XIII
LA CHANCE M'ABANDONNE
Il nous faut quatre jours pour atteindre Maskali, à cause d'une série de calmes prolongés. C'est aussi une règle constante à la mer ; le vent tombe chaque fois qu'on voudrait le sentir souffler.
J'arrive enfin dans les eaux de Maskali vers les dix heures du soir. Grâce à la marée haute, je peux passer sur le récif pour me diriger directement vers le point de l'île où se trouve ma maison.
Je brûle un feu de bengale blanc, je ne reçois aucune réponse. J'approche, j'arrive en face de la maison, tout semble dormir. J'appelle, mais seul le chat sort en miaulant, la queue droite et vient jusqu'au bord de la corniche. Je commence à être inquiet.
Je tire un coup de fusil. Cette fois on s'agite. La porte s'ouvre et des ombres accourent vers la plage pendant que je débarque. Abdi est devant moi, ahuri de sommeil, suivi d'une femme qui porte une lanterne éteinte à la main.
– Je t'ai cru mort. Je vois maintenant de quelle façon tu gardes l'île quand je n'y suis pas. Quelle est cette femme ?
– C'est la femme de Daolé, l'ancien boy de M. Lavigne.
– Comment, Daolé est ici? Tu sais bien que je l'avais chassé à jamais.
– Non, il n'est pas ici. Il y a seulement sa femme que j'ai ramenée de Djibouti, en allant chercher de l'eau. Elle m'a dit que son mari l'avait abandonnée. Alors, comme elle est de mon pays...
– Oui ! et vous dormez si bien tous les deux qu'il faut des coups de fusil pour vous éveiller. Mais, qu'est-ce que tu as au doigt ?
– Mais c'est ta bague.
Je suis sidéré. C'est en effet ma bague, celle que Djamma prétendait avoir perdue. Un soupçon terrible me traverse l'esprit.
– On est venu chercher les cartouches ?
– Oui, il y a deux jours, Djamma est venu les chercher en me montrant ta bague. Tu ne savais donc pas ?
– Triple imbécile !
Dans ma rage, je lui brise sur le dos le manche d'une pagaie. Je le traîne à la maison, où, tremblant de peur, il me raconte ce qui s'est passé.
C'est très simple. Le zaroug somali a quitté Lascoraï la nuit de mon arrivée : il est venu sous la conduite d'Awad. Djamma, porteur de ma bague, a paru à Abdi un mandataire régulier et il a cru m'obéir en lui remettant les cartouches.
Cependant, ils n'ont pas tout pris. L'apparition inattendue d'une voile dans la direction de l'est a fait croire à Djamma que j'étais à sa poursuite, et ils se sont enfuis avec 124 caisses. Ce boutre était un simple caboteur faisant route sur Aden.
Sur le moment, je considère cette intervention qui sauve une partie de mon dépôt comme providentielle. Je vais bientôt apprendre qu'elle aussi ne faisait que servir la fatalité. Il fallait que des cartouches restassent sur mon île pour amener la catastrophe qui se prépare.
Le pauvre Abdi est atterré. Il me montre l'endroit où il a laissé prendre les caisses. Il a dû travailler tout seul à niveler le sable pour effacer les traces de ce bouleversement. Djamma a emporté toute la provision d'eau douce, c'est ce qui a obligé Abdi à aller en chercher à Djibouti. C'est à cette occasion qu'il a ramené la femme de Daolé, autre élément du mauvais sort.
De crainte d'un retour de ces pirates somalis, qui peuvent fort bien tenter de voler le restant des cartouches, nous changeons la place des cachettes. Le transport de ces 78 caisses à l'autre bout de l'île est très pénible. J'ai le tort d'oublier la présence de cette femme étrangère qui peut facilement se rendre compte de ce nouvel emplacement.
Ces travaux terminés, je décide d'aller à Djibouti pour avoir des nouvelles de la guerre. La femme de Daolé me demande de partir avec moi, car elle voudrait aller chercher des affaires qu'elle a oubliées. Après tout, cette femme est encore assez bien et pourra rendre des services dans la solitude de l'île.
A Djibouti, j'apprends de mauvaises nouvelles, la guerre va mal pour nous.
Les Anglais se plaignent que tous les Arabes sont armés de fusils Gras. Naturellement, et à juste titre, ils accusent Djibouti de les avoir vendus. Le gouverneur est pris à partie et accusé d'avoir favorisé la contrebande, comme si le ministère des Colonies avait ignoré la nature du commerce qui, depuis dix ans, faisait la fortune de la Côte française des Somalis.
Cette comédie a pour but de faire croire que jamais une arme n'a été vendue à Djibouti. L'Intelligence Service doit avoir une piètre idée de ce faux-fuyant naïf.
Cependant la quantité formidable de fusils Gras en Arabie constitue un fait. Il faut un coupable. Je suis là.
