XX
Sur le dernier Va-t’en ! du maître, la domestique reparut. Pas plus réelle que le spectre d’Anne Ponsard que Philibert avait croisé à la porte. Michel avait appelé : la domestique était là. Les épiait-elle depuis le début de leur conversation ? depuis le coin de cette armoire ? ou l’ombre de ce rideau ?
Quel innocent il avait été ! Un oiseau sans cervelle qui ne comprenait que fort tard le tour de passe-passe dont il avait été le dindon : aux ordres de son maître, la Sidonie de Nostradamus avait laissé la porte ouverte sur la rue. Et le voilà, le miracle ! Michel attendait Philibert, il l’avait dit à Dupraz. Et tout ce que Philibert avait entendu, en espion de carnaval, se résumait à ce que Michel avait bien voulu qu’il entende.
Va-t’en !
Il s’engouffra dans le couloir, pressé de découvrir ce fameux dernier acte que lui promettait le destin.
Dehors, la petite place s’était garnie d’un bel affairement, un départ de chasse digne d’un tableau de maître. Avec les chiens en meute, les rabatteurs et leurs piques, les sacs de grosse toile et les manteaux épais. Autour, les curieux formaient un cordon, catholiques et protestants entremêlés en farandole. Car il y avait un air de fête sur les visages des Salonais. Au centre, les consuls assuraient l’animation. Le vicomte, en maître de cérémonie, donnait le ton du costume officiel : les bottes de chasse, le pantalon large jusqu’aux pieds, le manteau court, la toque et le plumeau. Un mélange audacieux de cour de France et de cour de ferme. Et le panache de plumes de coq ! Un tribut, sans doute, à l’uniforme des cabans qui ne rôdaient jamais bien loin. Et tous avaient respecté la consigne vestimentaire, sauf le prévôt de Trie qui l’avait agrémenté de sa touche de fourrure.
— Sarrazin ! claironna le vicomte par-dessus les aboiements des chiens. Il ne nous manquait plus que notre premier consul ! Venez nous rejoindre, nous devons nous mettre en route.
Philibert n’avait aucune envie de lui répondre en criant depuis le pas de sa porte. Alors il rejoignit les huguenots au centre de la fête. Drôle de scène pour un dernier acte.
— Bonjour, monsieur le vicomte, le salua-t-il. Alors, vous êtes venu me chercher ?
— Parfaitement ! brailla d’Estissac plus fort que nécessaire. Parce que figurez-vous que nous avons trouvé la clairière aux sorcières !
— Le temple du sabbat ?
— Oui, appelons-le ainsi, c’est parfait ! Pas le temps de vous habiller, nous partons immédiatement.
— Comment avez-vous su que j’étais ici ?
— M. Dupraz nous a prévenus. Vous l’avez croisé, n’est-ce pas ?
— Oui, en effet.
Dupraz se tenait à l’arrière, aux côtés de la vicomtesse. Il avait ajouté à l’uniforme de chasse son fleuret d’apparat qui suffisait à le rendre élégant.
— Allons, mon ami ! le pressa le vicomte. Il est tard déjà. Nous avons de la route.
— Où allons-nous ?
— Exactement où nous le pressentions ! Dans les montagnes du Défens, à moins de deux lieues d’ici plein nord. La route est difficile, il nous faudra deux bonnes heures. Pressons !
Dernier acte. Sur le chemin de Sénas, la troupe s’étendait en fuseau. Sans plus d’ordre que pour une promenade dominicale. D’Estissac, armé d’un bâton de pèlerin, ouvrait la marche et pas un n’aurait osé contester sa position protocolaire.
Drôle de protocole, pensa Philibert. Ne suis-je pas le premier consul ?
— Nous attendons l’avis du parlement d’Aix à votre endroit, lui rappela le vicomte comme s’il avait deviné dans son dos les préoccupations de Philibert. Je ne doute pas qu’il sera favorable. Et vous pourrez enfin porter la robe de consul.
— Rien ne presse, le rassura Philibert en remontant à sa hauteur. Mais dites-m’en plus sur notre expédition.
— Je n’ai pas grand-chose à vous dire. Nous nous rendons sur les lieux du sacrilège, nous constatons, et munis des preuves que nous ne manquerons pas d’y trouver, nous rentrons à Salon et nous pendons notre sorcière.
— Le raccourci est saisissant. Et quel genre de preuves vous attendez-vous à trouver ?
