IV
Le premier jour de son voyage de retour lui parut à lui seul durer une semaine. Sur son cheval, sur la route de Lyon, il croisait les paysans et les colporteurs sans les voir. Dans quel monde vivait-il à présent ? Le gentilhomme au janissaire avait-il jamais existé ? Le roi de France s’était-il jamais blessé ? À l’aller, il rêvait d’une nouvelle vie. Avec cynisme, le destin lui donnait raison. La farce l’aurait amusé s’il n’en avait pas été le dindon. On dit que les hommes, à la maturité de leur âge, recherchent l’illusion d’un renouveau, d’une nouvelle jeunesse qui les pousse à toutes les imprudences. Il s’en voulait d’avoir versé dans un travers aussi banal. Il s’estimait plus raisonnable que ces messieurs honorables qui brûlaient le patrimoine d’une vie pour les bras d’une fille. Chacun sa catin, lui c’était la médecine. Il tourna l’idée, de longs moments, puis il se rendit compte qu’elle empestait l’orgueil. Il ne méritait même pas l’excuse de l’aveuglement scientifique ou de la naïveté du passionné. Il rentrait sans sa malle, restée chez Broussais, sans ce manteau qui lui avait coûté si cher, et ce dénuement symbolisait à la perfection ce qu’il avait fait de sa vie : il avait abandonné ce qu’il possédait pour un rêve qu’il avait cru pouvoir s’offrir. Et au bout de la route, il lui faudrait expliquer tout cela à Louise…
L’après-midi, le ciel se dégagea un peu et le soleil vint réchauffer ses pensées. L’idée que le climat change ainsi l’humeur des hommes l’avait toujours intéressé. Une histoire de chaleur, il ne voyait pas d’autre explication. La chaleur du sang et du cœur, le principe de la passion, le souffle de Jupiter. Voilà qu’il récitait du Galien ! Et pourquoi aurait-il forcément tort ? À force de rejeter le dogme des Anciens, on finit par se perdre dans l’excès opposé. N’était-ce pas ce qu’il venait de prouver en profanant la tombe de cette femme ? Toujours est-il qu’au soleil il examina son aventure avec plus de clémence.
Il revit le roi Henri sur son lit de souffrance. Il l’avait soigné comme un homme, mais en était-il vraiment un ? Un homme crie quand on lui retire de l’œil un chevillon de deux pouces de long, un homme pleure quand il voit son sang remplir des bassines tout autour de lui. Non, il n’avait pas soigné un homme ! Il avait soigné le roi qui avait créé la chambre ardente au parlement de Paris pour chasser et persécuter les huguenots, ce roi qui avait envoyé dans les provinces une armée de mouchards sur les talons des réformés, ce potentat détestable qui rêvait d’un royaume de délateurs et de bûchers purificateurs qui le libérerait de l’hérésie. Philibert revit le corps mutilé du roi Henri arborant les couleurs de sa maîtresse Diane de Poitiers, le roi pécheur, le roi adultère qui pourtant n’avait pas repoussé la prière de la Médicis, sa reine fidèle. Fallait-il regretter que la main de Dieu châtiât le pécheur ?
Pardon, Seigneur, je ne devrais pas penser cela.
Le lendemain, au deuxième jour de son voyage de retour, Philibert se joignit à un groupe d’érudits qui rentraient à Lyon et qui lui proposèrent de partager leur chevauchée. Ils revenaient de visiter un éventail de collèges parisiens et avaient interrogé d’illustres personnages autour du philosophe Ramus dont ils souhaitaient importer les idées comme on veut, dans son jardin, implanter une culture exotique. Comme il l’avait tant de fois expérimenté dans sa vie de huguenot, Philibert aborda avec eux les sujets ordinaires, par grands cercles, avant d’orienter le débat, tour après tour, heure après heure, jusqu’aux thèmes bannis par l’orthodoxie catholique :
— Qu’il est commode de voir enfin publier des traités en langue vernaculaire !
— Avez-vous vu cette image vendue sous le manteau d’une énorme marmite remplie des richesses de l’Église catholique et chauffée au bûcher des martyrs, culbutée par la lumière des Écritures ?
— Certains disent que la reine trouve goût au chant des psaumes.
