VIII

— Réveille-toi, Philibert !

Il ouvrit les yeux et entendit les cloches avant de reconnaître la chambre de Villermin. Le vacarme de cuivre devait écraser toute la ville, tant il sonnait fort même à travers les vitres.

— Quoi ? Que se passe-t-il ?

— Les catholiques ont décidé de se relayer jusqu’à la messe pour sonner le tocsin. Ils font cela pour éloigner la peste.

— On dirait le branle des morts de la Toussaint. Quelle heure est-il ?

— Le soleil est levé depuis plus d’une heure.

— Quoi ? Mais pourquoi m’as-tu laissé dormir ?

— Tu étais épuisé.

— Et les malades qui m’attendent au château ! Je dois y aller immédiatement.

— Onze d’entre eux sont morts dans la nuit.

— Onze !

À moitié debout, il se rassit aussitôt sur le bord du lit.

— J’ai vu Villermin en me levant, précisa-t-elle. Il revenait du château. Il avait l’air très affecté.

— Onze ! Te rends-tu compte ? Ce que j’ai fait hier n’a donc servi à rien ? Je ne comprends pas. Nous avons tout ce que nous voulons, ici. Les malades ont chaud, ils sont bien nourris. Et puis, avec le pactole des apothicaires que tu as découvert, je n’ai manqué de rien pour les traiter. Tous les malades de la peste ne peuvent pas se vanter d’être soignés à l’écorce de gaïac ! Alors quoi ? Que manque-t-il ? Qu’ai-je donc mal fait ?

— Villermin écumait en m’annonçant le compte des morts. Tu aurais dû le voir. C’est un militaire. Il insultait la peste et l’exhortait à sortir de sa cachette pour venir l’affronter à la loyale. Je pense que c’est un brave homme.

— Il est courageux.

— Il est parti courir les rues de la ville pour rameuter les valides qui restent. Il a demandé au curé de dédier une messe à saint Roch et il veut organiser une grande procession qui passerait devant toutes les maisons.

— Et pourquoi pas ? lâcha Philibert en nouant sa chemise.

— Ah bon ? C’est ce que tu penses ?

— Les gens doivent prier, c’est évident. Qu’ils prient leur saint, c’est mieux que rien. Dieu saura les entendre. C’est leur épreuve. La malignité de l’air qu’ils respirent est faite de la vapeur de leurs péchés. Dieu attend d’eux qu’ils Le prient et qu’ils implorent Sa miséricorde.

— Villermin a souhaité que nous l’accompagnions.

— Eh bien, nous irons !

Il se leva comme s’il se mettait déjà en route.

— Nous étions bien catholiques avant d’être protestants. Nous savons comment cela se passe. Et pour la procession, le Seigneur ne nous en voudra pas de nous promener derrière un reliquaire. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Villermin n’a pas l’air d’apprécier les huguenots. Il faut dire que la brochette que nous avons croisée en venant ne lui donne pas la meilleure image de notre confession. Alors, jouons les catholiques. Nous avons besoin de son amitié. Et pas seulement pour bénéficier d’un lit au chaud. C’est un homme droit et juste. Nous devons le respecter.

— Tu crois que cette messe peut chasser la peste ?

— La prière est utile. Dieu nous envoie un fléau, nous devons Lui répondre en démontrant notre foi et en prouvant notre vertu. La prière fait partie de la médecine au même titre que la saignée ou la fumigation. C’est Ambroise Paré qui le dit. J’espère seulement que Dieu nous entendra et qu’Il guérira ces pauvres gens.

— Et Nostredame, il peut les guérir ?

Il hésita avant de répondre.

—Ah, ça… Je ne sais pas.

— Tu semblais plus convaincu hier soir.

— Ne m’ennuie pas avec ça. J’ai parlé de Michel parce que je ne savais plus quoi dire. Je cherche de l’aide, j’envisage toutes les solutions. Pourquoi Michel ne fait-il rien ? Pourquoi n’a-t-il jamais rien fait si la peste frappe Salon aussi souvent que Villermin le prétend ? Il est médecin. A-t-il oublié son serment ?

— Tu as dit l’avoir vu guérir la peste. C’est vrai ?

Ce n’est qu’à ce moment que Philibert aperçut la robe de Louise. Une robe simple à col ouvert mais taillée dans un tissu délicieusement gracieux, piqué de fleurs jaunes avec un surcot de la même couleur. Blanche et jaune, le contraire de la peste. Cette robe la protégerait bien mieux que toutes les fumigations, il en était convaincu.

— Où as-tu trouvé cette robe ?

— Une domestique me l’a apportée au réveil.

— Villermin n’a pas de femme.

— Non, mais il a cette robe. Elle me rappelle une robe que portait Isabelle. Je n’ai pas pu refuser.

Elle se composa une mine triste qui détonna avec les fleurs jaunes.

— Tu n’as pas répondu à ma question, relança-t-elle.

— C’est vrai, Louise. Je l’ai vu guérir un pesteux.

— Guérir ? Vraiment ?

— Je l’ai vu.