— La tête de saint Roch, par exemple. Ou quelques débris qui suffiraient à identifier le chef reliquaire. Car les sorcières détruisent les objets sacrés au cours de leurs orgies, c’est bien connu.
— Comme les protestants ?
— Décidément, vous êtes plus amusant que Villermin.
— Ce que je veux dire, c’est que vous ne convaincrez pas les catholiques en leur restituant les débris calcinés de leur sainte relique. Et même si vous ramenez la preuve de la culpabilité de Diane du Bertaud, qu’obtiendrez-vous ? Vous la pendrez et vous gâcherez dans le même temps le magnifique leurre que vous vous étiez confectionné. Car que vaut Diane, sinon qu’elle concentre sur elle la haine qui avant cela pesait sur vos épaules ?
— Je constate que vous vous essayez au calcul tacticien. Je croyais que c’était par bonté d’âme que vous cherchiez à sauver votre sorcière.
— Vous croyez en Dieu, monsieur le vicomte. Le même Dieu que moi. Ne nous enseigne-t-Il pas d’avoir pitié de cette pauvre femme ?
— Mme du Bertaud est une sorcière. Dois-je vous rappeler les Textes ? Exode, chapitre 22, verset 18 : Tu ne laisseras point vivre une sorcière. Et pour forcer le trait, votre pape Innocent VIII vous a ordonné de les pourchasser dans sa bulle papale de 1484 : Summis desiderantes affectibus.
— La haine des sorcières vous rendrait-elle œcuménique ?
— Ne plaisantez pas avec ces choses, monsieur Sarrazin. Il ne fait pas bon s’attendrir pour une sorcière. Considérez que votre amie a sans doute, comme ses sœurs, lié un pacte explicite avec le Diable, rejetant sa foi chrétienne lors de l’une de ces orgies sabbatiques dont nous allons découvrir la scène, au bout de ce chemin.
— Et si Diane n’était qu’une folle ? Une âme égarée. Une pécheresse, je vous l’accorde, mais bien inoffensive. Incapable de prodige car liée comme nous le sommes tous par les lois du Seigneur et de la science. Croyez-vous vraiment qu’une femme faite de chair et de sang puisse commander à la peste ou invoquer la naissance d’un monstre à deux têtes ?
— Bien sûr que je le crois. Et il y a la même impiété à douter de l’existence des sorcières que de celle de Dieu.
— Vous allez bien loin dans votre raisonnement. Je vous respecte, monsieur le vicomte. Et vous, vous savez comme je vous suis utile en ces temps difficiles. Vous avez besoin d’une autorité catholique pour entériner ce que vous trouverez dans les montagnes du Défens. Alors, ne nous frappons pas l’un l’autre d’anathème ! Je voulais uniquement, par mes remarques, vous amener à réfléchir sur notre intérêt commun.
— Exposez-le donc, cet intérêt, puisque vous y tenez tant.
— Eh bien, pour être direct, je pense que nous aurions avantage à ne pas retrouver la fameuse tête de saint Roch au bout de notre expédition, ce qui offrirait un sursis à Diane du Bertaud. J’y gagnerais le temps de prouver son innocence. Et vous, la tranquillité, tant que les élans mauvais de vos administrés seront concentrés sur la sorcière.
— Vous avez une façon bien étrange de vous jouer de la réalité. Quand nous découvrirons ensemble le temple du sabbat, nous y verrons la tête de saint Roch ou nous ne l’y verrons pas. Ce n’est pas à nous d’en décider.
— Qui sait, monsieur le vicomte ? Qui sait ?
Et pendant quelques pas, Philibert eut à supporter le regard en coin du vicomte d’Estissac. Il regrettait d’avoir parlé ainsi. Pour le vicomte, bien sûr, parce qu’il ne servait à rien de semer le doute à coups d’énigmes inutiles. Mais pour lui-même, aussi. Il regrettait de reconnaître dans sa propre bouche les sophismes de Michel. Ne venait-il pas de sous-entendre qu’à ne pas avoir intérêt à découvrir le reliquaire, ils ne le découvriraient pas ?
Le monde qui nous entoure est le produit de la volonté des hommes : pire qu’une prophétie, la sentence du maître s’accrochait à sa raison. Car que pensait-il en parlant ainsi au vicomte ? Sur le lieu du sabbat, parmi la foule et la meute des chiens, comment pourraient-ils prétendre ne pas découvrir la relique alors qu’elle se trouverait devant leurs yeux ? Non, Philibert avait pensé sans y prendre garde que la relique, en réalité, ne s’y trouverait pas pour la seule raison qu’ils auraient souhaité ne pas l’y trouver.