Et ainsi, jusqu’à ce qu’il fût évident à tous qu’ils partageaient la même confession. Les masques tombés, le ton devint plus cordial et le voyage plus agréable. Le soir, ils prirent une chambre en commun et lurent la Bible jusque fort tard. Philibert oublia Broussais, le janissaire et le roi. Il en oublia presque Louise et les enfants.
Le jour suivant, ils furent dépassés par un maître des postes qui allait répandre dans les provinces la nouvelle de la mort du roi. Le temps de lui offrir une part de leur ration, et Philibert et ses amis de route tentèrent de lui arracher quelques détails. Henri II était mort d’un abcès quelque part dans la tête. Philibert ne put savoir si Paré ou Vésale avaient eu le temps d’arriver.
— Voilà la France dans les mains d’un enfant de quinze ans, soupira le doyen de la compagnie, un professeur émérite qui enseignait le quadrivium de la géométrie, de l’arithmétique, de l’astronomie et de la musique.
Philibert se souvint du garçon à grosses joues sur son lit de soie, qui épanchait sa terreur de gosse dans les jupes de sa mère.
— Cela veut plutôt dire, corrigea-t-il, que la France est entre les mains de la Médicis.
— Vous avez peut-être raison, mais cela ne vaut pas mieux.
— Je crois le contraire. La reine n’est pas l’ennemie de la religion réformée. On m’a rapporté qu’elle faisait prier ses enfants en français.
— La reine ? Oubliez cela, elle n’est plus que la mère du roi à présent. Notre nouveau souverain est François II, et sa reine est la jeune Marie Stuart, reine d’Écosse, fille de Marie de Guise et nièce de François, duc de Guise, sombre tableau ! Cela signifie que les Guise et leur parti catholique viennent de gravir une nouvelle marche vers le pouvoir suprême. Alors que la Médicis retombait d’autant…
— Pensez-vous que Catherine n’ait pas la force de garder le cap de la politique du roi Henri ? Voire de l’infléchir dans notre sens ?
— Elle est puissante, vous avez raison, mais à quinze ans, le nouveau roi est majeur et, sur le papier, il n’a pas besoin d’une régente. Les Guise ont les mains libres et ne s’embarrasseront pas de la reine mère.
Philibert repensa encore à ce jeune freluquet qui s’était pâmé de voir la souffrance de son père. Ce roi-là était incapable de tenir tête à une mère de cette envergure.
— Je ne pense pas que le règne de Catherine se termine ainsi.
— Comme vous êtes optimiste ! Catherine de Médicis est une Artémise. Son feu intérieur brûlera pour la mémoire de son mari et le bien-être de ses enfants. C’est le génie de l’amour maternel qui la guidera désormais. Si elle doit délaisser un pan de ses affaires pour le bien de sa famille, elle le fera sans regrets, croyez-moi. Et vu la jeunesse de notre nouveau roi, notre avenir de huguenot risque de s’assombrir pour longtemps.
— Peut-être pas. La dernière fois que j’ai vu le dauphin, sa santé m’a paru fragile.
— Vous avez vu le dauphin ?
Philibert regretta sa faconde. Que connaissait-il de ces hommes pour leur dévoiler ses secrets ?
— Oui, autrefois, s’empressa-t-il de corriger, j’ai eu cette chance. Et même de loin, je peux vous assurer qu’un simple étudiant devinerait sur son visage la complexion d’un anémique.
Ils finirent par s’accorder sur l’idée que la mort d’Henri emmènerait le royaume sur les terres papistes et qu’il leur faudrait prier pour que la Médicis garde assez d’ascendant pour maintenir un espoir de modération.
Cinq jours passèrent encore, cinq jours de cheval et de discussions fort intéressantes. On parla surtout de médecine et de mathématiques. Échauffés par le soleil, ils chantèrent l’avenir merveilleux que la science réservait au monde. Un avenir de progrès. Un avenir de rigueur sur laquelle le dogme n’aurait pas de prise.
En vue du fort de Vaise, ils s’écartèrent de la route pour prier une dernière fois ensemble. Ils remercièrent Dieu de la douceur du voyage et se séparèrent au son des cloches de l’Antiquaille, sur la colline de Fourvière, venues leur chanter par défi l’angélus des catholiques.
Philibert ne fut pas mécontent de se retrouver seul pour préparer son esprit au bercail. Les érudits l’avaient éloigné de ses tourments, il s’agissait maintenant de renouer avec ses démons avant de rentrer à la maison. Louise l’attendait, il fallait savoir quoi lui dire. Une bouffée d’amour lui redonna confiance. Cela se passerait bien. Il le savait.
