XV
L’avaient-ils désirée, leur bousculade ? L’attendaient-ils, tous ces gens, pour enfin se dégourdir les jambes après l’ennui des débats ? En tout cas, tout poussait à le croire tant le mouvement de la foule ressemblait à une manœuvre à l’exécution parfaite. Un effet préparé à l’avance, lancé par la déclamation de Michel, dans son jargon d’augure, ses phrases à l’envers pour effrayer les illettrés. Puis une pause, juste assez longue pour que la populace se taise et se demande d’où viendra le premier coup, la prochaine peste ou le Jugement dernier. Et puis, comme une comparse cachée derrière la porte, cette paysanne qui crie soudain pour sonner le départ en annonçant le pire : la sainte relique a disparu !
Et comme tous les autres, malgré lui, Philibert avait suivi la mise en scène, il avait agité la tête, de droite et de gauche, fait le tour des regards des notables subjugués. Puis, dans un spasme, la foule s’était refermée sur le beau rectangle des gradins. Et tout ordre avait disparu. La belle âme de Salon s’était disloquée en autant d’individualités minuscules.
Au départ de la cohue, Philibert se tenait encore au côté de Villermin. Puis un choc le fit pivoter. Il se battit un instant pour garder son manteau qu’un courant emportait dans une autre direction. Et puis, plus de Villermin. Plus rien d’autre qu’un flux turbulent fait de visages anonymes. Il s’excusa auprès d’une tisserande qu’il avait bousculée. Il parcourut une large boucle par l’arrière de la cour. Et, sur le chemin du retour, il croisa un brasero, répandu sur le sol, qu’on éteignait à grande eau.
Puis le hasard, ou la logique d’un courant dominant, le poussa vers la sortie et, au-delà, à travers le parvis, vers l’église. Dehors, l’écoulement suivait la pente, et Philibert suivait l’écoulement. Saint Roch a disparu ! entendait-il autour de lui. Mais non, pauvres ignorants, pas votre saint Roch mais une tête d’orfèvrerie autour d’un fragment de crâne desséché : l’ignorance nourrit la peur ; et la superstition, la colère.
Au bout de la place, la cloche de l’église se mêla au désordre. Un coup, deux coups, un flot de bruit face au flot des gens. Le tocsin, pas moins, c’est dire si la situation était grave ! Philibert piétina. La pression de la foule le fit repartir.
Au pied du clocher, le grand portail était resté fermé, sous le saint Michel en tympan. Saint Michel ! se rappela Philibert. Où était-il passé, celui-là ? Au fond de son terrier ? Sale loir, il ne s’en tirerait pas comme ça !
Et devant la porte, Villermin contenait la foule au-delà d’un arc de cercle. D’Estissac à ses côtés, et le prévôt de Trie qui venait d’arriver. Par où étaient-ils passés pour y être aussi vite ?
— Le père Benoist est à l’intérieur, criait Villermin à ses ouailles pour gagner du temps. Nous serons bientôt mieux renseignés. Je vous demande, en attendant, de garder votre calme et de ne pas répandre de fausse rumeur.
À coups de coudes, Philibert progressait pour gagner sa place à leurs côtés, devant la porte. Plus loin, il pouvait voir les chanoines de la collégiale en groupe compact, puis Montrachet, et Dupraz derrière lui. Il n’y aurait pas assez de place pour tout le monde dans la bulle d’autorité qu’avait aménagée Villermin autour de sa personne. Philibert oublia la politesse et creusa à pas redoublés dans la falaise des gens.
Alors qu’enfin il prenait pied dans le sanctuaire en demi-cercle, juste à côté du prévôt, le portail s’entrouvrit et le père Benoist vint faire son rapport à l’oreille de Villermin.
— Il n’y a pas eu d’autre dégât, traduisit le consul à la foule en affichant une mine soulagée à laquelle personne ne crut. Le trésor est intact. Seul le chef reliquaire de saint Roch a disparu de sa tribune d’ostension.
— Oh !
— Saint Roch a disparu !
— Ah !
— Ce sont les huguenots !
Puis une femme se mit à pleurer, bien fort pour qu’on l’entende.
Le bord de la foule ondula. Le juge de Trie, à côté de Philibert, lui adressa un sourire désabusé.
— Restons auprès de Villermin, lui glissa Philibert. Ce peut être dangereux. Pour un catholique échaudé, une relique a bien plus de valeur que la vie d’un réformé.
— Ils en rêvaient, de cette étincelle, souffla le prévôt. Ils sont heureux, en réalité. Le petit peuple est toujours prêt à se soulever si l’on touche à ses croyances. La haine du huguenot couve depuis bien trop longtemps à Salon. Il fallait bien qu’elle s’embrase.
— Nous n’en sommes pas là, heureusement.
— Êtes-vous aveugle, Sarrazin ? Regardez autour de vous !
— Reculez ! criait Villermin en donnant de la voix.
Quelle distance nous sépare de l’émeute ? pensa Philibert. Du massacre ? De Trie avait raison d’être inquiet. On ne vole pas à un peuple sa patte de lapin, son porte-bonheur en cuivre ciselé, cacheté par l’évêque. C’était amusant d’ailleurs comme un objet censé apporter la bonne fortune répandait, à l’inverse, le plus terrible des malheurs sitôt qu’il venait à manquer.
— Les protestants volent les reliques ! cria une femme.
— Pour les profaner et pour les détruire ! compléta une autre.
Puis, au bord du demi-cercle, la foule recracha un pauvre bougre qui tomba à genoux aux pieds de Villermin, les mains tenues en arrière par une laisse de cuir.
— Interrogez-le ! aboya l’homme qui tenait l’autre bout de la laisse. Il traînait devant la porte !
— Je vous somme de le libérer ! exigea d’Estissac en se précipitant sur l’homme qu’il avait l’air de reconnaître.
