XI
JUILLET 1914
Pendant quelques mois le gouvernement sembla oublier mon existence. Je n'en demandais pas davantage, mais j'agissais toujours avec précaution.
Je vendais des armes et des cartouches et ce commerce suffisait à mon activité, mais bientôt ce métier devint par lui-même plus difficile. Les acheteurs devinrent rares. Sous prétexte de soutenir des tribus amies, l'Angleterre distribuait à profusion des fusils Leemeetford en Arabie.
Le Syndicat des marchands d'armes de Djibouti me fait maintenant des avances et m'offre des facilités, les temps sont trop durs... je fais plusieurs voyages en compte à demi avec le Syndicat qui cherche à écouler le plus rapidement possible tout son stock.
Juillet 1914. - L'atmosphère politique est à l'orage.
***
Salim Mouti, le grand trafiquant arabe, toujours très bien vu du gouverneur, me fait pressentir pour savoir si j'accepterais de travailler avec lui.
Le Syndicat me confie deux cents caisses de cartouches à crédit pour lesquelles je n'aurai à payer que les droits de douane au départ. Salim Mouti se déclare acheteur à condition que je lui porte les munitions au Ras el-Ara, point de la côte arabe, à 20 milles environ à l'est de Perim. Son frère, Hassen Mouti, doit embarquer avec moi et, une fois à destination, me remettra un reçu des armes livrées, contre lequel Salim me payera à Djibouti.
En ces transactions, les règlements se font généralement d'avance, mais, pour cette fois, je n'ai pas d'inquiétude puisque j'ai affaire à des commerçants aussi notables.
Comme à l'ordinaire, le garde-côte m'accompagne jusqu'à Obock. Là, le sergent Chevet, toujours résident, m'annonce qu'on vient de lui télégraphier la nouvelle de la mobilisation. Nous sommes le 25 juillet 1914.
Je prie Chevet de câbler au gouverneur Deltel pour demander si je dois continuer mon voyage. Je préférerais retourner à Djibouti avec ma cargaison en attendant les nouvelles.
Deltel répond que les munitions sorties de Djibouti ne peuvent y retourner que si l'on paie à nouveau les droits d'entrée. Je suis donc forcé, par cet invraisemblable règlement, de continuer mon voyage. On aurait pu ne pas l'appliquer en raison des événements politiques mais peut-être espérait-on me voir courir à ma perte. Après tout, mobilisation ne veut pas dire guerre. Ce sera un coup dans le genre de celui d'Agadir ; ça s'arrangera.
Le soir même, je prends la mer.
Au matin, je suis en vue de Ras el-Ara. En cette saison, le mouillage est bien abrité des vents de nord-ouest qui balaient la mer Rouge avec tant de violence. Les vents n'ont pas encore été déviés vers l'ouest, parallèlement à la côte pour aller se confondre avec la grande mousson de l'océan Indien. En traversant ce coin de la péninsule, surchauffé de soleil, ces vents se transforment en un brûlant simoun tout chargé de nuages de sable.
Là, la plage de galets, très en pente, plonge dans la mer comme un talus. L'étrave d'un navire peut y prendre appui sans crainte de s'échouer. Je fais porter une ancre à terre pour m'assurer de sa tenue car les fonds sont trop grands.
Aujourd'hui, après le lever du soleil, le vent prend une violence exceptionnelle et tout le littoral disparaît dans des nuages de poussière. Les rafales lancent jusque sur le pont des nuées de gravier. Des lambeaux de broussailles et d'herbe sèche s'accrochent au passage dans les agrès qui sifflent sans interruption.
Par un temps pareil, je ne suis pas surpris de trouver déserte la plage où l'on devait, paraît-il, nous attendre.
Hassen, malgré la bourrasque, veut immédiatement partir aux nouvelles jusqu'au village voisin : une heure de marche, dit-il. Sachant ce que cela signifie dans la bouche d'un indigène, j'en conclus qu'il devra marcher au moins quatre ou cinq heures. Je ne compte guère sur son retour avant la tombée de la nuit. Il emporte quelques dattes, une gerba d'eau et disparaît dans le brouillard de sable.
