XXIV
Une gifle réveilla Philibert. Il faisait jour. On l’avait couché dans l’herbe. Une brûlure à l’arrière de la tête pulsait au rythme de son cœur. Il voulut palper sa blessure mais ses mains étaient attachées dans son dos. On l’avait donc frappé et traîné jusqu’ici. Où était-il ?
Il tourna la tête pour poser son autre joue sur la terre humide. Il se trouvait à l’écart d’un chemin au bord duquel les sempiternels badauds se tenaient alignés. Deux soldats montaient un gibet à grands coups de maillet. Il leur suffisait d’utiliser la potence qu’ils destinaient à Diane, se prit-il à penser. Mais la potence est sans doute une structure destinée à un seul condamné, quelque chose qu’on ne partage pas, une mort sur mesure qui ne conviendrait pas aux proportions d’un autre. Ou alors, la fabrication de l’échafaud faisait partie du spectacle et le public n’aurait pas apprécié qu’on le privât de son premier acte. Un artisan de la ville avait apporté les poutres et les planches nécessaires, qui s’entassaient dans une charrette laissée là.
Philibert recracha un peu de terre qu’il avait dans la bouche. Il tenta de se redresser en contractant son dos. Un enfant dans la foule le montra du doigt en s’accrochant à la robe de sa mère. Philibert s’était habitué à faire partie du spectacle et une voix s’obstinait à lui répéter que tout cela avait un sens qu’il comprendrait à la dernière tirade en même temps que son auditoire. Peut-on exiger d’un acteur qu’il joue une pièce jusqu’au bout sans connaître les intentions de l’auteur ? Observant les artisans à l’ouvrage sur son propre échafaud, il savait qu’il mourrait mais il ne le sentait pas encore dans sa chair, et il redoutait l’instant inévitable où gèleraient ses viscères alors qu’elles comprendraient enfin.
Dans son dos, il tendit les doigts par-dessus le chanvre qui l’entravait, jusqu’à ce que ses mains s’accrochent et qu’il puisse commencer à prier. Au contact de sa peau, il ressentit un soulagement immédiat, agrippant sa propre main comme celle d’un ami de toujours qui le sauverait d’ici en le tirant ailleurs, vers le haut, loin par-dessus le troupeau des bêtes curieuses qui attendait l’instant exact où ses pieds cesseraient de s’agiter alors qu’il pendrait à sa corde.
— Seigneur, pria-t-il, Seigneur, je reviens enfin vers Toi. Tu connais mes péchés. J’ai cru Te les cacher en les taisant. Louise est une sorcière. Michel un hérétique. Et je me suis damné avec eux en ne voyant pas leur nature.
— Ces accusations ne sont pas les tiennes, Philibert. Juge les autres avec tes propres mots si tu veux comprendre ce qu’ils sont pour toi.
Un véritable bien-être dénoua ses muscles douloureux et il s’installa mieux, sur le côté, comme il avait l’habitude de le faire avant de s’endormir.
— Vous ne me rejetez pas, Seigneur ?
— Tu te rejetteras toi-même si tu juges tes actes coupables. Qu’as-tu fait, Philibert, qui mériterait la colère de ton Dieu ?
Philibert ferma les yeux pour oublier le reste du monde qui importunait sa prière.
— D’abord, commença-t-il avec sérénité, j’ai péché par orgueil. J’ai cru suivre un nouveau Dieu, celui de la Science et de la Médecine de Vésale, qui promeut facilement ses prophètes à la seule condition qu’ils soient instruits. Un nouveau Dieu bien brillant qui m’a ébloui comme ces poissons que l’on pêche à la lampe. Ce fut mon premier crime qui entraîna tous les autres, la fuite de Paris, de Lyon, vers Salon et vers Michel. Et j’ai commencé par trahir ma famille avant de trahir tous les autres.
— L’erreur que tu as commise est celle que tout homme commet un jour. Tu as écouté tes passions, tu as cru au progrès.
— Et par la faute de mon ambition, Broussais est mort, ainsi que ce pauvre Bronard que je n’ai pas su tirer de Pierre-Scize.
