XIV

Certains jours, le courage des Salonais venait à manquer et les clients de Philibert, ne souffrant pas assez des dents pour parcourir les derniers mètres, bifurquaient avant sa tente pour acheter des pois à l’écosseuse d’à côté. Et ces jours-là, Philibert s’ennuyait sur son tabouret de toile tendue, les pieds dans la boue du champ de foire, à ne rien faire et à trop réfléchir. Et quand il en avait assez du sourire gâté de la marchande de pois que l’ingratitude faisait plus affreux, il s’en allait marcher dans les travées, et finissait invariablement par se demander comment il en était arrivé là. Contemplant les bêtes, discutant un prix, il voulait oublier Louise mais il ne pensait qu’à elle, et à la menace du marin qui avait, cette fois, transformé leur vie en un gâchis irréparable.

Du côté des marchands de grain, le montreur de marionnettes, ce jour-là, avait chambardé son spectacle. À l’aide de chutes de tissus, bricolées dans la nuit, il avait arrangé ses poupées en une troupe de pirates à la mode des mers lointaines. D’un coup de pinceau, le prince de la veille avait été promu boucanier, et les noires sorcières, vertes sirènes aux écailles brillantes de peinture vernie. Et avec ses modèles tout neufs de bateaux et d’îles Vierges, ses histoires aussi avaient pris le large. Et Philibert ne mit pas longtemps à y reconnaître le charabia de Bras-le-Fer. Les héros de tissu fourré pourfendaient les monstres aquatiques et le public, ravi, en demandait encore. Le plus amusant, se disait Philibert, était que Bras-le-Fer, tout imposteur qu’il fût, ait pris à ce point son rôle au sérieux qu’il avait imprégné toute une ville de son imaginaire coloré. Sans doute le temps passé à l’auberge à accrocher l’attention de Louise et de ses amis fêtards. Le marionnettiste aussi était certainement présent, le fameux soir, et il en avait retiré une pleine moisson de beaux contes pour rafraîchir sa fantaisie. Pourquoi Bras-le-Fer s’était-il donné tant de mal ? Philibert se l’imaginait difficilement à mémoriser des pages d’histoires de marin dans le seul but d’entrer dans sa cuisine. Encore un de ces mystères inexplicables qu’il entasserait par-dessus les autres. De toute façon, il avait renoncé à comprendre : il rencontrerait Michel à la Dispute et, ensuite, il aviserait.

Alors il tourna les talons et s’éloigna de l’attraction pour aller voir ailleurs.

Juste à côté, sur le tronc d’un platane, une affiche annonçait la Dispute. On venait de l’y clouer et un attroupement, déjà, débitait du commentaire. Il fallait bien reconnaître que le conseil de Salon n’avait pas économisé ses effets : le placard était imprimé sur un beau papier et ce n’est pas tous les jours qu’il était donné au bon peuple d’admirer la finesse des lettres d’imprimerie.

— C’est l’annonce de la Dispute, annonça-t-il à la foule qui ne savait pas lire.

— Et c’est quoi, ça ? aboya une mégère, à côté de lui.

Alors Philibert se dépêcha de lire pour traduire à la cohue. Le texte sonnait officiel et les visages aux joues rouges devinrent respectueux sans que les mots entrassent vraiment loin dans la forêt de leurs oreilles. Entre les lignes, à mesure qu’il avançait, Philibert glanait les indices de l’enjeu véritable. Les clauses de la Dispute, rangées en bon ordre, sentaient à plein nez les remugles de la négociation.

En tête, le sujet de l’éligibilité, la petite victoire des protestants : la participation aux débats était obligatoire pour tout payeur d’impôts. La Dispute serait ainsi une affaire de riches, un bon point pour les huguenots.

Mais plus loin, on définissait la circonscription et on l’étendait aux domaines hors les murs. L’intention était évidente : englober la collégiale voisine et son contingent de moines lettrés, la lourde phalange des catholiques.

Jeu nul.

Puis le papier se terminait par une invitation solennelle au peuple de Salon, à qui les portes du château resteraient ouvertes pendant la durée des débats. C’était signé Villermin, le héros des petites gens, qui faisait le pari de la masse turbulente pour peser sur les consciences des protestants. Pari risqué. Une cohue échauffée ne fait pas une bonne armée. On ne commande pas à une bousculade.

Mais pour le moment, les badauds se réjouissaient d’assister à l’événement et d’enfin clouer le bec à leurs notables, la Réforme, l’autorité, l’opulence et tout ce qu’une foule rêve d’un jour ramener à elle, jusque dans sa boue.