Après le déjeuner, las d'entendre le vent gémir dans la mâture, je décide de me dégourdir les jambes et d'aller à terre, malgré le vent brûlant. Je débarque en sautant sur les galets par l'extrémité du beaupré. Abdi seul m'accompagne. Je fais filer du câble pour éloigner le bateau de terre.
A tout hasard, j'ai emporté un fusil Gras et six cartouches, au cas, assez improbable, où nous verrions une gazelle. Je n'ai pour tout costume qu'un pagne autour des reins; j'aime sentir sur la peau nue la caresse brutale du vent.
Aussitôt gravie la pente rapide du talus de galets qui semble défendre le continent contre la mer, une grande plaine, couverte de buissons gris, se perd dans le brouillard rouge. Je distingue à son orée une bâtisse cubique, blanchie avec cette chaux très pure que les Arabes préparent en calcinant les escargots de mer. Cette blancheur est si éclatante qu'elle semble refléter le ciel et, en plein midi, les dômes de ces tombes resplendissent comme des globes de lumière dans la lumière.
Celle-ci est comme tant d'autres : un cube de quatre mètres de côté, aux coins relevés, surmontés d'une coupole ayant la forme d'un gros œuf, la pointe en l'air. Dans le mur opposé une niche est ménagée ; elle fait saillie à l'extérieur, en demi-coupole, comme un dos arrondi tourné contre le vent.
A l'intérieur, l'ombre mystérieuse de ce petit sanctuaire, où les bruits du dehors n'arrivent qu'assourdis, fait un étrange contraste avec l'éclat du soleil et la rage du vent.
Une natte de palmier couvre le sol, et, sous une voûte obscure, un rectangle de gravier blanc, bordé d'une rangée de pierres, marque le sol où le cheik est enseveli. Dans un coin, une cassolette de terre est encore pleine de braises refroidies.
De minuscules paquets, noués de chiffons décolorés, tous vêtus de la même poussière, sont posés dans les aspérités des murs. Ce sont des offrandes : un peu d'encens, des brindilles de bois aromatiques et quelques grains de riz.
Ces tombeaux élevés de loin en loin sur ces plages inhabitées, sont des refuges pour le voyageur qui chemine dans ces solitudes. Là, il fait sa prière ou récite une Fatha en l'honneur du cheik, puis il se couche sur la natte et il dort d'un paisible sommeil, à côté de ce mort inconnu, qui veillera sur lui, comme il a veillé depuis des siècles sur tous ceux qui ont passé là, entre le désert et la mer.
Dans cette brousse sauvage, balayée par le vent brûlant qui siffle dans les épines, au milieu de ces tourbillons de sable fuyant vers le large, ces tombes solitaires, quand on y pénètre, semblent poser sur vous le calme apaisant de leur ombre.
Ces quatre murs de pierres vous isolent de la nature farouche et hostile. Dans le calme de ce sanctuaire on se sent envahi d'un recueillement respectueux, comme si on entrait sous la protection d'une puissance mystérieuse.
Cette cassolette aux braises depuis longtemps éteintes, ces offrandes poudreuses au creux des pierres, toutes ces pauvres choses qui disent la piété et la faiblesse des hommes isolés, tout cela, ici, devient touchant comme la foi naïve du bédouin qui prie, perdu dans le désert.
Tandis que je suis plongé dans ces rêveries, Abdi me montre un groupe de cinq hommes qui se distingue dans le brouillard et s'avance le long de la mer. Quatre d'entre eux sont armés de fusils et portent comme un vague uniforme militaire. Ce sont des Arabes de la garde turque.
Notre boutre est maintenant à peine visible dans l'air chargé de poussière et semble peu à peu s'éloigner. Il est probable qu'en apercevant cette troupe, Ahmed Moussa a filé toute la longueur du câble pour s'éloigner le plus possible.
Arrivés à la hauteur du bateau, ces hommes s'arrêtent et font des signaux pour lui ordonner sans doute de se rapprocher.