— Mais alors, quand Isabelle est morte…

— Je ne sais pas. Il a certainement essayé aussi de la guérir.

— À moins qu’elle n’ait pas eu la peste.

— Non, Louise, ne recommence pas avec ça. Michel était un grand médecin. Il l’est peut-être toujours. Mais il ne peut pas aller contre la volonté de Dieu. Personne ne le peut.

Louise s’était tournée vers la fenêtre. Il pleuvait toujours. Foutue pluie qui vous imbibe l’âme aussi bien que les bas au fond des bottes. Un jus mélancolique et venimeux, qui draine la peste et les souvenirs douloureux.

— Tu comprends, continua Philibert dans son dos, si Michel peut nous aider à combattre la maladie, il doit le faire. Je ne peux pas laisser Villermin m’empêcher de lui parler. Je ne vois pas pourquoi il ne voudrait pas me recevoir. Peut-être Villermin aura-t-il mal compris ses intentions ? Il faut que je le rencontre, tu comprends ?

— Est-ce que tu l’as vu en train de soigner Isabelle ? Est-ce que tu l’as vu de tes yeux ?

— Je ne sais pas, Louise. Je ne sais pas comment il fait. Peut-être l’ai-je vu sans même le savoir.

Elle lui tendit son manteau encore humide de la veille. « Allons à la messe, conclut-elle avec un sourire amer ».

Une foule de survivants s’était regroupée devant l’église, au mépris de la pluie qui, à côté de la peste, n’était qu’un moindre mal. Une foule disciplinée qui se rassurait en appliquant la règle : on attend monsieur le curé, on encaisse les coups de cloches à pleines oreilles, et on n’entre pas avant le berger.

Quand Philibert et Louise passèrent le coin de la rue, les visages étaient déjà tournés vers eux. Les gens ne parlaient pas. Juste quelques pleurs qu’une veuve trop récente n’avait pas pu retenir. Alors, Philibert prit le temps de les saluer tous, avec le masque grave du médecin. Que pouvait-il faire d’autre ? Il ne reconnaissait personne.

Puis les rangs s’escamotèrent pour libérer un passage jusqu’au portail. Au bout de l’allée des gens, dans le cadre magistral des colonnades et du tympan sculpté en arc de cercle, trônait un curé. Trop petit, trop gros, trop rougeaud pour la gravité de l’occasion. L’archétype du curé ignorant que les papistes affectaient aux paroisses subalternes. Villermin avait parlé d’une collégiale dans la région. C’était typique : l’Église romaine installait un chapitre de chanoines et délaissait les petites paroisses environnantes. Du pain bénit pour les réformés qui profitaient de ces coins d’ombre culturelle pour y fleurir en paix.

Pas d’aube, pas de chasuble, l’homme portait une soutane en lainage et la tonsure grossière qui allait avec, un trou irrégulier qu’il s’était rasé lui-même, un peu trop grand pour se rendre plus important. Un nez distendu lui dévorait la moitié du visage, un appendice qu’on aurait dit tumoral, piqué de points noirs et orné de petites verrues. Ignorant et alcoolique. Était-il tenu par un pacte pour exagérer à ce point la caricature ? Le relent de vinasse qui accompagna ses premiers mots confirma le diagnostic.

— Professeur Sarrazin, ne restez pas sous la pluie. Une place vous attend au premier rang.

Derrière le prêtre, la nef rectangulaire étincelait entre deux murs de porte-cierges surchargés de bougies. Le petit curé avait sorti les grands moyens. La peste, c’était comme une veillée de Noël, l’occasion d’une belle assemblée qu’il ne fallait pas décevoir.

— Vous n’entrez pas ?

Deuxième vague de vinasse.

— Oh. Excusez-moi, mon père. J’avais l’esprit ailleurs. Sans doute ce splendide bas-relief au tympan de votre église.

— Saint Michel terrassant le serpent.

— Saint Michel ?

— Oui. Mais le serpent n’est pas un vrai serpent. C’est un symbole.

— J’avais bien compris. Très joli. Entrons.

— Une pièce, monseigneur ? interrompit une voix qui venait de terre.

Dans la boue, à côté de la porte, un escadron de quatre mendiants s’était installé à genoux. Le chef de file, celui qui avait interpellé Philibert, n’avait plus d’oreilles : la punition des oisifs et des vagabonds. Du coup, sa tête ressemblait à une balle de chair, marbrée de gale, luisante sous la pluie.

— Laisse monsieur le professeur tranquille ! aboya le curé en lançant son pied dans le vide, pour manquer de perdre l’équilibre.

— Il ne m’importune pas, corrigea Philibert en cherchant une pièce. Ces hommes assument leur part de courage. Ils n’ont pas fui l’épreuve que Dieu nous inflige. Tous les Salonais n’ont pas eu cette noblesse.

Puis il jeta son obole et entra dans l’église en regrettant ses paroles. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Lui suffisait-il de pénétrer dans une église catholique pour renier instantanément ses compagnons de foi ? Le fait d’avoir entraîné sa femme dans une ville ravagée par la peste ne lui donnait pas le droit de condamner ces réformés qui avaient écouté la raison en fuyant loin du mal. Il se signa et suivi son père-la-vinasse.