Une empoignade s’ensuivit, rejointe par Dupraz qui arrivait enfin au centre. Et tout s’arrangea sans mauvais coup. La foule restait raisonnable, comme on doit l’être vis-à-vis d’un vicomte et d’un gentilhomme bien habillé. Libéré de ses liens, le pauvre homme se mit en sécurité derrière Villermin. Philibert le reconnut : debout, et sans la peur sur le visage, c’était le commis du charcutier.
— Cela risque de mal tourner, commenta Philibert.
À côté de lui, Bernard de Trie balayait la scène, sans bouger le corps, à la manière d’un grand duc, sa tête monstrueuse librement articulée sur son col de fourrure.
— Regardez-les, se plaignait-il. Je ne suis plus rien maintenant. La Justice est entre leurs mains !
De la direction du château, il en arrivait encore. Et des autres rues aussi. Des sabots de paysans qui claquaient dans la poussière en convergeant sur eux.
Soudain, la foule éructa un cri. Une plainte ravalée à peine échappée qui venait du fond de la masse des gens, où Philibert ne pouvait pas voir. Un cri de douleur qui laissait tout imaginer. On avait frappé quelqu’un ? On l’avait tué ? Un protestant ?
Cherchant à comprendre, Philibert se redressa sur la pointe des pieds. Au bout de la place, vers les bruits des sabots, il aperçut l’éclat du soleil sur une lame d’acier. Une lame portée haut, au-dessus des têtes. Une faux ? Le soc d’une houe ?
Le noyau des notables se contracta derrière Villermin. Personne n’avait bougé, mais tout avait changé. La peur. La peur qu’ils contenaient, chacun, au fond de leurs entrailles, au plus loin de leur raison, la peur avait trouvé son chemin jusqu’à la surface de leur peau. Et Philibert pouvait sentir l’odeur acide de la sueur sous les beaux habits de soie.
Et puis le cri, à nouveau, le même, libéré. Un appel à l’aide. Et un mouvement de la foule qui se contracte pour l’étouffer. Des coups, des insultes. Les visages qui pivotent vers la mêlée.
— Ça tourne mal ! aboya Villermin à mi-voix. Filez ! ordonna-t-il à d’Estissac. Le long du mur de l’église ! Filez, rentrez chez vous, cachez-vous si vous voulez vivre ! Et ensuite, ajouta-t-il en serrant la mâchoire, ne croisez plus mon chemin !
Dans ces cas-là, c’est le foie qui gouverne l’homme. Et les mots de Villermin, transformant la peur en panique, déchaînèrent une explosion de bile dans les corps des notables de Salon. L’humeur chaude et sèche par excellence, qui agite les jambes sans plus écouter l’esprit. Et les d’Estissac, et les de Trie, et les Dupraz, et le bon docteur Montrachet, et tous les protestants qui le pouvaient encore, tous détalèrent à l’appel de la bile, s’accrochant la robe, oubliant une toque, jouant des bras pour passer le premier. Et les mégères de la foule les cognèrent au passage, et le martèlement des sabots engagea la poursuite, et les reflets d’acier s’enflammèrent au soleil.
Villermin ordonnait à la foule qu’elle se calme. Mais plus il criait, plus sa voix sonnait comme un rugissement. Un hurlement guerrier qui, à l’inverse de ses mots, braillait au contraire qu’il fallait poursuivre ces malheureux et les exterminer jusqu’au dernier. Alors, il la tenait, sa vengeance ! La revanche des sans-grade sur l’opulence, la revanche du soldat sur ce bataillon de poltrons qui fuyaient comme des gamins, la haine du catholique contre l’hérésie, le viol de son Dieu qu’il vengerait enfin. Voilà ce que Philibert pouvait lire dans le regard brûlant de Villermin. Il avait changé, lui aussi. Et la clarté de ses yeux, autrefois si tranquille, brillait comme l’acier des lames des faux.
Alors, Philibert à son tour se laissa envahir par l’aridité de la bile. Et il courut, à la suite des autres. Et il courut encore, sentant la mort lui chatouiller le dos. Je suis catholique ! se répétait-il en ne pouvant retenir ses jambes. Puis il bondit par-dessus un homme qui avait trébuché. Et il n’imagina pas un instant qu’il pût l’aider. Il n’imaginait plus rien car il n’était plus qu’un gibier qui s’enfonçait dans les ruelles, tournant chaque fois qu’il le pouvait, pour s’échouer à bout de souffle sur le pas de sa porte où son instinct l’avait mené.
— Sidonie ! hurla-t-il en se lançant dans l’escalier. Sidonie avait laissé la marmite, parmi les épluchures, au centre de la table. Elle avait fui, à l’appel de la foule, elle avait accouru pour se fondre dans la haine, avec les autres bêtes qui, en ce moment même, devaient battre ce pauvre homme qu’il avait laissé à terre.
De rage, il frappa la marmite et l’écouta sonner. « Sidonie ! hurla-t-il. Sidonie, où êtes-vous ? Louise, es-tu rentrée ? » Puis il courut dans l’escalier et monta à la chambre. Personne. Rien d’autre qu’un lit silencieux et une armoire idiote, un chandelier qu’il lança par terre et un panier à laine qu’il envoya voler d’un grand coup de pied. Puis il ouvrit l’armoire en arrachant la porte, trop imprégné de bile pour pouvoir tourner une clé. Pourquoi l’armoire ? S’attendait-il à y débusquer Sidonie ? Et que lui ferait-il ? La frapperait-il comme un protestant doit frapper une catholique ? Au lieu de cela, brutalement rappelé au silence, il se retrouva en face de la robe de Louise, pendue à un cintre. La robe blanche avec les fleurs jaunes. Cette robe qui l’avait rendue si belle le jour de la peste. Celle que Villermin lui avait offerte. Il la saisit à pleines mains et y enfouit son visage. Et il fallut un bon moment avant que son souffle s’assagisse en se dispersant dans l’épaisseur du tissu. Il s’était presque attendu à y trouver la tiédeur de la chair, l’étoffe qui glisse sur la souplesse d’une hanche. Alors, il préféra rester ainsi, un genou à l’intérieur de l’armoire, le visage perdu dans les plis de fleurs jaunes. Louise. Il devinait son odeur sans pouvoir la sentir sous le poids de la lavande.