Cela m'a tout l'air d'une patrouille. Avec cette mobilisation dont on m'a parlé au départ, je ne suis pas rassure sur les intentions de ce détachement militaire. Je me souviens de cet officier allemand, rencontré à Moka, déguisé en Turc, et je crois que si, en ce moment, je tombais dans leurs mains avec ma cargaison, je serais fait prisonnier sans autre formalité. Je reste caché dans la mosquée. Ma première pensée est de tirer sur ces indésirables; mais je ne suis pas riche en munitions. Certainement je toucherais juste au premier coup de feu, car ils sont immobiles et sans défiance. Mais aussitôt l'alerte donnée, ils vont se disperser et courir. Je risque alors de les manquer et de rester dans ma mosquée sans munitions, pris comme un rat dans un piège.
Je dis alors à Abdi : « Il faudrait que le bateau ait l'idée de partir pour ne retourner qu'à la nuit quand ces hommes auront passé leur chemin. » J'ai à peine exprimé cette idée que je vois l'un des soldats remarquer nos pas sur le sable, marquant notre passage entre la plage et la mosquée. Aussitôt la troupe se dirige vers notre retraite.
D'un bond Abdi s'élance alors et disparaît à ma vue en tournant la porte. Les soldats l'ont aperçu et se lancent à sa poursuite. Je ne puis voir où il va; mais d'après la direction des poursuivants, je comprends qu'il cherche à gagner la mer en faisant un crochet dans la brousse, confiant dans la rapidité de sa course.
Un soldat met un genou en terre, vise et tire; les autres l'imitent; et j'entends crépiter le claquement sec des mausers. J'espère qu'Abdi se défile entre les buissons et qu'ils l'ont manqué, puisqu'ils reprennent la poursuite. Mais Abdi est tellement inconscient du danger qu'il est fort capable de se lancer à découvert et sous leur nez dans la direction de la mer qui l'attire toujours, comme si elle était son élément naturel, le seul où il soit vraiment chez lui en sécurité.
Je n'hésite plus : je ne puis laisser tuer ce malheureux et j'ajuste les tireurs. Mais au moment où je vais révéler ma présence par des coups de feu, un nuage de fumée monte du boutre et les détonations d'une salve me parviennent atténuées par la distance. Cette intervention imprévue fait tomber à plat ventre tous les soldats surpris en terrain découvert. Ils rampent vers les touffes d'herbe et les aspérités du sol qui peuvent les protéger, puis ouvrent le feu sur le navire.
Aucun ne songe plus à la mosquée qu'ils ont derrière eux. Je m'empresse alors d'en sortir sans être vu et je me dissimule derrière. En montant sur le dos de la voûte extérieure qui recouvre la tombe, je me hisse sur le toit et je me couche de tout mon long entre la coupole et le petit parapet qui relie les quatre angles relevés du monument. Je puis ainsi observer assez loin sans danger d'être vu. Cette cachette évite la trace révélatrice de mes pas si j'avais fui vers la brousse et me permet de ne pas m'éloigner pour intervenir si les choses tournaient mal pour le bateau.
Je vois Abdi se jeter à la mer et disparaître entre deux eaux. Les Turcs tirent alors sur lui et l'eau rejaillit sous les balles à la place où il a plongé. Un siècle semble s'écouler avant qu'il ne reparaisse. Enfin sa tête émerge un peu plus loin une fraction de seconde et plonge à nouveau. Le brouillard de sable le protège de plus en plus, à mesure qu'il s'éloigne. Il est maintenant hors de danger; les soldats turcs, toujours sous le feu du boutre qui tire sans arrêt, ne peuvent se lever pour approcher de la mer.
Je vois le bateau se mettre en travers du vent : il s'éloigne en mer, en dérivant, il vient de couper son amarre. Certainement, il a aperçu Abdi et manœuvre pour aller le rechercher. Tout à coup la voile se déploie et en moins d'une minute, il disparaît dans la brume.
Les soldats se relèvent alors et remontent vers la mosquée. Je comprends que j'ai eu tort de monter sur cet observatoire; le moindre mouvement peut trahir ma présence ; mais il est trop tard.