— Vous ne m’avez pas dit votre nom.

— Oh ! excusez-moi, je pensais que le consul Villermin vous l’avait dit. Je suis le père Benoist. Permettez-moi de vous féliciter pour votre grand cœur.

— Ce n’est rien. Juste une pièce à un mendiant.

— Je n’ai pas souvent la possibilité d’aider ces nécessiteux. Notre église est elle-même tellement déshéritée. J’ai juste de quoi payer les cierges et le vin de messe. Je vis de menues dîmes et de la générosité de mes paroissiens.

Philibert grimaça un sourire de circonstance qu’il garda jusqu’au bout de l’allée. Le petit homme avait les dents pourries et deux yeux minuscules toujours humides dont on n’apercevait pas le blanc.

Derrière eux, l’assemblée s’engagea à leur suite dans l’ordre séculaire de leur hiérarchie de village dont ils bouchaient les trous qu’avait creusés la peste. Sur les côtés, derrière le mur des bougies, entre chaque arc en ogive, la statue d’un saint dans sa niche les saluait au passage : un moine docte avec son missel, une sainte Anne au visage blasé rendu blême par la peinture délavée. Toute la sainte galerie des demi-dieux des papistes.

— Il faudrait les faire repeindre, commenta le curé qui avait suivi le regard de Philibert. Peut-être qu’avec la peste… Vous savez, dans ces grands malheurs, les gens achètent des indulgences pour gagner des jours de purgatoire. Cela me permet d’engager de menus travaux.

Philibert préféra fixer le maître-autel, droit devant. Pour ne pas subir la mine caustique de Louise, et encore moins le regard de cet homme misérable qu’il ne supportait déjà plus. Doutez-Vous de ma conviction, Seigneur, que Vous désirez renforcer ma foi en me présentant cette caricature papiste ?

Au bout de la travée, quatre beaux fauteuils se dégageaient du premier rang. Villermin arriva alors que Philibert prenait place.

— Ah, Philibert, vous êtes venu ! C’est bien.

— Louise m’a dit, pour les morts de cette nuit.

— Cette peste est effroyable ! Elle ne ressemble en rien aux épidémies que nous avons connues avant. Il nous faut prier, Philibert. Et prier encore. J’ai demandé au père Benoist d’en appeler à saint Roch. Puis nous défilerons tous derrière la sainte tête, en procession.

— La tête ?

— Oui, le chef reliquaire de saint Roch. Une relique tellement incontestable que l’évêché de Montpellier cherche à se l’approprier. C’est la fierté de Salon. Elle nous sauvera, vous verrez.

C’est vrai, se souvint Philibert : non contents d’adorer des hommes comme des dieux, les catholiques les coupent en morceaux qu’ils se disputent entre paroisses. Du fauteuil d’à côté, Louise posa sa main sur la sienne pour lui rappeler la retenue et le bon sens qu’elle devinait s’évaporer de son époux à grande vitesse.

— J’espère que Dieu entendra nos prières, se contenta-t-il de commenter. Nous attendons quelqu’un ? ajouta-t-il en désignant le quatrième fauteuil.

— Ce siège est celui de Diane du Bertaud. Elle arrive toujours après les autres. Cela fait partie du personnage.

Philibert sourit comme s’il comprenait l’allusion.

— Mme du Bertaud est la veuve d’un gros négociant de Salon qui lui a laissé toute sa fortune, un de ces nouveaux hommes d’affaires qui grossissent les rangs des huguenots. Heureusement, à sa mort, son épouse a rejoint notre Église. Cela fait d’elle la plus riche de nos paroissiennes. C’est quelqu’un avec qui il faut compter.

Il laissa s’installer un silence et s’approcha pour continuer plus bas.

— Cela nous aide à accepter ses… excentricités. Vous verrez, Diane du Bertaud est une femme fantasque, pour ne pas dire fantastique.

Philibert sourit à Louise qui était placée à côté du siège vide, un sourire idiot qui voulait dire ça va bien se passer. Pendant ce temps, le père Benoist s’affairait à préparer la cérémonie malgré la tremblote qui agitait ses mains. Quatre hommes endimanchés apportèrent un grand brancard de bois tendu de soie rouge avec des pendeloques dorées. La chaise à porteurs de Sa Majesté la tête de saint Roch, sans doute. Comme il se sentait éloigné de cette religion qui se noyait dans le spectacle et les artifices !

Autour de lui, le ton avait changé. Louise s’était retournée sur sa chaise. Villermin aussi. Ainsi qu’un paroissien sur deux, les hommes principalement. Alors Philibert tourna la tête comme tout le monde : Diane du Bertaud remontait l’allée sous les regards d’une bonne centaine de Salonais silencieux.