Philibert rit un moment avec les gens, sans savoir pourquoi, puis il préféra rentrer chez lui sans passer devant chez Michel. Il restait deux semaines avant la Dispute. Deux semaines à attendre, à ne rien faire et à trop réfléchir.

— Bonjour Sidonie, Madame est réveillée ?

Bien sûr, elle ne s’appelait pas Sidonie. Et chaque fois, le visage bovin de leur nouvelle domestique esquissait une grimace qui faisait soupirer Philibert. Ce n’était pourtant pas compliqué. En échange de son salaire, il lui demandait de briquer les sols, de nourrir sa femme, et de se laisser appeler Sidonie. Si possible sans broncher, mais elle avait du mal. Il avait eu cette idée pour adoucir sa peine. Un peu de sucre dans la soupe amère. Un peu de Lyon dans leur prison salonaise.

— Madame n’est pas descendue aujourd’hui. Je lui ai porté le déjeuner dans son lit.

L’enfer, comment appeler cela autrement ? Le purgatoire, à la rigueur. Louise s’étiolait à ne plus vouloir se tenir debout. À revivre sans fin la mort de sa sœur. Est-elle morte en couches ? demandait-elle le matin. Et son enfant, est-il mort lui aussi ? demandait-elle le soir. Il y avait mort dans toutes ses questions et Philibert n’osait plus monter l’escalier pour les affronter. Il s’était juré, à l’époque d’Agen, de ne jamais lui avouer son secret. Comme il avait eu raison ! Et vingt ans plus tard, il avait fallu l’ombre du gentilhomme et la menace de son pirate de pacotille pour le prendre en défaut. Quelques mots. La vérité. Et il avait perdu Louise.

Là-haut, elle n’avait qu’à fermer les yeux pour revoir sa morte de Francheville, sur sa chaise de souffrances, les jambes écartées sur la mer de son sang. Et Louise, persuadée qu’elle avait tué cette femme, lui voyait désormais le visage d’Isabelle. Comment cela pouvait-il être autrement ? Le chagrin de Louise superposait les deux drames, et dans sa chambre, elle les avait fusionnés, déjà, en une boule de désespoir qui la brûlait de l’intérieur.

On se sent proches. Si proches que l’on croit ne faire qu’un. Et l’espace d’un soir, on trouve en soi la force de se perdre à jamais. En soi, oui. Parce qu’il l’avait en lui, Philibert, ce poison secret, depuis vingt ans. Tellement secret qu’il avait fini par l’oublier lui-même. Isabelle était enceinte quand la peste l’a emportée. Quelques mots seulement pour gâcher une vie. Que ne les avait-il ravalés ce soir-là ? La griffe de coq, peut-être, qui l’avait aveuglé le temps que son poison lui échappe. Il était là, le sortilège du talisman. À cause de lui, Philibert avait vu une sorcière là où se tenait Louise, et son secret s’en était allé. Commettre l’irréparable, pour une patte de poulet. Depuis, le sac à sortir n’avait pas quitté la table et Philibert n’avait pas éprouvé le besoin de le fouiller à nouveau. Comme tout cela lui semblait futile maintenant qu’il avait perdu Louise. Aidez-la, Seigneur. Parlez-lui. J’accepte encore une année de Votre silence si Vous lui dites quelques mots. Les mots dont elle a besoin pour oublier sa sœur.

Et puis deux semaines passèrent, et vint le jour de la Dispute. Quinze jours, ce n’était pas grand-chose mais c’était assez pour éroder le chagrin de Louise. Un peu. Le matin, désormais, elle se levait et venait s’asseoir dans la pièce du bas. Elle mangeait bien et aidait Sidonie à frotter les casseroles. Et toute la maison baignait dans un silence épais qui empesait chaque mouvement comme la colle d’amidon. Quinze jours sans se parler, sans voir les yeux de l’autre.

Philibert s’était acheté un manteau noir pour la cérémonie. Une simple pièce de velours, en vérité, avec un col et des manches, qu’il garderait fermée sur lui pour cacher la modestie de ses habits. Un instant, l’image du manteau de berger de la colline Sainte-Geneviève tenta de s’imposer à son esprit. Mais il chassa l’idée. Il en avait assez à supporter. Pas besoin de fantasmes ni de vieux fantômes.

Et c’est alors qu’il essayait le vêtement qu’on frappa à la porte.

— Allez ouvrir, Sidonie.

— Oui, Monsieur.

— Bonjour, dit une belle voix grave. Je suis Diane du Bertaud.