Quand il passa le coin de sa rue, Sidonie balayait devant la porte. Sidonie, c’était la femme à tout faire qu’il avait offerte à Louise pour jouer les bourgeois. De tous les médecins de Lyon, il était bien le seul à devoir compter son argent pour se payer une domestique. Il accordait trop de dettes à ses patients, Louise le lui reprochait assez. Mais n’avait-il pas promis de guérir tous les malades lorsqu’il avait prêté serment ? Il n’avait pas précisé que ces patients devaient être riches. Et un serment est un serment.
— Bonjour Sidonie.
— Monsieur ! s’exclama Sidonie avec une joie de chien fidèle. Vous n’avez pas de bagages ?
— Je les ai fait envoyer, préféra-t-il mentir pour simplifier.
Il entra chez lui et son monde lui retomba dessus sans prévenir. L’odeur de la cire, le bruit des poules du côté de la cour, le courant d’air qui descendait de l’escalier. Il s’assit sur le banc, à la grande table.
— Madame n’est pas là ?
— Elle est sortie, répondit Sidonie en balayant plus près.
— Depuis mardi. Un accouchement.
— Un accouchement ?
— Une dame de Francheville.
— Depuis quatre jours ?
— Oui. Elle ne devrait pas tarder.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Elle vous a dit combien de temps cela durerait ?
— Non. Elle l’ignorait, je pense.
— C’est cela. Elle n’en savait rien. Et vous non plus. Quatre jours, c’est déjà beaucoup trop long. Qu’est-ce que je dis là, c’est impensable ! Francheville n’est qu’à une lieue à peine !
Sidonie balaya ailleurs. La joie des retrouvailles était déjà passée.
— Pourquoi a-t-elle accepté de faire un nouvel accouchement ? reprit Philibert, à moitié pour lui-même.
— Elle a hésité, Monsieur.
— Oui, et elle a fait le mauvais choix.
— Cela faisait presque deux semaines que vous étiez parti. Elle ne savait pas quand vous alliez rentrer. Et puis, elle m’a dit que l’argent commençait à manquer. Alors, elle a fait garder les enfants et elle a accepté ce travail…
— On n’en était pas à ce point ! Comment s’appelle cette dame qu’elle est allée accoucher ?
— Elle ne m’a pas dit. Une dame importante, c’est tout. À Francheville.
— Bon sang !
Philibert frappa la table et arracha un couinement à Sidonie qui s’empressa d’aller ranger du linge à l’étage.
Le soir, Sidonie lui prépara un repas qu’il ne toucha pas. Il but du vin sans bouger de la table. Puis Sidonie alla se coucher et Philibert passa une nuit atroce, assis sur son banc à balancer d’un monde à l’autre.
Dans le premier, Louise rentrait et tombait dans ses bras. Il lui caressait les cheveux, lui racontait le bonheur de la retrouver et ils discutaient jusqu’au matin devant le ragoût de Sidonie.
Dans le deuxième monde, les jours passaient, sans manger, sans dormir. Autour de Philibert, l’univers se recroquevillait, le soleil ne se levait plus. Alors ses vêtements se faisaient plus sombres jusqu’à prendre naturellement la couleur du deuil.
Le lendemain passa à l’identique. Philibert pensa partir pour Francheville puis il renonça sans raison véritable. Embourbé dans son entre-deux-mondes, où le pire n’était pas encore décidé. Il ne quitta pas la pièce de la journée. Sidonie ne lui dit pas un mot.
Est-ce là mon châtiment, Seigneur ? Louise doit-elle disparaître pour racheter mes fautes ?
Un châtiment ? Ne sens-tu pas que tu acceptes déjà son absence ?
C’est vrai, je le sens, et cette résignation est plus douloureuse encore. Je ne veux pas savoir ce que serait une vie sans elle.
Pourtant, tu l’as déjà vécue. À Paris, tu ne pensais plus à ton épouse.
Je ne veux pas.
Et Philibert finit par s’endormir à côté d’une soupe. Et il se mit à rêver.