Sorcière. Voilà bien le premier mot qui s’imposa à son esprit. Sorcière. Le mot qu’elle portait gravé sur le front et qu’elle venait arborer au nez de tous ces gens abîmés en prière. Cette stature d’abord, d’une tête au-dessus de tous les autres, cette allure élancée qui la faisait sembler plus grande encore, cette grâce irréelle, ce port saturé de noblesse, d’orgueil et de puissance surnaturelle. Mais, par-dessus tout, ce qui faisait d’elle une sorcière, c’était cette peau sans couleur, ces mains de porcelaine dans la noirceur de ses vêtements de deuil, ces joues exsangues, le front livide de la mort sous une voilette de dentelle noire. Et ses cheveux, ses cheveux incroyablement libres fendant la marée des fichus, ses cheveux infiniment fins, infiniment blancs, blancs comme ses cils et ses sourcils effacés de son visage. Reine de la lune, déesse des Sélènes. Ses yeux bleu pâle s’étaient arrêtés aux portes d’un néant incolore. Seule touche de vie dans ce visage de mort, ils semblaient de verre sous les assauts de la lumière des bougies. À ses côtés, une domestique lui tenait le bras pour lui indiquer le chemin.

— Est-elle aveugle ? chuchota Philibert.

— Pas complètement, répondit Villermin. Ses yeux ne voient qu’à la pleine lumière du jour.

Un article de l’Académie des sciences lui revint brusquement à l’esprit. On y parlait de ces créatures nées sans couleur, à la peau fragile et aux yeux défaillants. Il avait même vu de tels enfants dans le cabinet de curiosités que s’était aménagé une comtesse de sa connaissance, férue d’exotisme. De pauvres enfants nés de parents sains et pourtant monstrueux, hors des couleurs comme hors du monde. Mais jamais il n’avait vu un spécimen semblable à Diane du Bertaud. De sa tare, elle s’était fait un puissant sortilège, capable de charmer une pleine église de paroissiens qui jusqu’à l’instant d’avant avaient été incapables de penser à rien d’autre qu’à la peste et son cortège de malheurs. Tous ces gens la connaissaient. Et malgré tout, sa magie attirait à elle leurs âmes trop ordinaires subjuguées par son incroyable beauté.

La domestique guida devant eux sa déesse lunaire, jusqu’au siège qui l’attendait à côté de Louise. Louise lui sourit sans savoir si elle pouvait la voir. Depuis de longues minutes, le père Benoist avait commencé sa messe et Philibert ne s’en était pas rendu compte.

Gloria Pater, et Fili, et Spiriti Sanctus.

Que racontait-il ? Le béotien ne récitait même pas correctement sa messe ! L’apogée de la bêtise papiste ! La suprématie de la forme sur le fond. La dictature des murs de bougies, des statues de saints et des têtes coupées dans des reliquaires, par-dessus le message de Dieu et la simple foi, la foi pure et empreinte de vérité.

À ses côtés, Villermin saisit le désarroi de Philibert dans la soudaine crispation de tout son dos.

— N’y faites pas attention, lui glissa-t-il à l’oreille. Le père Benoist n’est pas un homme de lettres, mais nous l’aimons comme cela, notre curé ! Vous apprendrez vous aussi à l’apprécier. Priez avec lui, avec les mots que vous voudrez. Ce ne sont pas les mots qui comptent.

Philibert regarda le curé se signer, ses doigts gonflés par les excès relever sa soutane pour qu’il ne s’y prenne pas les pieds.

Puis soudain, il comprit ce que venait de dire Villermin.

Comme il a raison, Seigneur ! Comment ai-je pu me fermer à Votre amour ! Comment ai-je pu oublier l’homme qui se cachait derrière ce portrait grotesque de curé aviné ? Comment ai-je pu ne pas percevoir l’âme de cette femme derrière la magie de son visage irréel ? Pourquoi n’ai-je pas compris que la mort de ces malades n’était pas l’échec de ma médecine mais le signe de Votre volonté ? Pourquoi n’ai-je pas reconnu, dans ces chaussons de céladon, l’humanité de cette femme dont je m’apprêtais à violer la dépouille ?

Tu commences enfin à apprendre, Philibert.

Merci, Seigneur. Quel étrange voyage ! Par quels étranges chemins me menez-Vous, et vers quelle vérité ?

Et Philibert se leva avec les autres pour entonner le Credo. Et la foule marmonna à l’unisson, chacun avec ses mots, la profession de foi qui unissait tous les chrétiens.

Philibert ferma les yeux. L’air sentait la paraffine. Et peut-être aussi la fumée. Mais pas seulement.

Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant. Il avait appris à prier en français. Il laissa couler les mots dans sa tête comme ils lui venaient. Dans l’obscurité de ses yeux clos, il était seul. Seul avec Dieu. Mais pas seulement.

Comme derrière un rideau qui filtre les bruits de l’extérieur, il perçut la voix de Louise. Et in unum dominum Jesum. Tiens ? Du latin. Peu importe. Ce qui comptait, c’était sa voix familière. Derrière le rideau sourd, il entendait sa voix, comme un phare. Mais pas seulement.