Philibert se précipita. Louise s’était levée de son fauteuil sans aller plus loin. Dans l’entrée, en bas de l’escalier, Sidonie s’était figée, la main accrochée à la porte, et elle dévisageait Diane comme un gibier la vipère.

— Allons, écartez-vous, ordonna Philibert en bousculant la domestique.

Debout sur son perron se tenait l’allégorie blanche de l’hérésie et du sabbat.

— Bonjour madame du Bertaud, que désirez-vous ?

Difficile de paraître aimable devant la sorcière de Salon. Et d’abord, pourquoi ne portait-elle pas le bonnet pour tenir ses cheveux ? Elle en avait partout, longs, tout autour du visage, une crinière sans couleur, de ces soies étranges, ces fils d’araignées à la lumière de l’hiver. Les sorcières dansent sous la lune, c’est bien connu. Diane du Bertaud y avait dansé plus que toutes les autres, jusqu’à blanchir sa peau et ses cheveux.

— Bonjour, monsieur Sarrazin. Je suis venue rendre visite à Louise.

Et cette voix ! On l’aurait voulue tranchante comme le cri haut perché des mauvaises fées qui effraient les enfants. Mais quelque démon perfide l’avait rendue douce et grave comme un miel pour les hommes. Un envoûtement, peu importent les mots : même son bonjour semblait une incantation.

Philibert prit le temps d’inspirer l’air du dehors. Espèce d’idiot, se dit-il. Cette femme est belle, presque aveugle, et ne commet de sacrilège que celui de ne pas se nouer les cheveux. Es-tu aussi borné que les autres pour ne pas y voir plus loin ? Elle est l’amie de Louise depuis son premier jour à Salon. Vois comment tu traites ton épouse et ose renvoyer cette femme à la rue !

— Veuillez entrer, se força-t-il à répondre. Louise sera heureuse de vous revoir.

Et dans le couloir étroit, il s’aplatit contre le mur pour ne pas avoir à la frôler. Passé le perron, Diane du Bertaud le dépassait d’un bon pouce. Philibert la laissa entrer et la suivit à distance, au-delà de la sphère qu’il sentait l’entourer.

— Diane ! explosa Louise en se jetant dans les bras de son amie.

Cela faisait quinze jours que Philibert n’avait pas vraiment entendu le son de sa voix.

Et les deux femmes s’écartèrent de lui, bras dessus bras dessous, s’échangeant des mots aimables en tournoyant dans la cuisine.

— Je me suis sentie un peu faible ces jours derniers, expliqua Louise.

Un peu faible, se répéta Philibert sans bouger de la porte.

Puis Louise installa Diane à la table et elles se partagèrent un verre de lait. Louise n’avait jamais été souffrante et sa vie repartait d’où elle s’était interrompue. Métamorphose ou simple déni pour faire bonne figure ? Il s’en serait fallu de peu pour que Philibert y vît un charme de la sorcière. Un retour en arrière jusqu’avant la nuit du marin. Et Sidonie, tout aussi pétrifiée, essuya trois fois le même gobelet, au rythme des mouvements magnétiques de la vipère.

En fait, Diane s’était inquiétée de la disparition de Louise et profitait d’un accouchement pour venir chez elle la chercher.

— Je t’en prie, proposa-t-elle en riant, viens avec moi ! Pour la première fois, je serai la sage-femme et tu seras mon assistante. Et si tout se passe bien, j’aurai enfin gagné ma place dans cette ville. Grâce à toi, Louise !

Et devant l’incroyable bonheur qui éclairait le visage de son épouse, Philibert n’osa rien dire. Balayées les interdictions, oubliée la quarantaine ! Au moins pour Diane, Louise était revenue et Philibert n’imagina pas un instant pouvoir gâcher ce moment précieux. Et puis, ne lui avait-il pas ordonné l’isolement jusqu’au jour de la Dispute ? Après tout, ce jour était venu ! Il sourit, accoudé à sa porte, d’avoir ainsi à s’abuser lui-même.

Et sans rien lui demander, Louise s’activa soudain de l’énergie retrouvée de ses quinze jours de retraite. Alors, avec méthode, elle se confectionna un sac, se trouva un manteau et donna à Sidonie les instructions pour son absence. Puis elle attrapa Diane par la main et s’avança vers la porte, passant Philibert, qui s’écarta de lui-même. Elle souriait, d’un vrai sourire, jeune, simple et sans arrière-pensées. Elle semblait heureuse et Philibert décida de s’en contenter. Après Diane, peut-être aurait-il droit demain à sa part du bonheur de Louise.

