V
Assurément, l’attente est la plus confortable des résolutions, se dit Philibert le matin suivant en sortant de chez lui. La plus confortable mais aussi la plus sage. La savante construction que l’on avait bâtie autour de lui, comme une cage, était tendue d’intrigues, de menaces, de haine, peut-être, et d’un excès de mystère qu’il n’avait pas envie d’affronter. Alors, quoi de mieux qu’attendre ? Dieu lui montrerait la voie, il suffisait d’être patient. Vous voyez, Seigneur, je reconnais Votre main au sommet de l’architecture. Vous m’avez placé dans le jeu, Vous m’en dévoilerez donc l’objet. Autrement, tout cela n’aurait pas de sens.
Devant sa porte, il fit signe à un gamin des rues qu’il avait choisi pas trop sale, l’œil vif.
— Dis-moi, mon garçon, je te propose de travailler pour moi, pour un denier.
— Un denier ? s’écria le gamin en claquant des mains.
— Oui, mais tu devras le mériter.
— Tout ce que vous voulez, monsieur !
— Tu restes ici, devant ma porte. Il y a ma femme à l’intérieur. Tu la connais. Si quelqu’un entre, tu cours me chercher. Je serai chez M. Colet, le coutelier de Sainte-Foy.
— Je sais où c’est.
— D’accord. Alors si quelqu’un entre ici, tu cours jusqu’à Sainte-Foy. Peu importe qui c’est.
— N’importe qui ?
— Quelqu’un qui n’est pas du quartier. Un beau monsieur, un curé, ou même un prince ou un soldat. Surtout un prince ou un soldat.
Puis Philibert glissa une pièce dans la petite main crasseuse et monta sur son âne pour aller soigner son coutelier. La précaution l’avait pris sans réfléchir, au moment de se mettre en route. Elle ne valait pas grand-chose. Mais après ce retour à Lyon qu’il avait tant désiré, la vie quotidienne s’emmanchait de travers. Comme au lendemain du carnaval, quand les oreilles résonnent encore des folies de la veille. Dans la maison, dans la rue, les objets les plus familiers flottaient dans un éther irréel. Sans doute n’était-il plus exactement le même Philibert, ni Louise la même Louise. Comme si, en changeant de monde, on se changeait aussi soi-même : cette pensée ne le lâcherait donc plus ? Il jeta un œil en arrière au gamin au garde-à-vous devant sa porte, et il réussit à sourire, malgré tout.
Et la matinée passa comme cela. Il soigna le coutelier d’une goutte très ordinaire et se dépêcha de rentrer à la maison, bien décidé à ne plus s’éloigner autant. Le gosse n’avait pas bougé de son poste. À l’intérieur, Louise arrachait à pleines poignées les plumes d’une volaille, avec une hargne inhabituelle. Elle avait renvoyé Sidonie au fond de la cour, à étendre du linge, sans doute pour martyriser son poulet sans avoir à s’expliquer.
— Les enfants vont passer tout à l’heure, lâcha Louise sans quitter sa volaille des yeux. Ils nous embrasseront avant de partir pour Genève.
— Déjà ?
— Plus vite ils seront en sécurité, mieux ça sera.
— Je n’ai pas eu le temps de m’habituer à l’idée.
— C’est la tienne, pourtant. Je te reconnais bien là ! Tu es le premier à prendre la décision d’envoyer tes enfants à des lieues de chez nous, et quand vient le moment de les voir partir, tu fais ta mine étonnée. As-tu jamais remarqué qu’il existe un lien entre les belles idées pétries de logique qui naissent dans ta tête le soir et le vrai monde qui se met en marche le lendemain matin ? Le monde vulgaire, de chair et de sang, ce monde où tu as une femme et des enfants. Le monde où un soldat turc menace d’égorger ta famille.
— Louise, je suis désolé. Je regrette terriblement ce qui s’est passé à Paris et la situation dans laquelle j’ai mis notre famille. Je croyais bien faire, je t’assure. Je croyais que la science avait besoin d’un héros de mon espèce pour faire la sale besogne. Je n’ai pas mesuré le risque que je faisais peser sur toi et les enfants. Mais le mal est fait et je dois vous protéger avant de penser à payer pour mes fautes : les enfants ne peuvent pas rester ici.
— Oui, soupira-t-elle en repoussant son poulet. Excuse-moi. Tu as raison. Mais tu te rends compte ? Quand va-t-on les revoir ?
— Si c’est trop dur pour toi, pars avec eux. Je reviendrai vous chercher quand tout sera fini.
— Pas question. J’ai aussi ma part de responsabilité dans toute cette confusion. Peut-être qu’au lieu de ton Turc, c’est la troupe qui viendra m’arrêter pour la mort de cette pauvre femme de Francheville.
— Ne dis pas ça, ce n’était pas ta faute.
Philibert sentit immédiatement l’inutilité de sa phrase. Louise aussi. Il revint à son histoire.
— Quand le janissaire repassera, les enfants seront loin et il ne pourra plus les menacer pour me faire plier.
— Et alors, que feras-tu ? Ça ne règle rien.
— En lui tenant tête, j’obligerai le gentilhomme à prendre l’initiative. Et que les masques tombent ! Pour mettre ses menaces à exécution, il sera bien obligé de révéler son identité. Et je pourrai enfin l’affronter à armes égales. Devant une cour de justice, s’il le faut. Qu’il m’accuse ! Chez moi, à Lyon ! Qu’il vienne expliquer à mes pairs ce crime que j’aurais commis dans les rues de Paris ! Quelles preuves a-t-il, après tout ?
— Encore des belles idées ! Diras-tu toujours cela quand le janissaire sera devant toi ? Tu le craignais tellement hier soir.
— Eh bien, je ne le crains plus !
Il attrapa la main de Louise en écartant la volaille sur le côté. Et il ferma les yeux.
— Prie avec moi, Louise. Depuis Paris, le Seigneur me mène par des chemins étranges. Je ne veux pas fuir la route qu’Il me montre. Sinon, comment comprendrai-je Son dessein ?
— Arrête avec ça ! cria-t-elle en arrachant sa main. Il n’y a aucune route tracée d’avance ! Regarde ta vie en face, Philibert ! C’est à toi de décider ce que tu en feras !
— Mais Jean Calvin a écrit que…
— Tout ce qu’on demande à ton Jean Calvin, c’est qu’il protège nos enfants quand ils arriveront chez lui à Genève !
Puis elle rattrapa son poulet par une patte et reprit la plumée sans ménagement. Philibert la regarda un instant et préféra sortir pour retrouver son âne et le patient suivant, à défaut d’une vie normale.
La journée fit un nouveau bond vers le soir. À la cloche de quatre heures, Philibert se trouvait chez un tisserand, du côté de Saint-Nizier, quand il reconnut le gosse par la fenêtre, en grande discussion avec un domestique qui ne voulait pas le laisser entrer. Cela n’aura pas été trop long, pensa-t-il à la manière d’un condamné. Alors, qui était en ce moment même entré chez lui ? Le janissaire en grand uniforme, son sac de jute et son couteau à plumes ? La garde de la ville pour traîner Louise au tribunal épiscopal ? Dans les deux cas, il fallait faire vite. Il s’excusa et fila dehors retrouver son gamin des rues.