— Étaient-ils innocents ?
— Je ne sais pas.
— Ont-ils payé pour tes actes ou pour les leurs ?
— Ce qui est arrivé a toujours fait suite à l’un de mes propres choix. La révolte des cabans, la mort de Villermin, l’arrestation de Michel. Je me sens même responsable du vol de la relique, du martyre de Diane ou de l’épidémie de peste. Louise a eu bien raison de me chercher un châtiment en cachant saint Roch sous notre lit.
— Louise est une sorcière.
Philibert ouvrit les yeux. Un coup de marteau sur une poutre de bois résonna jusqu’au fond de son crâne par la porte ouverte de ses orbites. Il le laissa sonner sans rien voir. Puis il attendit que ses paupières se referment avant de continuer.
— Que dites-Vous, Seigneur ?
— Louise est une sorcière, une créature du Diable qui doit mourir et brûler en enfer.
— Elle est ma femme, Seigneur, j’ai juré devant Vous de la protéger jusqu’à ce que la mort nous sépare.
— Le mariage n’exempte pas des lois que se sont données les hommes. Elle t’a trahi, aveuglée par la haine qu’elle voue à Michel de Nostredame.
— Votre parole ne peut être que Vérité. Les traîne-sabres qui m’ont poussé jusqu’ici sont les figures du livre de Louise ; j’ai découvert son amulette sur les lieux du sabbat ; et son dernier sortilège, la tête de saint Roch sous mon lit, me vaudra la mort dans quelques instants.
— Mais peut-être aussi ne s’agit-il que d’apparences qui te trompent. La logique de ces preuves vaut-elle davantage que cette science que tu renies aujourd’hui ?
— Qui d’autre que Louise aurait pu ?
— Qui d’autre ? Voyons, Philibert… Ç’aurait pu être toi. Ç’aurait pu être moi.
Philibert poussa un cri et s’agita un moment en tirant sur ses liens. Des commentaires et des rires s’élevèrent de la foule. S’était-il endormi le temps d’un cauchemar ?
Il tenta de s’asseoir en s’appuyant sur ses mains jointes au bas de son dos.
— Louise est-elle morte par ma faute ? murmura-t-il à voix douce.
— Elle vivait quand tu l’as quittée.
— Si peu…
— Si elle était coupable, quelle importance ?
— Et si elle était innocente ? Il ne m’appartenait pas de la juger.
— Un peu ta faute, un peu la sienne. N’est-ce pas ainsi que se jugent les crimes des hommes ?
— Ce n’est pas juste. Chaque forfait doit se trouver un coupable. Ni le scélérat ni la victime ne peuvent vivre en paix tant que le crime n’est pas payé. C’est pourquoi Vous devez juger les hommes avant leur éternité.
— La victime de l’un est le criminel de l’autre. Tu dois apprendre à vivre sans payer pour tes fautes, c’est peut-être là que réside ton châtiment. Pourrais-tu vivre ainsi ?
— Oui, Seigneur ! s’écria-t-il au milieu des coups de marteau, faisant tourner les têtes, car je veux vivre encore. Accordez-moi de vivre et je me rachèterai.
— En es-tu capable ?
— Je prouverai davantage en vivant avec mes fautes qu’en m’enfuyant dans le trépas au bout de cette corde.
— N’oublie jamais ce que tu as fait. Ton âme est la somme de tes vertus et de tes péchés. Il est plus difficile d’entendre ses fautes que de s’acquitter d’un châtiment. Tu vivras, Philibert. Pour cela, tu vivras. Et ton existence sera plus dure que le trépas.
— Merci Seigneur. Je vivrai et je saurai enfin le destin que Vous avez tracé pour moi.
— Tu entendras tes fautes, Philibert. Ton destin n’est que cela.