L’idée, présentée ainsi, sans fard, s’emballa soudain, comme un pétard qui fuse, emportant dans un tourbillon l’esprit de Philibert vers le haut, vers l’arrière. Et de là, il s’observa lui-même, marchant sur le chemin, en retrait du vicomte. Son costume flamboyant, malgré la cendre du marchand qui y collait encore, jurait en tête de la colonne grise des uniformes de chasse.
Une mèche de cheveux dépasse de ta toque, se dit-il à lui-même alors que son âme flottait par-dessus la colonne des Salonais. Il faudra te recoiffer.
— Monsieur d’Estissac ?
— Vous êtes encore là ?
— Apprenez-moi, monsieur le vicomte, comment vos gens ont retrouvé le temple du sabbat. Ne disiez-vous pas que son existence restait un mystère depuis des générations ? qu’aucune trace écrite n’indiquait son emplacement ?
— Une battue s’est organisée spontanément, dans la nuit. Ils ont filé droit sur les montagnes du Défens et n’ont pas tardé à découvrir les restes du sabbat.
— Comment cela se peut-il ? On ne trouve rien pendant des siècles et on résout le problème en l’espace d’une nuit ? Vous ne trouvez pas cela douteux ?
— Pas du tout. Je vous le disais moi-même, l’autre soir. Les gens de notre pays savent ces choses. Le culte des sorcières est un savoir qui ne s’écrit pas. Qui ne se dit pas, même. Mais le jour où il le faut, la mémoire collective de tout un peuple désigne sans faillir le lieu du crime ancestral.
— La mémoire collective, qu’est-ce que cela ? Où dans la Bible parle-t-on d’une telle chose ? Est-ce de Dieu qu’il s’agit ?
— Vous voilà bien sérieux. Et je n’ai pas envie d’un discours de théologie, monsieur Sarrazin. Profitez un peu de la promenade. Contemplez le paysage !
Philibert releva le nez. Au fond de son crâne, un mauvais esprit sous les traits de Michel lui soufflait que la volonté d’un peuple pouvait bien faire naître au milieu des montagnes le temple du sabbat qu’il souhaitait tant y découvrir. Il secoua la tête.
Le chemin, bien droit au milieu des pâtures, longeait une barre de collines boisées, comme un bourrelet en garde-fou qu’ils suivaient depuis Salon. Les montagnes du Défens, le but de la promenade, n’étaient que des collines elles aussi, mais plus hautes et qui leur bouchaient l’horizon. Philibert n’y voyait pas de quoi s’émerveiller. Avait-il, une seule fois dans sa vie, goûté les beautés de la nature ? Il ne voyait au bout du chemin qu’une concrétion rocheuse piquée d’arbres. La preuve si nécessaire que la beauté ne réside que dans le regard de l’homme.
— N’est-elle pas magnifique, notre terre ? s’enthousiasmait le vicomte en agitant son bâton.
Par contraste, Philibert faisait office du vieillard qui proteste alors qu’on le sort pour lui faire prendre l’air. Il en était conscient mais il n’y pouvait rien. Il n’aimait pas ce pays qui n’était pas le sien.
À mi-chemin, son esprit luttait encore. L’hérésie de Michel l’avait frappé plus profond qu’il ne l’avait pensé.
Mme Capron, par exemple : son souvenir lui revenait sans cesse. La vieille femme du ferblantier, emportée par la peste, le premier jour à Salon. De quoi était-elle morte sinon d’avoir voulu mourir ? Comme le disait Michel. Mais c’était impossible. Et plus il pensait à elle, plus la cohorte des fantômes qu’il traînait à ses basques s’imposait à sa conscience. Le suivant était Villermin. Il le voyait encore, le mousquet à la main, le soir du banquet, rêvant de la mort glorieuse et moderne que cracherait l’instrument qu’il caressait du bout des doigts. Et Pan !
La vie du fort par son arme volée.
Et sur la route de Sénas, c’est Michel qui revenait encore et encore rebattre ses messages à l’oreille de Philibert. Oh, comme il sentait sa logique impie enfoncer ses racines au plus profond de son âme. Mieux qu’une foi, pire qu’un doute : une logique implacable qui expliquait tant de choses.
Le monde qui nous entoure est le produit de la volonté des hommes.
