distance qui me sépare de la côte et je crains à chaque instant de voir l'écume du récif côtier surgir devant nous.
Je continue cependant ma route, espérant une éclaircie qui me permettra de reconnaître ma position. Mes yeux qui ne quittent pas les ténèbres où s'enfonce mon navire distinguent un point lumineux. Ce n'est pas une illusion, car mes hommes eux aussi l'ont aperçu. Je pense aussitôt que Maki a placé un fanal sur les dunes pour indiquer la coupure du récif où je dois aborder. C'est peut-être le feu d'un berger... mais coûte que coûte, mon expédition doit se terminer cette nuit. J'admets donc la première hypothèse et je navigue hardiment droit vers cette lueur, qui sera le salut ou la fin de tout, car si c'est un feu de berger, nous irons nous briser sur les rochers.
La lumière grandit et sa fixité m'encourage à mettre en elle ma confiance. Un feu de brousse est intermittent.
Je me croyais encore fort éloigné de la côte, trompé par le peu d'éclat de cette lumière, quand je vois la mer briser au vent à nous et rouler sur les rochers son écume phosphorescente, avec cette clameur sinistre que le marin n'entend jamais dans la nuit sans frémir. Par un miraculeux hasard, nous sommes entrés dans la coupure du récif. J'ai à peine le temps d'amener et de lancer l'ancre à la mer. Quelques secondes de plus et j'allais m'échouer sur la grève. Si la marée n'avait pas été haute, là où nous sommes, j'aurais perdu mon navire. Je sonde aussitôt et je trouve à peine deux mètres. Je calcule que dans une heure le navire talonnera et avec cette houle il sera brisé.
Impossible de me servir d'une embarcation car il y a un ressac trop violent sur la grève rocheuse. Mes hommes nus se jettent à la mer et transportent les caisses de munitions à terre. Moi-même je débarque dans la même tenue. Je m'entaille cruellement un pied sur un coquillage tranchant; je ne sens sur le moment aucune douleur, comme toujours quand on se blesse dans l'eau.
Le fils de Maki est là avec une douzaine de Danakil armés. Je lui raconte brièvement ma rencontre avec le daouéri. Je lui conseille de se tenir sur ses gardes. Il me montre les hautes dunes qui bordent la mer comme un rempart :
– S'ils veulent voir ce qu'il y a derrière, nous avons de quoi leur éviter la peine de retourner à Djibouti.
Et son regard me désigne les douze ou quinze carabines Mauser destinées à escorter la caravane.
Il veut me faire manger, boire du lait, fumer une pipe... Mais je n'ai pas le temps. En hâte, je lui fais écrire le reçu des caisses.
Pendant qu'il écrit à la lueur de la lanterne, je m'aperçois que j'ai autour de moi une mare de sang; j'ai sous les pieds une profonde entaille, longue de cinq centimètres.
Après des adieux brefs, je rentre en hâte à bord et nous sortons, avant que la mer ne baisse, de ce dangereux mouillage de fortune.
Nous avons vent debout pour rentrer à Djibouti, aussi préféré-je atteindre Maskali où mon pauvre Lavigne, témoin du début de la poursuite, doit se morfondre d'inquiétude. Le bateau, maintenant vide, ne craint plus les rencontres.
Je suis en vue de l'îlot à l'aube. Lavigne a dû m'apercevoir, car je vois monter le long du mât de pavillon qui surmonte notre paillote, nos couleurs nationales. Cela veut dire que tout va bien et que je peux approcher sans crainte.
Lavigne m'attend à la pointe extrême de l'îlot, les yeux à la jumelle. Il me reçoit avec joie. Tout ce qu'il avait vu la veille et, finalement, la poursuite vers le fond du golfe où les deux voiles s'étaient perdues à l'horizon, l'avait laissé très découragé. Il m'avait cru bien perdu cette fois.
Il me raconte que le daouéri était arrivé avant l'aube avec Thomas. Il semblait s'attendre à me trouver là, dans le cas où l'abordage ne m'aurait pas envoyé par le fond. Il supposait qu'avec les graves avaries qu'Ismaël lui avait signalées, je n'avais que la suprême ressource de chercher à rallier l'île pour y cacher ma cargaison.
Quant au Djibouti, il n'avait jamais été à Raheita, comme je l'avais deviné. Le gros Thomas, toujours malin, m'avait fait donner ce faux renseignement pour endormir ma méfiance.
Vers le soir un point blanc sort de l'horizon dans le fond du golfe. Ça ne peut être que le daouéri qui louvoie contre le vent d'est. Il ne pourra pas être à Djibouti avant demain. Quant à moi, j'aurai le vent grand largue, il me suffira d'une heure à peine pour atteindre le port où je veux être avant lui.
Sitôt la nuit tombée, je mets à la voile et j'entre en rade à dix heures du soir au moment où les clairons lointains sonnent l'extinction des feux au quartier indigène.
Dès le matin, je vais au Parquet déposer une plainte pour tentative d'abordage. Aussitôt le daouéri arrivé, je fais faire les constats d'huissier qui démontrent sans discussion possible que ce navire m'a abordé par son étrave.