— Qu’y a-t-il, petit ?
— Quelqu’un chez vous, monsieur. Comme vous m’avez dit ce matin.
— Qui est-ce ?
— Un médecin. Un vieux. L’excitation de Philibert retomba.
— Un médecin ?
— Oui, pourquoi, ça ne compte pas, un médecin ?
— Si, hésita-t-il. Peut-être…
Cela pouvait être pour Louise. Un médecin envoyé par la famille de la morte ? Avec un collègue, Philibert pourrait argumenter. Alors, ce n’était pas forcément une mauvaise nouvelle. Il redonna une pièce au gamin et fonça chez lui.
À la maison, rien de la scène de drame qu’il attendait. À l’odeur, il devina que le poulet se préparait pour le repas du soir, avec Sidonie au fond de la cuisine. Louise s’était installée dans le salon et souriait à son visiteur. Philibert dut entrer avant de vraiment le reconnaître : le professeur Paillet, le doyen de l’Institut, un homme respectable mais qu’il connaissait mal.
— Philibert, tu es déjà là ? s’étonna Louise en chantant un air de maîtresse de maison.
— Oui. Un gosse du quartier est venu me chercher. Professeur Paillet ?
Il se força un sourire et salua son visiteur. Le vieil homme portait la longue robe immaculée des médecins qui ne touchent jamais un malade. Il lui sourit le temps de la poignée de main, puis changea instantanément de masque pour afficher toute la gravité de sa charge.
— Docteur Sarrazin, je viens vous voir afin de m’entretenir avec vous d’une affaire délicate qui touche notre communauté.
Les circonvolutions trahissaient le message épineux qui ne voulait pas facilement franchir sa gorge.
— Plus que délicate, l’affaire est grave, continua-t-il en grimaçant. Il s’agit de notre confrère, le docteur Bronard.
— Broussais ?
— Non, Bronard. Vous savez, le docteur Antoine Bronard, qui tient cabinet aux Cordeliers.
Philibert jeta un regard à Louise, les yeux écarquillés.
— Vous n’avez pas l’air de bien le connaître, poursuivit le vieil homme. Vous m’étonnez. Lui vous connaît très bien, en tout cas.
— C’est lui qui vous envoie ?
— En quelque sorte, oui. Figurez-vous qu’il lui arrive une aventure effroyable. Cet Antoine Bronard, que je ne connais moi-même qu’à peine, je dois vous l’avouer ; eh bien, ce docteur Bronard vient d’être écroué par la sénéchaussée.
— Continuez.
— Sa femme est abattue. Elle ne comprend pas ce qui arrive. Personne ne comprend. Elle m’a demandé d’aller lui rendre visite. Il est aux fers, à Pierre-Scize. Vous imaginez cela ? Un médecin lyonnais, enchaîné avec les coupe-jarrets ! C’est la réputation de toute notre profession qui s’en trouve ternie. Quel scandale !
— Je comprends, commenta Philibert en copiant son air indigné. Et vous dites que ce… Bronard vous a demandé de venir me trouver ?
Le vieux professeur ne répondit pas immédiatement. Il attendit le silence, jusqu’à ce que ne résonnent plus que les coups de couteau de Sidonie au fond de la cuisine. Puis il se composa un air de fouine. Philibert avança la tête pour entrer dans la confidence.
— Le docteur Bronard, chuchota le professeur, est de confession réformée.
Philibert se redressa brusquement, avec l’air étonné qu’il avait pris l’habitude d’affecter en pareilles circonstances.
— Ne vous effrayez pas, s’excusa le vieil homme. Je suis un homme tolérant. Ces histoires-là ne m’intéressent pas.
— Alors pourquoi me dites-vous cela ?
— Eh bien… Bronard a laissé entendre que, de tous les médecins qu’il connaissait, vous étiez peut-être celui qui comprendrait le mieux sa façon de voir les choses.
— Tu ne peux pas laisser dire ça ! intervint Louise.
—Louise ! coupa Philibert. Ne te mêle pas de cela, s’il te plaît.
Elle recula de deux pas. Vers la cuisine. Philibert préféra ne pas croiser son regard.
— Professeur, répondit-il, je ne sais pas ce qui pousse ce M. Bronard à penser de la sorte. Mais s’il me demande, il est de mon devoir de médecin de l’aider.
— Philibert !
— Louise ! cria-t-il plus fort qu’elle.
Louise tourna les talons et s’enfuit rejoindre Sidonie d’un pas furieux.
— Veuillez l’excuser, professeur, nos enfants partent en voyage aujourd’hui et cela rend ma femme un peu nerveuse.
— Ce n’est rien. Alors, je vous remercie, docteur Sarrazin. Comprenez, nous avons entendu qu’avec la mort du roi Henri, François II aurait immédiatement ordonné le renforcement des lois de l’édit d’Écouen sur la question protestante. Les réformés risquent l’expulsion de tous les postes à responsabilité. La charge de médecin fait partie de ces postes. Par conséquent, aucun médecin ne voudrait prendre le risque de défendre M. Bronard.
— Il n’y a donc pas de médecins réformés à Lyon ?
— Bronard m’a donné votre nom…
Depuis le fond de sa cuisine, Louise lâcha un soupir sonore que Philibert entendit sans peine.
— Comme il est étrange, professeur, de représenter le dernier recours d’une personne que je ne reconnaîtrais pas si je la voyais.
— Mais c’est tout à votre honneur, docteur Sarrazin.
— Soit. S’il est question d’honneur… Que dois-je faire ?
— Je peux vous amener sur-le-champ jusqu’à sa cellule, à la prison de Pierre-Scize. J’ai l’autorisation du lieutenant général de la sénéchaussée.
— Et que devrai-je lui dire ?
— Rien. Simplement l’écouter et décider en votre âme et conscience si vous pouvez lui être utile. Le jugement pourrait venir très rapidement. Dans la semaine. Il n’a pas encore de défenseur.
— Et que risque-t-on à défendre un réformé ?
— Le temps n’est plus à l’Inquisition, docteur Sarrazin. Je pense que la noblesse de votre geste vous exonère de toute poursuite.
— Alors, dans ce cas, je vous suis, professeur.
Philibert avait attrapé sa toque et une veste ordinaire. Il remonta les odeurs de poulet cuit jusqu’à la cuisine, laissant le vieux professeur à la porte du salon. Sidonie se pencha sur la marmite et ne bougea plus.
—Tu es fou ? hurla Louise à voix basse en articulant à l’excès. Tu trouves que tu n’as pas assez d’ennuis comme cela ? Voilà que tu te rends tout seul à Pierre-Scize sans attendre que la garde vienne te chercher ? On aurait vite fait d’appeler ça la gueule du loup !