Dans son rêve, il marchait au hasard dans un lieu sans logique. C’était à la fois le salon de Broussais, la chambre du roi et la route de Lyon. Il avançait au milieu d’une foule de visages familiers. Il y avait le janissaire, le roi Henri, le professeur Chapelain et Sidonie ; il y avait la reine et le duc de Guise, le gentilhomme parisien et les deux forts-à-bras de Broussais.
Philibert marchait ainsi parmi tous ces gens. Il les bousculait ou s’approchait d’eux, si près qu’il pouvait les entendre dire leurs plus grands secrets. Et eux, eux ne le voyaient pas. Lui-même ne percevait plus les contours de son propre corps. Il n’était plus qu’une âme, flottant librement comme l’eût fait un oiseau. La sensation était douce et il pensa que ce rêve était bien agréable. Alors, il glissa entre les gens, comme une anguille curieuse de ce qu’ils pouvaient bien se dire. Et tous ne parlaient que de Louise. Comment et pour dire quoi ? Il ne le savait pas et n’y comprenait rien. Mais ils parlaient de Louise et son nom revenait sur toutes les lèvres au milieu d’autres mots qui ne signifiaient rien. Louise. Comme un soupir, comme un cri d’agonie, comme un mot d’amour ou une déclaration de guerre. Tous ne disaient que Louise.
Alors Philibert, inquiet, se mit à chercher sa femme, passant rapidement de l’un à l’autre, essayant d’attirer l’attention des visages indifférents. Louise ! criait-il au ras des oreilles apathiques. Et les gens riaient de son inquiétude sans même savoir qu’il existait à leurs côtés.
Puis, au bout de la salle ou au bout de la route, Philibert aperçut un vieil homme assis à sa table, la table même sur laquelle il était en train de dormir à côté de son bol de soupe. Un vieillard barbu vêtu d’un manteau noir, le manteau que Philibert avait acheté sur la colline Sainte-Geneviève. En fait, à y regarder de plus près, l’homme était jeune mais il semblait accablé de vieillesse comme d’une maladie qu’il aurait attrapée. Vieux de tristesse. Vieux de remords.
— Michel ? lui murmura Philibert.
Et Michel leva les yeux et lui sourit avec amertume.
— Michel, insista Philibert, je cherche Louise, sais-tu où elle se trouve ?
— Isabelle ?
— Non, sa sœur Louise, l’as-tu aperçue ? Tous ces gens ne parlent que d’elle. Et le regard du vieil homme s’emplit de larmes. Les larmes d’une vie, ces larmes qui le rendaient si vieux, les mêmes larmes qui inondaient le visage de Philibert.
Louise ! cria-t-il. L’avait-il crié ?
Quand Philibert ouvrit les yeux, Louise était là, debout devant lui, dans le cadre de la porte.
— Louise !
Il se leva mais resta à sa table sans avancer, encore à moitié dans son rêve. Louise était vêtue d’une longue cape de pluie qui tombait jusqu’au sol. Son visage était défait, sa mine épouvantable. Ses cheveux, qui étaient si beaux quand ils étaient dorés, retombaient ce soir comme des morceaux de corde sale. Elle traînait au bout de son bras son gros sac de tissu qu’elle s’était cousu pour aller voir ses clientes.
— Louise, répéta-t-il un peu mieux réveillé. Je t’attends depuis des jours. J’étais tellement inquiet. Puis il sentit l’odeur de camphre qui émanait du gros sac.
— Sidonie m’a parlé d’un accouchement du côté de Francheville. Je t’avais dit de ne plus en faire. Ce sont les religieuses qui font les sages-femmes, tu le sais bien. Nous en avions déjà parlé. Je croyais que nous étions d’accord.
Louise n’avait toujours pas bougé. Était-elle plus pâle ? Ses lèvres, sans doute. Ses joues l’étaient depuis le début. Et ses yeux, pleuraient-ils ? La bougie sur la table n’éclairait pas assez pour en être certain. Philibert percevait tout cela, mais il ne voulait pas le voir.
Il se dégagea du banc et avança jusqu’à elle. Ses gestes étaient trop secs. Il se réveillait à peine. Il lui arracha son sac et l’ouvrit en grand en le tirant à lui. Une partie de son contenu se répandit sur le sol. Les doigts de Louise étaient restés accrochés au tissu. Son bras fut emporté par le mouvement pour retomber lourdement contre sa hanche. Philibert n’avait pas voulu cela.