Où était-elle ? Combien de temps encore lui fallait-il pour rentrer à la maison ? Philibert tourna un peu au milieu de la chambre. Il ramassa le chandelier, rangea les pelotes dans le panier. Puis il lissa le tissu de la robe pour qu’il tombe mieux et il referma l’armoire, comme il pouvait. Il redescendit à la cuisine et s’installa au milieu des épluchures, face au feu, un quignon devant lui, un couteau à la main. Il accrocha son regard aux flammes de l’âtre et s’efforça de ne plus penser à rien.
Alors, il vit les rues de Salon dévastées par les affrontements, les hordes sauvages hérissées de lames de faux, les protestants ventrus roulés dans leur velours, baignant dans leur sang, les faces mauvaises des paysannes, les chicots noirs, la morve au nez. Et Louise, dans sa belle robe à fleurs jaunes, passant les portes de la ville, engloutie à son tour par la haine et la laideur. Louise, insouciante, au bras de sa sorcière, fille du sabbat, au bras du vice, pauvre Louise.
Il ouvrit les yeux. Le pain sous son nez, le couteau à la main, des épluchures tout autour. Dans la cheminée, une colonne de fumée montait des dernières flammèches. Et partout ailleurs, l’univers de sa cuisine se délayait dans les ombres. Un instant, il se crut même à Lyon, le fameux soir où Louise allait rentrer souillée du sang de sa morte de Francheville, du sang d’Isabelle…
— Pourquoi t’ai-je laissée sortir ? cracha-t-il en plantant le couteau dans le bois de la table.
C’était sa faute. Il avait laissé Louise partir au bras de son ensorceleuse, loin de la ville, de l’autre côté d’une mer de haine, hérissée de lames de faux. Pour eux tous, à son retour, elle serait une sorcière. Alors Louise était perdue !
Philibert eut un frisson. Après la chaleur de la bile, la froideur de l’atrabile. L’excès de froid sec qui trouble l’esprit des fous. Pourquoi pensait-il toutes ces choses ? Et pourquoi les croyait-il si réelles ? Il ne pouvait pas rester ici, à souffrir et à rêver en attendant Louise. Car je ne souffre pas de la réalité, se dit-il. C’est bien de mon esprit malade, trompé par le déséquilibre des humeurs, que naissent ces images qui me torturent.
Alors, il se précipita dans l’escalier, courant pour se réchauffer les veines, quatre à quatre, jusqu’à la chambre encore plus sombre qu’en bas. Il se cogna à un meuble, écarta d’une gifle la porte de l’armoire et empoigna la robe pour l’arracher à son cintre. Puis, sans réfléchir, il redescendit les marches, plus vite encore, trébuchant à l’entrée de la cuisine. Puis il bourra la robe, en boule, bien au fond de l’âtre et souffla sur les braises jusqu’à ce que la tête lui tourne. Quand il reprit ses esprits, la robe brûlait d’un bon feu. Voilà, pensa-t-il, un démon de moins ! Louise est ma femme, de chair et de sang, occupée dans sa campagne à l’accouchement de sa cliente. Louise n’est pas une sorcière ! Elle n’est ni l’âme de cette robe, ni le rêve obsédant qui se joue de mon esprit !
Il n’avait plus rien à faire dans cette maison. L’attente le tuerait. Il hésita à prendre le couteau, mais il le laissa planté dans la table et sortit au plus vite dans la rue, dans la nuit déjà tombée.
— Couvre-feu ! criait un homme d’armes qui patrouillait en bas de chez lui. Par décret extraordinaire du grand conseil de Salon, il est interdit de sortir de chez soi pendant les heures de la nuit ! répétait-il, le nez en l’air, aux façades aveugles. Et jusqu’au lever du soleil, les habitants de Salon garderont leurs volets ouverts et la lumière aux fenêtres afin de tenir les rues éclairées !
Philibert sortit juste devant le piètre soldat arrangé d’un grand bâton et de trois plumes de coq, comme ces enfants qui jouent à la guerre avec ce qu’ils ont sous la main. Alors, sans laisser le moindre espace à la gamberge, ni au soldat ni à lui-même, il le poussa des deux mains, assez fort pour qu’il tombe à terre.
Et Philibert se glissa parmi les ombres, avant le premier À la garde ! le long des façades, à travers les taches de lumière que les Salonais dociles allumaient à leurs fenêtres. Et bizarrement, ces illuminations lui évoquèrent la fête, la fin de la récolte des olives, quand tous les habitants venaient se réchauffer à la taverne, après l’église, en chantant des airs d’ivrognes. Et il se sentit décidément mieux à la fraîcheur de la rue qu’à ruminer son atrabile sur un banc de cuisine.
Au loin, Philibert entendit un cri. Derrière l’écho de plusieurs rues. Là-bas, malgré la nuit et le couvre-feu, des émeutiers rôdaient encore. Des pilleurs, peut-être. Des assassins ? Il continua. Il fallait qu’il sache. Il était catholique, après tout. Il pourrait raisonner ces hommes et sauver quelques malheureux.