Non, ce n’était pas vrai ! Michel n’était qu’un fou qu’il avait vu se replier contre le dossier de son fauteuil, terrassé par une peur de jeunesse. Qu’il soit emporté par son inquisiteur, et qu’on ne le revoie plus ! Et comme chaque fois qu’ils s’étaient parlé, Michel l’avait mené où il voulait comme s’il prenait plaisir à corrompre ses idées, sa foi, l’amour qu’il portait à sa femme. Jusqu’à ce dernier acte qu’il avait annoncé avec emphase pour mieux se débarrasser de lui. Ils t’attendent pour le dernier acte : c’est qu’il savait que, devant chez lui, l’expédition s’organisait. Donc il savait que le temple du sabbat était découvert et que les jours de Diane étaient comptés. Et pourquoi ne lui avait-il pas simplement annoncé cela alors que Philibert le lui demandait ? Il avait préféré tenter de l’attirer dans son monde d’hérésie d’où il avait jeté Dieu et la science pour ne garder que la magie démoniaque de la volonté des hommes.
Mais le monde n’était pas comme cela.
— Le monde est rond comme une boule…, commença Philibert en bougonnant.
— Que grognez-vous ? demanda le vicomte.
— Le monde est rond comme une boule, répéta Philibert d’une voix plus claire. Et le soleil, disparaissant à notre horizon, continue d’en éclairer l’autre hémisphère.
— C’est ce que l’on dit.
— C’est la réalité des lois de la nature ! Les comètes sont des exhalaisons sulfureuses que le vent allume comme le soufflet allume les charbons.
— Vous êtes bien savant. Vous connaissez les lois qui régissent les choses.
— Les lois que Dieu a voulues. Les lois immuables qui, de toute éternité, déroulent l’histoire du monde.
— On dirait que vous professez la prédestination. Vous m’en voyez ravi. Lisez Jean Calvin, à l’occasion.
Quelle ironie ! Il suffisait d’une phrase pour avouer à d’Estissac qu’il n’avait jamais été catholique et que les écrits de Calvin, il les connaissait par cœur pour en avoir travaillé certains avec l’auteur, qui n’était autre que le parrain de sa fille.
Tiraillé entre Calvin, l’hérésie de Michel et son propre masque de papiste, Philibert poursuivit la route en se concentrant, derrière, sur les aboiements des chiens.
— Nous y sommes !
— C’est par là, compléta un paysan qui faisait l’éclaireur. Un sentier s’écartait du chemin et montait, raide, sous les premiers arbres. Le simple changement de cap entraîna la colonne dans une manœuvre interminable. Le vicomte disparut un instant de la tête du cortège pour aller hâter les chiens et houspiller les traînards.
Philibert en profita pour se rapprocher de Dupraz et prendre avec lui la direction des opérations.
— Alors, mon ami, commença Philibert, le sort de Mme du Bertaud se joue ici ?
— Nous n’en sommes plus très loin.
— Je vous ai entendu ce matin, chez Nostradamus. Je suis désolé, je ne voulais pas vous espionner. Je n’ai pas entendu grand-chose. Juste que vous vouliez fuir.
— Taisez-vous, malheureux !
— Ne vous inquiétez pas, je ne veux pas vous nuire. Je trouve seulement amusant que vous pensiez votre sort lié à celui de Diane alors qu’autour de vous, personne ne l’envisage. C’est curieux comme on en arrive à s’angoisser du jugement des autres alors qu’en réalité les autres ne s’occupent pas de vous.
— Monsieur, je vous somme d’être discret ! Le vicomte d’Estissac m’a menacé très clairement. Les mêmes menaces qu’il profère à votre encontre.
— Vous affabulez.
— Diane du Bertaud est bien plus l’amie de votre femme que la mienne. Et puis, vous êtes un étranger ici. Et beaucoup s’interrogent sur les raisons de votre venue. Le juge de Trie, dont le cousin est conseiller du prince de Bourbon-Condé…
— Je sais.
— Eh bien, il tient de cercles proches de la Couronne qu’une conjuration vous aurait envoyé ici.
— Quelle avalanche ! le coupa Philibert. C’est bon, je ne vous inquiéterai plus et je saurai garder votre secret. Vous avez les arguments pour vous défendre. Nous trouverons ici ce que nous avons à trouver et Dieu décidera ce qu’il doit advenir de Diane.
— Tenez, nous arrivons.
— Oh ! roucoula le professeur Montrachet en les dépassant. Comme c’est intéressant !
Ils arrivaient à une falaise rocheuse déployée en demi-cercle.