— Garde ton calme, Louise. Ce professeur Paillet est mon garant. Je ne pense pas risquer grand-chose. Le moment est plutôt bienvenu que je serve un peu ma confrérie. Et puis, j’ai prié pour que Dieu me montre le chemin, et Il m’envoie cet homme. Je serais idiot de ne pas le suivre.
— Dieu a autre chose à faire que de régler tes problèmes à ta place, Philibert !
— Ne crois pas cela. Il avança ses doigts pour lui caresser la main. Elle retira son bras et le garda derrière elle.
— N’y va pas !
— Ne t’inquiète pas, rit-il de travers sans vraiment masquer son inquiétude.
En passant à côté du gamin, il lança un nouveau denier sur le pavé.
— Et toi, lui glissa-t-il à l’oreille, ta mission continue. Je suis à la forteresse de Pierre-Scize. Si quelqu’un veut entrer chez moi, viens me le dire au galop !
De chez lui à la prison, il y en avait pour une bonne heure. Et lorsqu’il passa la Saône au pont de bateaux de Sainte-Marie-des-Chaînes, le soleil était déjà fort bas sur la silhouette de la forteresse. En face d’eux, la prison sur son roc nu en surplomb de la ville pesait comme doit peser la justice sur la conscience des citoyens. Des murs lourds faits de pierre dense. Et une tour ronde, comme un poids supplémentaire ajouté sur le dessus pour achever de lester l’ensemble.
Philibert avait cédé au vieux docteur Paillet sa place sur le dos de l’âne, et avançait devant en tirant la bride. Ils n’échangèrent pas un mot de tout le trajet. Philibert avait bien essayé d’engager le sujet du temps qu’il fait, mais la platitude de l’échange qui s’était ensuivi l’avait découragé de poursuivre. Alors, le reste de la route, il s’était isolé à l’avant de la mule, à lessiver quelques tours de plus ses habituelles idées fixes. Dieu. La destinée. En réalité, il laissa ces mots tournoyer sans vraiment y réfléchir. Il détestait cela, ces moments où l’on a assez de conscience pour percevoir le va-et-vient des idées, mais sans être capable d’en fixer une seule. Un sommeil éveillé, une capitulation de l’esprit.
Quand ils arrivèrent au pied de l’escalier, en bas de la colline, il ne pensait toujours à rien. Pas plus que l’âne, à l’autre bout de sa longe. Le professeur Paillet attaqua la première marche en précisant qu’il y en avait deux cents. Philibert s’intéressa poliment et ne put s’empêcher de compter les premières.
Une. Deux. Trois. Quatre. Ses yeux, partis en éclaireurs, s’accrochèrent en haut, à la porte, aux grilles, aux gardiens, au mauvais profil de la justice.
Neuf Dix. Onze. Il n’avait plus envie d’y aller et montait moins vite que le vieux professeur. Vu d’en bas, l’escalier nu à flanc de roc ne semblait pas finir. Une montée aux enfers. Était-ce possible ? Et pourquoi les enfers seraient-ils forcément vers le bas ?
Vingt et une. Vingt-deux. La gueule du loup, voilà ce qu’avait dit Louise. Quiconque n’aurait vu dans cette image que le simple bon sens. Mais Philibert savait qu’elle avait tort. Il le savait, c’était tout. Il n’y avait même pas de raison d’y penser.
Vingt-neuf. Il avait écouté Dieu et Dieu l’avait mené ici. La foi n’est pas affaire de logique. Même ses pieds comprenaient cela, qui le menaient marche après marche vers la porte de la prison.
Trente et une. Alors que ses pas égrenaient la montée comme le chapelet d’un catholique, son esprit désabusé ne pensait plus qu’à l’expiation. Trente-quatre. C’était donc cela qu’il venait chercher ici. L’expiation de ses fautes, la simple justice pour cette pauvre femme qu’il avait arrachée au repos de la tombe, ou cette autre que Louise avait laissée saigner jusqu’à la mort. Il lui avait pourtant interdit d’assister les femmes en couches. Il aurait dû être plus ferme. Pour elle aussi, il était responsable.
Trente-huit. Trente-neuf. Quarante. Il montait désormais plus vite. Mais le professeur Paillet était toujours devant. Quarante et une. Deux gardiens les attendaient, tout là-haut, mal fagotés. En fin de service, sans doute. D’ici, il ne distinguait pas encore leurs visages. Il les imaginait inquiétants et soupçonneux. Pourtant, qu’avait-il à craindre d’eux ? Ne venait-il pas uniquement pour aider un obscur collègue ? Même pas aider, entendre seulement. Et puis, il rentrerait chez lui jusqu’au patient suivant.
Non, c’était impossible. Cette forteresse lugubre au soleil couchant était le lieu de son châtiment. Cela ne pouvait pas être autrement. Sinon pourquoi serait-il venu jusqu’ici ? Pourquoi ?
Il grimpa quatre à quatre pour rejoindre le professeur, déjà fort haut.
— À propos, professeur, lança-t-il, essoufflé, vers la centième marche. Vous ne m’avez pas dit les raisons pour lesquelles ce docteur Bronard avait été arrêté.
— Je ne vous ai pas dit ?
— Non. Ou alors, cela m’a échappé.
— Je ne pense pas qu’une telle horreur puisse échapper à quiconque.
Il s’arrêta, profitant de la question pour faire une pause et retrouver sa respiration.
— Le docteur Bronard est accusé de profanation.
— De profanation ?
— Étrange crime, n’est-ce pas ?
— Qu’a-t-il profané ?
— Une tombe. Il dit pour sa défense qu’il était en quête d’un cadavre pour une dissection.
Philibert n’eut pas à se forcer pour afficher une mine épouvantée.
— Je suis d’accord avec vous, continua le vieil homme, c’est répugnant. Vous comprenez mon émoi. Commettre une telle ignominie au nom de la médecine, c’est comme si ce Bronard avait souhaité faire de nous ses complices.
Il dut tirer Philibert par la main.
— Allons, vous venez ? Il commence à être tard.
— C’est que…, bredouilla Philibert.
— Vous hésitez ? Je comprendrais. Excusez-moi de ne pas vous avoir informé plus tôt. J’ai cru que je l’avais fait.
— Non. Ça ne change rien. Au contraire, en défendant cet homme, j’aurai l’impression de défendre toute notre communauté.
— Prenez garde quand même. Tentez d’adoucir sa peine, mais n’allez pas justifier ces pratiques que l’Institut a déjà condamnées à de nombreuses reprises.
— Oui, bien sûr. Je ne ferai que l’écouter, professeur.
Où en était-il ? Cent cinquante ? Le reste de la montée fut plus court que prévu. Trop court en tout cas pour essayer de comprendre ce que cela signifiait. Pour Philibert, il n’y avait plus de doute : Dieu était bien derrière tout cela et c’était à lui, Philibert, qu’Il s’adressait. Ce Bronard qu’il ne connaissait pas avait profané une tombe et avait fait appel à lui pour sa défense. L’histoire portait la marque de la Divine Providence. Il se signa d’une petite croix discrète sur la poitrine, étrangement rassuré par cette dernière fantaisie du destin. Cela prouvait au moins qu’il avait fait le bon choix. Louise pouvait penser ce qu’elle voulait, il y avait bien un chemin à suivre et, pour l’instant, il n’en avait pas dévié.