Sur le ciel se découpait la tour du château. Il aurait voulu l’éviter mais ses pas le mèneraient forcément jusque-là, jusqu’au parvis, jusqu’à l’église où s’attroupaient les gens, d’où montait ce cri qu’il venait justement d’entendre une nouvelle fois. Et puisqu’il avait décidé de ne plus attendre et d’affronter la réalité, il fallait bien qu’il y aille.
Sur la place, ils étaient des centaines. À la lumière de la lune et des flambeaux qu’ils tenaient au-dessus de leurs têtes. Par réflexe, Philibert se plaqua contre un mur et les observa par le coin. Ils étaient largement aussi nombreux que la foule de la Dispute. Mais ces gens-là n’avaient rien à voir avec le peuple de Salon. Philibert le comprit au premier coup d’œil. D’abord, ces manteaux. De cadis gris, à manches et à capuchon. Les cabans dont se couvrent les paysans pour l’hiver. Sans couleur, sans lumière et sans ombres. Philibert, plissant les yeux, les crut presque confondus au décor environnant, à tel point qu’il bougea la tête pour vérifier qu’ils n’étaient pas une illusion, un mauvais tour de ses sens. Mais ils parlaient, aussi, ils grognaient, ils riaient. Et parfois l’un d’eux agitait une arme par-dessus les têtes. Une bêche, un croc, une fourche à fumier. Ces hommes étaient bien les maris des paysannes de l’après-midi. Et pourtant, il n’en reconnaissait aucun. De ces visages qu’il croisait si souvent à la messe des catholiques, pourquoi aucun ne lui rappelait rien ? Non, ce que Philibert avait devant lui n’était pas un rassemblement de paysans. C’était un détachement militaire, arrangé par escadrons. Chaque homme armé, dans son uniforme de cadis gris, à sa place, dans l’attente des ordres.
Philibert quitta son coin de mur et s’avança vers eux. Il n’avait aucune raison de se cacher et beaucoup de raisons d’en savoir plus. Je suis catholique, se répéta-t-il en approchant d’un petit groupe à l’écart des autres.
— Qui va là ? cria le premier homme à le voir.
— Je suis Philibert Sarrazin, répondit-il calmement. Je suis le chirurgien du marché, vous me connaissez certainement.
— Ne bougez pas ! ordonna l’homme en pointant Philibert avec son marteau.
Une masse à enfoncer les pieux, plutôt. Dix livres de fonte au bout d’un bâton. Derrière lui, le groupe s’était tourné vers Philibert. Le capuchon rabattu sur la tête, tous pareils, comme le même paysan répété plusieurs fois. À part les armes, chacun la sienne, chacun sa fantaisie. Du simple bâton à la serpe de maître artisan, en passant par la hallebarde bricolée d’un manche et d’un tranchoir attaché.
Philibert osa encore un pas puis s’arrêta pour obéir. Il les voyait mieux, maintenant qu’il était plus près. Nombre d’entre eux arboraient un bouquet de plumes épinglé au col. Des plumes de coq à en juger par la longueur et les teintes guerrières. Puis il aperçut une forme, à leurs pieds, un homme recroquevillé – pourrait-ce être une femme ? – immobile. Ou bien mort.
— Eh bien quoi ? répéta le caban planté devant lui. C’est le couvre-feu ! Vous n’avez rien à faire là.
— Je venais voir si je pouvais être utile. Je n’arrive pas à dormir. Qui le pourrait un jour comme aujourd’hui ? Et qui donc a ordonné le couvre-feu ?
— Le premier consul, M. de Villermin. Et nous le maintiendrons tant que la relique ne sera pas retrouvée.
— De Villermin, dites-vous ? Au moins, il y aura gagné une particule !
— C’est ça ! s’énerva l’autre. Et maintenant, rentrez chez vous, monsieur Sarrazin.
Et il resta devant lui, à le regarder. Quand un soldat vous donne un ordre, il se fige toujours de cette manière, façon de démontrer par ses muscles comme sa détermination est solide.
Au-delà du cerbère, Philibert observa le reste du groupe. Les visages émaciés dans les ombres des capuches, les yeux noirs au fond de leurs orbites trop profondes : des sauvages attrapés dans les bois et revêtus, à la hâte, de leur semblant d’uniforme. Il les connaissait, les paysans de Salon, ces braves gens qui évitaient sa tente d’arracheur de dents. Et il savait bien qu’ils ne ressemblaient en rien à ces vandales.
À terre, l’homme enroulé sur lui-même bougea une jambe en gémissant. Aussitôt, le caban le plus proche lui décocha un coup de pied qui le fit rentrer dans sa coquille. Un mouvement : un coup. Le soldat avait frappé sans avoir à réfléchir. Et dans l’action, sa capuche avait glissé. Bras-le-Fer ! sursauta Philibert. Le pirate de Dupraz, la main armée des commanditaires parisiens, déguisé en paysan salonais ! Comment était-ce possible ? Où suis-je ? pensa même Philibert le temps de reprendre ses esprits. Car, à mieux y regarder, il n’était plus sûr de rien. À quoi l’avait-il reconnu ? À cette peau épaisse, griffée comme le cul d’un sac, à cette colère sans objet gravée dans ses rides, à cet air de sauvage qui confinait à l’épure ? En réalité, il ne l’avait pas si bien observé, le fameux soir, à la table de sa cuisine et il n’aurait pas pu jurer qu’il s’agissait bien du même homme. La même intention, le même concept, certainement ! Mais le même homme ? Et puis, c’était impossible ! Bras-le-Fer !
— Et alors ! s’impatienta le militaire, planté devant lui.
— J’y vais, capitula Philibert. Je rentre chez moi.
Et avant de tourner les talons, il embrassa une dernière fois du regard l’armée des cabans sur la place de l’église. Une armée pour quoi faire ? Il fallait qu’il parle à Villermin.