À ses pieds finissait de rouler un flacon opaque. Plus loin, un bouquet de thym séché, une racine de chélidoine. Et puis d’autres bourses et puis d’autres pots, toute la pharmacopée qu’il lui avait pourtant interdite.
— Regarde-moi ça ! dit-il un peu trop fort. On dirait l’attirail d’une sorcière ! Une femme respectable ne peut pas faire cela. Pour exercer le métier de sage-femme, il faut prêter serment devant l’évêque. Il y a des couvents, il y a des hôpitaux, encombrés de religieuses qui n’attendent qu’une chose, c’est qu’une femme en couches les appelle pour les sortir de leur ennui. Et ces religieuses, crois-moi, n’hésiteraient pas à traîner une gâte-métier dans ton genre devant le tribunal ecclésiastique !
— Mais…, lâcha Louise d’un filet de voix misérable, une femme protestante, comment fait-elle pour accoucher ?
Le son de sa voix faucha Philibert en plein élan. Tant qu’il ne l’avait pas entendue, elle n’était pas vraiment rentrée. Ce timbre léger malgré la fatigue, c’était son amour qui revenait enfin après des jours d’attente, après des semaines de séparation. Il la contempla sans rien ajouter. Le regard de Louise était ailleurs, peut-être sur le bol de soupe, ou la bougie qui dansait, ou toujours à Francheville.
— Une protestante ? finit par répéter Philibert plus calmement. Et depuis quand les réformées refusent-elles de se faire accoucher par des papistes ? Craignent-elles qu’on baptise leur enfant en cachette ? Tu vas finir par te prétendre plus huguenote que moi !
Puis le silence, à nouveau.
— Laisse-moi te débarrasser, lui dit-il pour clore cette dispute en monologue qu’il n’avait pas vraiment voulue.
Il attrapa à son cou la broche qui tenait sa cape attachée. La broche uniquement. Il n’était pas encore prêt à effleurer sa peau. Il ouvrit le vêtement mais le relâcha aussitôt.
— Mon Dieu !
Sous la toile imperméable, elle était couverte de sang.
Alors, Louise s’effondra à genoux, aux pieds de Philibert, le corps agité par une tempête. Des pleurs, des cris, les gémissements d’une bête qu’il ne reconnaissait pas. Elle pleurait pour elle-même, sans le toucher, les bras ramassés sous son corps, la cape étalée autour d’elle.
Philibert n’y comprenait rien. Il sentait juste combien sa réprimande avait été déplacée. Et il s’apercevait soudain que, depuis le début, le désespoir de Louise était écrit sur son visage. Il se pencha pour la relever et la toucha enfin, saisissant une épaule sans trop la serrer. Elle tremblait de tout son corps. Elle posa une main sur le sol mais elle n’alla pas plus loin.
— Que s’est-il passé, Louise ?
Elle leva les yeux vers lui. Des cheveux englués par les larmes lui barraient le visage, des traces de crasse, ou d’un sang déjà trop vieux, lui dessinaient des cernes et lui faisaient le masque d’une démente. C’était bien une sorcière qu’il avait à ses pieds. L’idée le pétrifia d’horreur.
— Je l’ai tuée, bredouilla-t-elle.
— Que dis-tu ?
— Cette femme. Je n’ai pas pu la sauver.
Cette fois, il la saisit plus fermement et la força à se remettre sur ses jambes. Puis il la serra contre lui pour étouffer ses tremblements.
— Raconte-moi.
Il la mena jusqu’à la table, où il l’assit à côté de lui sans lui lâcher les épaules.
— L’enfant s’est mal présenté, commença-t-elle entre deux sanglots. Cela ne m’était jamais arrivé. Tu sais, j’ai mes recettes. Mais cette fois-ci, rien ne s’est passé comme d’habitude.
Le débit de ses mots prenait de l’assurance. Elle parlait maintenant comme pour se guérir.
— L’enfant n’avançait plus, malgré les contractions qui faisaient hurler sa mère. Une voisine était restée pour m’aider. C’était elle qui était venue jusqu’ici pour me chercher. Quand elle a vu que ça tournait mal, elle est partie et m’a laissée seule avec cette pauvre femme. Je ne savais plus quoi faire. J’avais mon sac, mes potions et mes pommades, cet art dont j’étais si fière et qui semblait dérisoire devant cette femme qui me suppliait pour que je la délivre. Pendant de longues minutes, je suis restée silencieuse. Je crois même que je ne l’entendais plus. Et puis, je suis revenue à la réalité. L’enfant était perdu. J’ai décidé que, pour sauver la mère, il fallait que je le sorte par morceaux.
