IX
L'AFFAIRE DE DÉBÉLÉBA
Je ne goûtai pas longtemps cette tranquillité. La
pointe d'un triangle blanc émergea derrière les dunes. Le daouéri
appareillait, on nous avait vus.
La distance est encore trop grande pour permettre
d'identifier mon boutre avec certitude, mais je sais le daouéri
meilleur marcheur que moi ; à l'allure du largue, la plus
favorable, il marche un bon nœud de plus. Dans trois heures, si je
maintiens le cap sur la côte anglaise, nous serons rejoints. Ce
sera la prise banale, la défaite honteuse. Pas même la satisfaction
de lutter, car je ne puis engager un combat contre mon propre
pavillon. Si ce daouéri était anglais ou turc, ce serait une autre
affaire. Il faut donc, à tout prix, éviter la rencontre, quitte à
me couler au dernier moment.
Je n'ai que deux routes ouvertes avec le vent
d'est. Le S.S.E., vers la frontière anglaise, où je courrai le
largue, et l'ouest vers le golfe de Tadjoura, où je fuirai vent
arrière. A cette allure, ce daouéri a moins d'avantages, car il ne
peut utiliser efficacement son artimon. Il lui faudra six ou sept
heures pour me rejoindre. Et puis, j'entrerai une heure et demie
avant lui dans le courant du flot qui pénètre dans le golfe.
J'espère donc bénéficier de quatre ou cinq heures de plus en
adoptant cette route, malgré l'inconvénient de m'engager dans une
impasse.
J'établis donc la voilure arrière. Je vois, à la
jumelle, le daouéri répéter cette manoeuvre. Je suis bien
poursuivi.
Je pense à l'entrée du Gubet Karab1 petite passe de 180 mètres, praticable
seulement à certaines heures, à cause du violent courant qui entre
ou qui sort en véritable torrent avec le flot ou le jusant. Tout
dépend de ce que notre différence de vitesse va me permettre de
faire pour arriver à l'heure propice. Je calcule qu'il me faut être
à l'entrée à quatre heures du soir, et cela deux heures avant le
daouéri. Je dois donc l'amuser assez longtemps en gardant mon
avance. Mais je m'aperçois que sa voile grandit; il gagne sur moi
plus vite que je ne l'escomptais. Ma coque est sale, c'est ce qui
me fait perdre de la vitesse.
Pour trouver plus vite le courant, je gouverne
vers la côte Issa. Les grandes falaises apparaissent, murailles
noires avec une série de caps en éperons. Je connais tous les
mouillages que peuvent prendre les petits navires derrière ces
pointes qui les abritent de la mousson d'est, et de la houle qui
s'engouffre dans le golfe comme dans un entonnoir.
Nous filons maintenant à quatre ou cinq encablures
de la terre. Cette côte est accore. La mer qui prend les rochers en
écharpe, brise furieusement, et sur le flanc est de chaque cap, les
rouleaux de grosse houle éclatent en gerbes, laissant des cascades
blanches entre les blocs de lave. Tout est noir dans ces montagnes,
où il n'existe pas une habitation, même loin dans l'intérieur. Ces
énormes tables de basalte se sont écroulées dans la mer qui semble
en furie devant cette barrière impassible. Des mimosas nains,
hérissés de longues épines, couvrent ces plateaux, comme un duvet
grisâtre à perte de vue jusqu'aux cimes les plus lointaines.
Quelquefois, en passant à l'ouverture d'un ravin, un groupe de
points blancs est accroché aux éboulis de rocs noirs. C'est un
troupeau de chèvres. Le berger issa est invisible, confondu dans
les rochers volcaniques.
Tandis que les ravins défilent avec leurs
minuscules plages de sable noir ou brun, le daouéri approche. Il
est à trois milles à peine. Il faut prendre une décision sans
tarder.
A quelques milles en avant le cap Débéléba
s'allonge comme un grand reptile. En arrière, à l'ouest, est un
vaste mouillage avec des fonds de sept à huit mètres. Peut-être
aurai-je le temps de l'atteindre et là, hors de vue du daouéri, de
couler mon bateau, puis de m'enfuir avec mes hommes dans la
montagne. Je risque de tout perdre, mais l'honneur sera sauf, et
plus tard, je tenterai de sauver mon chargement d'armes coulées par
petit fond.