— Vas-y, lâcha-t-il, histoire de ne pas rester muet. Et sois prudente.

Les laissant passer devant lui, il tenta d’exprimer du regard tout ce qu’il pouvait d’amour et de pardon mutuel.

— Sois prudente, répéta-t-il en entendant claquer la porte d’entrée.

— Vous êtes en retard, Monsieur, intervint Sidonie.

Et en effet, il s’était mis en retard pour la Dispute. Il rajusta son manteau en pestant et s’enfuit à son tour dans les rues de Salon. Louise était heureuse, ou du moins le semblait-elle. Cela suffisait à son propre bonheur. Un soulagement inattendu qu’il ne préférait pas creuser. Un plaisir compliqué, comme celui qu’il allait chercher à la messe des catholiques. Et si je m’inventais moi-même ces démons qui me torturent ? pensa-t-il en pressant le pas. Pas étonnant que Dieu me laisse ruminer seul.

Devant le château, le parvis était désert, signe que les préliminaires au débat avaient commencé sans lui. Encadrant la grand-porte, l’escadron des estropiés s’affairait au bilan de leur matinée de mendiants. Et les gueux comptaient leurs pièces dans l’indécence qui s’accordait à leur rang. Il leur manquait un chef pour corriger leur allure. Tiens ? remarqua Philibert, l’odieux bonhomme sans oreilles n’était pas là aujourd’hui. Il y chercha un signe. Un signe de quoi ? Sans Dieu, le monde est tellement difficile à déchiffrer.

Puis Philibert s’enfonça dans le château en tirant sur ses jambes pour arriver à temps. On l’attendait sûrement, le camp catholique tout entier attendait son porte-parole. Mais la tête encore à Diane du Bertaud, à Louise et aux mendiants de l’entrée, il peinait à imaginer l’assemblée, qu’il sentait pourtant ronronner. Car de la grande scène de la Dispute, ce fut d’abord un grondement qui le saisit au ventre. La voix de la foule, sans début et sans fin, se cognait aux murs de la grand-cour et résonnait en tournant. Et le bruit des gens le frappa comme une bourrasque alors qu’il passait la porte.

Ils étaient nombreux, les Salonais, en rangs serrés, en beaux habits, l’esprit curieux ou solennel, le rire aux lèvres ou la bouche pincée. Parfois, un cri jaillissait du désordre des bonnets, des capuches et des chapeaux. Et une insulte, giclant d’ailleurs, lui répondait. Ou alors, elle ne lui répondait pas, mais elle fusait quand même et se mêlait au tumulte plus vaste : le monologue perpétuel de l’âme de Salon.

— Pardon, répétait en continu Philibert en se glissant entre les gens.

Puis, au détour d’un grand chapeau, il aperçut le cœur de toute la scène. Un beau rectangle au sol, bien dégagé, balisé par quatre lanternes magistrales et quadrillé de braseros autour desquels s’organisait la hiérarchie des rangs. Contre les feux : les faiseurs d’opinion, les bailleurs de fonds et les plus anciens que l’on n’avait pas osé trop laisser refroidir à l’air de l’hiver. Et le reste complétait les estrades pour parfaire l’effet saisissant des gradins impeccables. Un long rectangle partagé en deux camps, parfaitement séparés par une vaste zone franche.

À gauche, les protestants, les beaux habits, les reflets de soie. D’Estissac, devant, petit sur sa chaise, comme le sont les mauvaises gens. Philibert l’imagina perché sur un escabeau comme l’inquisiteur en place d’Agen. Drôle d’idée. À ses côtés, madame la vicomtesse, toujours bien mise, manteline sombre, voile sombre, regard sombre perdu ailleurs, et l’esprit en berne d’une petite femme endeuillée d’elle-même.

Comme ces gens sont laids, pensait Philibert en approchant du terrain de duel. Comme ils portent au-dehors toute la disgrâce de leurs tréfonds !

Et son regard, encore, s’attarda sur la gauche. Sur l’ami Dupraz qui s’était trouvé un col à rabat pour ajouter un brin d’élégance au sombre uniforme de sa congrégation. Sur la bouche épaisse du juge de Trie, prise dans un étrange mâchonnement, lancinant, comme si elle se dévorait elle-même. Sur le docteur Montrachet, enfin, dressé debout au-dessus de tous les autres. Velours vert galonné d’or, grandes manchettes de mousseline poussiéreuse, livre ouvert tenu à deux mains, Montrachet égrenait de sa voix savante quelques principes latins auxquels personne ne comprenait rien. Peut-être lui avait-on demandé d’occuper l’attention dans l’attente de Philibert. Alors, il débitait sa leçon de quelque chose – de médecine, pourquoi pas ? Peu importe, pourvu que ce soit latin. La vérité vient du livre, c’est ce qui fait des professeurs les réformés les plus avides.