Elle s’arrêta de parler. Philibert dégagea les cheveux de son visage. Elle ne pleurait plus. Mais elle tremblait encore. Après un long silence, les larmes lui revinrent.
— Tout ce sang, Philibert. Mon Dieu, tout ce sang ! Cela a duré plus d’une heure. Puis les cris ont fini par s’épuiser à mesure qu’elle renonçait. À son enfant d’abord, à sa propre vie ensuite. Il y avait du sang partout, je ne savais plus ce que je faisais. J’avais déballé mon grand sac sans en rien sortir d’autre que des instruments de torture et d’équarrissage. Alors, j’ai préféré tout abandonner. J’ai pris sa main et je me suis agenouillée à côté d’elle. Je lui ai dit qu’il fallait prier. Mais elle ne m’entendait plus. Elle ne pouvait plus que gémir, sur le même rythme que ces cris qu’elle poussait avant. Je suis restée avec elle, que pouvais-je faire d’autre ? La voisine reviendrait certainement. Une nuit est passée. Puis une autre. Elle est morte quelque part entre les deux. Je croyais être morte moi aussi.
Le corps de Louise s’était apaisé. Ses tremblements avaient disparu. Philibert l’attira contre lui et lui caressa doucement les cheveux.
— Je n’ai même pas su son nom, continua-t-elle avec tendresse. Je n’ai pas eu le temps de lui demander. Ses yeux étaient restés ouverts, perdus dans la flaque de sang qui nous entourait toutes les deux. J’ai attendu encore que quelqu’un entre, que quelqu’un m’arrache de là pour me jeter au cachot, que son mari vienne crier son désespoir, qu’il me frappe et qu’il me tue. Mais personne n’est venu. Personne pour pleurer cette femme avec moi. J’ai fini par me lever et j’ai rangé mes affaires. Elle, elle était restée assise sur sa chaise d’enfantement, les bras ballants des deux côtés, les jambes obscènes ouvertes sur un océan poisseux qui se figeait à ses pieds. Je me suis approchée pour fermer ses yeux et poser un drap sur son corps. Et j’ai aperçu, aux creux de l’aine, un ganglion que je n’avais pas vu avant. Comment ai-je pu ne pas le voir ? Un bubon énorme à la racine de chacune de ses cuisses, marqué d’une plaie double, en morsure de vipère. À ce moment-là, j’ai changé, Philibert. Je suis devenue fébrile, mes mains ont exploré son corps à la recherche d’autres symptômes. Ils étaient partout. À son cou, sous ses bras, comme des parasites nichés sous sa peau. Elle n’était déjà plus la mère qui était morte pour son enfant. Elle n’était qu’un cadavre ouvert à ma fouille impudique. Alors j’ai pris peur. Peur de moi-même, de ce que j’avais fait et de ce que j’étais en train de faire, de ce que déjà je ne la voyais plus comme une femme. Je l’ai recouverte. J’ai embrassé son front. Et je suis enfin partie.
Philibert n’osait pas la regarder. Il baissa la tête et attendit qu’elle finisse.
— Quand je suis entrée chez la voisine, elle se tenait à côté d’un homme qui pleurait, assis sur une chaise. La symétrie m’a frappée. À deux portes d’intervalle, deux chaises et deux drames. Le même, en fait. L’homme a vu les taches sur mes vêtements et j’ai lu un désespoir atroce dans ses yeux. J’ai refermé mon manteau sur les sangs de sa femme et de son enfant mélangés, et je lui ai dit qu’elle était malade et qu’il fallait l’inhumer sans attendre. Je me suis trouvée glaciale et inhumaine, mais je ne voulais pas que mes propos sonnent comme une excuse. Et je suis rentrée à la maison.
Philibert poussa vers elle le bol de soupe froide et attrapa un morceau de pain à lui donner. Elle le trempa et mâcha en silence.
Son bol vide, elle se blottit contre lui.
— Moi aussi, tu sais, je me suis inquiétée. Où étais-tu, Philibert ? Tu es parti sans rien dire.
— C’est compliqué, répondit-il en embrassant encore ses cheveux sales. J’ai honte de ce que j’ai fait, Louise.