Il s'agira de faire vite, car avec le vent qui
souffle le daouéri sera sur nous en moins de vingt minutes.
Sur cette côte Issa, la seule industrie est le
bois à brûler. D'invisibles indigènes l'amassent sur les petites
plages, à l'entrée des ravins et le vendent à des boutres qui le
transportent généralement à Perim, où il est fort cher. Mais ces
montagnes inhabitées et inhospitalières sont colonie française, et
le gouvernement prétend toucher un droit sur ce bois. Un règlement
exige que les boutres étrangers touchent Djibouti pour y acquitter
les droits correspondant à leur tonnage et prendre la permission
d'aller chercher du bois sur ces côtes sauvages. Il va sans dire
que bien peu de boutres arabes perdent leur temps et leur argent à
venir bénévolement montrer patte blanche à Djibouti. Ils savent ce
que vaut la surveillance côtière et se fient à la rapidité de leurs
zarougs. Ils vont donc directement à leurs points d'embarquement et
repartent sans s'inquiéter des règlements de Djibouti. Ils savent
reconnaître de très loin les voiles des différents daouéris, et
cela leur suffit pour éviter toute rencontre désagréable.
En doublant la pointe, je vois au fond du
mouillage un zaroug à l'ancre, avec la voile roulée sur l'antenne
hissée à bloc, c'est-à-dire prête à être déployée instantanément.
Ce détail me fixe sur le caractère clandestin des opérations
auxquelles se livre ce petit navire.
A notre vue, l'équipage, sortant d'on ne sait où,
se précipite à la mer pour rejoindre à la nage le bateau.
Je change aussitôt mon projet. Je ne vais couler
qu'à demi. Fébrilement, je fais jeter le lest à la mer, tandis que
nous courons droit sur le zaroug. Nous lui crions avec force
geste :
– Daouéri ! daouéri !
Ces choses-là se comprennent. En un clin d'œil, il
lève son grappin, la voile se déploie dans un claquement sec, et,
couché sur le flanc, il file hors du mouillage. Tout cela s'est
passé en moins de cinq minutes et hors de vue du daouéri, à cause
du cap que nous avons contourné.
Sans m'occuper du zaroug, qui pique maintenant
grand largue dans la houle, et bondit comme un poisson volant, nous
jetons mât, antenne et voile par-dessus bord ; le courant et
le vent se chargeront d'amener tout cela au fond de la baie. Puis,
d'un coup de barre à mine, je crève la bordée, mais au ras de la
flottaison pour avoir, plus tard, plus de facilité pour
réparer.
Tout l'équipage, massé d'un même bord, fait donner
de la bande au navire et l'eau s'engouffre par la brèche. Les fonds
sont là de quatre et cinq mètres, et tandis que le bateau coule, je
jette l'ancre. Je ne suis pas sûr qu'il aille au fond, car les
caisses de cartouches zinguées ne s'empliront pas d'eau, ce qui
leur fera perdre beaucoup de leur poids.
L'eau arrive presque au niveau du pont, une
quantité de choses flottent et partent en dérive. Cette profusion
d'accessoires insubmersibles m'inquiète. Puis, terrible chose, une
grosse jarre d'huile se casse et une nappe irisée s'étend sur
l'eau. Jamais ce naufrage improvisé ne passera inaperçu si le
daouéri approche...
A Dieu vat ! Nous sautons à la mer pour nous
réfugier dans les rochers derrière la plage.
Il était temps. La voile du daouéri
apparaît.
De notre bateau, seule l'étrave et quelques
centimètres du château arrière se montrent encore hors de l'eau. De
loin, cela ne doit pas être visible, car le daouéri, s'attendant à
trouver notre bateau, est stupéfait de voir le mouillage vide. Il
change alors d'amures et met le cap au large vers le boutre arabe
qu'il prend pour mon bateau, croyant que, par ruse, j'ai changé de
voile derrière le cap pour l'induire en erreur.
Du haut de notre observatoire, nous avons la
satisfaction d'assister à une lutte de vitesse entre ce brave
zaroug, qui nous remplace si à propos, et le daouéri. Le zaroug est
bon marcheur et je juge dès le début qu'il aura l'avantage.