— Le cirque de Calès, commenta le médecin. Regardez, messieurs, on peut compter plus d’une centaine de grottes.
— Elles sont habitées ? Je vois du mouvement.
Des ombres humaines glissaient au loin dans les trous de la roche. Une colonne de fumée montait derrière les arbres.
— Ce sont des êtres primitifs, argumenta le professeur de son air docte. Des sauvages troglodytes comme il en reste peu dans notre royaume. Une espèce animale très semblable à l’homme. Ils sont dépourvus d’âme, puisqu’ils ne parlent pas.
— Regardez cette femelle et ses petits, s’émerveillait Dupraz. Ils portent des habits. Ils n’ont pas l’air si différents de nous. Et puis là-bas, ils ont taillé un escalier dans la roche !
— Je vous l’accorde, c’est très intéressant. Ces êtres oubliés semblent tenter avec maladresse de vivre une vie d’homme. C’est comme si Dieu les avait laissés inachevés. Sans parole et sans âme.
— Ils sont comme cela, commenta Philibert pour lui-même, parce que l’humanité les ignore. Ce qui borde le champ de notre vue n’a pas besoin d’être net. Ces hommes resteront grossiers tant que nous n’aurons pas besoin de les approcher.
— Vos théories n’ont pas fini de me surprendre, monsieur Sarrazin. Est-ce de Vésale que vous tenez celle-ci ?
— Où se trouve la clairière des sorcières ? cria Philibert à l’éclaireur pour ne pas répondre. L’après-midi touche à sa fin. Nous devons nous dépêcher.
Le paysan fit un signe et Philibert entraîna les autres à sa suite sans un regard.
Le cancer était inoculé, qui lui rongeait l’esprit. Et il ne subsistait plus rien qu’il ne teste à l’hypothèse de Michel : le monde qui nous entoure est le produit de la volonté des hommes.
Sous les arbres, un passage en descente les mena par-dessous un porche de pierre couvert de mousse. Le monument, qui datait des Romains, marquait l’entrée d’une clairière isolée, à l’abri des rochers. Un havre de silence dans les ombres de la fin de journée.
Le paysan s’effaça et Philibert franchit le premier la porte du temple naturel. D’Estissac qui revenait en courant le rejoignit, le souffle court.
La limite des arbres traçait un grand cercle quasi parfait. Au sol, l’herbe avait été piétinée en de nombreux endroits. On apercevait, au centre, des traces plus nettes imprimées profondément dans la terre nue. Des pierres avaient été disposées pour souligner la géométrie du lieu, toutes orientées vers une dalle plus grande qui aurait évoqué un autel même aux plus ignorants de la troupe. Même aux chiens de la meute.
La belle mise en scène ! pensa Philibert en découvrant le tableau.
À côté de lui, le vicomte tomba à genoux et s’abandonna aussitôt à une prière hystérique. Imité par contagion par les notables de sa suite. De tous, Philibert fut le dernier à s’agenouiller, à regret, pour se joindre à la comédie.
— Aide-nous, Seigneur, implorait le vicomte au nom des siens. Aide-nous dans la bataille apocalyptique qui s’engage, de la chrétienté contre le Diable et son armée secrète des sorcières.
Et tous, à l’unisson, s’enflammèrent en plaintes et en supplications.
Philibert, les yeux grands ouverts sous le couvert de sa tête inclinée, observait les lieux avant que le vicomte et ses enquêteurs l’envahissent. Il y traînait quantité d’indices et la moisson serait fort bonne.
Il devinait, principalement, des débris de repas entre les touffes d’herbe. Un beau repas puisqu’on y voyait des morceaux de viande, des manchons de poulet et un fruit écrasé qu’il ne connaissait même pas. La pierre qui figurait l’autel, vue de loin, était marquée de traces sombres. On aurait aimé que ce soit du sang, pour parfaire l’ambiance. Le sang d’un bouc, d’une vierge ou d’un nouveau-né.
Au signal du vicomte, la prière fut finie et les limiers s’activèrent en tous sens. Le juge de Trie était à la fête.
— La belle enquête ! répétait-il sans cacher sa joie, en agitant son gros corps d’un point à l’autre comme ces balles qui rebondissent sur un sol inégal. Regardez ! Constatez ! Les preuves nous ramèneront à notre bonne amie, que nous pendrons dès ce soir.
— Ce n’est peut-être pas elle, tenta Philibert en rebondissant à sa suite.
— Vous la défendez encore ?