Du bord de la route, la foule s’étendit vers Philibert, emmenée par le quadrige des notables de Salon : d’Estissac et Mme la vicomtesse, Bernard de Trie et le docteur Montrachet. Cette fois, se dit Philibert, Dupraz est parti pour de bon. Et pourquoi n’avait-il pas fui lui-même ? Dès Paris, dès Lyon, pour échapper à tout cela ? Fallait-il plus de courage pour affronter les menaces du janissaire et du pirate que la corde aujourd’hui ?
— Voici l’heure de solder vos comptes, monsieur Sarrazin, grinça le vicomte, plus acide que jamais.
— Faute de jugement, nous vous devons un verdict, compléta le prévôt, redevenu jovial et joufflu.
— Ainsi qu’une démonstration scientifique telle que vous les affectionnez, termina le docteur Montrachet, à genoux, en lui retirant une chaussure. Je vous prends ce soulier et je le fais apporter immédiatement au père Benoist, qui constatera son action sur les effluves encore prisonniers de son église.
— N’oubliez pas le vin, ricana Philibert en luttant pour rester assis.
— Vous nous avez bien compris, poursuivit le prévôt. Les faits vous accablent et nous procéderons à l’exécution de la sentence au plus vite. Si le professeur Montrachet n’y voit pas d’inconvénient, nous n’attendrons pas ses conclusions, qui ne laissent aucun doute.
— Faites, répondit le médecin. Je comprends que le temps presse. De mon côté, je ferai mon possible pour vous apporter au plus vite la preuve qui confirmera ce que nous savons tous.
Et le vieux professeur fila vers les portes de la ville, tenant le soulier de Philibert devant lui comme un bon plat qu’on ne veut pas laisser refroidir.
— Et pourquoi cet empressement ? demanda Philibert.
— Parce qu’au royaume de France, répondit le vicomte, la donne a changé. Notre désormais reine Catherine a soufflé à l’oreille de son royal fils l’idée de l’édit d’Amboise, un acte de grande tolérance qui va enfin rétablir l’équilibre des confessions. Certains parlent d’une libéralisation des consciences. Moi, j’y vois plutôt une amnistie. Une occasion à saisir pour reprendre nos positions sur l’échiquier.
— Une bonne nouvelle…
— Un défi à relever. Le royaume est au bord de la révolte, monsieur Sarrazin. On a encore égorgé trois dizaines de protestants à Cahors. Chaque camp a bien compris que la confrontation était engagée.
— Cela ne finira donc jamais ?
— Si. Dès que l’une des parties aura imposé sa façon. C’est aussi simple que cela. Savez-vous que la reine entame un tour de France par lequel elle tient à présenter le jeune roi son fils à ses sujets et à expliquer sa paix des confessions à l’ensemble du royaume ? Et figurez-vous qu’en ce moment même le train royal fonce tout droit vers Salon, par lequel Sa Majesté nous fait l’honneur de débuter sa tournée. Et devinez ce qui l’attire en notre beau pays…
— Nostradamus.
— Lui-même ! Il travaille, dit-on, à l’horoscope du petit Charles IX. La reine ne veut rien décider avant de l’avoir lu. Alors, pensez bien, nous nous sommes dit qu’elle apprécierait grandement d’être accueillie à la porte de notre ville par votre corps encore tiède pendu bien court à sa potence.
— Je pense comprendre votre empressement.
Au loin, Montrachet passait la porte de la ville au petit trot, sa chaussure à la main.
— Un catholique, continua d’Estissac, ce n’est pas les trente protestants de Cahors. Mais vous valez sans doute autant qu’eux : le successeur de Villermin, le chef de l’insurrection des cabans. La reine comprendra l’intention. Ainsi que M. de Nostredame, qui saura en tenir compte dans ses prédictions.
— Je suis protestant. Vous le savez.
— Vous êtes ce que les gens voient quand ils vous regardent. Désolé, mais ce n’est pas vous qui en décidez. Les événements ont fait de vous un catholique, ce que vous pensez n’a pas d’importance. La reine verra dans votre carcasse pendue l’affirmation de la force des protestants de la région. Pour le reste, Dieu jugera.
— Vous n’avez donc pas de conscience ? Croyez-vous que Dieu approuve un tel jugement ?