Lui-même voit vite qu'il peut « semer» son poursuivant et, sans
crainte, prend l'allure du plus près pour sortir du golfe. Je le
vois disparaître entre les lames, bondir et retomber dans des
gerbes d'écume. Le daouéri le suit, mais il doit bientôt changer de
voile, la sienne étant maintenant trop grande pour louvoyer par ce
temps. Environ cinq à six minutes, il reste en dérive, poupe au
vent, puis il hisse sa voile de gros temps et reprend sa poursuite.
Il fatigue énormément, car, plus long que le zaroug, il tangue plus
durement.
Les deux navires sont déjà loin ; il est
temps de songer à renflouer le nôtre, car nous ne pouvons rester
longtemps ainsi, sans eau et sans provisions, sauf un petit couffin
de dattes qui a flotté avec le reste.
Nous repêchons notre gréement venu pêle-mêle à la
côte, sur le sable. Il n'y a pas d'avaries, sauf la voile, déchirée
en deux, mais nous en avons une de rechange dans un sac resté à
bord.
J'ai laissé un homme en vigie au flanc de la
montagne pour observer la poursuite du zaroug, pendant que nous
travaillons à repêcher le gréement que la mer a jeté à la côte.
Notre sentinelle dévale tout à coup la pente en gesticulant. Je
bondis sur un rocher et je vois le daouéri aux prises avec une
étrange manœuvre. Je me l'explique, il a cassé son antenne. Le
premier mouvement est d'applaudir à cette avarie sans danger et
d'en rire, mais aussitôt je songe que ce navire désemparé par ce
temps n'a qu'une chance de salut, c'est de joindre un abri sous le
vent, et le plus proche est le nôtre.
Je ne tarde pas à le voir, en effet, hisser un foc
et, abandonnant sa poursuite, venir vent arrière vers notre
mouillage.
Nous sommes perdus, car mon boutre est
parfaitement visible, il a l'air d'une épave et invitera les
nouveaux arrivants à venir se rendre compte, car une épave est
toujours, pour des marins, une attraction irrésistible.
Je fais au plus vite traîner notre gréement
derrière un repli de terrain. Tous mes hommes se mettent nus pour
mieux se confondre avec la couleur du sol, et moi-même je m'enduis
le corps d'une vase noirâtre que je trouve à l'entrée du ravin,
dans un maigre bouquet de palétuviers. J'ai eu l'heureuse idée de
débarquer trois carabines Gras et des cartouches, ne sachant pas si
les Issas venus pour vendre leur bois au zaroug seraient d'humeur à
nous bien recevoir.
Je mets les hausses à 250 mètres pour être sûr
d'avoir un tir court, car je ne veux pas risquer de blesser les
gens du daouéri. Je donne deux carabines aux meilleurs tireurs,
Abdi et Mohamed Moussa, en leur recommandant de tirer sur l'eau. Je
prends la troisième pour faire des tirs plus précis, de façon à
impressionner. Nous restons invisibles à 50 mètres au-dessus de la
plage, perdus dans les roches noires.
Comme je l'avais craint, le daouéri, croyant le
mouillage vide, vient y effectuer ses réparations. Il s'agit de
l'effrayer pour lui faire prendre l'autre mouillage, qui est à cinq
milles à l'ouest sous le vent.
Il entre dans la baie, un homme en vigie sur le
mât, ce qui me prouve qu'il connaît mal le mouillage; cela
m'ennuie, car cet homme a un champ de visibilité plus grand, et la
coque immergée de mon bateau aura moins de chance de lui échapper.
Il est à environ un mille de la rive. Je tire dans sa direction.
Mes hommes, au bruit de ma détonation, lâchent leur coup presque
ensemble et les trois nuages de fumée de la poudre noire s'étalent
le long des pierres brunes de la montagne, emportés par le
vent.
L'homme de vigie tombe à la mer, mais sa
trajectoire n'est pas celle d'une chute, c'est plutôt celle d'un
plongeon. Il a eu peur.
Nous rechargeons et faisons une nouvelle salve.
Malgré la hausse de 250 mètres, que j'ai eu soin de mettre pour que
le tir soit très court, les balles tombent très près du navire, car
je n'avais pas prévu notre altitude qui augmente la portée de
l'arme. Je fais cesser le feu, de crainte d'un accident.