En arrivant à la grande bâtisse du premier consul, Philibert s’était déjà rejoué toute la logique de cette drôle de journée. En route, il n’avait pas eu le temps d’avoir peur, ni même de bien voir les rues qu’il parcourait. Son esprit n’était qu’à l’enchaînement des choses. C’est comme cela que se fait l’Histoire, s’offrit-il même le luxe de penser. Des événements désordonnés, une bousculade, une opportunité que saisit l’ambitieux qui aura beau jeu ensuite d’y calquer sa cohérence. Et il appellera cela le cours immuable de l’Histoire et des gens savants l’écriront dans des livres. Villermin était cet ambitieux, Philibert le savait. Il lui avait suffi de voir à quelle vitesse le premier consul avait pris les affaires en main. Face à la foule en colère, Villermin, l’homme providentiel, avait sauvé les notables protestants. Alors que, dans le même temps, il organisait son armée catholique des cabans gris. Il était là, le véritable coup d’état, et non dans la Dispute.
Comme à l’habitude, l’entrée de chez Villermin s’annonçait de loin par une double enfilade de flambeaux. Dans la lumière chaude, un groupe de cabans montait la garde.
— Qui va là ?
— Bonsoir, je m’appelle Philibert Sarrazin. J’étais le porte-parole des catholiques lors de la Dispute. Je dois rencontrer le consul Villermin. C’est important.
Il avait adopté un ton sec qui suffit à convaincre le soldat.
— Suivez-moi.
Dans la salle à manger, la table était mise, comme au soir de la peste, le même festin de rôtis, de poissons et d’entremets. Et un seul homme à table : Villermin en grand uniforme, occupé à trancher dans un fromage.
— Sarrazin, quelle surprise ! grogna-t-il la bouche pleine et sans sourire.
Philibert le reconnaissait à peine. D’abord, à cause du chapeau, haut, à large bord, entouré d’un ruban blanc dans lequel il avait planté un panache arrogant de plumes de coq, les mêmes plumes que ses soldats. Et quand il releva la tête, Philibert ne le reconnut pas davantage. Ce soir, profitant de la pagaille, son visage avait repris ses droits et, échappant au dressage, avait rejoint la vie sauvage. Sa barbe, Philibert la trouva sale, ses yeux froids et les cicatrices sur ses joues, rouvertes sur ses chairs comme pour avertir qu’un passé violent ne reste jamais bien loin sous la surface. Il semblait maigre aussi, comme son armée de mal-nourris, comme ce lieutenant, debout à ses côtés, un registre à la main. Celui-là ressemblait au bras droit d’Attila surveillant le repas de son maître. Un bouquet de poils graisseux lui sortant de chaque oreille. Et de chaque narine aussi, comme si sa tête entière eût dégorgé ce crin infect.
— Eh bien quoi, Sarrazin ? râla Villermin, la bouche pleine de fromage. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Je ne vous reconnais plus, Villermin.
— Allons donc ! Et c’est pour me dire cela que vous avez bravé mon couvre-feu ?
— Non, je suis venu parce que je ne comprends pas ce que vous faites.
— Et suis-je tenu de vous l’expliquer ?
— Non. Prenez cela comme l’inquiétude d’un ami.
— Un ami ? Dois-je vous rappeler dans quel pétrin vous étiez en train de nous fourrer avec vos rêveries sur la prédestination ? La Dispute n’aurait pas été interrompue aussi brutalement que tout Salon, à cette heure, serait protestant !
— Vous réjouissez-vous de cette interruption ?
— Bon Dieu, non ! Il faudrait être huguenot pour se réjouir de la disparition de notre sainte relique.
— Je le pense aussi, précisa Philibert en guettant les mines des soldats tout autour de la pièce. Mais il faut reconnaître que la nouvelle est tombée à pic pour vous tirer d’affaire.
— Pour nous tirer d’affaire, monsieur Sarrazin.
— En tout cas, les débats ont été interrompus juste avant qu’ils ne s’aventurent trop loin, là où vous ne vouliez pas qu’ils aillent. Vu de loin, un mauvais esprit pourrait confondre coïncidence et préméditation.
— Qu’est-ce qui vous prend, Sarrazin ? Entendez-vous ce que vous insinuez ? C’est une accusation !
Un caban monstrueux armé d’un croc, en lancier de la garde prétorienne, sortit de l’ombre et fit mine d’intervenir.
— Pas encore ! l’arrêta Villermin. Laissez-le continuer.
— Je ne vous accuse pas, précisa Philibert. Je cherche à comprendre. Nostredame le savait, lui, que la relique allait disparaître. Vous l’avez entendu comme moi : Devant le peuple, une idole tombera. Celle parmi toutes le plus chérit. C’est la relique, n’est-ce pas ? Et vous aussi, vous le saviez ! N’êtes-vous pas le confident du maître ?
— Son confident ? sourit-il. Mais je ne le connais pas mieux que vous, mon pauvre Philibert ! Tout juste ai-je l’honneur de lui porter son courrier. Jamais Nostradamus n’a accepté personne dans sa confidence. J’ai découvert sa prédiction en même temps que tout le monde. En même temps que vous-même, Sarrazin.
— Il n’empêche que votre armée se tenait prête aux portes de la ville.
Villermin se leva d’un bond. Le long des murs, le cercle des cabans se resserra d’un pas.
— Mon armée ? tonna-t-il. Mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre Philibert ! Comme votre esprit compliqué peut se jouer de vous ! Regardez mes amis, tout autour de vous, ce sont les paysans de nos campagnes, des cueilleurs d’olives, des presseurs de vin. Et je les dirige au même titre que je dirige toutes les âmes de ma ville. Ou du moins, les bonnes âmes des catholiques qui veulent bien que je les dirige. Et sachez, au risque de décevoir votre vision d’un complot cynique, que ces pauvres gens se tiennent prêts depuis des mois à faire entendre leur mécontentement. Contre les taxes, monsieur Sarrazin, les taxes qui les accablent et le prix des denrées qui augmente toujours. Le vol de la relique n’a fait qu’ajouter l’indignation à la misère.