— Que risque-t-il ? demanda-t-il avant qu’il ne soit trop tard sur les dernières marches avant la porte.
— Les temps ne sont pas à la clémence, surtout pour les huguenots. Au mieux, un long séjour ici, à Pierre-Scize. Jusqu’à ce qu’on pense à le libérer.
— Au mieux ?
— Il y a longtemps que l’on n’a plus brûlé d’hérétique. Mais le bûcher revient dans l’air du temps. Autre roi, autres mœurs. On peut s’attendre à tout.
Les portes de la prison s’ouvrirent devant eux. De plus près, les gardiens n’avaient l’air que de deux braves gars, postés là parce qu’il ne risquait pas de s’y passer grand-chose.
Après les portes, une grille. Puis une autre. Le premier lieutenant de la sénéchaussée se tenait dans la grand-cour, au pied du donjon. Il les salua avec rigueur et les emmena vers un baraquement isolé le long des remparts. Ambiance professionnelle, Philibert ne s’attendait pas à mieux.
— J’ai fait enfermer votre collègue avec les droits communs, informa le lieutenant en inspectant ses clés. C’étaient les dernières cellules qui me restaient.
— Je comprends, l’excusa le professeur en fermant les yeux avec un sourire cordial.
Philibert, lui, ne comprenait pas. Parquer ce pauvre Bronard avec les voleurs et les tueurs, c’était déjà le juger. Ils l’avaient à peine arrêté qu’il croupissait au cachot, loin des siens, tout juste rattaché à la société par un Philibert Sarrazin qui ne le connaissait même pas. Comment une vie pouvait-elle s’infléchir si rapidement ? Comme celle de Philibert, gauchie à en rompre, depuis Paris, au gré des coups qu’il n’en pouvait plus d’encaisser. Et à quoi ressemblerait Bronard ? Il ne pouvait se l’imaginer autrement que pareil à lui-même, et c’était bien le pire qu’il puisse redouter. Un jeune idéaliste en bas de soie ou un voyou aux mains calleuses, tout valait mieux qu’un autre Philibert au fond d’un cachot.
Deux tours de clé, puis une rangée de cellules, comme un chenil grillagé tout en longueur. Et comme dans un chenil, les odeurs de la crasse et de la peur mélangées, et les bêtes curieuses qui avancent la tête aux barreaux dès l’ouverture de la porte.
La lumière chaude du dehors frappa les visages hirsutes qui s’étaient précipités du fond de leurs cages. L’un aboyait contre l’ordre et la justice en secouant sa grille. Un autre se tenait recroquevillé, silencieux, sur une paillasse putride, adossé à un seau rempli de ses excréments.
— Cet homme est mort ? demanda Philibert en passant devant une forme immobile.
— Pensez-vous ! aboya le lieutenant sans se retourner. Ce n’est pas le seul qui aimerait échapper au gibet en crevant dans sa crasse. Le Seigneur ne lui accordera pas cette grâce !
Comment parler de grâce divine dans un lieu pareil ? pensa d’abord Philibert. Et pourquoi pas ? Tiens ! voilà ce qu’il ferait, lui, à la place de ces bougres. Il prierait. Il prierait sans arrêt jusqu’à ne plus sentir sa propre pestilence, jusqu’à ne plus entendre les jurons des Barrabas enfermés avec lui, jusqu’à ne plus rien voir d’autre que la lumière, et la Vérité.
— Nous y voilà ! coupa le militaire.
Cinquième cellule. Et le docteur Bronard, assis sur sa planche, ordinaire et hors sujet dans la galerie des bagnards. Philibert n’avait jamais vu ce visage mais il le reconnut immédiatement à cette allure de médecin juste un peu fatigué qui serait passé ici entre deux visites. Comme lui, dans le fond. Il l’avait su dès le début, et à ce moment précis, il ne pensait plus qu’à cela : ce pourrait être lui…
Le premier lieutenant souffla d’ennui en agitant ses clés. Puis il égrena la procédure.
— Messieurs, je vais ouvrir cette grille pour vous laisser entrer. Je refermerai derrière vous. L’entretien ne doit pas durer plus d’une dizaine de minutes. Pas de contact physique, pas de geste que je ne pourrais voir. Parlez à haute et intelligible voix.
— Le docteur Sarrazin sera seul à entrer, précisa le professeur Paillet, une main plaquée sur le nez, l’autre tirant sur sa robe pour la garder des flaques dégoûtantes.
— Dans ce cas, vous resterez avec moi, trancha le militaire.
Philibert n’eut pas le temps ni la présence d’esprit de protester. Le lieutenant ouvrit la grille et l’invita à avancer d’un geste sec. Un nouveau monde ou juste une verrue sur le mien ? pensa Philibert en passant la porte pour quitter le bord des hommes libres.
À l’intérieur, la lumière du couloir éclairait plus terne. Un effet des barreaux, peut-être, ou de la poussière qui rendait l’air mauvais. Sur sa gauche, sur sa droite, l’alignement des cellules et des prisonniers curieux accrochés à leurs grilles.
— Êtes-vous le docteur Sarrazin ? demanda poliment Bronard.
— Vous ne me connaissez donc pas ?
— Je suis tellement content que vous soyez venu !
Et Bronard attrapa soudain les mains de Philibert, qui les retira, par un réflexe malséant, ou le simple respect des instructions du lieutenant, ou alors la peur de se laisser entraîner trop loin de son propre monde.
Bronard portait encore sa culotte de médecin, de belle toile mais déjà crottée par les saletés des occupants précédents qui s’empilaient sur le bois de son banc comme les couches d’une laque poisseuse. Debout face à lui, Philibert croisa les mains dans son dos puis regretta l’arrogance que lui conférait cette posture. Il passa d’un pied sur l’autre avant de continuer.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ?
— Parce que vous êtes mon seul recours, monsieur Sarrazin.
— Pourquoi moi ? Vous ne m’avez même pas reconnu quand je suis entré.
— Parce que c’est votre nom qu’ils m’ont donné. Écoutez seulement ce que j’ai à vous dire. Je vous en prie. J’ai une femme et des enfants qui seront perdus si on me garde ici.
Le visage de Louise passa devant les yeux de Philibert. Il regarda ailleurs, tomba sur le seau de déjections, dans la cellule d’à côté, et revint à Bronard.
— Parlez sans crainte, je suis venu pour vous écouter.
— Il y a quelques jours, un ami que je n’avais pas vu de longue date est venu de Paris me proposer une affaire qu’il disait exceptionnelle. Un corps à disséquer. Un cadavre parfait sans infirmité, sans blessure, un cadavre jeune et mort en bonne santé. Cela m’a fait rêver. Mon ami connaissait bien mon intérêt pour l’anatomie et les planches de Vésale.