Le daouéri riposte par le claquement sec des
Lebel, dont les balles se perdent, je ne sais où, en jetant leur
plainte stridente après avoir ricoché sur le basalte de la
montagne. Ce maudit mouille-cul va-t-il s'entêter à rester dans la
baie? A aucun prix maintenant, il ne faut lui permettre
d'identifier mon bateau, même à l'état d'épave, car ma plaisanterie
serait interprétée comme une agression à main armée, sur les agents
de la force publique dans l'exercice de leurs fonctions. Le bagne
pour le moins.
Il y a un Européen à bord dont la barbe rousse
s'agite au-dessus d'un ventre respectable. Ses gestes désordonnés
témoignent d'une émotion violente et l'équipage, n'osant pas sortir
la tête hors du bateau, se refuse à toute manoeuvre. Je reconnais
sans peine Thomas, seul représentant des barbes rousses de
Djibouti. Je sais qu'il s'est vanté de « m'avoir », mais je sais
aussi que son courage ne dépasse pas les limites de son bureau. Il
pourrait cependant faire débarquer un askari noir. Du point où je
me trouve, je vois ce belliqueux capitaine accroupi dans la
bandol2, le derrière dans l'eau, la tête enfoncée
dans les épaules; il stimule le courage de ses hommes qui
l'écoutent, sans se troubler, dans la même position.
Fort heureusement, il ne fait débarquer personne,
ou plutôt personne n'accepte cette glorieuse mission. Je vois
s'agiter un mouchoir blanc à l'extrémité d'une perche et le boutre
vire de bord pour fuir dans le vent.
Quand la distance est de plusieurs encablures,
l'intrépide garde-côte ouvre une violente fusillade dans notre
direction. Mes hommes déplorent la perte de tant de cartouches qui
coûtent si cher...
Bon voyage, monsieur Thomas. Nous reparlerons
demain de vos exploits, quand vous les raconterez à la terrasse du
café Rhigas.
Le daouéri est maintenant à trois milles sous le
vent, c'est-à-dire que je n'ai plus à craindre son retour, avant
que le vent change.
Je suis extrêmement énervé, car pendant toute
cette demi-heure, j'ai redouté le débarquement d'un indigène auquel
je ne voulais aucun mal, mais que je devais empêcher à tout prix
d'avancer.
Il se produit une réaction qui me laisse un moment
comme à bout de souffle.
Il s'agit de renflouer mon boutre au plus vite. Il
n'est pas coulé à fond; il a encore une faible flottabilité qui se
traduit par l'émergence de son étrave et de quelques planches du
château arrière. Je le fais échouer pour attendre la marée basse et
le vider, mais je dois rapidement renoncer à cette manœuvre, car la
houle qui pénètre dans la baie le fait talonner et risque de briser
irrémédiablement la coque.
En voyant ma perplexité, Abdi m'annonce qu'il a
sauvé du riz dans une tanika. Je l'envoie promener sans douceur
pour une réflexion aussi saugrenue en de pareilles circonstances.
Il faut être Somali et par-dessus le marché Mitgane pour penser à manger quand on est en train
de perdre un navire. Abdi éclate de rire.
– Mais c'est pour le bateau, pour boucher le
trou.
Il fait alors un paquet de riz, dans un morceau de
toile à voile, solidement amarré. Il plonge et introduit le sac
dans la voie d'eau.
Le riz en gonflant (il quadruple de volume), ne
tarde pas à fermer hermétiquement le trou, tendant à bloc la toile
qui fait alors double bouton à l'extérieur et à l'intérieur du
navire; l'obturation est parfaite. Mais cela ne nous donne pas
encore le moyen de vider le navire, puisque les plats-bords sont
immergés.
A l'aide de la pirogue remise à flot, nous
enlevons le chargement, la chaîne, l'ancre de secours et le reste
du lest. Nous vidons le baril à eau et le lions à une corde qui
passe sous le navire. En halant du côté opposé, le baril enfonce et
quand il est complètement immergé il soulage le bateau de sa
poussée, c'est-à-dire environ 200 kilos.
Les plats-bords émergent enfin; il n'y a plus qu'à
écoper. Après deux heures de travail, la coque est vidée et flotte
normalement.
Pendant ce temps, les invisibles Issas surgissent
d'entre les pierres noires, si bien assorties à leur couleur. Il y
en a qui viennent de fort loin, car du haut des montagnes ils ont
assisté aux péripéties de l'incident qui leur a paru être une
bataille.