— Ah ! l’interrompit Villermin sans ménagement. Je vois M. Sarrazin qui approche !

Le brouhaha de la foule se tourna vers Philibert.

— Prenez place, continua Villermin. Nous vous attendions.

Il désignait un fauteuil, non loin du sien, en avant-poste du carré des catholiques, en miroir du vicomte d’Estissac et sa cohorte de huguenots.

La droite de l’arène ressemblait à s’y méprendre au parterre en deuil du parti opposé. Comme si chacun venait consacrer la mort d’une religion. Celle des autres, bien entendu. Mais à l’exception de Villermin et du père Benoist, le regard brouillé par son vin du matin, Philibert ne reconnaissait personne dans le camp que pourtant il défendrait. Trois rangs compacts de chanoines en formaient l’essentiel. Autant de visages anonymes de prieurs professionnels qui ne lui inspiraient rien. Quelle pitié pour les catholiques qu’il eût fallu mobiliser leurs troupes jusque sur les terres de la collégiale. Que gagnerait Villermin à la victoire de ces mercenaires de la religion ? La reprise en main de son diocèse par les chanoines de Saint-Laurent ? Comme il se trompait. Car, de son siège en fer de lance, ce n’était pas dans son dos que Philibert ressentait la puissance des papistes mais tout autour de lui, au-delà de l’arène, dans la fosse du peuple de Salon. Il pivota, doucement, pour contempler la foule des bonnets de lingerie et des fichus tournés vers lui. Des bonnets ? Des fichus ? Où étaient passés les hommes ? Restés aux champs, peut-être. Il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Le silence, brutalement, rappela son attention vers le centre.

Car, de nulle part, Michel venait d’apparaître. Comme il était plus jeune, comme il était plus beau ! Impérial, dans l’axe géométrique du champ de la Dispute, au point focal des deux religions, il se dressait, vêtu de rouge, autorité incontestée du parterre des manteaux noirs. Et de la salle tout entière, Philibert sentit monter une vague de respect, un élan de dévotion plus chaud que les braseros, la même ferveur dont Philibert s’enivrait à la messe catholique. Et cette ferveur, Michel aussi pouvait la ressentir. Il la savourait, même, un demi-sourire derrière sa barbe bien carrée, les yeux plissés, plus étroits que jamais sur sa large face.

— Le maître Nostradamus, proclama Villermin au milieu d’une litanie de compliments. Arbitre devant Dieu du synode extraordinaire de la ville de Salon !

Quel Dieu ? pensa Philibert. Le Dieu chaud qui fait bouillir l’esprit des catholiques, ou le Dieu froid qui racornit les huguenots et les fait durs comme la pierre ? Le même Dieu bienveillant qui guida mes pas jusqu’ici pour m’abandonner à mon sort. Et voilà comment Philibert Sarrazin, disciple de Scaliger, s’apprêtait à mener au triomphe le catholicisme en pays salonais. Et tout cela à cause de cet homme, ce Michel ressorti de son passé, que lui, Philibert, avait hissé sur le trône du commandeur et qui, en clôture des débats, déciderait d’asservir la moitié de ces gens à la tyrannie de l’autre. Louise avait raison : il y avait bien trop d’ombre à son buste de statue. Il était temps qu’il parle, quel qu’en soit le prix. Aujourd’hui, Philibert l’obligerait à se dévoiler. Pour retrouver sa vie, pour retrouver Louise. Oh non, Michel ne retournerait pas impuni se cloîtrer chez lui pour six mois encore !

Et pendant ce temps, Villermin effrayait la foule avec des histoires de massacres et d’émeutes. Ailleurs, déclamait-il, on s’égorgeait pour imposer sa religion. À Nîmes, à Montpellier, on violait les églises pour faire tomber les idoles ; à Orange, plus de trois cents personnes avaient forcé l’entrée de la cathédrale pour en briser l’autel, les bénitiers et les fonts baptismaux ; à Lyon, on levait une armée protestante pour apporter la guerre au cœur de la France. Mais dans leur grande sagesse, suivant les lumières de leur reine Catherine, les Salonais avaient décidé de laisser s’exprimer la raison. Et à l’issue de la journée, c’est à Nostradamus qu’incomberait la charge de trancher l’avenir de la ville. Les deux camps acquiescèrent poliment, chacun convaincu qu’il tenait la victoire.

