XXVII

Le silence était retombé, laissant flotter dans la pièce le parfum lourd de la cour de France.

Philibert agrippa le rideau pour sortir de sa cachette.

— Ne fais rien ! ordonna Michel sans quitter sa place devant la cheminée.

Philibert retira la main et retourna contre son mur. La peur d’être pris. Mais par qui ? N’étaient-ils pas tous sortis ? Derrière le rideau, seul dans son monde exigu, il ne voyait plus rien que la lumière atone de la fenêtre dans une mer de velours. Le pas de Michel s’approcha de lui, à travers le tissu. La musique s’était tue. Il ne restait plus qu’eux. Philibert, comme un enfant caché, et le bruit des pas de Michel.

— Ne voulez-vous pas que je quitte votre maison ? tenta Philibert à voix basse.

— Non, surtout pas. Ta présence m’est nécessaire. Quand je parlais à la reine, je sentais ta force à travers le rideau.

— Alors parlons, si c’est ce que vous désirez. Mais laissez-moi sortir de ce réduit.

— Non ! J’ai… j’ai besoin de croire que je suis seul. Je l’ai toujours été. Car qui peut vivre avec moi ? Qui peut vivre avec un homme qui d’une pensée peut sceller votre destin ?

— Alors pourquoi m’avez-vous attiré jusqu’ici ? Michel s’approchait encore. Philibert sentait sa chaleur derrière une épaisseur de velours. Il aurait pu le toucher en posant sa main sur le tissu. Alors il avança son visage jusqu’à effleurer le rideau, jusqu’à ce que l’odeur de la poussière emplisse ses narines. L’odeur de la vieillesse et du temps qui passe.

— J’ai compris, dit-il calmement. J’ai compris que je ne suis ici que par votre volonté. Vous avez tordu le monde pour qu’il m’amène ici. Pourquoi ? Pour Isabelle, n’est-ce pas ?

Le nom d’Isabelle sembla se propager dans le velours comme une goutte d’eau-de-vie qui parfume tout un mouchoir. Isabelle. Le mot, soudain, prenait un sens différent alors que Philibert s’entendait le prononcer.

— Isabelle…, répéta la voix derrière le rideau.

— Elle est morte et vous ne l’oubliez pas. C’est cela, votre secret ?

— Elle était si belle. Quand je suis arrivé chez Scaliger, elle buvait la tisane avec son hôte, enfoncée dans les coussins, tout à la dégustation de son infusion au miel. Elle ne m’a adressé qu’un regard à la sauvette alors que je passais devant la porte. Son sourcil marquait un angle délicieux. Toute ma vie avec elle, j’ai rêvé de retrouver cet instant.

— Vous l’avez épousée. Vous étiez heureux.

— Pauvre de moi, je ne m’en suis pas rendu compte. Je croyais que je désirais cette vie. Une charge de médecin, une femme et des enfants… Et puis, je rêvais de la nouvelle médecine, de pourfendre les dogmes, je commentais les écrits de Calvin, je savais qu’un jour je connaîtrais la Perse, que je boirais l’eau du Gange. Isabelle vivait à mes côtés et je l’avais déjà oubliée. Pour des rêves que je croyais plus grands.

— Est-ce qu’il ne suffit pas de vivre ensemble ? Vous aviez la paix, l’harmonie des gens heureux.

— En connais-tu beaucoup, des gens qui savent qu’ils sont heureux ? Tout à ma science, absorbé par ces théories que d’autres voyaient comme des hérésies, j’ai laissé la peur s’insinuer dans ma vie. La peur, tu sais, est la complice de l’orgueil. Et plus je pensais comprendre le monde en démontant ses mécanismes, plus je sentais l’humanité tout entière occupée à m’observer. On m’épiait du dessous des porches, on commentait mes écrits dans les alcôves des puissants. Jusqu’au jour où même le comportement d’Isabelle me parut une menace. Elle aidait les femmes, je la voyais guérisseuse ; elle les sauvait, je n’y voyais que magie et sortilèges. Je ne le savais pas encore, mais plus je croyais en ses pouvoirs, plus ils devenaient réels. Dans les ragots du voisinage, les guérisons miraculeuses laissèrent la place aux messes noires. On se mit à parler d’un sabbat des sorcières. Et puis, Isabelle est tombée enceinte.