Les cinq hommes sont devant l'entrée : l'un d'eux inspecte l'intérieur, tandis que les autres posent leurs fusils contre le mur et s'accroupissent à l'abri du vent.
Ils sont là sous ma tête, à trois mètres à peine. Je les entends parler, mais je ne parviens pas à les comprendre car ils s'entretiennent en dialecte djebeli avec lequel je ne suis pas familiarisé.
Je suis très incommodé par la mauvaise position que je suis obligé de garder dans une immobilité de mannequin. Je me demande ce que ces gens attendent là. Si c'est comme je l'ai pensé une patrouille elle devrait continuer sa route. Mais non, ils s'apprêtent à faire du feu. Ils font des préparatifs comme des gens qui s'installent pour passer la nuit. Un d'eux s'écarte et monte sur une butte de sable en scrutant l'horizon vers l'intérieur des terres, comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un. J'entends prononcer le nom de Hassen. Cela me rend perplexe et inquiet. Aurait-il été arrêté ? Et, d'après ses aveux, aurait-on envoyé les soldats à mon intention ?
Le soleil maintenant s'enfonce dans le brouillard rouge. Les soldats vont jusqu'à la mer les uns après les autres faire leurs ablutions. J'attends un moment propice pour fuir le lieu incommode où j'endure un véritable supplice. Mais toujours l'un d'eux est tourné de mon côté. Les ablutions terminées, ils retournent vers la mosquée et lentement y entrent pour faire la prière du Mogreb.
J'entends distinctement les paroles de la Fatha que prononce celui qui dirige la prière. Un musulman ne doit jamais s'interrompre pendant une rakka de sa prière.
Sans bruit, je quitte alors ma prison aérienne. J'ai beaucoup de peine à me servir de mon bras droit, complètement engourdi. Une fois à terre, je contourne la bâtisse et je m'empare des quatre fusils dressés contre le mur extérieur. Mon premier mouvement est de m'enfuir vers l'intérieur des terres pour y cacher ces armes. Mais la trace de mes pas sur le sable me trahira sans aucun doute. Je cours donc à reculons pour traverser la partie sablonneuse qui me sépare des galets du rivage. Cette trace semblera ainsi venir de la mer. Je fais environ cent mètres au bord de l'eau et, là, je me débarrasse des quatre fusils en les jetant à la mer. Je regagne alors la brousse pour observer ce qui va se passer à la mosquée. Je ne veux pas m'éloigner du point où je suis, car c'est là que le bateau reviendra dans la nuit.
J'entends des appels et des cris ; les soldats se sont aperçus de la disparition de leurs armes. Je ne les vois pas à cause de l'obscurité maintenant presque complète. Je tire alors successivement deux coups de feu, le plus rapidement possible, à deux places différentes, pour donner l'illusion de plusieurs tireurs. J'escompte que les soldats turcs croiront à une agression des bédouins qui ont volé leurs armes et qui, pour ne pas commettre un sacrilège, ont attendu qu'ils soient sortis de la mosquée pour tomber sur eux. Désarmés comme ils le sont, et se croyant poursuivis par un grand nombre d'hommes, ils n'ont qu'une chose à faire : c'est de s'enfoncer le plus loin possible dans la brousse et de rejoindre leur caserne.
En effet, je ne me suis pas trompé, car je n'entends plus rien. Je vais à la mosquée. Elle est vide. Je me tiens cependant sur mes gardes et je juge prudent de gagner le bord de la mer où, abrité par le talus de galets, je n'ai qu'une direction à surveiller. Les quatre cartouches qui me restent me donnent un peu d'assurance.
Le vent s'est calmé ; la nuit devient claire et l'horizon de la mer montre enfin nettement sa ligne.
Les heures passent ; mais aucune voile n'apparaît. Je crains d'un instant à l'autre l'arrivée de renforts turcs; il est certain que demain matin, c'est-à-dire dans quelques heures, une battue en règle sera faite dans tout le pays, pour rechercher ceux que l'on croit être les voleurs de fusils. Sans eau et sans vivres, je ne puis espérer échapper longtemps à ces recherches.