Le silence retomba sur la foule. On retenait son souffle avant l’empoignade. De l’arrière, Villermin glissa à l’oreille de Philibert que le hasard avait désigné d’Estissac comme premier orateur. De son trône, Michel confirma l’information d’un simple geste de la main, auguste et frugal. Et le vicomte prit la parole.

Prenez l’austérité, le dogmatisme, la logique froide et inhumaine. Et comme ce marionnettiste du champ de foire, faites-en une boule et collez-lui deux yeux. Vous obtiendrez d’Estissac. La vertu mal comprise, la Bible à la lettre, le rejet physique du papisme, à souffrir de la tête en passant devant l’église. Et cette voix aigre, trop aride et trop étroite, douloureuse à cracher, comme un calcul rénal. Comment peut-on à ce point être la caricature même de ce que l’on est ? C’est pour cela que le vicomte des huguenots était leur maître à tous et qu’ils l’avaient choisi.

Une nouvelle fois, Philibert se dit qu’il ressemblait à Rochet, l’inquisiteur de Toulouse, l’exact symbole de l’intolérance papiste. Quelle débâcle de ses sentiments avait pu l’amener à ce rapprochement ? Je suis réformé, se répéta-t-il comme pour se convaincre. Ma fille est la filleule de Jean Calvin. Mes enfants, en ce moment même, suivent les enseignements des précepteurs de la République de Genève. Je devrais aimer cet homme. Que m’arrive-t-il ? Pourquoi Dieu ne me parle-t-Il plus ?

Puis il se souvint enfin que d’Estissac ne valait rien, ainsi que le duel des religions. La Dispute était son arène et il y était venu rencontrer Michel. Michel ! pour le piquer, l’affronter, le pousser à la faute. Il comprenait désormais le danger de Nostradamus, la haine de Louise et l’acharnement des commanditaires. Et bientôt, ce serait à son tour de parler et il pourrait enfin la percer, la cuirasse, le cuir du gros oiseau qui prétendit vaincre la peste ! Le reste n’avait pas d’importance.

— C’est à vous, chuchota Villermin en remuant sa chaise.

Et alors que quelques sifflets soulignaient la fin du discours du vicomte, Philibert se dressa et s’éclaircit la gorge :

— Messieurs, mesdames, peuple de Salon, on me demande en ce lieu de porter les couleurs de la religion catholique, la religion de nos pères, la religion de notre roi. Et l’on me dit que bientôt, à l’issue de cette journée, quelqu’un décidera, pour moi, pour vous tous, du bien-fondé de notre foi, de la réalité du lien qui nous unit à Dieu. Alors, je ne poserai qu’une seule question avant de laisser la parole aux autres orateurs : qui sur cette terre peut se prétendre capable de pouvoir trancher un tel sujet ? Comment un fils du Seigneur peut-il se croire le droit de juger son Créateur ? Que signifie la neutralité de l’arbitrage d’un homme quand il s’agit de l’indicible, de l’éternel, quand il s’agit de Dieu ?

Au fil de ses mots, la rumeur s’éteignit, par cercles concentriques, jusqu’au silence absolu. Devant lui, Michel avait brutalement perdu son rictus et sa barbe s’était refermée comme un voile sur ses lèvres et sur ses émotions. Enfin, il semblait découvrir Philibert. Et dans son regard étriqué, ses yeux de loir refermés sur sa réserve à secrets, Philibert vit passer, en salve rapide, la surprise, la douleur, la colère, et puis plus rien.

Des rangs d’en face, le vicomte d’Estissac jaillit comme un diable.

— Monsieur Sarrazin, nous avons tous beaucoup d’estime pour votre érudition. Mais ce que vous faites là, c’est remettre en cause la nature essentielle de notre débat. Vous-même, jadis, devant le conseil de la ville, proposâtes en la personne du maître de Nostredame le juge impartial de ce duel de l’esprit. Ne vous semble-t-il pas malhonnête, en ce jour, de contester les fondements de notre règlement ?

— Monsieur le vicomte a raison ! tonna Villermin qui s’était levé à son tour. Monsieur Sarrazin, je vous demande de retirer votre avis afin que nous puissions entamer les débats dans la sérénité.

— Qu’il en soit ainsi, abandonna Philibert en se rasseyant.

Et la barbe de Michel retrouva son sourire, et ses yeux leur éclat confortable d’un maître assuré de l’allégeance de ses sujets.

Et de ce départ manqué s’enchaînèrent les banalités d’usage. Des deux bords de l’arène, on s’échauffait sur les sujets rebattus.