— Ce vol vous a surtout aidé à diriger leur colère vers les boucs émissaires que vous aviez choisis.
— Les protestants ? Et qui d’autre serait capable d’un tel crime ? L’iconoclasme ! C’est une invention de leur Calvin : il l’écrit, il le professe. Avez-vous besoin d’autres preuves ?
— De parfaits coupables, en effet, que vous avez pris soin de désarmer il y a quelques semaines.
— Ah, vous vous souvenez ? sourit-il. Leur projet de milice protestante… C’était le premier conseil auquel vous assistiez, n’est-ce pas ? Encore heureux que j’y ai vu clair ! Imaginez dans quel bain de sang nous pataugerions aujourd’hui. Grâce à ma prudence, les huguenots de Salon n’ont pas d’armes pour se défendre, et c’est bien là la plus éclairée de mes décisions !
— Mais, ce soir, j’ai vu des corps qui gisaient aux pieds de vos soldats. Certains de vos concitoyens, Villermin, sont peut-être morts à l’heure qu’il est ! Ces mêmes gens, souvenez-vous, que vous vouliez sauver de la peste au péril de votre vie !
— Non, pas les mêmes. Ceux-là étaient catholiques…
— Vous me dégoûtez !
— Allons, conclut-il en se rasseyant pour reprendre du fromage. Ne me fâchez pas une fois encore. Il est temps de prendre congé. Rentrez chez vous et tentez de respecter le couvre-feu. Je serai peut-être moins bien disposé lors de notre prochaine rencontre. Raccompagnez M. Sarrazin à l’entrée !
Un caban posa la main sur l’épaule de Philibert.
— C’est une guerre civile que vous venez de déclencher ! cracha-t-il à Villermin en guise de conclusion.
— Une guerre ? rit Villermin dans son dos alors que Philibert passait la porte. Votre esprit est encore trop chaud, Sarrazin. Ce n’est pas une guerre mais une simple révolte. La révolte des petits. La révolte des cabans !
Et le soldat zélé escorta Philibert jusque chez lui et resta devant sa porte pendant une bonne partie de la nuit. La révolte des cabans. Quand on nomme les événements, on les inscrit dans la légende. On les gonfle, ils s’envolent, et ils échappent aux réalités des hommes. C’est ce que voulait Villermin. Sa révolte des cabans commençait à peine. Mais pour l’Histoire, elle était déjà terminée.
Pour passer la nuit, Philibert déambula dans la maison. Il prit le temps de ranger la chambre et il décida de ne plus s’asseoir sur le lit, pour ne pas faire de pli. Il brûla du thym aussi, et l’odeur lui rappela ces jours-là, quand avec Louise ils luttaient contre la peste. Avec une brosse, il racla les cendres et les derniers souvenirs de la robe, jusqu’entre les pierres de la cheminée. Quand Louise rentrerait, il lui dirait qu’il ne savait pas où elle avait disparu. Elle avait l’air d’y tenir, à cette robe. C’était la plus belle de l’armoire.
Vers la fin de la nuit, les cabans défilèrent dans les rues en sonnant du tambour et du clairon, la violence du bruit pour entretenir la terreur. Philibert n’avait pas deviné que Villermin serait capable de cela. Ou alors, ce devait être quelque chose que tous les catholiques gardaient en eux. La certitude qu’un jour, l’hérésie de la Réforme se terminerait dans un bain de sang. L’aboutissement de la logique de leur bon droit. La superstition ne peut engendrer que la haine et l’irrationalité. C’est pour cela que lui, il avait choisi d’être protestant.
Alors Philibert pria, pour réaffirmer à son Dieu qu’il n’avait jamais douté de la route à suivre, qu’il rejetait de toutes ses forces les croyances des papistes qui détournaient la foi véritable vers le culte des statues et des têtes de cuivre.
Mais Dieu resta muet.
Et, dans le silence de la chambre, les ténèbres de l’escalier ou l’odeur de cendre de la cuisine, sa prière se mua en un long monologue qu’il étira jusqu’au matin. Comme s’il répétait en arpentant la maison une tirade de théâtre, la fable du complot qui l’avait mené jusqu’ici, du mystère de Michel et de la disparition de Louise.
Jamais, à ce point, il ne s’était senti seul.
Le lendemain, il guetta un moment sans patrouille et tenta sa chance jusqu’au bout de la rue. Des gens du quartier s’étaient attroupés autour du cadavre d’un marchand. Un homme bien habillé, roulé à terre, en boule, au bout d’un filet de sang qui serpentait sur une dizaine de toises et qu’un enfant cherchait à dévier en creusant une rigole avec un bâton. Il ne le reconnut pas. Mais l’homme était riche. Il était donc protestant. Et tous les curieux qui ne semblaient pas craindre la patrouille des cabans étaient catholiques. Eux non plus, il ne les reconnaissait pas. D’où venaient-ils ? La révolte avait mélangé Salon à sa campagne comme on secoue le dépôt du fond d’une bouteille et son bel ordre en couches, la liqueur par-dessus, la lie par-dessous, jetant dans les rues une horde de curieux au mieux, de pilleurs et d’assassins au pire.
Au bruit des sabots d’une colonne de cabans, la peur commanda à Philibert de rebrousser chemin et de s’en retourner à la chaleur de ses murs et au réconfort de son monologue.
Dans ses ruisseaux, propre sang coulera,
Temps de paix à jamais accompli.
Il était au courant, le misérable ! Michel savait. Il savait à l’avance que la Dispute se finirait dans le sang. Il le savait peut-être même avant d’entrer dans la grand-cour du château. Il l’avait lue, la tuerie, dans ses cartes du ciel ; à l’avance, il s’était délecté de son spectacle au fond de son miroir ardent.