***
Les choses se passèrent d'une façon fort banale. Daolé fut payé pour me dénoncer. Sa femme qui était de mèche avec lui le renseigna et il n'eut qu'à conduire une patrouille de douane, pendant une de mes absences.
Je fus immédiatement emprisonné, mis en cellule et au secret. Je ne veux pas raconter ici les infamies auxquelles prêtèrent la main un procureur de la République et un juge d'instruction. Cela fera l'objet du second volume de mes Mémoires où je dévoilerai ce que l'on eût souhaité que ma mort fît oublier à jamais.
Je signalerai cependant aujourd'hui certains détails que l'on tolère encore dans nos lointaines colonies et qui doivent être connus pour éclairer ceux qui songent à coloniser.
Un prévenu n'a pas le droit d'être assisté d'un avocat et ne peut connaître le dossier que l'on accumule contre lui pour instruire l'affaire, car la loi de 1897 n'est pas promulguée à Djibouti.
J'étais à la merci d'un juge d'instruction. Or dans ces colonies, le juge d'instruction est un magistrat subalterne qui ne peut espérer d'avancement que de la faveur du chef de la colonie.
Enfin, et ceci est peut-être le plus grave, ce juge d'instruction qui a pu déclarer coupable le premier venu, sans que rien ne l'oblige à justifier cette accusation, change de robe et devient le président du tribunal qui jugera celui dont il a instruit l'affaire.
On comprendra jusqu'où peut aller la tyrannie d'un gouverneur, quand il tient sous sa cape un magistrat investi de tels pouvoirs.
Après trois mois de détention dans un cachot sans air, où je devais vivre nu, malgré les nuages de moustiques, pour ne pas succomber à la chaleur étouffante du pays le plus chaud du monde, j'entendis prononcer contre moi les condamnations qui me ruinaient.
D'une même affaire, on en fit deux, une première civile, qui comportait la saisie de mon navire, des cartouches et une amende égale à leur valeur. L'autre, correctionnelle, me condamnait à six mois de prison sans sursis. Profitant de mon désarroi moral, M. le procureur Longue me demanda aimablement si je voulais partir pour la guerre. On me ferait grâce, ajouta-t-il, des trois mois qui me restaient à passer en prison, à la condition que je déclarasse par écrit renoncer à faire appel.
Je pouvais être tué. Si, après ma mort, des gens impartiaux voulaient examiner cette affaire, le gouvernement était couvert par cette déclaration écrite.
A bout de forces, écœuré au-delà de toute mesure, j'acceptai de signer n'importe quoi pour partir plus vite. Un paquebot levait l'ancre le lendemain ; je reçus ma réquisition pour y embarquer.
C'est alors que se produisit un incident que je vais conter et qui vint mettre le comble à cette affaire, que rien ne pourra jamais me faire oublier.
Tous mes biens avaient été saisis et vendus pour payer les amendes. On m'avait laissé juste quelques effets personnels. M. le procureur Longue croyait cependant que j'avais réussi à sauver un petit pécule, que j'emportais avec moi. Il imagina un piège.
Dans la nuit qui précéda mon départ, il y eut une tentative de cambriolage à la Banque d'Indochine. Cambriolage assez mystérieux, car la sentinelle n'avait rien entendu. On trouva dans la salle, où le tiroir-caisse fut forcé, un chapeau de toile pareil au mien. Cette coiffure était d'un modèle couramment vendu sur la place et, d'ailleurs, j'avais toujours mon chapeau sur la tête.
J'étais à bord du navire qui allait partir pour la France, assis sur le gaillard d'avant, à côté de ma valise, perdu dans la foule des indigènes mobilisés. Je regardais tristement, pour la dernière fois peut-être, le vaste horizon de la mer dont la brise ne m'arrivait plus que souillée par les relents fétides des latrines et des cales.
Le commissaire de police Vernier vint vers moi de la part du procureur. Il avait ordre de me fouiller et de m'arrêter si j'avais de l'argent sur moi. Malgré ses fonctions, cet homme était honteux du rôle qu'on lui faisait jouer. Il me raconta l'histoire du chapeau et je compris toute l'ignominie de cette tentative de la dernière heure.
Je n'avais pas eu, heureusement, la chance de rien sauver de mon désastre. Je n'avais sur moi qu'un chèque de deux cents francs, que m'avait donné mon ami Chabot, un employé de la Poste.
C'est sous le coup de fouet de cette dernière insulte que j'ai fait route vers la France, au milieu de tant d'autres. J'avais le cœur si noyé d'amertume, qu'il ne me semblait pas que ce fût la patrie que nous allions défendre, mais bien la situation et les privilèges des hommes que je laissais derrière moi.
Mais je savais que je devais revenir un jour et je fis le serment de prouver à mes ennemis que je n'avais pas accepté la défaite.