Ils sont là une quinzaine, tous armés de la lance
et du petit bouclier de peau d'hippopotame. Trois d'entre eux
portent aussi le fusil Gras à grenadière de cuivre, du modèle de
ceux dont la vente est patronnée par le gouvernement de
Djibouti.
Ils s'accroupissent sur le sable. Je vais à eux
très naturellement, comme si j'avais uniquement le plaisir de
recevoir leur visite. Je leur raconte que c'est en venant prévenir
le zaroug arabe qui leur achète du bois que j'ai touché un rocher.
J'ai dû tirer des coups de fusil sur les gens du gouvernement pour
les empêcher de débarquer, de crainte qu'ils ne voient le commerce
clandestin du bois auquel se livrait la tribu de cet endroit. Je
leur conseille donc de ne pas parler de cette affaire à Djibouti,
car on pourrait leur faire payer une grosse amende.
Comme je suis démuni de tout, ils m'apportent un
mouton et je leur fais cadeau de quelques cartouches. Je suis bien
certain qu'aucun d'eux n'aura la tentation de raconter cette
histoire à Djibouti.
***
Le soleil est déjà bas sur l'horizon, mais le vent
conserve sa violence : aussi ai-je le temps de laisser tomber
complètement la nuit avant de sortir de la baie.
– Cela évitera de faire voir ma voile au daouéri,
mouillé sous le vent à quelques milles de là derrière le cap.
Je dois livrer mes marchandises avant l'aube et
deux heures me suffiront pour atteindre la côte dankali, de l'autre
côté du golfe.
Mes hommes sont encore ahuris de cette aventure et
ne tarissent pas de commentaires sur le bon tour que nous avons
joué au daouéri. Ils m'amusent à imiter la posture élégante du
brigadier Thomas quand il était accroupi au fond de son bateau et
les éclats de rire se succèdent.
Cependant, la mer est très dure et la nuit est
noire à cause du ciel couvert. Je gouverne sans aucun point de
repère et je me rends compte qu'il sera absolument impossible de
reconnaître dans cette obscurité le bouquet de palmiers de la plage
de Sagalo.
Heureusement, de gros nuages orageux amoncelés sur
les montagnes dankali me permettent de distinguer la silhouette du
mont Goudda, quand ils s'illuminent d'éclairs. Mais une grosse
pluie s'abat sur nous et, comme toujours en ce cas, le vent tombe.
Un calme de mauvais augure se produit brusquement. Je fais
immédiatement emmener la vergue pour attendre la bourrasque
inévitable. Elle fond sur nous, venant du nord-ouest, très
violente, mais dure peu ; elle se modère et une brise stable
s'établit.
Sous petite voilure, je reprends ma navigation
dans l'obscurité la plus complète, n'ayant que le guide incertain
de ma boussole, affolée par le roulis et le tangage combinés. Je
n'ai aucune idée de la distance qui me sépare de la côte et je
crains à chaque instant de voir l'écume du récif côtier surgir
devant nous.
Je continue cependant ma route, espérant une
éclaircie qui me permettra de reconnaître ma position. Mes yeux qui
ne quittent pas les ténèbres où s'enfonce mon navire distinguent un
point lumineux. Ce n'est pas une illusion, car mes hommes eux aussi
l'ont aperçu. Je pense aussitôt que Maki a placé un fanal sur les
dunes pour indiquer la coupure du récif où je dois aborder. C'est
peut-être le feu d'un berger... mais coûte que coûte, mon
expédition doit se terminer cette nuit. J'admets donc la première
hypothèse et je navigue hardiment droit vers cette lueur, qui sera
le salut ou la fin de tout, car si c'est un feu de berger, nous
irons nous briser sur les rochers.
La lumière grandit et sa fixité m'encourage à
mettre en elle ma confiance. Un feu de brousse est
intermittent.
Je me croyais encore fort éloigné de la côte,
trompé par le peu d'éclat de cette lumière, quand je vois la mer
briser au vent à nous et rouler sur les rochers son écume
phosphorescente, avec cette clameur sinistre que le marin n'entend
jamais dans la nuit sans frémir. Par un miraculeux hasard, nous
sommes entrés dans la coupure du récif. J'ai à peine le temps
d'amener et de lancer l'ancre à la mer. Quelques secondes de plus
et j'allais m'échouer sur la grève. Si la marée n'avait pas été
haute, là où nous sommes, j'aurais perdu mon navire. Je sonde
aussitôt et je trouve à peine deux mètres. Je calcule que dans une
heure le navire talonnera et avec cette houle il sera brisé.