Elle releva doucement la tête.
— Qu’as-tu fait ?
— Je te le raconterai le jour où je l’aurai accepté moi-même.
— Tu n’as pas le droit, Philibert. Tu ne comprends pas comme j’étais folle d’inquiétude. Et puis, il n’y a pas que ça. Il y a ce soldat qui est venu à la maison un peu avant l’accouchement. Il te cherchait.
— Un soldat ?
— Oui. Un homme étrange. Un Arabe ou un Perse. Un Ottoman, peut-être. J’ai cru à un déguisement.
— Un janissaire ?
— C’est ça ! s’exclama-t-elle avec une joie incongrue.
Philibert s’écarta d’elle pour mieux l’observer. C’était comme si elle faisait partie du complot.
— C’est impossible !
— Alors, tu le connais ?
— Ou bien c’en est un autre. Pourquoi venait-il ?
— Il m’a dit qu’il avait un message pour toi.
— Tu lui as parlé ?
— Oui. Il m’a demandé de te transmettre ce message à ton retour.
— Quel message ? Dis-moi donc !
— Juste qu’il reviendrait. Et que tu devrais lui donner ta réponse.
— Ma réponse… Et il n’a rien dit d’autre ?
— Non, rien. Théophile jouait par là. Le janissaire l’a attiré vers lui en lui montrant son couteau.
— Un couteau courbe, avec des plumes le long du manche.
— Oui, Philibert, tu me fais peur. L’homme avait l’air sincère, et plus insolite que dangereux. Je lui ai souri. Théophile était fasciné. Un guerrier d’Orient, tu imagines cela ? C’est le rêve de tous les petits garçons.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Louise ? Où est Théophile ?
— Il ne s’est rien passé, ne t’inquiète pas. Le janissaire a joué avec lui. Il lui a proposé de lui apprendre comment la garde d’élite de Soliman le Magnifique égorgeait les traîtres et toute leur famille. Il a placé le couteau sous la gorge de Théophile. Oh, sans méchanceté ! Il n’avait pas sorti la lame de son fourreau. Puis il m’a regardée, Philibert, droit dans les yeux, et il m’a souri. Et il a fait glisser son arme, doucement, autour du cou de notre fils. Théophile était aux anges. Je n’ai jamais été aussi terrifiée.
Philibert voyait la scène se dérouler devant ses yeux. Il imaginait la joie hypocrite du gentilhomme derrière l’épaule de son janissaire.
— Où sont les enfants ? se réveilla-t-il soudain.
— Chez une amie. En sécurité. Mme Nevers, tu sais bien, c’est toujours elle qui s’occupe d’eux quand je dois m’absenter.
— Il faut les faire conduire à Genève. Chez Jean Calvin. Ils ne peuvent plus rester ici.
— Que dis-tu ?
— À Lyon, ils sont en danger. Ce soldat va revenir, comme il l’a promis, et je ne veux pas que les enfants soient ici ce jour-là.
— Que va-t-il nous faire ?
— Il va demander ma réponse.
— Mais quelle réponse, à la fin ? Où es-tu donc allé, qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?
Alors Philibert ne pensa plus à rien et raconta toute son histoire comme on ouvre un déversoir. Mieux qu’une purgation qui fait sortir les humeurs, il dégorgea son âme de toutes ses boues pour ne plus avoir à les supporter seul.
Il lui raconta l’expédition de Broussais, le manteau. Il exagéra le labyrinthe des rues de Paris, la mine sauvage des forts-à-bras. Il oublia le luxe de la maison bourgeoise et le pied de céladon. Au lieu de cela, il préféra détailler la bastonnade, le sac sur la tête et le janissaire. Le même janissaire qui voulait égorger leurs enfants. Puis il lui parla du pacte et de Michel.
— Michel ?
— Oui, Michel, le mari d’Isabelle. Ils veulent que je l’espionne et que je découvre ses secrets.
— Michel de Nostredame ? Alors, ils auraient fait tout cela pour que tu espionnes ton beau-frère ? Cela n’a pas de sens. C’est disproportionné ! Pourquoi se donneraient-ils tant de mal ?
— Pas tant que cela. Ils ont payé Broussais. Sûrement pas grand-chose. Le guet-apens était sommaire. Je ne suis qu’un naïf. Il suffisait ensuite de m’effrayer avec un soldat de théâtre. Puis ma famille. Et ils s’offrent un bel espion pour presque rien.