Car soudain, derrière la paraffine, il sentit l’odeur des gens. L’odeur du vin dans la bouche d’un curé si seul en terre protestante. L’odeur du baume qui ne parvenait pas à apaiser la peau trop fragile d’une femme qui n’a pas mérité de naître infirme. L’odeur de la peur et des nuits sans sommeil de tous ces gens qui veillaient leurs morts.

Car soudain, du fond de sa solitude, il perçut les prières autour de lui, les mots entremêlés qui tendaient tous vers le même Dieu, les supplications, les appels et les simples proclamations d’autant de foi et d’amour.

Car soudain, au-delà du rideau sourd enfin déchiré, il entendit le grondement de la foule, la somme des psalmodies qui montait de la nef jusqu’au chœur pour ne porter plus qu’une seule prière : mon Dieu, libérez-nous.

Alors, la vague lui emporta l’esprit. Était-ce un vertige, une extase ? Une puissance qui soudain l’élevait au-dessus des autres, mais une puissance qu’il sentait issue de leurs prières unies à la sienne. Le sang se mit à siffler à ses oreilles, un genou lâcha prise, sa main s’accrocha à l’accoudoir, et il se laissa retomber sur son siège, le souffle coupé.

— Philibert ! Que t’arrive-t-il ?

Il ouvrit les yeux.

— Je… Je crois que ça va.

En bruit de fond, la messe continuait. Louise était penchée sur lui. Elle n’était plus qu’un masque d’inquiétude, trempée de sueur, tout entière condensée dans ses yeux angoissés.

— Philibert, tu as de la fièvre ?

— Non, je t’assure. J’ai eu une absence. C’est tout. Regarde, je vais déjà mieux.

Il se releva pour lui montrer. Villermin jeta un œil en coin. Il ne s’était rien passé. Tout allait bien.

Le reste de la messe se déroula sur le rythme mécanique de la litanie du père Benoist et de son latin phonétique. Une fois remis du choc, Philibert constata qu’il se sentait mieux parmi ces gens. Peut-être craignait-il moins la peste, peut-être se sentait-il moins seul. À intervalles, Louise tournait la tête pour s’assurer qu’il allait bien. Leurs visages à tous deux avaient repris des couleurs.

Sur un dernier ite missa est, correctement prononcé, le père Benoist envoya la fin de la messe. Un brouhaha timide reprit ses droits sur le silence. La même veuve que sur le parvis ne put retenir ses larmes.

Devant, les quatre paroissiens endimanchés avaient bondi de leur banc pour disparaître avec le curé derrière le chœur où les attendaient le brancard contre le mur et la sainte tête dans sa salle au trésor.

Villermin en profita pour s’avancer à l’avant des fauteuils.

— Philibert, Louise, mes amis. Laissez-moi vous présenter Mme veuve du Bertaud.

— Je suis enchanté, madame, dit Philibert en lui prenant la main. Je suis le docteur Sarrazin et voici ma femme, Louise.

— Bonjour. Veuillez m’excuser, je n’y vois pas très bien. Il fait trop sombre dans cette église.

— Alors, sortons, proposa Louise d’une voix presque joyeuse. Puis-je vous offrir mon bras ?

Diane du Bertaud lui répondit par un sourire tranquille, un rien condescendant, un sourire de grande sœur pleinement consciente de sa primauté. Elle accrocha le bras de Louise, qui lui sourit en retour.

— J’aime votre robe, ajouta-t-elle.

Louise lissa le tissu à fleurs jaunes avant de refermer son manteau. Alors le charme agissait aussi sur les femmes ? Louise n’avait pas résisté un instant à l’empire de la reine de la lune. Tant mieux. Elle en avait besoin.

À côté, Villermin semblait ravi que les présentations se déroulent aussi bien. Et Philibert aussi avait envie de se laisser aller à cette béatitude sociale qui soudain les réunissait. Décidément, pensa-t-il, rien ne vaut le décorum des catholiques pour générer de la communion et du bon sentiment. Il était temps de sortir. Ce n’était pas le moment de se laisser convertir.

Puis le brouhaha des gens s’interrompit net. Du fond de l’église avait reparu le père Benoist avec une longue croix qu’il portait de travers, tout au-dessus de sa tête, comme un hallebardier fatigué à l’heure de la relève. Derrière lui, les quatre endimanchés en carré aux quatre coins du brancard, et sur le brancard, la tête, la fameuse, que tout le monde attendait. Il fallait bien reconnaître que l’objet avait de la prestance. C’était un buste, coupé sous les épaules. Un buste de cuivre ciselé et poli, la pièce d’un artisan de qualité qui, n’eût-elle contenu un morceau de saint mort, aurait trouvé sa place dans un intérieur bourgeois. Alors, saint Roch était barbu ? Des lèvres charnues, des cheveux coiffés à la byzantine, stylisés en dizaines de boucles découpées sur son front, son menton dépoli créant l’illusion d’une barbe bien taillée. Mais l’artifice le plus efficace de ce visage doré était son regard. Saint Roch, du haut de sa plate-forme, décochait ses injonctions au repentir, de deux yeux d’ivoire écarquillés, à l’iris bien rond, bien noir, imposant aux fidèles son autorité de demi-dieu convaincu de sa puissance.