Comment un tel prodige était-il possible ? Et il fallait que Philibert en eût une preuve sous le nez pour enfin s’avouer qu’il n’y avait jamais cru. Jusque-là, le galimatias de Nostradamus reposait tranquillement auprès des thèses médicales de Montrachet ou du baratin occulte de Louise : parmi ces idées à classer, ni vraies ni fausses, abandonnées au fumier en attendant qu’elles fermentent. Jusqu’à ce que la bulle puante lui éclate en pleine face et se force un espace dans son univers de rationalité.
Dieu sait ce qui sera, car Il a choisi de toute éternité ceux qui recevront Sa grâce et la vie éternelle. Oui. Depuis plus de vingt ans, le sujet était tranché et Calvin l’avait acté dans sa correspondance. Alors oui, puisque l’avenir était déjà décidé, il était logiquement possible d’en acquérir la connaissance par avance. C’était ce qu’avait réussi Michel. Comment ? Sur une carte du ciel ? Au fond d’un miroir ardent ? Balivernes ! Une telle connaissance ne pouvait venir que de Dieu. Alors, c’est que Michel parlait à Dieu, comme lui-même autrefois Lui parlait chaque jour. Une bouffée de jalousie lui rougit les joues. Stupide et hors de propos. Avait-il vraiment cru être le seul homme à parler à Dieu ? Ce n’est pourtant que le simple miracle que chacun réalise en priant avec sincérité.
Et si, comme l’avait avancé ce chanoine lors de la Dispute, Michel était un prophète, descendu sur terre pour annoncer le Jugement dernier ?
Philibert se mit à rire de sa propre crédulité. Il rit du regard éperdu de Michel alors qu’il déclamait sa prophétie comme une dernière menace pour sauver sa peau d’un procès en sorcellerie. Il rit du présumé Grand Homme qui, pendant toute la Dispute, n’avait fait que laisser les autres parler à sa place. Un prophète ? Tu parles ! Un escroc dont il finirait bien par percer le secret !
Le lendemain, Philibert se hasarda un peu plus loin. Il passa deux coins de rue, évita trois patrouilles de cabans et croisa cinq cadavres entassés sur une charrette. C’est une guerre civile, pensa-t-il sans s’attarder, la plus intime guerre, avait prédit Michel, la peste des hommes plus absurde encore que le fléau de Dieu.
Un malheureux, enchaîné, poussé par des soldats, coupa son chemin. En route pour le château, lui dit-on, où l’on entassait tous les protestants qui traînaient dehors. Philibert fit demi-tour, sans marcher trop vite pour que l’on ne devine pas la peur qui lui brûlait le dessous des pieds.
Un nouvel ordre s’était emparé de Salon. Et avec lui, de nouvelles gens.
Je ne reconnais plus personne. Mon Dieu, est-il possible que je ne reconnaisse plus personne ?
Au petit matin, Philibert fut réveillé par les coups des soldats sur sa porte. Il ne se souvenait plus s’être endormi là. Sa joue lui faisait mal d’avoir trop longtemps soutenu le poids de sa tête contre le bois de la table.
— Voilà ! râla-t-il en ouvrant la porte.
— Poussez-vous ! aboya Bras-le-Fer en le bousculant pour entrer chez lui.
Bras-le-Fer ! Philibert tituba le temps que deux autres pirates s’engouffrent dans les pas de leur capitaine. Puis il pensa fuir. Dans la rue, passer les portes de la ville, aller loin et ne plus revenir. Puisque plus rien ne le retenait ici. Il descendit le perron, le remonta, le descendit encore. Là-haut, les soldats déplaçaient les meubles dans sa cuisine, ouvraient les armoires, pillaient les recoins de sa vie sans qu’il quitte sa porte.
Bras-le-Fer ! Philibert serra les poings et gravit les marches quatre à quatre.
— Bras-le-Fer ! cria-t-il en débouchant dans la pièce. C’est fini ! Tu vas devoir t’expliquer maintenant ! Et je te ferai cracher le nom de celui pour qui tu agis, et tu me laisseras en paix !
Il ne s’attendait pas à faire tant d’effet. Les soldats se figèrent. L’un à quatre pattes, la tête dans la cheminée ; l’autre les deux bras plongés dans le coffre de chêne ; leur chef devant, la main déjà sur le manche de son couteau. Une tête de brave homme, habillé d’oripeaux, un gagne-denier plus bas encore qu’un caban sur l’échelle de la misère, une bouche gâtée, la figure pleine de crasse.
— Qui… qui êtes-vous ? balbutia Philibert. Vous n’êtes pas Bras-le-Fer ?
— Qui vous dites ?
— Rien. Excusez-moi. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre.
Alors, il perdait la raison ! Voilà ce qui arrive quand on ne mange plus, quand on veille jusqu’à l’épuisement. Voilà ce qui arrive quand on est seul et qu’on ne le supporte pas. Après la porte, il fit un pas et se perdit dans la contemplation des trois maraudeurs qui reprenaient leur fouille de sa maison. Pas de pirate. Ni de janissaire. Sa raison lui échappait, comme dissipée dans l’air de la pièce. D’au-delà du mur, dans son dos, il sentit que son esprit, indolent, flottait à l’arrière de son crâne.
— Que cherchez-vous ? parvint-il à articuler.
— Le chef reliquaire. Ordre du consul. Nous fouillons toutes les maisons.
— Voyons, il n’y a rien ici. Je suis catholique. Je respecte les reliques.
— Toutes les maisons !