— Il se peut qu’elle ait des complices, corrigea-t-il.
— Ceci me plaît mieux. Alors aidez-moi, vous verrez comme les traces nous mèneront à la bête. C’est une chasse, monsieur Sarrazin. Voyez les chiens !
La meute, restée derrière le porche de pierre, aboyait pour l’ambiance.
— Regardez ! soufflait le prévôt. Il y a des symboles sur l’autel. Les sorcières font cela, c’est bien connu. Elles usent de signes occultes pour s’attirer les faveurs de leur démon cornu.
— Oui ! Oui ! exulta le vicomte qui était apparu de l’autre côté de la grande pierre.
— Pas du tout, les coupa Philibert. Ces inscriptions m’évoquent plutôt le langage des alchimistes et des astrologues.
— Qu’en savez-vous ?
— Regardez celui-ci : il représente Mercure.
— J’y vois le symbole de la femme, avec des cornes sur le dessus.
— Et moi, je vous dis que c’est Mercure. Et plus loin, celui-ci représente la lune.
— L’astre des sorcières.
— Vous aurez toujours raison…
— Et vous, se fâcha le prévôt, vous finirez par vous perdre à nier l’évidence ! Que dites-vous de ces herbes et de ces écorces qu’elles ont brûlées au coin de leur autel ? Moi, cela me rappelle que l’artifice le plus puissant des sorcières est cette herbe qu’elles coupent la veille de la Saint-Jean, à l’angélus de midi.
— La Saint-Jean est en été. Nous en sommes bien loin.
— Elles auront fait des réserves.
Philibert avança le nez par-dessus le petit tas de cendres. Les restes encore vifs d’une odeur astringente lui firent reculer la tête.
— Vous avez senti quelque chose ? se précipita le juge. Et chacun vint y mettre le nez pour donner son avis.
— Je connais cette odeur, affirma Dupraz en se grattant le menton.
Et Philibert aussi la connaissait et son amertume lui rongeait les sens en lui remontant le nez. Encore une fois, il fallut qu’il résiste pour éviter que son âme ne se détache et n’aille s’envoler par-dessus son corps éperdu.
— C’est de l’écorce de gaïac, lâcha-t-il.
— Oui, c’est cela ! confirma Dupraz. C’est un buisson d’Amérique. Un puissant sudorifique.
— Vous en vendez dans votre magasin, tenta Philibert.
— Et votre femme m’en achète souvent…
Les visages tournèrent dans un bel ensemble, émaillés de sourires et de sourcils inquisiteurs.
— Allons, que dites-vous là, monsieur Dupraz ? intervint d’Estissac. Concentrons-nous sur Mme du Bertaud. Prouvons sa culpabilité et cela suffira à nous rendre la paix. N’est-ce pas, monsieur Sarrazin ?
— Oui, monsieur le vicomte.
Et les enquêteurs s’égaillèrent pour la suite de leur ballet. Philibert ne cherchait plus. Il les observait, autour de lui, qui mimaient l’application, à l’image des mauvais acteurs qui amplifient leurs gestes pour qu’on les comprenne jusqu’au dernier rang. Ici, ailleurs, au conseil ou devant la cheminée de Michel, tout était faux. Le monde entier jouait la comédie autour de lui, depuis le gentilhomme et son janissaire dans un hôtel de Paris.
Il revit Michel, recroquevillé dans son fauteuil trop grand.
Il m’a communiqué sa folie, se dit-il. Et maintenant, le monde entier se replie autour de moi.
Un éclat brillant attira son regard, à ses pieds. Il le ramassa.
— Vous avez trouvé quelque chose ? s’enquit le juge qui n’avait pas cessé de le surveiller du coin de l’œil.
— Le débris d’un miroir, répondit Philibert en lui passant l’objet.
— Le miroir, intervint Montrachet, est la fenêtre par laquelle les sorcières contemplent les profondeurs des enfers.
— Regardez !
C’était le juge qui attirait la foule en agitant les bras.
— Regardez, c’est la trace du sabot d’une bête.
— Elle est très nette.
— De grande taille mais pas assez ronde pour que ce soit une vache.
— Une chèvre ?
— De grande taille.
— Un bouc ?
— Le bouc noir que sacrifient les sorcières, avança Montrachet.
— Il n’y a pas de sang sur l’autel, corrigea Bernard de Trie. Pas de sang, pas de sacrifice.
— À moins que ce ne soit le pas du Diable.