Tout à coup une forme noire apparaît à ma gauche, glissant sur l'eau à quelques mètres de la rive. Je me dresse prêt à faire feu : mais je reconnais immédiatement notre houri. Il est mené par Abdi et Ahmed Moussa. Ils n'ont pas voulu faire approcher le boutre, n'osant pas révéler leur présence dans la nuit par la voile ou le mât, toujours visibles d'assez loin. Sans perdre une seconde, nous filons aussitôt vers le large ; le boutre est en haute mer et il faut près d'une heure pour l'atteindre.
Chacun maintenant commente les événements de l'après-midi. L'avis est unanime. Hassen nous a dénoncés à une patrouille de soldats turcs qui, selon l'antique usage, ne manquent jamais l'occasion d'un brigandage lucratif. Peut-être même tout cela était-il combiné à l'avance car Salim Mouti est parfaitement capable d'avoir machiné ce petit tour; les armes ayant été pillées, il n'aura plus aucune raison d'en payer la valeur.
Je suis assez perplexe sur ce que je dois faire maintenant. Je me décide à aller jusqu'à Doubab dans la mer Rouge, petite agglomération à 20 milles au nord du Bab el-Mandeb et où, généralement, réside Cheik Issa. Si j'ai la chance de le rencontrer, il me donnera un avis judicieux sur le rôle de Hassen dans cette affaire ; j'espère même y trouver le moyen de me défaire de ma compromettante marchandise.
Le vent, en cette saison, n'est guère favorable pour pénétrer dans la mer Rouge, car il souffe du nord-ouest. Je dois louvoyer tout la nuit et le matin me surprend à 10 milles seulement de Ras el-Ara.
Le passage de Bab el-Mandeb nous est heureusement facilité par le courant de flot qui y pénètre en ce moment ; mais je dois passer, pour en profiter, très près de la côte d'Arabie. La grande montagne escarpée de Cheik-Said nous domine de ses rochers de basalte et le petit fort turc, dissimulé au sommet, semble nous observer par la fente de ses meurtrières, comme un félin aux aguets.
Ce n'est que le soir, vers cinq heures, que je puis enfin jeter l'ancre sous la colline de Zi, qui abrite des vents de nord-ouest le mouillage de Doubab.
Je suis un peu surpris de n'y voir aucun voilier. La plage distante d'un quart de mille est déserte et les huttes, échelonnées le long de la mer, semblent abandonnées. La pointe de Zi qui nous abrite, est plus rapprochée de nous et s'avance à moins de 200 mètres du navire. Au moment où je fais lancer le houri à la mer, un homme surgit des rochers de ce promontoire, entre dans l'eau et nage vigoureusement vers nous. J'envoie la pirogue au-devant. Tandis que j'observe à la lorgnette son embarquement dans la pirogue, j'amène par hasard le champ de ma jumelle sur la colline de Doubab, un peu en arrière de la plage : j'y distingue une troupe assez nombreuse qui dévale en courant vers la côte. Je donne aussitôt l'ordre d'amener l'ancre à pic, prête à déraper et je fais hisser l'antenne avec la voile ferlée à la paille pour un appareillage éventuel.
A peine ces manœuvres terminées, j'entends tomber sur l'eau de petites choses qui font un « floc » bref, suivi d'un sifflement et le mât semble frappé comme de plusieurs coups de marteau. Le crépitement lointain d'une salve, qui arrive seulement quelques secondes après, me fixe aussitôt sur la nature de ces phénomènes : on tire sur nous avec des armes modernes à poudre sans fumée et à longue portée. Le mât, d'ailleurs, a été traversé de part en part. Cependant, je ne vois personne à terre ; les dunes cachent les tireurs. On ne sait sur qui riposter.