Au fond, l’un des pouilleux venait de glisser un bol sous sa chemise. Philibert recula. Que pouvait-il faire ? Ces pillards dépouilleraient sa maison et il n’y pouvait rien. Car que faire devant l’autorité de Villermin, le roi des voleurs, qui avait ouvert les portes de sa ville au limon de l’humanité, comme les fleuves noirs de la peste charriant les ordures de maison en maison ?
— Où étiez-vous pendant la Dispute ? aboya le chef des gueux sans cesser de fouiller le buffet avec la pointe de son couteau.
— Mais… J’étais le représentant des catholiques, voyons ! balbutia Philibert avant de se reprendre. Et pourquoi cette question ? Et de quel droit m’interrogez-vous ?
— Du bon droit du consul Villermin ! Le voleur, il était pas à la Dispute. C’est Villermin qui le dit. Vu que la relique, elle a été volée pendant que tout le monde y était !
— Vous n’avez donc rien à faire ici ! s’emporta Philibert contre leur logique rudimentaire. Non seulement j’y étais, à votre Dispute, mais j’en occupais le cœur et toute la ville avait les yeux rivés sur moi ! Alors, foutez le camp d’ici, et allez lui dire, à votre Villermin, qu’il s’est trompé d’ennemi !
— Et vous habitez seul ici ? asséna le sauvage.
Louise… À nouveau, une dépression soudaine aspira l’esprit de Philibert en dehors de lui-même. À la pensée de Louise, son âme s’était envolée loin de son corps pour observer la scène de plus haut. Alors, il s’amusa à contempler sa propre enveloppe charnelle, debout, vidée de sa substance, inerte face aux trois forts-à-bras. Il voleta un moment, profitant de cette liberté délicieuse. Puis un nouvel appel d’air le dédoubla encore. Il s’éloigna davantage. Si loin qu’il découvrit son âme en dessous de lui, comme une ombre flottant par-dessus son corps.
Louise. Où se trouvait-elle pendant la Dispute ? Le savait-il vraiment ? Loin de Salon, auprès de sa patiente ? ou parmi les ombres de l’église et de sa salle au trésor ?
Quelle étrange sensation que de s’observer soi-même, et de toiser son âme, de plus haut encore, comme un juge impartial. Un filet d’air lui fit traverser le plafond, soulevant la poussière du parquet de leur chambre, là-haut, qu’il observait à ras, comme une bulle légère peinant à s’élever du sol. Loin de son corps, loin de son âme, sa conscience roula quelques pas, à l’étage, jusqu’au-dessous du lit, jusqu’aux ténèbres qui y rôdaient, jusqu’à la tête de cuivre enroulée dans un vieux drap. Du fond de la grosse toile, comme un écrin, le regard d’ivoire de saint Roch, accusateur, planté au fond du sien, foudroya Philibert, puis plus bas son âme, puis son corps pétrifié sur le pas de la cuisine. Un fou peut-il être conscient de la folie qui s’empare de lui ? Et si la relique, dans ce drap, sous son lit, était aussi réelle qu’une griffe de coq, au fond d’un sac à sortir ? Et si ces trois sauvages trouvaient ici ce qu’ils cherchaient, ce que tout Salon désespérait de trouver ? Le secret de Louise, l’origine de la révolte des cabans, la source des ruisseaux de sang dans les rues de Salon, le pouvoir de Villermin, la prédiction de Michel.
Michel.
Il fallait que Philibert déchire le piège qui l’enserrait. Qu’il se sorte de là. Qu’il exorcise ce cauchemar qui n’en finissait plus.
Par beauté sacrifiée achèvera l’enfer. La beauté de Louise sacrifiée au maître de Salon ?
Michel.
Le diable en personne, le prophète de l’Apocalypse. Ou le loir, la sale bête qui lui avait dérobé la raison pour l’emporter au fond de son trou.
Michel.
On dit qu’un navire, percevant un récif en travers de sa route, peut s’y échouer par le seul effet de l’obsession qu’inspire le danger à son capitaine. À force de vouloir l’éviter, le marin ne pense plus qu’à lui, ne voit plus que lui et s’y fracasse enfin dans un soulagement sacrificiel.
— Je sais où se trouve la tête de saint Roch !
Philibert avait expulsé son cri trop vite. Sa gorge céda sur la dernière syllabe. Dans le silence qui suivit, il cracha une mauvaise toux, un sale goût dans la bouche.
— Qu’est-ce que vous dites ? grimaça le chef des pouilleux.
— Je dis que je sais où se trouve le chef reliquaire que vous cherchez, répéta-t-il plus calmement, les tempes trempées de sueur.
— C’est vous qui l’avez ?
— Non. Mais je sais qui le cache.
Pas de réponse. La sortie de Philibert ne rentrait pas dans le schéma mental des trois béotiens. Un protestant avait volé la relique – c’est ce que leur avait dit Villermin – et la cachait chez lui, dans un coffre, dans une armoire ou dans le conduit de sa cheminée. Alors dans quelle case ranger ce bourgeois catholique qui s’accusait soudain de complicité ?
À la croisée des trois paires d’yeux interloqués, Philibert continua sur sa lancée :
— Villermin vous a promis une belle récompense, je suppose.
— Ah ça oui ! sourirent les trois râteliers de dents noires.
— Alors, si vous le voulez, votre sale argent, vous n’avez qu’à me suivre !
Et Philibert dégringola l’escalier, les tissus gorgés de sang chaud, et il remonta la rue, porté par sa colère que plus rien n’endiguerait. Loin de chez lui, loin de la chambre et de tous les secrets que cachent un lit et un vieux drap chiffonné.
— Où on va ? s’essouffla le soldat en courant derrière lui. Qui est le voleur de saint Roch ?
— C’est Michel de Nostredame ! cria Philibert aux façades de Salon, étrangement joyeux dans l’air frais du matin. Et nous allons enfin le faire parler, votre maître Nostradamus !