— Dieu nous commande de tuer les sorciers. Vous avez profané la relique de saint Roch.
— Une icône papiste.
— Dans les mains d’un sorcier, cela devient un objet maléfique. Et vous avez aussi libéré Diane du Bertaud.
— Une femme qui fut des vôtres du temps où son mari vous achetait vos terres.
— Mais une créature, aujourd’hui, dont vous partagez l’engeance. La liste de vos crimes est encore longue et tous portent la marque de la magie noire dont votre femme et sa complice vous ont appris à faire commerce.
— De quels crimes parlez-vous ?
— De la profanation de la tombe d’une noble dame de Paris, par exemple.
Depuis le début de la discussion, Philibert savait qu’il ne mourrait pas pendu. Dieu le lui avait dit. Alors, il argumentait comme dans ces jeux d’éloquence, lorsqu’il était étudiant, où il s’amusait à défendre l’indéfendable et se délectait à pervertir l’idée de la bonne foi. Mais la dernière accusation du vicomte le laissa pétrifié. Et le souvenir de la morte aux chaussons de céladon le replaça brutalement dans un monde de doute où il pouvait bien finir pendu.
— Comment savez-vous cela ? bredouilla-t-il.
— Secret de l’enquête. C’est comme cela que l’on doit dire, monsieur le prévôt ?
Le juge de Trie acquiesça de son sourire de crapaud.
— Et depuis quand savez-vous ? Ils vous ont payés, vous aussi ? Les conspirateurs qui s’achètent le monde qui m’entoure. Les gentilshommes et les Guise, les janissaires, les pirates et les sorcières. Et c’est au tour des protestants de Salon, aujourd’hui, de joindre le complot ?
— Et le meurtre de Villermin ? continua le vicomte. Tout vous accuse. Vous étiez présent sur les lieux, n’est-ce pas ? Et sa mort vous a fait hériter des meilleurs offices.
— Calomnie !
— Et je ne vous parle pas de la pauvre Mme Capron. Sa triste fin a bien arrangé votre condition. Vous vous teniez seul à son chevet ? Ah non, il y avait votre femme aussi et Villermin. Dommage qu’il soit mort…
— Vous n’avez aucune preuve !
— Des preuves ! Je reconnais bien là le langage du scientifique, monsieur Sarrazin. Mais ce n’est pas comme cela que fonctionne la justice. Demanderez-vous à Dieu de fournir des preuves au jour de votre jugement ? La Justice, à Salon, c’est le prévôt Bernard de Trie, qui reconnaît les justes des vilains.
— Et encore, précisa le crapaud la main sur la poitrine pour jouer la modestie, je ne fais pas grand-chose. Vous savez, j’ai coutume de dire que la Justice est comme une toile d’araignée. C’est un piège qu’il suffit de tendre et où se jette le moucheron criminel dans l’espoir que l’épeire le soulagera de ses péchés.
— Tiens ? s’étonna Philibert. Vous vous rappelez votre bonne histoire, à présent ?
— C’est vous-même qui me l’avez enseignée. Puis il agita ses bras trop courts à l’adresse des soldats qui enfonçaient leurs clous dans le bois de la potence.
— Finissez, vous autres ! Et qu’on le pende sans attendre !
Puis les consuls se désintéressèrent de Philibert pour lui préférer le spectacle, organisant autour du gibet un beau carré que ne devait pas franchir la foule, toujours plus dense. Un soldat traîna Philibert plus près du mât principal, un poteau imposant que son acolyte renforçait maladroitement à l’aide d’arcs-boutants improvisés. Il n’aurait pas fallu que leur pendu fasse basculer l’ensemble aux premières convulsions. Ils lui auraient bien demandé de promettre de se tenir tranquille mais peut-on faire confiance à un sorcier ?