Tous mes hommes se sont jetés au fond du bateau pour être protégés des balles en se tenant au-dessous de la flottaison. Moi, je suis à plat ventre sur le pont. Il doit y avoir à terre un excellent tireur, car, malgré la distance de plus de 600 mètres, le mât est touché par trois fois aux environs de la poulie de drisse qu'on cherche à couper pour abattre la voile. Je me souviens d'une impression assez curieuse : au moment où j'entendais passer autour de moi toutes ces balles, je n'ai pensé qu'à protéger mon ventre. De ma tête, de ma poitrine, je n'avais cure.
Au premier coup de feu, les deux hommes qui étaient dans le houri avec le visiteur inconnu se sont jetés à la mer. Je les vois nager en se soutenant d'un bras à la pirogue à demi remplie d'eau pour s'en faire un bouclier du côté de la terre. Ils contournent enfin le boutre et se hissent à bord.
Je regarde avec anxiété la colline de Zi qui nous domine comme une forteresse naturelle et je comprends quelle serait notre lamentable situation si les tireurs y prenaient pied. J'en surveille sans cesse les accès. Je ne tarde pas à voir courir trois hommes vers ce point stratégique.
Ils doivent traverser, pour y parvenir, une zone découverte. Je les laisse donc approcher. Notre silence les encourage à se lancer sans précautions à travers cette zone dangereuse; elle n'est distante du navire que de 400 mètres environ, portée acceptable pour mes antiques fusils Gras à poudre noire. Couché sur le pont, l'arme appuyée contre le plat-bord, j'ouvre le feu contre les trois hommes qui montent à l'assaut de la colline. Celui qui marche en avant et que j'ai visé d'abord, s'abat d'un seul coup; les deux autres, effrayés prennent la fuite à la recherche d'un abri. Je les poursuis de mes balles qui font voler la poussière dans leurs jambes. Il n'y a pas de temps à perdre car j'ai seulement retardé l'occupation de la colline.
Je fais couper l'amarre et, d'un coup sec, sur l'écoute, je déploie la voile. Nous nous éloignons vers le large en brûlant au hasard des cartouches avec les six fusils que nous avons à bord. Je sais que ce tir est sans efficacité, mais il faut répondre à ces énervantes mouches de maillechort qui passent avec ce petit sifflement sournois et impérieux. Le bruit des coups de fusil que l'on tire soi-même, la fumée, l'odeur de la poudre, sont des remèdes indispensables contre la peur. Ils soutiennent le moral et empêchent la panique, si contagieuse, de s'emparer des hommes réunis en groupe.
Les balles ennemies ne tombent plus maintenant qu'entre nous et la terre. Nous sommes hors de portée. Je puis alors m'occuper de ce qui se passe à bord. Je cherche l'homme qui s'est embarqué dans le hourri et que je n'ai pas eu le temps de voir. Je l'aperçois couché à l'avant du bateau avec un chiffon plein de sang sur l'épaule ; il rit pour me rassurer et me montre une plaie sur son épaule droite. Je reconnais Makonen, l'ancien espion d'Ato Joseph que j'avais envoyé chez Cheik Issa avec le nacouda arabe.
Il est confus de se rendre intéressant et semble s'excuser de cet accident; c'est une balle qui lui a labouré le deltoïde, pendant qu'il nageait, appuyé sur le houri. J'examine la plaie qui, heureusement, n'est pas profonde.
Pendant que je lui fais un pansement provisoire, il me raconte que les Turcs sont venus il y a déjà plusieurs jours, de l'intérieur du pays et ont occupé tous les villages de la côte. Cheik Issa a dû partir pour Teïs, où le Wali l'a fait appeler d'urgence.
Tout cela me fait craindre que la guerre n'ait éclaté et que les Turcs n'aient fait cause commune avec les Allemands. Cette alliance me semble très possible puisque le Grand État-Major a des officiers un peu partout comme je m'en suis rendu compte à Moka.
Ce matin, continue à me raconter Makonen, des cavaliers ont suivi sur la côte toutes les évolutions de mon bateau qui louvoyait en mer. Ils voulaient savoir à quel point j'essaierais de débarquer. Quand on me vit mouiller devant Doubab, on décida de me laisser venir à terre pour me faire prisonnier. C'est en voyant la tentative de Makonen pour venir à bord que les Turcs ont fait feu sur nous, se doutant bien qu'il venait pour nous avertir du danger.