— Mais pourquoi Nostredame ?
— Notre beau-frère est plus puissant que tu le crois. Tu sais qu’il se fait appeler Nostradamus et que ce nom circule dans tous les conciliabules de la cour de France. La reine ne jure plus que par son astrologue. Elle croit toutes ses prédictions. Son influence est énorme.
— La reine ? Si c’est ce que t’a dit ce gentilhomme, il s’est moqué de toi.
— Ne crois pas cela, Louise. J’ai vu Catherine de Médicis, de mes yeux, proclamer sa foi en Nostradamus. Elle prétend qu’il lui avait annoncé la mort du roi Henri.
— Le roi est mort ?
Cela faisait beaucoup pour une soirée. Et peut-être même pour une vie entière. Louise n’en pouvait plus.
Alors, Philibert continua son récit. L’hôtel des Tournelles, l’agonie du roi, et la fin brutale de toute l’histoire comme un rêve suspendu qui l’avait poursuivi jusqu’à Lyon pour s’y trouver une chute.
—Tu dois prévenir tes amis ! conclut-elle. Tu n’es pas seul. Tu es un médecin respecté ici. Ils te croiront et ils t’aideront, j’en suis certaine.
— Je ne peux pas, Louise. Les protestants sont comme les autres. Ils sont même pires quand il s’agit de rigueur morale. Eux aussi, ils brûlent leurs hérétiques. Cette femme dont j’ai profané la tombe, elle était protestante, Louise ! Et mon ravisseur m’a affirmé qu’elle était de grande famille. Ce que j’ai fait, personne ici ne peut l’entendre.
— Mais ce que tu racontes, qui l’a vu ? Quelles preuves ? On ne brûle pas les gens sur une telle farce !
— Ne devines-tu pas comme ils sont puissants ? Le gentilhomme qui m’a enlevé, c’est un prince, il fréquente la Cour, il m’a mené jusqu’à la reine, il m’a permis de soigner le roi de mes propres mains ! Et ce gentilhomme, il te connaît, Louise. Il connaît nos enfants. Il connaît nos amis. Qui sait de quoi il est capable ?
— Qu’attend-il de toi ?
— Que je lui amène la preuve que Michel est protestant.
— Il ne l’est pas.
— En es-tu certaine ? De toute façon, je pense qu’il en veut davantage. Il veut que je démasque ses artifices de sorcier. Il pense que Michel connaît l’avenir par avance, qu’il ne se trompe jamais, qu’il est une arme implacable entre les mains de la reine. Et, pour cela, il veut l’amener au bûcher. Pour qu’il ne soit plus un obstacle dans le jeu des Guise et du parti catholique.
— Ce n’est pas possible, Philibert, ce n’est pas notre monde.
— Notre monde a changé, Louise. Moi non plus, je ne le reconnais plus.
Le silence se referma sur la pièce. Ils se sentaient si seuls. Louise le prit par la main. Il hésita un instant, puis il se leva, solennel. Il tituba et cogna son genou au bord de la table pour ne pas devoir lâcher sa main. Louise s’était infiniment adoucie. Son visage souillé, le sang séché sur sa tunique, elle ressemblait à un gibier perdu dans l’attente de l’hallali. Elle l’aimait tant. Il pouvait le lire dans ses yeux.
— Je ne trahirai pas Michel, déclama-t-il aux murs vides de la cuisine. Je jure devant Dieu que je ne trahirai pas Michel ! Envoie les enfants à Genève. Demain, je reprendrai mon travail. Et si le soldat revient, je lui dirai que je refuse le pacte de son maître.
Elle serra sa main avec la force qui lui restait. Elle lui sourit. Puis elle conclut la discussion d’une voix calme :
— S’il te plaît, Philibert, cesse de l’appeler Michel. Nostradamus est un assassin. Il a tué ma sœur.
L’accusation était si douce, sur ses lèvres blanches, que Philibert la laissa emplir le silence et s’installer dans la pièce, comme un monstre tranquille que l’on accepte à ses côtés.
— Tu sais que c’est faux, Louise, se contenta-t-il de répondre.
— Il l’a abandonnée à la mort. C’est pareil.
Et ce soir-là, ils ne se dirent plus rien d’autre.