Philibert, qui en avait assez de lutter pour rester assis, se recoucha comme il s’était réveillé, au hasard, sur la terre. Au seuil de la mort, le moment est malvenu pour cesser de croire en Dieu. Et pourtant, pour la première fois de son existence, Philibert sentit le picotement. Le Doute, sous la forme d’un petit homme, minuscule, s’était introduit dans son âme, rampant hors de la boue, infâme homoncule qui l’avait pénétré par l’oreille qu’il n’aurait jamais dû abandonner ainsi à la pourriture du sol. Et le Doute, maintenant, fort de sa position, indélogeable au cœur de la forteresse, le haranguait de sa voix miniature :
— Tu vas mourir, Philibert, et il n’y aura personne cette fois pour venir te sauver. Toute ta vie, tu as cru bien faire, tu as cru bien croire. Mais sais-tu vraiment de qui tu as suivi les ordres ? Celui qui voudrait te tromper ne se présenterait-il pas à toi sous la forme de ton Dieu ?
— Va-t’en ! cracha Philibert. Dieu existe et Il me porte. Et toi, tu n’existes pas !
— Cela. Ou l’inverse, Philibert. Qui sait ?
— Je le sais car si ma vie s’arrête ainsi, elle n’aura eu aucun sens et Dieu ne trace pas les existences sans leur conférer un dessein.
— Pas de sens pour toi, Philibert. Mais pour les autres ? Tu vas mourir. Il est grand temps de te prévoir une dernière pensée.
— Non !
Et Philibert agita la tête de toutes ses forces pour en chasser l’homoncule, serrant les dents, les lèvres retroussées, impuissant à déloger le parasite qui rongeait son âme.
— Regardez ! cria un homme dans la foule. Regardez comme il se tord !
— Sorcier !
— Possédé !
— C’est le Diable qui cherche à sortir de son corps !
Le spectacle avait donc commencé. Et la foule ne cesserait plus ses incantations, invoquant tour à tour les saints et les anges à venir à bout du Malin qu’incarnait aujourd’hui Philibert.
— Finissons-en ! siffla le vicomte comme une sale flûte par-dessus l’orchestre des tambours.
Et les deux soldats soulevèrent Philibert du sol, agrippant ce qu’ils pouvaient, l’un sa ceinture, l’autre un bras. Philibert ouvrit les paupières et son regard, du fond de son crâne, revint en un demi-tour à la réalité de son exécution.
Les gens de Salon arboraient les faciès hideux qui correspondaient à leurs cris. Même les enfants et les plus belles filles de l’assistance crachaient leur haine en déformant leurs bouches, creusant tous les plis de leurs visages, jusqu’à ressembler à la cohorte des démons qu’ils croyaient exorciser.
Puis les pieds de Philibert cognèrent un escabeau sur lequel les soldats tentaient de le hisser sans surtout lui adresser la parole.
— Attention ! précisa le prévôt, qui ne riait plus autant que tout à l’heure. Ne le laissez pas vous jeter un sortilège !
Un soldat resserra ses liens de toutes ses forces. Philibert détendit les muscles de ses bras pour ne pas en souffrir et pour signifier à son tortionnaire qu’il ne résisterait pas.
Le deuxième homme d’armes avait grimpé trois marches de l’escabeau à la suite de Philibert et venait accrocher la corde qui pendait de la potence. Philibert inclina la tête pour l’aider à la passer autour de son cou. À quoi bon résister ? Il ne pensait plus à rien et la politesse que lui avaient enseignée ses précepteurs lui revenait comme un réflexe. Autant mourir dignement. Quelle idée stupide ! Et qu’avaient-ils de digne ses bourreaux et la horde de harpies qui criaient à son supplice ?
Comme un courant d’air frais dans toute cette atmosphère de mort, Philibert pensa soudain au dogme hérétique de Michel : le monde est tel que les hommes le désirent. Tous ces gens veulent que je meure. Et moi, je veux vivre. Qui doit avoir raison ? Comment le monde décide-t-il sa réalité quand les hommes ne sont pas d’accord entre eux ? Le grand Nostradamus n’avait pas prévu un tel cas d’école, sourit-il.
Puis, il pensa que ce serait sans doute son dernier sourire et il essaya de ne plus penser à ces choses.