La phrase du vicomte, pourtant prononcée à mi-voix, coupa toute vie dans la clairière. Même les aboiements des chiens se turent. Un groupe de paysans s’empressa de repasser le porche pour quitter le cercle du temple du sabbat.
— Vous n’avez pas manqué votre effet, s’amusa Philibert.
— Vous avez une autre idée pour expliquer la présence de cette trace ?
— Face à vos certitudes, elle serait inutile.
— Oui, en effet. Et je pense que nous pouvons mettre un terme à nos recherches. Nous en avons assez.
— Il est temps de partir, compléta le juge. Je ne voudrais pas que la nuit nous surprenne ici.
— Allons, se moqua Philibert, le lieu vous effraie ? Un grand gaillard comme vous !
Le signal était donné et, tout autour, les chasseurs de sorcières semblaient soulagés d’en avoir fini.
— Vous ne cherchez plus le chef reliquaire ? demanda Philibert en attendant avec le vicomte que tout le monde soit bien sorti.
— C’est inutile. Nous avons assez de preuves.
— Mais il reste des mystères et le cas de saint Roch demandera une plus longue enquête.
— Sans doute.
— Un délai de grâce pour Mme du Bertaud ?
— Un sursis.
Philibert tenta un sourire qui s’échoua de travers, sur ses lèvres, sans qu’il parvienne à lui faire exprimer l’idée d’une complicité. Et puis d’Estissac ne le regardait même plus et se mettait en route maintenant que la colonne s’organisait pour la marche.
En quittant la clairière, Philibert ramassa un dernier objet comme un souvenir à ramener chez lui. Un bel éclat, alors qu’il n’y avait plus de soleil, dans les herbes devenues noires.
— Vous avez trouvé un dernier indice ? demanda le vicomte sans y prêter plus attention.
— Non, balbutia Philibert. Ce n’est rien. Un deuxième fragment du miroir de tout à l’heure.
En vérité, il tenait dans sa main la chose la plus abominable qu’il s’attendait à trouver là. Il resserra les doigts sur l’objet. Personne ne devait savoir ce qu’il avait trouvé. Dans l’herbe du sabbat, encore marquée des pas des sorcières, il venait de ramasser une patte de coq enchâssée dans un manchon d’argent. Alors qu’il contractait sa paume au fond de sa poche, il sentit la même piqûre qu’il avait éprouvée quand il avait plongé la main dans le sac à sortir de Louise. Une preuve pour lui seul, la preuve qu’il redoutait tant de découvrir depuis qu’il avait franchi le porche de pierre du temple des sorcières.
Ils repassèrent devant le cirque aux troglodytes dont il ne restait plus que les ombres. Leurs esprits occupés à l’inventaire de leur butin n’avaient plus besoin de décor pour agrémenter leur marche.
Au débouché du sentier de montagne, les rangs se reformèrent et Philibert repassa en tête avec le vicomte.
— En fait, commença d’Estissac, ce qu’il nous faudrait, c’est une deuxième sorcière.
Philibert l’entendait comme à travers un voile. Ses oreilles semblaient assourdies par le vacarme de cette piqûre qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver en pressant du doigt chaque fois plus fort, au fond de sa poche.
— Une seule sorcière ne vous suffit donc pas, se força-t-il à répondre.
— Pour tout vous dire, je pensais à ce lien qui unit les sorcières et qui les défend de mentir quand elles s’évoquent les unes les autres.
— Je ne connais pas cette légende.
— Une légende ? Un fait, monsieur Sarrazin, un fait ! Il nous suffirait d’avoir deux sorcières devant nous et de demander à l’une de confirmer la nature de sa sœur. Ne pouvant mentir, elles se trahiraient sans rien pouvoir y faire. Ne serait-ce pas intéressant ?
Philibert s’en moquait. Ils pouvaient pendre Diane, à présent. Ce n’était plus le problème !
Était-il certain de n’avoir vu aucun linge sous le lit de Louise ? Il aurait dû fouiller la chambre. Peu importe ce qu’elle en aurait pensé. Il n’était plus question de confiance, désormais. Depuis la clairière, sa vie avec Louise avait subi une dernière mue, libérant un insecte immonde qu’il n’était pas pressé de retrouver. Les enfants, leur amour, leurs nuits passées l’un contre l’autre sous la bâche de la charrette sur la route de Salon, tout cela traînait derrière lui, comme des coquilles vidées de sens, trop étroites à présent pour le monstre qu’elles avaient engendré.