Cette tête est bien trop petite, pensa Philibert en l’apercevant. Dans cette splendide coque de cuivre, la tête d’un enfant ne tiendrait pas. Ou alors, on n’y avait enfermé qu’un seul morceau. Avaient-ils brisé le crâne de leur saint homme pour le partager entre plusieurs paroisses ? Il aurait été bien curieux d’ouvrir la tête de cuivre pour découvrir ce qu’elle renfermait.

L’illustre tête de barbu se trouvait maintenant à sa place, dans l’alignement de l’allée, derrière le hallebardier en soutane. Il fallait reconnaître que le symbole était parfaitement bien choisi.

Saint Roch était un médecin qui soignait la peste. Qui guérissait la peste, plutôt : il fallait au moins cela pour faire un saint. Mais l’histoire de saint Roch, au-delà d’être belle, se devait d’être exemplaire. Ainsi, le saint homme, à force de soigner son prochain, finit par contracter lui-même la terrible maladie. Et, bien sûr, les ingrats qu’il avait soignés sans compter le chassèrent aussitôt pour le laisser dépérir aux portes de leur ville. À partir de ces faits, si désespérément typiques de la nature humaine, les opinions divergeaient quant à la morale à retenir. Au premier degré, l’histoire de saint Roch nous enseignait, et aux médecins plus qu’aux autres, qu’on ne soigne pas son prochain sans se sacrifier soi-même. Une belle morale à la gloire de l’esprit vertueux des disciples d’Hippocrate, que ne reniait certainement pas Philibert.

Mais il y avait, derrière cette histoire, une deuxième morale, plus subtile et plus apte à capter sa réflexion. La guérison véritable n’était-elle pas, plutôt que celle des corps, celle des âmes ? Dieu n’avait-il pas envoyé à saint Roch cette peste salutaire pour lui enseigner qu’à guérir les corps des hommes, il n’avait fait que détourner leurs âmes de la rédemption ? Et saint Roch, malade, rejeté par les siens, avait compris cela et terminé sa vie à prier pour le salut de ceux qu’il avait cru guérir.

La litanie du père Benoist tira Philibert de ses pensées. La procession avait commencé. Le curé passa à côté de lui en psalmodiant ses mots en um qui sonnaient latin. Puis, derrière le curé, la tête de saint Roch sur les épaules des quatre portefaix. Puis Villermin et Philibert. Puis Diane et Louise, bras dessus bras dessous. Puis la masse des gens, en rangs par deux. Ils passèrent l’allée, les bougies. Au parvis, ils réajustèrent les manteaux et la pluie entama son concert de notes de cuivre sur la tête de saint Roch.

La procession enfila les rues dans l’ordre, sans en oublier aucune, pour ne pas faire de jaloux. Parfois, sur leur passage, une fenêtre s’entrouvrait et un malade blafard se penchait sur eux pour tenter d’accrocher le regard sévère mais salvateur de la tête de cuivre. Et Philibert mémorisait l’adresse pour pouvoir y envoyer les corbeaux qui ramèneraient le pesteux récalcitrant auprès des autres, au château. Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais il fallait bien soigner ces gens.

Au fil des rues, le bel ordre du cortège se délita à l’eau de la pluie. La rumeur des discussions reprit de l’arrière de la colonne vers l’avant, puis les pleurs de la veuve du parvis. Villermin se laissa dériver jusqu’au côté de Diane pour entamer une conversation. De l’autre côté de la sorcière blanche, pendue à son bras, Louise en profita pour chuchoter à l’oreille de Philibert :

— Ça va mieux ? Comment te sens-tu ? Tu m’as fait peur tout à l’heure.

— Oh, non, ce n’est vraiment rien. Tout va bien, je t’assure.

— Ne dis pas ça. Tu as dormi comme un nouveau-né, tu as bien mangé, alors tu ne dois pas t’effondrer après quelques minutes de messe.

— Ne t’inquiète pas, Louise. Ce n’était pas un malaise. Au contraire. Je ne me suis jamais senti aussi bien qu’à ce moment. J’ai ressenti une communion. Et pas au sens liturgique. Non, une communion encore plus vraie, une communion d’âme avec tous ces gens, dans l’église, autour de moi. Un moment magnifique qui m’a ému profondément. Au point de m’en étourdir.

— Il n’empêche que tu m’inquiètes. Une communion, tu dis ? Non mais tu as vu ce curé ? Il n’avait rien d’émouvant !

— Si, il l’était tout autant que les autres. C’est cette épreuve, sans doute, cette maladie qui nous unit. C’est peut-être cela qu’a voulu m’apprendre le Seigneur.

Il lut dans les yeux de Louise qu’il était inutile d’aller plus loin. Cela faisait des années qu’il bataillait pour la convaincre du bien-fondé de la Réforme. Alors, il était évident que ce genre d’élan catholique ne pouvait que brouiller le message. Elle ne comprendrait pas. Il valait mieux arrêter tout de suite les explications mystiques.