— Vésale…, répéta Philibert.
— Oui. Vous connaissez, bien sûr. J’apprécie la nouvelle médecine du maître de Padoue. Ce n’est pas un crime, n’est-ce pas ? À aucun moment je n’ai vu le mal dans la proposition de mon ami. Il avait tout organisé, le matériel, la main-d’œuvre. Il m’avait fixé rendez-vous. Il me suffisait d’être ponctuel et de suivre le mouvement. Je ne me suis pas méfié.
Alors qu’il parlait, Philibert voyait Broussais, les forts-à-bras et la belle maison. Et l’étrange coïncidence dardait ses piques à la surface de son esprit, vers l’arrière de son crâne.
— Et c’est cet ami qui vous a mené jusqu’à cette tombe que vous ne connaissiez pas ? relança-t-il inquiet sans se rendre compte que, déjà, il mêlait son histoire à celle de Bronard.
Bronard envoya un coup de tête au lieutenant.
— Vous voyez ! M. Sarrazin comprend fort bien que l’on puisse participer à une telle expédition sans l’avoir vraiment voulu.
— Ne vous occupez pas de moi, aboya le militaire. Ne vous adressez qu’à votre défenseur.
— Les gagne-denier que mon ami avait recrutés ont déterré le cercueil en deux coups de pelle, continua Bronard, plus vite, les yeux sautant sans cesse de Philibert aux deux autres, à travers la grille. On aurait dit que le trou n’avait été rebouché qu’une heure auparavant tellement la tâche semblait facile. Puis ils en ont sorti le corps d’une femme, morte dans la journée et inhumée à la hâte par son mari, au bout de leur propriété. Ils étaient protestants, vous comprenez… On m’a dit que le mari avait fui. Sur le coup, je n’ai pas trouvé cela étrange.
Les bras dans le dos, dans sa posture de surveillant d’école, Philibert n’avait pas bougé d’un pouce. Il ne le pouvait pas. S’il faisait un geste, les autres verraient ses mains trembler, ses jambes chanceler. Son esprit recroquevillé avait abandonné son corps et ne pensait plus qu’à dissimuler l’horrible doute qui s’emparait de lui. Pourquoi Dieu s’amusait-Il ainsi à lui resservir deux fois la même histoire ? Et qui était ce Bronard qui lui racontait par procuration sa propre aventure ? Il l’avait cru victime, l’était-il vraiment ?
— Cet ami, l’interrompit-il. Comment s’appelle-t-il ?
— Marin. Bernard Marin. Vous le connaissez ?
— Non, répondit-il, soulagé, alors que le nom de Broussais bourdonnait à ses oreilles. Continuez, s’il vous plaît.
— Il ne reste plus grand-chose à dire. Nous transportions la morte, et je vous jure que j’avais alors renoncé à disséquer son corps. La garde nous est tombée dessus. Les autres ont fui, Marin et ses acolytes. Je suis le seul idiot à être resté à côté d’elle. Et me voilà ici à risquer le bûcher.
— Ne dites pas cela.
Philibert lui posa la main sur l’épaule pour la retirer aussitôt, au grognement du premier lieutenant. Il ne pouvait pas abandonner cet homme. Ç’aurait été s’abandonner lui-même. C’était son histoire, c’était son crime. La même machination qui fait d’un médecin le jouet d’un mystérieux gentilhomme de la Cour. Et qu’attendait-il de Bronard, qu’il espionne Michel lui aussi ? Qui était ce nobliau qui, à coups de plans tordus, se montait une armée de médecins lyonnais pour aller espionner un astrologue de Provence ? Après la peur, la curiosité. Philibert devait saisir cette chance d’y comprendre un peu plus.
— Vous sentez-vous coupable de ce crime ? demanda-t-il.
— Évidemment qu’il l’est, intervint le professeur, de son côté de la grille, la voix étouffée par son mouchoir. Docteur Sarrazin, je ne vous ai pas emmené ici pour trouver des excuses à cet homme !
Philibert pivota vers lui, autant pour lui répondre que pour s’extraire un instant de la mauvaise fable de Bronard. À côté, le premier lieutenant suivait les débats avec son indifférence de militaire qui pouvait tout aussi bien cacher de la méfiance, de l’hostilité ou la recherche d’indices dans le comportement de Philibert. Il tournait une clé dans sa main. Et Philibert eut soudain envie de sortir de là, et d’abandonner Bronard, ce gémeau de cauchemar. C’est bon, pensa-t-il assez fort pour que Dieu l’entende, il avait compris la leçon : voilà ce qui arrive quand on viole la loi et qu’on oublie sa morale. Il ne recommencerait plus !
— Oui, continua Bronard d’un filet de voix pathétique. En quelque sorte, je me sens coupable. Je n’ai rien prémédité, je ne savais même pas où Marin voulait m’emmener. Mais je n’ai rien fait pour les empêcher d’exhumer cette femme. Aujourd’hui, je pense à elle et je me sens coupable.
— Vous ne saviez rien de cette femme, n’est-ce pas ? demanda Philibert.
C’est le lieutenant qui lui répondit.
— C’était une bourgeoise de Francheville dont j’ai noté le nom quelque part. Elle est morte en couches, une vraie boucherie. Elle a été inhumée à la hâte par son mari le soir même. Et l’accoucheuse, qui n’a pas su la sauver, a fui vers Lyon sans qu’on puisse la retrouver.
Un rideau de glace traversa le crâne de Philibert, d’avant en arrière. Morte en couches ? Francheville ? Voilà qu’il se trouvait soudain écrasé au point de collision de deux mondes. Deux mondes complexes, et leurs histoires alambiquées, qui brusquement s’encastraient l’un dans l’autre jusqu’à remplir cette cellule de prison pour mieux l’y étouffer. Le monde du gentilhomme, de Broussais et du janissaire d’un côté et, de l’autre, celui de Louise et de son effroyable accouchement. Un instant, il pensa même que les deux défuntes pouvaient n’être qu’une : celle que Louise avait vu mourir et celle qu’il avait exhumée à Paris une semaine plus tôt. Et les deux mondes fusionnaient leurs images en un magma dénué de structure où s’amalgamaient sa reine d’Égypte et la jeune mère ensanglantée de Louise.
— Vous semblez troublé, docteur, reprit le lieutenant en faisant tourner sa clé devant ses doigts.
— Je ne peux pas défendre cet homme, balbutia-t-il.
— Que dites-vous ? coupa le professeur.
— Je ne sais pas. Cette femme. La profanation. Ce n’est pas possible.
— Alors vous renoncez. Et Bronard n’aura aucun défenseur, vous êtes conscient de cela ?
Philibert ne pensait plus qu’à sortir d’ici. L’extraordinaire coïncidence l’avait assommé et il devait fuir avant le prochain coup. Raconter tout à Louise. La protéger de ce monde nauséabond dans lequel il avait eu l’imprudence de l’entraîner. Et tant pis pour Bronard. Valait-il qu’on le sauve ? Et s’il avait tout inventé ? Philibert dévisagea les trois hommes, l’un après l’autre : l’innocent, le vieux sage, l’autorité militaire. Et s’ils étaient de mèche ? Il attrapa la grille à pleines mains.