Hassen Mouti est venu à Doubab, et c'est lui qui a prévenu le détachement de soldats venus la veille à notre mouillage de Ras el-Ara. Son rôle devait être de m'encourager à venir à terre.
Aussitôt que Makonen eut reconnu mon bateau, il alla sur la pointe de Zi pour tenter de me prévenir et aussi de fuir ce pays avec moi où, malgré tous les bons traitements de Cheik Issa, il se sentait captif.
Devant une situation aussi embrouillée et périlleuse, je me vois obligé de rentrer dans les eaux françaises. Il est trop dangereux de rester en mer avec la cargaison que je porte sans rien savoir des événements qui se précipitent.
Dans ce coin de mer Rouge, où tant de peuples d'Europe sont représentés, je ne sais où sont les amis ou les ennemis.
Je me rends d'abord directement à Maskali.
J'y trouve encore Lavigne; mais il me dit qu'il doit aller à Djibouti le 10 août pour y être incorporé dans la brigade que le lieutenant Depuis a organisée pour défendre la ville. La défendre contre qui ? Nous croyons, avec Lavigne, que cette burlesque mobilisation locale n'a d'autre but que de retarder le départ pour le front de ce jeune officier. Sous ce ridicule prétexte de défendre Djibouti, ce jeune militaire a voulu retenir là tous les Français qui voulaient aller faire leur devoir. Presque tous doivent partir clandestinement et Depuis les fait déclarer déserteurs !... Inutile de dire qu'une fois à Marseille, il n'est pas question de les empêcher d'aller au front.
Lavigne fut un de ceux-ci et donna sa vie pour la France.
On pense généralement que la guerre sera très courte. Je crois donc plus simple, en attendant, d'enfouir mes caisses de cartouches dans le sable à l'île Maskali. D'abord les membres du Syndicat, à qui appartiennent les cartouches, m'engagent vivement à les laisser cachées là où elles sont car, aussitôt la guerre terminée, leur valeur sera plus que doublée.
Le lendemain de mon arrivée à Djibouti, Lavigne et moi nous sommes écœurés de la comédie ridicule que donne le lieutenant Depuis en jouant au petit soldat avec la population qu'il a armée pour « repousser » les bédouins inoffensifs qui apportent du bois à brûler ou des bottes de foin.
Un navire des Chargeurs Réunis est en rade. Lavigne veut partir. Je le déguise en chauffeur et, tout barbouillé de charbon, je l'aide, la nuit, à s'embarquer en grimpant à bord par la chaîne de l'ancre. Il se cache dans la cale.
Après le départ, il se présente au commandant pour lui expliquer les raisons de son embarquement clandestin. Lavigne avait emporté un peu d'argent, environ 2 000 francs. Il les confie à ce commandant, de crainte d'être volé par les coolies malgaches, au milieu desquels on l'a relégué, sans lit ni couvertures.
Arrivé à Marseille, le commandant refuse de lui rendre son petit pécule, en disant qu'il doit servir à payer le prix de son passage. Il lui refuse même 150 francs pour lui permettre de prendre le train jusqu'à Lyon où il voudrait embrasser son vieux père. Alors, Lavigne s'en va à pied au Dépôt des Isolés, où le recrutement l'absorbe avec la foule de tous ceux qui seront demain le Soldat Inconnu.
Cet estimable commandant, lui, reste à son bord. Il lira dans quelque temps, sur le communiqué, que son ancien passager est mort héroïquement pour la France.
J'ai oublié le nom de cet homme que je voudrais pouvoir nommer.

Le lendemain du départ de mon ami, les autorités militaires de Djibouti, sous la présidence de Depuis, se réunissent en Conseil et m'accusent de complicité dans la désertion du soldat Lavigne. Fort heureusement la mobilisation ne m'a pas encore atteint, ce qui me sauve des rigueurs qu'on n'aurait pas manqué d'exercer sur moi, si j'avais porté à ce moment-là l'habit militaire.