M. Longue, le procureur de la République, est justement, en ce moment, en froid avec le gouverneur Deltel. Grâce à cette circonstance, la justice peut suivre son cours et mon affaire n'est pas classée.
Le gouverneur intérimaire a repris la politique de Pascal et en tire probablement quelques avantages, aussi ne tient-il pas à ce que l'on parle trop de Djibouti en haut lieu. Ce prudent fonctionnaire me fait conseiller indirectement de retirer cette plainte ridicule. Le conseil était peut-être sage, mais je ne veux rien entendre. J'entame donc les poursuites. Je prétends obtenir justice, car je suis encore naïf et j'ai des illusions. L'affaire passe donc au tribunal.
La tentative criminelle est naturellement impossible à prouver. Seul le nacouda Ismaël est condamné pour imprudence à une amende de principe et aux dépens.
***
Seize ans après ces incidents, j'appris la vérité sur l'abordage suspect avec le daouéri.
Le nacouda Ismaël était toujours au service de l'Administration. En 1929, il fut brusquement congédié sur l'ordre de M. Chapon-Bessac pour une affaire qui ne le concernait nullement.
Ce gouverneur se vengeait sur ce pauvre diable de son impuissance à atteindre un de ses subordonnés, l'administrateur Daney qui, après lui avoir exprimé sa façon de penser, avait donné sa démission.
Le vieil Ismaël, après vingt-cinq années de service et d'obéissance aveugle à ce gouvernement qu'il servait comme un esclave, se trouva subitement dans la misère. La tuberculose ne tarda pas à le clouer sur son lit.
Le voyant agoniser de si lamentable manière malgré les pénibles souvenirs des temps passés, je lui vins en aide, et sur sa demande, j'adoptai son jeune fils âgé de dix ans. Je fis appel à la charité de M. Chapon-Bessac en lui signalant la détresse de son vieux serviteur. On ne daigna pas me répondre.
Quelques jours avant d'écrire ces lignes, étant de passage à Obock, on m'informa qu'Ismaël demandait à me voir. Je me rendis à sa case.
Là, je vis dans la pénombre comme le spectre du vieux Dankali, étendu sur un angareb. Le reste de sa vie semblait s'être concentrée dans le globe mobile de ses grands yeux brillants de fièvre. Une femme, jeune encore, la mère de ses derniers enfants, se tenait auprès du mourant, résignée et muette. Elle souleva ce torse décharné. Une toux creuse fit résonner la poitrine vide et une mousse sanglante vint aux lèvres du moribond; sa femme, d'un geste très simple, l'essuya de sa main, sans marquer aucune répugnance. Ignorait-elle le danger de la contagion, ou était-ce l'indifférence du fatalisme musulman ? Les deux peut-être.
Épuisé par cette quinte de toux, la tête comme trop lourde tombée en avant, le malheureux Ismaël resta immobile et haletant.
Dans le silence, j'entendais le vent de la mer, venu des immensités bleues du large, entrer dans cette case envahie par la mort. Il faisait siffler la paille des cloisons comme il eût fait des agrès d'un navire. Le mourant dut entendre cette musique qui venait évoquer toute sa vie ; il leva la tête, les yeux agrandis par la vision de choses irréelles et montra de son doigt décharné la direction de l'est. D'une voix sans timbre, il dit :
– Assieb (la mousson).
Le vieux marin consultait le vent avant de partir pour son dernier voyage.
Nous étions là, trois témoins de cette scène : Mohamed Dini, Abdallah Odéni et moi.
Il nous fit approcher pour que nous puissions l'entendre :
– J'ai voulu te voir aujourd'hui, car peut-être à ton prochain retour, il sera trop tard. Dieu est tout-puissant et pardonne, s'il lui plaît.
« J'ai eu confiance en les méchants et je suis puni de les avoir servis contre les fidèles.
« Je t'ai confié mon fils et puisque tu as accepté de remplacer son père, tu dois savoir la vérité sur toute chose : c'est moi qui ai voulu briser ton bateau dans cette nuit que tu n'as pas oubliée. On m'avait promis 500 francs si je réussissais.
– Qui t'avait promis ça?
– Abdou, l'interprète du Wali.
« J'ai eu le temps depuis si longtemps d'être honteux de ma lâcheté et je ne veux pas que mon fils mange le pain de la trahison en te volant la bonté que tu as pour lui.
– Je savais tout cela mon pauvre Ismaël, repose-toi en paix, ce n'est pas toi le coupable. Tu guériras en te soignant et le nouveau gouverneur, quand il viendra, te rendra ta place. Prends espoir, si Dieu le permet, tu navigueras encore.
– Inch Allah ! soupira le moribond...
Le soir même, un peu avant que le soleil ne disparaisse derrière les montagnes dankali, Ismaël s'en allait en terre.
1 Gubet Karab : sorte de mer intérieure au fond du golfe de Tadjoura avec lequel elle communique par une passe très étroite.
2 Ouverture ménagée à l'arrière du navire pour atteindre le fond.