Derrière la mine incrédule de Louise, Diane du Bertaud le regardait. Peut-être l’avait-elle écouté ? Elle lui sourit. Il avança plus vite pour reprendre sa place au premier rang de la procession.

Quelques rues passèrent encore, quand au bout de la ville, dans le dos du château, un homme bondit devant le cortège, comme recraché d’une porte marquée d’une croix rouge.

— La peste ! La peste ! criait-il en agitant les bras.

Au seul nom maudit de la maladie, saint Roch fit une embardée, au pas cadencé, avec à ses basques toute la file des chenilles processionnaires, rasant la façade d’en face pour s’écarter au plus loin des cris de l’homme et de son mauvais augure.

Chassez le naturel…, pensa Philibert. Ah, elle était jolie, la belle communion des catholiques ! Il avait suffi de prononcer le nom de l’ennemi pour mettre les troupes en déroute. Les belles prières, ils les avaient laissées derrière, au fond de l’église. Et il ne restait plus qu’un troupeau d’égoïstes qui, déjà, reformaient les rangs à distance, loin de cette maison de pestiférés qui avaient eu le mauvais goût de vouloir se joindre à leurs prières.

Philibert s’approcha de l’homme et le saisit par le bras. Louise dans son dos, prête à le suivre.

— Calmez-vous, monsieur, je suis médecin, je vais vous aider.

— La peste ! La peste ! criait-il sans s’arrêter.

Philibert le poussa à l’intérieur de la maison et entra à sa suite, laissant Louise à la porte. Une maison de pauvres, irrémédiablement attirée vers le galetas, les murs imprégnés de misère.

— La peste ! continuait l’autre. La peste n’est pas le châtiment de Dieu que vous croyez !

— Allons, calmez-vous. Je vous en prie.

L’intérieur était sombre, un rez-de-chaussée crépusculaire, des fenêtres bouchées au papier huilé.

— Louise, laisse la porte ouverte. Il faut aérer. C’était la maison d’une famille entière, de plusieurs peut-être. Une table, des chaises, beaucoup de chaises, et des casseroles à même le sol avec un vase de nuit au milieu. Au fond, il y avait un lit unique – la richesse du pauvre – parmi les couchettes et les paillasses, entassées tout autour. Un lit bordé d’un rideau entrouvert par lequel Philibert aperçut une femme endormie.

— C’est la malade ? Votre femme, sans doute ?

— Je…, hésita l’homme. Non. Elle n’est pas malade. Elle est morte.

Philibert, qui avait atteint le lit et s’apprêtait à prendre le pouls de sa patiente, retira les mains pour ne pas la toucher.

— Morte ?

— Depuis deux jours. C’est ma femme. Je ne veux pas que les corbeaux l’emportent. Je l’enterrerai moi-même, avec notre famille.

— Vous ne pouvez pas, monsieur. Il y a des règles. Je dois vous signaler aux brigades de la ville.

— Non ! Je vous en prie, laissez-la-moi !

— Mais je ne comprends pas. Vous nous avez interpellés devant chez vous. Maintenant que j’ai eu connaissance du décès de votre femme, je dois le signaler. Pourquoi m’avez-vous alerté si vous n’avez plus de malade ?

— Si, moi… Je suis malade.

— Comment cela ? Vous avez l’air sain.

— La plaie en morsure de vipère, à l’aine, comme elle. Je viens de la découvrir. Je vais mourir à mon tour. Il faut que je l’enterre avant. Et que je trouve quelqu’un pour m’enterrer à côté d’elle.

— Laissez-moi vous examiner.

Les tempes luisantes, le pouls un brin véhément, la langue sèche.

— Vous avez soif ?

— Toujours. Et pourtant, je ne fais que boire.

Philibert fit un pas en arrière et ralentit son souffle pour échapper à la corruption qu’il sentait soudain dans l’air.

— Je crains que vous n’ayez raison, monsieur. Vous êtes malade. Vous devez me suivre au château. On s’occupera de vous.

— Cela ne servirait à rien. Tout comme votre foutue procession !

— Allons, ne blasphémez pas.

— Vous ne comprenez rien. Cette peste n’est pas une punition divine. Elle n’est pas en rapport avec nos péchés. C’est un empoisonnement ! C’est l’artifice d’une sorcière ! Élise m’en a parlé avant de mourir. Les femmes savent ces choses. Elle m’a dit que les sorcières retirent les bubons des pestiférés et les réduisent en poudre pour leurs concoctions.

— Monsieur, reprenez-vous !

— Mais c’est la vérité ! Elles mêlent cette poudre à des substances graisseuses pour en faire un onguent dont elles enduisent les serrures des maisons. Voilà ce qui nous tue, monsieur ! Et pendant que les Salonais prient leur saint Roch, les sorcières graissent leurs portes pour mieux les empoisonner à leur retour !

— Arrêtez ! cria Philibert.

L’écho de son cri fit un aller-retour entre les murs de la pièce.