— Ouvrez-moi maintenant ! Je n’ai plus rien à dire à cet homme ! Vous n’avez pas le droit de me laisser ici contre ma volonté !
Le lieutenant ne put retenir un sourire.
— Allons, docteur Sarrazin. Gardez votre calme. Je vous ouvre. Vous devez être bien fatigué.
Le déclic de la serrure le lava de ses angoisses ridicules. Un seul pas suffisait pour revenir à son monde. Jamais il n’avait vraiment été enfermé. Il se trouva stupide. Il avait été grossier avec cet homme qui, maintenant, voyait s’évanouir toutes ses chances de sortir d’ici. Ce double étrange qui avait vécu la même aventure que lui.
Il se tourna une dernière fois avant de le laisser. Les yeux de Bronard étaient emplis de larmes. Des larmes immatures, d’un vrai désespoir bien sincère, de ces larmes qu’il est impossible de contrefaire. Philibert y vit sa femme et ses enfants coulant de ses yeux jusqu’au bas de son visage pour le quitter à jamais. Et il fut saisi d’horreur devant cet homme qu’il abandonnait. L’horreur d’une mort de chien dans la crasse de son chenil. L’horreur du bûcher, de la chaleur qui monte de vos pieds et efface le monde dans ses volutes.
Mais alors que Philibert engageait ce dernier pas qui le mènerait du bon côté de la grille, Bronard le saisit par la main et l’attira vers lui avec violence.
— Ils m’ont confié un message pour vous, siffla-t-il à la hâte entre ses dents serrées.
— Quoi ?
— Broussais a été pendu. Votre malle a été retrouvée chez lui. Et ils ont votre manteau, que vous avez laissé là-bas. Une pièce à conviction qu’ils peuvent déposer où ils le désirent. Voilà ce qu’ils m’ont dit de vous dire. Et maintenant, je vais mourir par votre faute !
Il le relâcha brusquement. Et Philibert se dégagea d’un bond.
— Que vous a-t-il dit ? aboya le premier lieutenant.
— Rien, balbutia-t-il en reprenant pied dans le couloir. Je n’ai pas compris ce qu’il a dit. Il m’a agressé !
C’était comme un coup de couteau, un choc qui vous laisse pantelant à l’écoute d’une première douleur, d’un premier signe qui indiquerait la gravité de la blessure. Philibert n’y voyait plus. Il dépassa le professeur et s’adossa au mur pour retrouver son souffle. Broussais, il avait dit Broussais. Ils ont pendu Broussais ! Alors c’était bien une conspiration et il était perdu.
— Que vous a dit cet homme ? réitéra le militaire en refermant la cage sur Bronard. Je l’ai entendu, il vous a parlé.
— Oui, bégaya Philibert. Il m’a parlé mais cela n’avait aucun sens. Cet homme est fou. Je ne comprends pas ce qu’il veut.
— Croyez-le, intervint le professeur. Vous avez vu comme il lui a sauté au visage. C’est caractéristique de la démence. Le docteur Sarrazin nous a déclaré ne plus vouloir le défendre et, pour ma part, je considère que ce M. Bronard ne fait plus partie de la confrérie des médecins de notre ville. l’affaire est close.
Au fil des mots, Philibert retrouvait un peu de sa prestance.
— Je comprends, messieurs, reprit le militaire sur un ton plus égal, mais il m’a semblé, docteur, que vous disposiez d’informations qui pourraient aider mon enquête. Des informations dont vous n’auriez peut-être même pas conscience.
— Je…
— Et quelle raison vous laisse croire que le docteur Sarrazin pourrait en connaître plus qu’il n’en a dit ? répondit le professeur à la place de Philibert.
— Je ne sais pas. Sa réaction. Il semblait connaître cet homme et la femme aussi qui a été exhumée.
— Qu’en dites-vous, docteur ?
Dans son dos, Philibert s’agrippa au mur du couloir pour se tenir plus droit. Les deux visages s’étaient tournés vers lui et attendaient sa réponse. Les trois, avec le masque pitoyable de Bronard dans son cachot. À la fois son jumeau et son accusateur, un pauvre pion, comme Broussais, qui tentait de l’entraîner avec lui dans l’effroyable machine du gentilhomme au janissaire.
— Je vous assure que son histoire ne m’évoque rien. Il m’a effrayé, c’est tout.
Et voilà, pensa-t-il aussitôt, voilà comment on envoie un homme au bûcher ! Il ne regarda plus vers la cage et, devant ses yeux, apparut l’image de Broussais à sa corde de pendu.
Il tenta malgré tout de paraître détaché. Il libéra ses bras de son dos. Mais il n’était que fièvre et contractures, et sa silhouette s’arrangea mal, passant d’un pied à l’autre, étouffant un frisson. Sa culpabilité devait éclater sur son visage. Mais il n’y pouvait rien. Puisqu’il était coupable.
Le militaire avança vers lui en désignant la porte.
— Je vous demanderais de rester chez vous pendant quelques jours, docteur Sarrazin. Je passerai sans doute pour vous interroger. Disons demain ? Mais avant, sortons, je souhaiterais vous montrer le corps de la morte avant de vous laisser partir. Peut-être la reconnaîtrez-vous ?
Et Philibert se laissa guider. Que dire ? Que dire qui ne puisse aggraver sa situation ? Il préférait jouer la bête docile, l’âne au bout de sa longe ; attendre que les événements le tirent en avant, que Dieu lui découvre un nouveau pan de Son jeu étrange.
La grand-cour, l’air plus propre dans ses poumons, le bleu profond d’un début de soirée, presque la liberté. Puis, plus loin, sous un auvent au coin du baraquement, une bâche à même le sol, qu’il n’avait pas vue en arrivant. Une bâche par-dessus un corps qu’en arrachant à la tombe, on avait fait charogne. Un objet impudique. Une pièce à conviction. Quoi qu’il découvrît sous cette bâche, Philibert ne montrerait aucun émoi. Son esprit concentré sur cette dernière épreuve, il avançait convaincu que, cette fois, il ne faillirait pas.
Puis, quand il fut assez près pour que la lampe du lieutenant dissipe les ténèbres sous l’auvent, il l’aperçut. Au coin de la bâche, pointant avec arrogance comme un pic obscène : le pied de céladon. Ce pied couvert de soie verte, ce chausson brodé, sa reine d’Égypte.
Alors, la forteresse s’effondra soudain sous les pieds de Philibert. L’horizon des murailles dessina une boucle autour de lui. Son genou toucha le sol. Puis sa main, dans la poussière de la cour.
— Docteur Sarrazin !
Qui avait crié ? Sa tête frappa quelque chose. Il ferma les yeux pour les rouvrir aussitôt. Aussitôt ? Combien de temps était-il resté ainsi ?