Impossible de me servir d'une embarcation car il y
a un ressac trop violent sur la grève rocheuse. Mes hommes nus se
jettent à la mer et transportent les caisses de munitions à terre.
Moi-même je débarque dans la même tenue. Je m'entaille cruellement
un pied sur un coquillage tranchant; je ne sens sur le moment
aucune douleur, comme toujours quand on se blesse dans l'eau.
Le fils de Maki est là avec une douzaine de
Danakil armés. Je lui raconte brièvement ma rencontre avec le
daouéri. Je lui conseille de se tenir sur ses gardes. Il me montre
les hautes dunes qui bordent la mer comme un rempart :
– S'ils veulent voir ce qu'il y a derrière, nous
avons de quoi leur éviter la peine de retourner à Djibouti.
Et son regard me désigne les douze ou quinze
carabines Mauser destinées à escorter la caravane.
Il veut me faire manger, boire du lait, fumer une
pipe... Mais je n'ai pas le temps. En hâte, je lui fais écrire le
reçu des caisses.
Pendant qu'il écrit à la lueur de la lanterne, je
m'aperçois que j'ai autour de moi une mare de sang; j'ai sous les
pieds une profonde entaille, longue de cinq centimètres.
Après des adieux brefs, je rentre en hâte à bord
et nous sortons, avant que la mer ne baisse, de ce dangereux
mouillage de fortune.
Nous avons vent debout pour rentrer à Djibouti,
aussi préféré-je atteindre Maskali où mon pauvre Lavigne, témoin du
début de la poursuite, doit se morfondre d'inquiétude. Le bateau,
maintenant vide, ne craint plus les rencontres.
Je suis en vue de l'îlot à l'aube. Lavigne a dû
m'apercevoir, car je vois monter le long du mât de pavillon qui
surmonte notre paillote, nos couleurs nationales. Cela veut dire
que tout va bien et que je peux approcher sans crainte.
Lavigne m'attend à la pointe extrême de l'îlot,
les yeux à la jumelle. Il me reçoit avec joie. Tout ce qu'il avait
vu la veille et, finalement, la poursuite vers le fond du golfe où
les deux voiles s'étaient perdues à l'horizon, l'avait laissé très
découragé. Il m'avait cru bien perdu cette fois.
Il me raconte que le daouéri était arrivé avant
l'aube avec Thomas. Il semblait s'attendre à me trouver là, dans le
cas où l'abordage ne m'aurait pas envoyé par le fond. Il supposait
qu'avec les graves avaries qu'Ismaël lui avait signalées, je
n'avais que la suprême ressource de chercher à rallier l'île pour y
cacher ma cargaison.
Quant au Djibouti, il n'avait jamais été à
Raheita, comme je l'avais deviné. Le gros Thomas, toujours malin,
m'avait fait donner ce faux renseignement pour endormir ma
méfiance.
Vers le soir un point blanc sort de l'horizon dans
le fond du golfe. Ça ne peut être que le daouéri qui louvoie contre
le vent d'est. Il ne pourra pas être à Djibouti avant demain. Quant
à moi, j'aurai le vent grand largue, il me suffira d'une heure à
peine pour atteindre le port où je veux être avant lui.
Sitôt la nuit tombée, je mets à la voile et
j'entre en rade à dix heures du soir au moment où les clairons
lointains sonnent l'extinction des feux au quartier indigène.
Dès le matin, je vais au Parquet déposer une
plainte pour tentative d'abordage. Aussitôt le daouéri arrivé, je
fais faire les constats d'huissier qui démontrent sans discussion
possible que ce navire m'a abordé par son étrave.
M. Longue, le procureur de la République, est
justement, en ce moment, en froid avec le gouverneur Deltel. Grâce
à cette circonstance, la justice peut suivre son cours et mon
affaire n'est pas classée.
Le gouverneur intérimaire a repris la politique de
Pascal et en tire probablement quelques avantages, aussi ne
tient-il pas à ce que l'on parle trop de Djibouti en haut lieu. Ce
prudent fonctionnaire me fait conseiller indirectement de retirer
cette plainte ridicule. Le conseil était peut-être sage, mais je ne
veux rien entendre. J'entame donc les poursuites. Je prétends
obtenir justice, car je suis encore naïf et j'ai des illusions.