Il rentrerait à Salon et il ne la verrait plus. Il ne s’imaginait pas ouvrant la porte de la chambre car ce monde-là n’existait plus. Et si seulement Michel avait raison ? Et si, d’un simple effort de volonté, leur amour disparaissait à force de ne plus vouloir vivre ? Comme Mme Capron et le pauvre Villermin.
Il rentrerait à Salon et il ne se soucierait plus ni de Diane ni de Louise. Il s’occuperait de son propre salut. À force de vouloir aider les autres, il s’était enfermé dans le piège avec eux. Et Dupraz qui voulait fuir pour avoir bu le thé avec sa belle sorcière ! Le jeune godelureau ne risquait rien à côté de lui, Philibert Sarrazin, le défenseur de Diane la sorcière, et le mari de Louise, sa complice, l’étranger venu de Paris pour les espionner tous, qui leur avait amené la peste et le malheur, la révolte des cabans et le sabbat des sorcières !
Et s’il fuyait, lui aussi ? Loin de Salon et de ses juges, loin de la France et de ses complots, de sa cour et de tous les gentilshommes qu’elle abrite ? Et s’il fuyait jusqu’en Perse ou jusqu’aux eaux du Gange ?
Au bout du chemin, alors que les chiens reniflaient l’odeur de leurs chenils, un cavalier vint à leur rencontre.
— Monsieur le consul ! Monsieur le consul !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda d’Estissac.
— Qu’est-ce qu’il y a ? répéta Philibert.
— Une armée catholique vient d’entrer dans la ville, par la route de Nîmes.
— Une armée ?
Le juge de Trie, livide, se fit une place en les bousculant.
— Oui, messieurs les consuls, c’est une troupe d’au moins deux cents hommes. Elle est constituée de moines mais aussi de soldats pour les escorter.
— D’où viennent-ils ? Que veulent-ils ? Qui nous les envoie ?
— La Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle, monsieur. C’est ce qu’ils nous ont dit.
— L’Inquisition ? bégaya le prévôt. C’est impossible. Notre regretté roi Henri s’est opposé par un édit de 1557 au rétablissement de l’Inquisition dans le royaume de France.
— D’où viennent-ils ? insista le vicomte. Ils parlent le français ? l’espagnol ?
— Ils viennent de Toulouse, répondit le cavalier.
Bernard de Trie passait d’un pied sur l’autre, mi-furieux, mi-terrorisé, et répétait sa leçon sans se soucier des autres :
— Je ne pourrais rien faire, je ne pourrais rien faire ! Même un tribunal ecclésiastique et catholique n’y pourrait rien dire. L’Inquisition est une juridiction d’exception qui ne doit même pas de comptes à un cardinal. Seul le pape pourrait infléchir leurs plans. Mais l’histoire montre que les papes n’ont pas osé souvent.
— Calmez-vous, l’arrêta le vicomte. Je croyais que l’Inquisition n’avait pas de légalité sur notre sol. N’est-ce pas ce que vous venez de dire ?
— Allez raconter cela à vos paysans ! Ceux qui s’habillent d’un caban et qui patrouillent les rues de votre ville avec leurs piques et leurs faux.
Derrière eux, Philibert entendit la rumeur descendre la colonne.
— Bon, trancha le vicomte après avoir interrogé tous les regards. Nous devons y aller. N’y voyons pas le pire. Nous avons une sorcière pour intéresser nos inquisiteurs. Tous les catholiques se passionnent pour les sorcières. Ils doivent bien avoir un chef avec lequel nous pourrons discuter. Dites-moi, demanda-t-il au cavalier, ont-ils un chef ?
— Louis de Rochet, coupa Philibert, religieux de l’ordre des Frères prêcheurs, inquisiteur de la foi au pays de Languedoc et duché de Guyenne, tenant ordinairement à Toulouse.
— C’est bien cela, confirma le cavalier.
— Vous le connaissez ? demanda le vicomte.
— Je l’ai croisé, à Agen.
— Alors vous pourrez nous aider !
— Je ne sais pas, monsieur le vicomte, s’il garde un bon souvenir de moi.
Et la colonne se remit en route derrière le cavalier. On ne parla plus avant d’en savoir davantage. Face à l’Inquisition, même entre protestants, on surveille ses propos.
Louis de Rochet, pensa Philibert. Le nom lui était revenu tout seul. Et il se dit que, pour ces protestants, sa tirade avait dû paraître divinatoire.
Ma première prophétie, s’amusa-t-il en leur emboîtant le pas.