Puis il fut ailleurs, près d’une grille. Le professeur Paillet lui prenait le pouls.
— Élancé. Vous avez le pouls élancé, mon pauvre ami. Vous devez rentrer chez vous et vous faire saigner. Je préconise l’angle intérieur de l’œil pour vous libérer l’esprit. Plus on tire de l’eau d’un puits, plus il en revient de bonne ! Vous irez mieux dès demain. Si la saignée vous fait une peau dure et veinée de traînées blanchâtres, faites-vous aussi purger et reposez sur le ventre.
Alors que Philibert se laissait aller à la berceuse du professeur, le premier lieutenant le souleva dans ses bras pour l’emmener au bas des deux cents marches. Philibert n’avait pas souvenir qu’un homme l’eût déjà porté de la sorte. Il ne pesait plus aucun poids. Encore saoul de sa syncope, il s’amusa du ridicule de sa posture, jeune épouse pâmée dans les bras d’un beau militaire. Puis le sérieux de la situation lui revint, marche après marche, à mesure qu’il replongeait dans l’obscurité de la ville. Bronard, la conspiration, le pied de céladon. Et ce malaise providentiel, quelque chose dans sa tête qui avait trouvé préférable de tout laisser tomber. Il aurait voulu le feindre qu’il n’aurait pas fait mieux.
Le militaire le déposa sur l’âne et s’assura qu’il y tenait tout seul.
— Ça ira, dit Philibert.
— Reposez-vous. Faites ce que vous a dit le professeur Paillet. Je passerai chez vous demain.
Un bref salut militaire, puis Paillet lui lança une dernière poignée de ses recommandations médicales. Au milieu des noms de tisanes et de purgatifs, il lui conseilla même de prier saint Mathelin pour l’aider à recouvrer la clarté de son esprit. Philibert sourit à l’évocation du saint et le vieil homme s’excusa en s’éloignant. L’âne se mit en route.
La brave bête connaissait le chemin. Les premières rues, Philibert se laissa bercer par l’odeur de crin et d’écurie. Il s’assoupit, même, avachi sur l’encolure. Jusqu’au pont sur la Saône. Et quand il vit les eaux noires s’écouler sans que rien ne puisse les arrêter, quand il traversa ce Styx perché sur sa monture mécanique qui l’emmenait sur l’autre rive sans qu’il ne puisse rien y faire, enfin, un battement de cœur plus fort que les autres le rappela à la surface du monde.
Il rectifia son assise et talonna la bête pour arriver plus vite. Dans son esprit, les ténèbres. Il était anéanti. Son monde avait disparu. Il ne pensait plus qu’à revoir Louise.
Avant sa rue, il aperçut son gamin, le gardien crasseux qu’il avait payé un denier, et qui se pressait vers lui.
— Docteur ! Docteur ! Je venais vous chercher !
Philibert le croisa sans rien lui demander. Puis il sauta de l’âne et courut jusque chez lui.
— Vos enfants ! cria le gamin alors qu’il passait la porte.
À l’intérieur, tout le monde pleurait. Le petit Théophile comme un enfant qui s’abandonne, Jeanne comme l’aînée qui tient à sauver les apparences, Louise comme une mère qui ne comprend que trop bien pourquoi elle pleure. Et puis, sur le côté, il y avait son amie, cette Mme Nevers que Philibert avait déjà croisée, et qui pleurait par imitation, comme on bâille à voir bâiller les autres.
Philibert passa devant les enfants et tomba dans les bras de Louise sans les embrasser.
— Philibert, te voilà ! gémit-elle. Ça y est, les enfants s’en vont !
— Louise !
Il cessa d’entendre les pleurs des autres. Au bord du gouffre, il venait de retrouver Louise et toute cette scène de famille trop ordinaire lui paraissait comme un nouvel obstacle à franchir pour fuir, avec elle, un univers devenu fou.
— Philibert, que fais-tu ?
Il la serrait dans ses bras et ne voulait plus la lâcher. Un nouvel étourdissement lui emporta l’esprit, le temps d’un souffle. Ses bras se détendirent.
— Mon Dieu, Philibert, répéta Louise, que t’arrive-t-il ? Sidonie ! Sidonie ! Venez aider monsieur !
Et alors que Sidonie l’installait à la table devant un gruau de blé, il suivit comme à travers une fenêtre les adieux des enfants, les pleurs à nouveau, et le départ cent fois retardé pour s’embrasser encore. Il lui sembla que Jeanne et Théophile défilèrent devant lui. Cela lui semblait logique. Des enfants doivent saluer leur père avant un long voyage. Puis il s’endormit dans ses bras croisés, sur la grande table de la pièce.
À la nuit noire, n’y tenant plus d’être seule, Louise finit par le réveiller.
— Philibert, les enfants sont partis.
— Quoi ?
— Mme Nevers les a emmenés chez elle pour la nuit. Ils partiront à l’aube pour Genève.
— C’est bien. C’est ce qu’on avait décidé.
Les yeux de Louise n’avaient pas séché. Ou alors, elle pleurait encore.
— Réveille-toi, Philibert ! insista-t-elle en poussant devant lui son bol de gruau. Et dis-moi ce qui s’est passé à Pierre-Scize. Tu es dans un drôle d’état !
Philibert trempa sa cuillère dans la gadoue blanchâtre. Puis il se perdit un peu dans les reflets irisés, à la surface de la farinade, et y posa les lèvres pour savoir si c’était chaud ou si c’était froid. Au contact douceâtre, la lumière de la bougie arriva enfin jusqu’au fond de ses yeux. Une petite lumière piquante, un hameçon fragile qui l’amena doucement à relever la tête sur la bougie d’abord, puis sur le visage de Louise juste à côté. Il avala le contenu de la cuillère. Puis il lâcha tout pour saisir les deux mains de Louise.
— Louise ! La prison ! C’était affreux ! lâcha-t-il du bout d’un souffle.
— Dis-moi.
— Tu n’as pas tué cette femme, hier ! Tu te souviens, tu m’as dit qu’elle était malade, c’est ça ?
— Son corps était rongé par les bubons.
— Elle était condamnée. Bien trop faible pour enfanter. Ils le savaient. Elle a servi d’appât.
— Que me racontes-tu ?
— Tout cela n’est qu’une mise en scène, Louise ! À Pierre-Scize, ils ont enfermé un pauvre gars, juste pour m’effrayer. Pour me faire comprendre qu’ils étaient toujours là, à me suivre, à me surveiller, qu’ils tenaient ma vie entre leurs mains. Ce type m’a raconté ma propre histoire en faisant croire que c’était la sienne. Tout concordait, Louise, tu aurais dû entendre ça ! Le message était clair. Et, pire, ils t’ont piégée toi aussi avec cette femme que tu as cru avoir tuée. Ils veulent que nous soyons tous deux coupables pour mieux nous tenir.
— Je ne comprends pas.
— La femme qui est morte en couches devant tes yeux, avait-elle des chaussons aux pieds ?