L'affaire passe donc au tribunal.
La tentative criminelle est naturellement
impossible à prouver. Seul le nacouda Ismaël est condamné pour
imprudence à une amende de principe et aux dépens.
***
Seize ans après ces incidents, j'appris la vérité
sur l'abordage suspect avec le daouéri.
Le nacouda Ismaël était toujours au service de
l'Administration. En 1929, il fut brusquement congédié sur l'ordre
de M. Chapon-Bessac pour une affaire qui ne le concernait
nullement.
Ce gouverneur se vengeait sur ce pauvre diable de
son impuissance à atteindre un de ses subordonnés, l'administrateur
Daney qui, après lui avoir exprimé sa façon de penser, avait donné
sa démission.
Le vieil Ismaël, après vingt-cinq années de
service et d'obéissance aveugle à ce gouvernement qu'il servait
comme un esclave, se trouva subitement dans la misère. La
tuberculose ne tarda pas à le clouer sur son lit.
Le voyant agoniser de si lamentable manière malgré
les pénibles souvenirs des temps passés, je lui vins en aide, et
sur sa demande, j'adoptai son jeune fils âgé de dix ans. Je fis
appel à la charité de M. Chapon-Bessac en lui signalant la détresse
de son vieux serviteur. On ne daigna pas me répondre.
Quelques jours avant d'écrire ces lignes, étant de
passage à Obock, on m'informa qu'Ismaël demandait à me voir. Je me
rendis à sa case.
Là, je vis dans la pénombre comme le spectre du
vieux Dankali, étendu sur un angareb. Le reste de sa vie semblait
s'être concentrée dans le globe mobile de ses grands yeux brillants
de fièvre. Une femme, jeune encore, la mère de ses derniers
enfants, se tenait auprès du mourant, résignée et muette. Elle
souleva ce torse décharné. Une toux creuse fit résonner la poitrine
vide et une mousse sanglante vint aux lèvres du moribond; sa femme,
d'un geste très simple, l'essuya de sa main, sans marquer aucune
répugnance. Ignorait-elle le danger de la contagion, ou était-ce
l'indifférence du fatalisme musulman ? Les deux
peut-être.
Épuisé par cette quinte de toux, la tête comme
trop lourde tombée en avant, le malheureux Ismaël resta immobile et
haletant.
Dans le silence, j'entendais le vent de la mer,
venu des immensités bleues du large, entrer dans cette case envahie
par la mort. Il faisait siffler la paille des cloisons comme il eût
fait des agrès d'un navire. Le mourant dut entendre cette musique
qui venait évoquer toute sa vie ; il leva la tête, les yeux
agrandis par la vision de choses irréelles et montra de son doigt
décharné la direction de l'est. D'une voix sans timbre, il
dit :
– Assieb (la mousson).
Le vieux marin consultait le vent avant de partir
pour son dernier voyage.
Nous étions là, trois témoins de cette
scène : Mohamed Dini, Abdallah Odéni et moi.
Il nous fit approcher pour que nous puissions
l'entendre :
– J'ai voulu te voir aujourd'hui, car peut-être à
ton prochain retour, il sera trop tard. Dieu est tout-puissant et
pardonne, s'il lui plaît.
« J'ai eu confiance en les méchants et je suis
puni de les avoir servis contre les fidèles.
« Je t'ai confié mon fils et puisque tu as accepté
de remplacer son père, tu dois savoir la vérité sur toute
chose : c'est moi qui ai voulu briser ton bateau dans cette
nuit que tu n'as pas oubliée. On m'avait promis 500 francs si je
réussissais.
– Qui t'avait promis ça?
– Abdou, l'interprète du Wali.
« J'ai eu le temps depuis si longtemps d'être
honteux de ma lâcheté et je ne veux pas que mon fils mange le pain
de la trahison en te volant la bonté que tu as pour lui.
– Je savais tout cela mon pauvre Ismaël,
repose-toi en paix, ce n'est pas toi le coupable. Tu guériras en te
soignant et le nouveau gouverneur, quand il viendra, te rendra ta
place. Prends espoir, si Dieu le permet, tu navigueras
encore.
– Inch Allah ! soupira le moribond...
Le soir même, un peu avant que le soleil ne
disparaisse derrière les montagnes dankali, Ismaël s'en allait en
terre.