La première attaque véritable vint du prévôt de Trie. Un classique du genre : l’enrichissement scandaleux d’un clergé pléthorique qui abuse de la crédulité de ses fidèles.

— Regardez-vous, lui répondit un chanoine de Saint-Laurent. Qui donc, à Salon, se corrompt dans l’excès ? Où se cachent l’envie et l’avarice ? Dans la modeste église du père Benoist, ou dans les riches salons des notables ?

On applaudit à la réponse facile qui ne résolvait rien. Puis on passa à autre chose : le dogme de l’eucharistie. Le corps du Christ, le corps réel en sa chair et son sang, peut-il vraiment prendre substance dans un morceau de pain ? Le débat de la transsubstantiation s’alluma de lui-même. Et comme une mécanique abrasant la logique de ses propres rouages, le gros mot fit s’affronter les protestants entre eux et se lasser le bas peuple qui reprit ses conversations. Le sujet ricocha longtemps entre les tribunes des deux congrégations et s’éteignit sans que Michel ait à intervenir. Philibert, qui n’avait rien à dire d’autre que les banalités qui tournoyaient déjà dans l’arène, l’observait en silence. Un instant, il crut que Michel lui adressait un regard. Une connivence ?

Puis un chanoine de la collégiale, échauffé par l’eucharistie, donna l’assaut sans mesure :

— D’après les Évangiles, l’Apocalypse et le Jugement dernier ne doivent survenir qu’après quelques prémices de mauvais augure destinées à pousser les bons chrétiens à faire pénitence pour préparer leur salut. En particulier, il est dit que de faux prophètes surgiront pour égarer le jugement des hommes. Votre Calvin n’est-il pas cet antéchrist de l’Apocalypse ?

La lourdeur de la charge amusa jusque dans les rangs des catholiques. Est-il possible que ces moines soient à ce point prédictibles ? se désola Philibert. Pas étonnant qu’ils aient besoin d’un réformé comme lui pour les défendre.

— Il faut nous sortir de l’ornière, chuchota Villermin dans son dos. Dites quelque chose, Philibert ! En tout cas, moi, je ne laisserai pas les huguenots s’amuser de notre sabordage !

Cette fois, Philibert en était sûr, Michel lui avait souri. Que cherches-tu à me dire ? pensa-t-il en lui rendant son sourire.

Alors, Philibert tapota la main de Villermin, sur son épaule, et se dressa pour prendre la parole.

— Je vous propose, monsieur d’Estissac, commença-t-il, que vous nous commentiez ici les écrits de Jean Calvin, dans son Traité des reliques, où il professe l’iconoclasme et la destruction des œuvres d’art.

Encore un sujet à l’argumentaire bien connu et déjà ressassé à l’infini dans les ouvrages de théologie. Mais un sujet qui plaçait enfin le débat sur un terrain qui l’avantageait. Car Philibert avait mûri une idée, une tactique habile pour dévier l’énergie des orateurs en pleine face du maître de Nostredame et dévoiler peut-être ce que cachait son sourire de sphinx. Le moment était le bienvenu pour tenter la manœuvre.

Pour commencer, il laissa la discussion se dérouler selon sa propre nature. Les reliques et l’iconoclasme se chantaient à la manière d’un air populaire dont chacun reprenait par cœur le refrain bien connu. Et les protestants entonnaient que les images religieuses sont elles-mêmes une école de mensonge, qu’elles ne disent rien de Dieu, de la grâce divine ou du sacrifice de la Croix. Et les catholiques répétaient en chœur que détruire les objets consacrés ou briser les statues des saints, c’était attenter au culte lui-même ou à l’exemplarité des martyrs de l’Église. Bref, on se payait un nouveau tour de manège et c’était l’idéal, pensa Philibert, pour étourdir l’assemblée d’un tournis providentiel.

Et Philibert le suivait avec attention, ce fil du débat qui serpentait entre les uns et les autres et se perdait dans d’infinies circonvolutions. Et il le guettait, ce moment inévitable où l’on en viendrait aux guérisons miraculeuses, aux viscères de saint Mamert contre les maux de ventre, au tibia de saint Hubert contre les morsures de chien. Jusqu’à ce qu’enfin le vieux professeur Montrachet, piqué au vif, s’exclamât :

— Est-ce le rôle du culte que de bénir un clou pour soigner la rage de dents ou d’interdire que l’on se coupe les ongles le vendredi ?

C’est le moment qu’attendait Philibert pour placer sa botte :

— À vous entendre, feignit-il de s’étonner, on pourrait comprendre que l’action de la relique de saint Roch n’a joué aucun rôle dans la guérison de la peste qui faillit emporter l’ensemble de notre communauté.