Le soldat assura la corde autour de son cou. Philibert sentit l’escabeau vaciller. Quel dommage ce serait de finir ainsi par la maladresse d’un soldat ! Et quelle mort ridicule ! Il fit un effort pour rétablir son équilibre le temps que le garde redescende les trois marches.
Et voilà ! Philibert se retrouvait enfin seul face à Salon, du haut de son piédestal, ce qu’il restait du grand conseil au garde-à-vous devant lui.
Un petit garçon tout crotté armé d’un couteau plus grand que sa main jaillit d’entre les jambes du premier rang des spectateurs.
— Holà ! Où vas-tu ? cria le prévôt en tentant de l’attraper.
— C’est le docteur qui m’envoie ! se défendit le gamin.
— Montrachet ?
— Je dois lui couper un morceau de corde s’il n’arrive pas à temps.
— Ah ! abandonna le juge, soulagé. Mets-toi sur le côté et attends ton tour.
La corde de pendu est un remède souverain contre les maux de tête, se rappela Philibert. Un brin suffit en infusion. Il sourit encore et pensa que son sourire précédent n’avait donc pas été le dernier. Ne cesse pas d’espérer, conclut-il pour lui-même, l’occasion reviendra de sourire encore.
— Qu’on en finisse ! ordonna le vicomte, qui en avait assez et qui pensait déjà à la suite de sa journée.
Un soldat se recula avec cérémonie. L’autre se posta au pied de l’escabeau.
— Attendez !
Un brouhaha agita la foule. Philibert tourna la tête. L’escabeau vacilla. Alors, il revint immédiatement à une posture bien droite, s’appuyant d’un pied sur l’autre pour retrouver son équilibre.
La voix venait de derrière, vers la gauche, et creusait son chemin à travers la cohue. C’était Montrachet, tellement essoufflé que les mots qui suivirent n’avaient plus aucun sens.
— Que se passe-t-il ? râla le vicomte.
— Approchez ! ordonna le juge.
Montrachet entra dans le champ de vision de Philibert qui n’osait plus bouger d’un pouce. Le vieux médecin titubait. Il était en nage. De grosses perles de sueur mouchetaient sa nuque et tachaient son col de dentelle.
— Allons, parlez donc ! s’impatientait le vicomte.
— Je…, bafouillait le vieux professeur au bord de l’apoplexie. Je vous confirme… les effluves… Père Benoist… Sarrazin est coupable.
— Ah ! s’exclama la foule en une vague centrifuge.
— Ah ? répéta le vicomte, presque déçu. Très bien. Alors procédons.
L’espoir est la pire des tortures, pensa Philibert en tentant de calmer les battements de son cœur.
Puis, au moment de fermer les yeux, il vit Montrachet s’effondrer de tout son poids.
— Qu’est-ce que cela encore ! cria le vicomte en frappant du pied contre le sol. Évacuez-le ! Je ne veux plus personne pour interrompre l’exécution !
Le juge de Trie s’agenouilla comme le font les grosses personnes, en soufflant et en balançant d’un côté sur l’autre pour faire une place à sa panse. Puis il fourragea de ses doigts en saucisses dans le col de Montrachet, pour lui libérer la respiration ou simplement constater sa mort. Puis il retira son bras d’un coup comme s’il venait de se piquer. Il était pâle et la sueur se mit à couler à flots de la racine de ses cheveux.
— La peste ! balbutia-t-il.
Certains mots n’ont pas besoin d’être prononcés fort pour porter loin. Et toute la foule s’embrasa d’un grand cri. Et tout autour de Philibert, le troupeau des moutons de Salon s’égailla en tous sens au seul nom du loup qui les dévorerait tous. Et l’on se bousculait, et l’on se piétinait, et la mort que l’on se délectait de voir s’accrocher aux pieds d’un pendu venait brusquement de se retourner contre la populace et ses vices qu’il n’était plus temps de confesser.