— Oui. Louise le savait.

— Louise… Alors, j’ai perdu la raison. Je l’ai enfermée dans une chambre. Je voulais la préserver du monde, la garder pour moi. Je voulais la tuer et la sauver tout à la fois. Comment peut-on imaginer que cela soit possible ?

— Moi, je le comprends.

— Non, ne crois pas cela. Moi-même, je n’ai pas encore compris. À mesure que notre enfant se développait en elle, son état déclinait. Elle souffrait d’un amalgame de toutes les maladies. La fièvre ne la quittait plus. Et moi, je passais mes journées à me chercher des raisons de ne pas la voir. Je ne la visitais que lorsque je savais que je la trouverais endormie. Je tentais de dissiper ma colère, ou mon désespoir, dans mes activités quotidiennes. Peut-être me doutais-je déjà que j’étais la source de ce malheur. Alors, il y eut l’affaire des statuettes de la Vierge, puis la dispute avec les parents d’Isabelle à propos de la restitution de sa dot. Ma vie prenait la teinte de mes mauvaises humeurs et, dans mon aveuglement, je ne voyais pas que même le ciel se couvrait de nuages les jours où je n’avais pas le goût de voir le soleil.

— Jusqu’au jour de l’enfantement…

— Je vois que tu as compris. Ce jour-là, elle avait voulu que je lui mette sa plus belle robe. La blanche. Brodée de fleurs jaunes. Son ventre distendu ne le permettait pas. Alors j’ai plié la robe et je l’ai posée sous la fenêtre. Je lui ai dit qu’elle pourrait la mettre quand l’enfant serait né. Mais elle voulait s’habiller pour l’occasion. Je lui ai trouvé ses chaussons de soie verte, au fond de sa malle. Des chaussons pour danser qu’elle n’avait jamais mis. Je l’ai aidée à les enfiler. Ils suffisaient à la rendre belle.

Michel s’interrompit. Il semblait manquer d’air. Philibert aussi, dans son espace confiné, crut un instant qu’il allait suffoquer.

— Elle souffrait beaucoup, reprit Michel. Deux jours plus tôt, je lui avais découvert des ganglions comme des œufs à la gorge, aux bras, à l’aine, une plaie en morsure de serpent au creux de la cuisse. C’était la peste, sous une forme parfaite, une peste d’académicien aux symptômes impeccables. Je ne me souviens pas avoir craint un seul instant qu’une épidémie pût décimer la région. C’était sa peste à elle. La mienne aussi, qui nous volerait notre amour. Je lui avais confectionné un baume pour apaiser la douleur de ses plaies. Et Isabelle feignait de s’amuser à en deviner les ingrédients. Elle disait qu’il sentait le ragoût, la carotte, le girofle et l’artichaut d’Afrique. Et la menthe aussi. A-t-on jamais vu un ragoût parfumé à la menthe ? L’image nous avait amusés. Ce fut la dernière fois que je l’ai vue rire. La mémoire est la malédiction des hommes. Cette odeur ne m’a plus jamais quitté.

— Vous auriez pu la sauver.

— Tu as raison. N’étais-je pas l’auteur d’un traité de la peste ? Isabelle semblait y croire, elle aussi. Elle me parlait de l’enfant. Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas discuté ainsi. Quand l’accoucheuse est arrivée, j’ai découvert le sang qui nous entourait. Il y en avait partout, comme un lac autour de notre île, un miroir sombre que rien ne dérangeait. La sage-femme était une vieille fille qui traînait un sac de pinces et d’herbes en fagots. Elle commença par éponger le sol en râlant qu’on l’avait appelée trop tard, qu’elle ne pourrait jamais sauver la mère et que ce serait un miracle si l’enfant y survivait. Je me laissais pousser vers la porte. Ce n’était pas la place d’un homme, me disait-elle en me chassant. Je n’ai même pas eu l’idée d’embrasser Isabelle une dernière fois. En quittant la pièce, j’ai aperçu mon couteau, au mur, sur sa planchette. Un souvenir exotique qu’un marchand m’avait offert en remerciement d’une dent arrachée. Un couteau large à lame courbe, le manche piqué de petites plumes. Je me suis dit qu’il me suffisait de le saisir et d’en frapper Isabelle, et qu’elle meure sur-le-champ, et qu’elle cesse enfin de souffrir, et qu’elle cesse enfin d’exister. Maudits détails que la mémoire accroche comme une écharde dans l’âme, comme une vengeance, une malédiction.