— Ce que vous dites n’existe pas ! Vous êtes malade et je dois vous soigner. Il n’y a que cela qui compte. Pour l’instant, restez auprès de votre femme si vous le voulez. Je n’ai aucun matériel ici. Je vais rentrer au château et je ferai venir quelqu’un pour vous chercher. Elle et vous. Et je verrai s’il est possible de lui offrir mieux qu’une fosse commune. Je vous promets de faire de mon mieux, mais je vous en prie, retrouvez votre calme et attendez ici sans chercher à agir contre ces… sorcières dont vous parlez.

L’homme semblait apaisé, mais haletant. Il s’assit sur le bord du lit et caressa la main de sa femme. Il fallait faire vite. Philibert avait perdu trop de temps avec cette procession idiote. Sa place était au château. Il s’élança pour sortir. Mais il s’arrêta aussitôt.

Dans le cadre de la porte, Louise se tenait bizarrement raide, bloquant le passage avec maladresse, dans la posture un peu gauche qu’elle adoptait quand elle devait lui annoncer une mauvaise nouvelle.

— Quoi encore ? lâcha-t-il en la bousculant pour sortir quand même.

— Il a raison, murmura-t-elle en pressant ses mots. Il se retourna brusquement, la colère déjà dans les yeux.

— Ne t’énerve pas, continua-t-elle. Ne t’énerve pas et regarde seulement la serrure de cette porte.

Pas question ! Déjà sorti, à la pluie, il n’était pas question que Philibert regarde cette porte. Les divagations de Louise revenaient au pire moment. Pourquoi fallait-il que ce genre d’ineptie s’acharne en permanence à entraver le simple déroulement des choses ? Cet homme était malade. Il devait le soigner. C’est tout. Le mal était suffisamment perfide pour ne pas avoir à s’embarrasser de ces histoires de grand-mère. Philibert ne se sentait pas maître de sa science au point de se permettre de courir avec un handicap.

— Louise, prévint-il sans approcher d’elle, oublie cela et viens avec moi au château ! Ne vois-tu pas que la peste nous dévore maintenant les esprits ? Il faut la vaincre, Louise, et tout de suite, avant que nous soyons tous ou morts ou fous !

— Mais… la porte… regarde…

— Louise ! cria-t-il. Je t’interdis !

Il fit mine de partir. Quelques maisons plus loin, deux hommes en sortaient un troisième dans la rue : un cadavre qu’ils enveloppaient d’un rectangle de toile cirée pour qu’il ne se mouille pas trop en attendant la charrette des corbeaux.

— Mon Dieu, mais regarde ça, Louise ! cria Philibert tellement fort que les deux hommes s’arrêtèrent. Ils vont tous mourir les uns après les autres si nous ne faisons rien !

— Comme si tu savais ce qu’il fallait faire ! lui répondit-elle sur le même ton. Tu ne vois donc pas que cela ne sert à rien ! Tu as raison, nous allons tous mourir les uns après les autres. Ce sont tes huguenots qui ont fait le bon choix. Pars vite, va loin, reviens tard. Il y a des énergies dans les rues de cette ville qu’il vaut mieux fuir. Des forces ancestrales, des sciences plus puissantes que ta médecine.

— Mais tais-toi ! Tais-toi, je t’en supplie ! cria-t-il de plus belle en la secouant par les épaules jusqu’à ce qu’elle arrête. Louise, Louise, mon amour, ne dis pas ces choses. Veux-tu finir au bûcher ? Tu es sage-femme, tu connais l’art des drogues, des breuvages et des simples. J’ai déjà entendu des femmes, à Lyon, t’appeler la guérisseuse. Alors, je t’en supplie, mesure tes paroles, redeviens raisonnable, suis-moi et reprenons notre travail.

— Mais, Philibert, si tu ne veux pas voir cela, que ferons-nous ? Je peux reprendre mon travail comme tu le demandes. Et ça ne changera rien. Et les gens mourront. Et nous finirons par mourir à notre tour.

— Alors, je dois aller chercher Michel.

— Quoi ?

— Il sait guérir la peste. Tu ne me crois pas, mais je l’ai vu. Je dois l’amener au château. Il saura nous sauver tous !

— Vois comme tu parles de lui. On dirait ton saint Roch ! Au lieu de rêver à une guérison miraculeuse, tu ferais mieux d’appliquer tes propres préceptes, ceux que tu professes avec tant d’aisance dans le confort de ton cabinet. Observer, étudier, comprendre. Alors regarde cette porte, Philibert !

C’en était trop. Il ne la reconnaissait plus. Il recula encore et ne trouva rien d’autre à dire, et rien d’autre à faire qu’à tourner les talons et à foncer à grands pas vers la maison du maître astrologue.

Au bout de la rue, il se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de l’endroit où habitait Michel. Il se retourna.

Là-bas, Louise était sortie de la maison du pestiféré et avait rejoint, plus loin, les deux hommes et leur cadavre au bord de la rue. Elle leur parlait et inspectait avec eux la serrure de leur porte.