Philibert, les voyant ainsi s’enfuir, sourit pour la troisième fois depuis qu’il était monté sur cet escabeau. Le vicomte avait déjà disparu. Le juge s’éloignait en secouant ses difformités comme une outre pleine d’eau, confirmant à Philibert que la chair des opulents devait bien être liquide sous leur peau distendue. Le professeur n’avait plus bougé depuis sa chute et gisait, face contre sol, le col ouvert sur un bubon noirâtre.
Avant de fuir à son tour, le dernier soldat au garde-à-vous envoya un coup de pied à l’escabeau. Philibert sentit la planche se dérober, puis la corde se resserrer sur son cou, puis toute la pesanteur de son corps le tirer vers le bas, vers la terre et les enfers, loin de son âme encore prisonnière d’une boucle de chanvre qui lui coupait le souffle.
*
Louise est devant lui. Elle est nue. Elle délace sa chemise et l’aide à se déshabiller à son tour. Puis, du bout de ses doigts fins, elle étale sur sa peau un baume qu’elle puise du fond d’un pot que son autre main tient serré contre son ventre. Jamais Philibert n’a senti une telle odeur. L’odeur de la paix, de l’amour et de la force mélangés ; l’odeur d’un pouvoir ancestral issu de la terre ; l’odeur des champignons qu’il cueillait enfant ; l’odeur de la cuisine de Sidonie, relevée d’un soupçon de menthe.
De menthe ? Où a-t-il déjà senti cette odeur ?
Et maintenant, il est nu. Et Louise le caresse encore, chaque parcelle de sa peau, jusqu’à ce que, tout entier, il luise comme elle, comme luit le nouveau-né quand pour la première fois la lumière le découvre.
Et comme Louise est belle ! Et comme Louise est jeune !
*
Philibert s’était promis qu’il n’agiterait pas les jambes. Jamais on n’a vu un pendu échapper à la mort en se tortillant au bout de sa ficelle. Alors, ce qui importait pour ses derniers instants, c’était l’image qu’il laisserait au monde au moment de le quitter. L’image du courage et de la dignité de celui qui acceptait la folie des autres faute d’avoir su les raisonner.
Mais une fois là-haut, il se découvrait un animal à l’intérieur du corps, une bête idiote qui ne voulait pas comprendre qu’elle ne dénouerait jamais la corde qui l’empêchait de respirer, une créature d’instincts archaïques qui lançait ses membres en tous sens parce qu’elle n’imaginait rien d’autre à faire.
Pauvre Philibert, pensa-t-il de lui-même, tu n’as même pas le courage de leur faire croire que tu es un homme. Mais à quoi bon, puisqu’ils sont tous partis ?
*
Louise s’est blottie contre son torse. La pommade sur sa peau se mélange à la sienne. Comme ils sentent bon tous les deux ! Il lui embrasse le dessus de la tête. Ses cheveux sont huilés comme ceux des vestales avant le sacrifice.
— Tu es prêt ? lui demande-t-elle.
Il ne répond pas. Parce qu’il n’est prêt à rien d’autre que de rester comme cela, dans ses bras qu’il n’aurait jamais dû quitter.
— Il nous attend.
Il l’embrasse une dernière fois sur le dessus de la tête.
*
Depuis que la corde s’était refermée sur son cou, Philibert ne respirait plus. Et ce n’était pas faute d’essayer ! Mais plus il agitait les jambes, plus il tentait d’extraire son corps par le haut comme si sa seule volonté eût suffi à l’élever comme un oiseau, et plus il se sentait peser et plus la mâchoire de chanvre se refermait sur son cou.
Ce n’était pas la première fois qu’il étouffait. Souvent, il avait fait l’expérience de retenir son souffle jusqu’à la limite de sa volonté. Il avait ressenti l’angoisse et la chaleur qui vous prend tout le corps et le concentre juste sous la gorge et qui presse et qui presse encore jusqu’à vous faire céder enfin. L’air renferme un esprit plus puissant que la volonté des hommes, en avait-il déduit, fort du dogme de l’expérimentation que lui avait enseigné Vésale. Mais pas aussi puissant qu’une simple corde, constatait-il aujourd’hui. Il savait bien qu’un homme que l’on empêche de respirer finit toujours par trépasser. Ce principe était la base de l’idée même de pendaison.