— Isabelle…, récita Philibert tel un vieux souvenir.

— Je suis resté des heures assis sur un tabouret dans la pièce d’à côté. La sage-femme est passée, plus tard, pour s’excuser. J’ai demandé qu’on enterre Isabelle au plus près de la maison. Ils ont insisté pour plomber le cercueil. Ils avaient peur de la peste. Mais personne d’autre ne l’a ensuite attrapée.

— Elle portait encore ses chaussons de soie verte.

— Ils étaient trempés de son sang mais je n’ai pas eu le cœur de les lui ôter. Ce soir-là, j’ai brûlé sa robe pour qu’aucune autre femme, jamais, ne puisse la porter. Puis je suis revenu auprès d’Isabelle, au bord de la fosse, au fond du jardin. Longtemps, je l’ai contemplée. Comme elle était belle ! À la lumière de la lune, ses cheveux étaient blancs. Et puis je suis parti. J’ai fui, en vérité. Je voulais ne plus m’arrêter, jusqu’en Perse, jusqu’aux Indes. Je n’ai pas passé les Alpes. J’ai vécu en ermite. Le temps de comprendre. Des années ont passé.

— Et vous avez compris.

Le silence qui suivit parut infini. Philibert guettait un sanglot, un souffle de regret. Il n’entendit qu’un glissement dans la rue. La Vérité, pensa-t-il, revenue danser devant la porte.

— J’ai compris, continua Michel, que le monde répondait à mes vœux. J’ai compris que les hommes s’étaient déchargés sur moi du poids de leur destin. J’ai compris, hésita-t-il enfin, qu’Isabelle était morte parce que, d’une certaine manière, je l’avais voulu. Comment ai-je pu vivre avec un tel fardeau ?

— Il le fallait bien.

— Regarde au-dessus de toi.

Philibert leva les yeux. Au-dessus de la fenêtre, éclairée par le dessous, une toile d’araignée flottait contre le mur au gré des courants d’air indolents.

— J’ai demandé à Sidonie qu’elle la laisse, commenta Michel de l’autre côté du rideau. J’aime venir méditer, quand la fatigue me prend, à l’endroit où tu te trouves. Loin du monde, loin de tout, derrière ce rideau poussiéreux. Regarde cette toile couverte d’insectes que la malchance y a jetés. Ou le destin. Ou le Dieu minuscule des animaux de leur genre. Peu importe qui. Parfois, j’y vois un moucheron qui vit encore. Il se débat, agite les ailes. Peut-être souhaiterait-il que le maître des lieux vienne rapidement le dévorer. Mais regarde : il y a bien longtemps qu’il n’y a plus d’araignée au sommet de la toile. Elle est morte sans doute. Ou elle est partie ailleurs. Alors l’insecte englué devra vivre encore, jusqu’au bout, il devra souffrir à côté de ses morts, les cadavres des autres, prisonniers comme lui, les ombres des siens qu’il devra supporter jusqu’au Jugement dernier.

— C’est pour vous que je suis venu jusqu’ici, dit Philibert après un long silence.

— J’avais besoin de te parler. À qui d’autre aurais-je pu me confier ? Isabelle est morte. Je l’ai tuée. Et puisque les hommes m’ont condamné à vivre encore…

— Je suis sûr que Louise vous aurait pardonné.

— Alors, cela signifie que je suis enfin prêt à ce que l’on me pardonne. Et Philibert sentit qu’à travers le velours, Michel avait souri.

— Philibert ? Il ne répondit pas.

— Philibert. La première fois que nous nous sommes rencontrés, tu me tutoyais comme au temps d’Agen. Peux-tu le faire encore ?

— Oui, Michel, n’es-tu pas mon meilleur ami ?

— Je ne sais pas qui je suis.

— Es-tu Dieu ?

*

— Es-tu Dieu, Michel ?

Je le suis si tu le crois.

— Alors je suis content d’avoir fait ce voyage pour toi.

Merci. Tu peux aller en paix, maintenant, je ne te demanderai plus rien.

*

— Et moi, Michel, qui suis-je ?