— Des chaussons ?
— Oui, des chaussons verts, en soie. Des chaussons de prix comme on s’offre quand on a trop d’argent. Tu ne peux pas les avoir manqués.
— Non, je ne sais pas. De toute façon, si elle avait eu des chaussons, ils auraient été couverts de sang. Il y en avait partout. Je me tenais à genoux devant elle et mes jupes en étaient poisseuses.
— Alors, ils lui auront lavé les pieds pour la chausser ensuite, une fois morte. Peut-être même que ce lieutenant de Pierre-Scize était dans le coup. Ah, ils se sont bien moqués de moi !
— Une tromperie ? Pour nous effrayer ? C’est réussi ! Mais pourquoi feraient-ils cela et de qui parles-tu, Philibert ?
— Je ne sais pas bien, ce gentilhomme et son janissaire qui m’ont séquestré à Paris. Et puis d’autres gens certainement. Un parti, une clique qui en veut à Michel et qui cherche à lui arracher ses secrets quel qu’en soit le prix. Des catholiques certainement. Des nobles de la cour de France, peut-être. Ils peuvent tout.
— Alors pourquoi n’essaient-ils pas d’effrayer directement leur Nostradamus ? Ce serait plus simple et sûrement plus efficace que de torturer notre famille.
— Je ne sais pas, je ne sais pas ! Peut-être qu’ils ne peuvent pas s’attaquer à lui de front. À cause de la Médicis, sans doute.
— Alors, ils montent un jeu de théâtre dans les rues de Paris, ils te piègent, te menacent. Et comme tu leur résistes, ils recommencent avec un collègue, ici, à Lyon. En envoyant à la boucherie une pauvre femme malade, au passage, juste pour m’impliquer moi aussi dans l’affaire ?
— Et pourquoi pas ?
— C’est impossible. Impossible qu’ils n’aient pas trouvé plus simple.
— En tout cas, ils ont gagné. Je n’ai pas d’autre choix que de partir pour Salon.
— Salon ? Alors, tu abandonnes ton serment ?
— Le premier lieutenant de la sénéchaussée sera ici demain. Il veut m’interroger. Et s’il fait partie de la conspiration, je n’ai aucune chance. Je risque de m’enfoncer dans le mensonge et finir dans une cellule à côté de ce Bronard. Je dois fuir. Je ne vois pas d’autre solution. Fuir loin d’ici et me faire oublier. Alors, pourquoi pas Salon ?
— Tu vas rencontrer Nostredame ?
— Qu’il soit au courant ou non, il est impliqué dans l’affaire. Il m’aidera peut-être à y comprendre quelque chose.
— Tu vas tout lui raconter ?
— Je ne sais pas.
— Je viens avec toi !
Louise s’était levée comme s’ils allaient partir sur-le-champ. Philibert fit le tour de la table pour la retrouver et il l’attrapa par les bras, pour l’empêcher d’aller plus loin mais aussi pour sentir sa chaleur sous ses mains.
— Non. Tout cela est ma faute. C’est à moi de payer. Prends notre argent et va chercher refuge à Genève avec les enfants. Va retrouver ton amie, tu partiras avec eux demain matin.
Il vit l’hésitation, comme une onde sur sa peau, traverser le visage de Louise pour disparaître aussitôt.
— Je ne peux pas te laisser partir seul. Tu es en danger, Philibert. Si je te perds ce soir, je te perds à jamais. J’en suis persuadée. Il y avait des signes. Je n’ai pas su les voir.
— Des signes ?
— Un chat mort devant la porte, la semaine dernière. Et puis ce vol d’hirondelles, parties à rebours vers le sud.
— Allons, tu sais que je n’aime pas ces superstitions. Les enfants ont besoin de toi. Tu dois les accompagner.
— Ce sont plus que des signes. Vers le sud… Le destin a lié mon histoire à la tienne. Cette femme qui est morte par ma faute a été exhumée par ton Bronard lors d’une parodie de ton expédition parisienne. Cela ne te suffit pas ? Nous partageons ce drame, Philibert. Je ne peux pas te laisser.
— Un drame, répéta-t-il, tu ne crois pas si bien dire. Broussais… Il a été pendu.
— Pendu ?
Il crut qu’elle allait tomber. Il la serra plus fort. Le mot raisonna quelques instants, le temps de faire le tour de la pièce et de revenir sur les lèvres de Louise :
— Pendu ? Broussais ? Mon Dieu, ç’aurait pu être toi, Philibert. Tu étais avec lui. Ton crime et le sien sont les mêmes. Tu as raison. Tu dois fuir immédiatement.
— Très bien, je prends l’âne et je pars. Je t’enverrai un courrier à Genève.
Elle sourit. Avec ce sourcil en angle qu’il trouvait charmant et qui lui disait qu’elle avait pris sa décision, qu’il ne résisterait pas, et qu’il était inutile d’argumenter davantage. Elle lui passa la main sur la joue.
— Je vais réveiller Sidonie et préparer nos malles avec elle. Ce qui reste ici sera peut-être perdu. Va chercher la charrette, nous ne pouvons pas partir sans rien. Ensuite, nous irons louer un cheval à la sortie de la ville et d’ici le matin nous serons prêts à partir. En faisant vite, nous aurons assez d’avance pour ne pas être inquiétés. La sénéchaussée n’enverra pas la troupe à nos trousses, nous ne sommes pas des meurtriers.
— D’accord, capitula-t-il. Et tu viendras avec moi jusqu’en Provence ?
— Oui. Je suis certaine que tu auras encore besoin de mon aide. Il l’embrassa sur le front.
Au lever du jour, ils n’étaient pas encore partis. Philibert avait avancé la charrette jusque dans la cour, et avec Sidonie, ils n’en finissaient plus d’y entasser les balles de linge, les caisses de livres et la quincaillerie de Louise.
— Tant pis pour le reste, finit par décider Philibert. Si nous traînons encore, c’est pour Pierre-Scize que nous partirons !
Louise sortait de la maison en tirant derrière elle une caisse de sucre qu’elle avait mise de côté pour les confitures qu’elle vendait à chaque printemps.
— Je n’ai même pas dit adieu à la maison.
— Nous la reverrons. Sidonie la gardera en bonne condition, le temps de notre absence.
— Tu crois ?
— Quoi ?
— Que nous reviendrons.
Philibert ne trouva rien à répondre. Rien d’assez rapide pour ne pas retarder le départ.
— Sidonie ?
— Oui, Monsieur.
— Je vous ai laissé une belle somme. Étirez-la au maximum, vous devriez tenir des mois.
Le temps d’atteler le cheval et de se perdre encore dans un millier de petites choses, et ils passèrent enfin la porte de la cour. Le retard a du bon : ils filèrent la peur au ventre et firent l’économie des regrets et des atermoiements. Et ils laissèrent la tristesse derrière eux, dans les murs de la maison, avec Sidonie.
Avant de quitter la ville, Philibert fit envoyer un courrier à Michel pour annoncer leur arrivée.