Et le feu enflait dans sa poitrine. Il avait peur et ne pouvait rien y faire. Rien d’autre que de continuer à agiter les jambes en attendant de découvrir la suite de l’expérience.
*
Philibert danse et il est heureux. Il s’est envolé dans les bras de Louise. Par-dessus les murs des maisons, par-dessus les champs, par-dessus les sommets des arbres.
Et maintenant, il danse en tenant Louise par la main.
Et de son autre main, il serre les doigts de Diane. Il tourne la tête et Diane lui sourit. Il ne l’a jamais vue aussi belle. Elle est la beauté de toutes les femmes, la gardienne de l’esprit de la virginité du monde qu’elle conserve précieusement dans le secret de la blancheur de ses cheveux, et de la pureté originelle qui rendit aveugles ses yeux pour ne pas qu’ils voient les vices des hommes.
Il baisse le regard sur ses doigts dans sa main. Il lui sourit. Puis il sent à la place la chaleur poisseuse du sang qui coule sur sa peau de son moignon hideux. Il ferme les yeux. Il fronce les sourcils du plus fort qu’il peut. Puis il ressent à nouveau la douceur de ses doigts au creux de sa paume.
Il rit avec elle, et il danse de plus belle.
*
Je meurs, pensa Philibert au bout de sa corde.
Il faisait jour et, pourtant, la lumière le fuyait. Et pas comme à l’habitude, par l’est d’où montent les ténèbres chaque soir. Non, cette fois la lumière s’écartait de lui. Il pouvait la voir, en cercle, fuir le spectacle affligeant qu’il lui offrait. Le jour s’en allait. Et ce serait son dernier jour.
Tu vois, Michel, je suis mort sans jamais te trahir.
Et voilà ce qu’il pensa alors qu’une dernière lueur disparaissait à l’horizon.
Dommage. Il avait toujours souhaité que sa dernière pensée soit pour Louise. Alors Dieu ne lui avait même pas accordé cela ?
*
Ils dansent en cercle. Louise à sa gauche, Diane à sa droite, et toute une farandole d’hommes et de femmes, tous heureux d’être là à danser nus sous la lune.
Il reconnaît les pierres aménagées en cercle. Il reconnaît la grande dalle disposée au centre en guise d’autel. Il s’étonne des bougies de graisse noire qui assombrissent le jour en halo autour d’elles. Il piétine l’herbe en dansant que le vicomte découvrira comme une preuve du sabbat. Il aperçoit la porte de pierre qui ouvre sur la clairière alors que la ronde des sorcières l’emmène de l’autre côté.
Un homme d’ombre se tient derrière l’autel. Il est grand, il est droit, une cape de ténèbres coule de ses épaules comme s’il n’avait pas de bras. Sa silhouette évoque les mannequins que l’on fabrique à la hâte pour les brûler lors des fêtes de village.
Philibert quitte la ronde et s’approche de la figure sans lumière qui joue les prêtres derrière son autel archaïque. Il sent autour de lui l’âme joyeuse des sorcières qui s’élève, unique, de leurs chants silencieux. Car il les entend rire, il les entend chanter, car c’est son propre rire et c’est son propre chant dans une communion sublime.
— Qui êtes-vous ? lui demande-t-il.
— Voyons, Philibert, tu ne me reconnais pas ?
— Vous êtes le Diable.
— Dieu, le Diable, quelle différence ?
— Êtes-vous le Créateur des êtres du monde ? Celui qui connaît mon destin pour l’avoir décidé de toute éternité ?
— Je suis cela et je suis bien d’autres choses que je ne connais pas moi-même. Je suis la volonté des hommes et je suis leur destin.
— Alors, que dois-je faire, Seigneur ? Que dois-je faire ensuite que vous me commandez ?
— Fais ce que depuis toujours je t’ai demandé de faire.
— Retrouver Michel ?
— C’est pour cela que tu es ici. Pour partager enfin son secret.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, ce sera fini.