— En effet, répondit le médecin, sûr de lui. Nous croyons bien que cette relique n’a en rien favorisé la dispersion de l’épidémie.

— Alors, elle s’est guérie d’elle-même ?

— Allons, monsieur Sarrazin, vous étiez là. Et vous savez comme nous tous que nous devons notre délivrance à l’art du maître Nostradamus.

Et Philibert s’adressa directement à Michel comme on frappe une bête insouciante, par surprise.

— Qu’en dites-vous, monsieur de Nostredame ? À qui doit-on la guérison des pestiférés ? À vos soins savants, ou au miracle de saint Roch ?

— Assez ! éclata Montrachet. Comment pouvez-vous, à ce point, nier l’évidence ? Je croyais votre science bâtie sur l’observation. Eh bien, observez, cher collègue ! Et plutôt que de recracher ainsi votre jalousie fielleuse, apprenez de l’art des plus grands que vous, et reconnaissez le talent de vos maîtres !

— Sur le chemin de votre fuite, professeur, vous ignoriez le simple fait que M. de Nostredame était médecin. Je m’étonne aujourd’hui de constater votre belle assurance quant aux aptitudes de votre nouveau confrère. Mais je m’adresse à vous, monsieur, continua-t-il en pointant Michel de son index. Comment expliquez-vous le miracle de Salon ?

Comme un tonnerre, le grondement de la salle enfla soudain pour illustrer la gravité de la situation. Michel avait changé. Il s’était tassé sur son siège. Il semblait plus vieux. Regarde-moi, pensait Philibert aussi fort qu’il pouvait. Affronte mon regard que je lise le fond de ton âme ! Mais les yeux de Michel parcouraient sans répit l’océan des couvre-chefs qui se faisait plus dense autour de l’arène. Tu ne t’attendais pas à cela ? Il va bien falloir t’expliquer, maintenant.

— Allons, monsieur Sarrazin, intervint Villermin dans son dos. Que cherchez-vous à démontrer ? En quoi votre question éclaire-t-elle le débat des religions ? Vous importunez le maître Nostradamus et mettez en péril l’objectivité de sa décision.

D’Estissac, Montrachet, et Villermin, maintenant ! L’autorité de Salon était prête à oublier ses divisions lorsqu’il s’agissait de défendre le grand maître. Il fallait attaquer davantage pour ne pas perdre son élan.

— Mais soit ! continua Philibert. Revenons-en à notre sujet. Et puisque l’on parle de cette terrible peste, laissez-moi vous rappeler comme M. de Nostredame en avait prédit l’avènement. Vous croyez en ce don, puisque vous avez fui et que cette fuite, fort probablement, en sauva plus d’un.

— Où voulez-vous en venir ? insista d’Estissac.

— Eh bien, je souhaiterais que vous notiez que le don de Nostradamus n’a de sens que si l’avenir qu’il prédit ne peut pas être changé. En effet, si la peste qu’il annonce finit par ne pas arriver, sa prédiction échoue. Or, vous le savez, jamais le maître ne s’est trompé.

— Nous sommes d’accord.

— Ce qui signifie que l’avenir est écrit à l’avance et que les actions des hommes ne peuvent rien y changer.

Le redoublement de la rumeur montrait que, dans la salle, certains avaient compris. Ne faiblis pas, Philibert, c’est le moment du coup d’estoc.

— Alors, clama-t-il de sa voix la plus claire, quiconque croit en l’infaillibilité de Nostradamus admet en corollaire la thèse de Calvin sur la prescience du Seigneur : toutes choses ont toujours été et demeurent éternellement en Son regard, tellement qu’il n’y a rien de futur ni de passé à Sa connaissance.

— Sarrazin ! cria Villermin. Qu’est-ce qui vous prend ?

Et l’onde de choc balaya l’assemblée. On se levait, on agitait les bras, on insultait son voisin, au point qu’au centre, la tribune des théologiens soudain ressembla à un piège barré par la foule. En la personne de Philibert, le représentant des catholiques venait de leur asséner la preuve des théories de Calvin. Et Philibert ne comprit pas tout de suite la portée de son propre raisonnement. Il avait voulu frapper le bel équilibre de Michel et le faire vaciller devant le tribunal du peuple en prouvant qu’il ne pouvait pas refuser d’admettre qu’il était protestant. Mais il avait oublié le masque que lui-même portait en ces lieux. Mon Dieu, c’est vrai, se souvint-il trop tard, je suis catholique !

Et Villermin bondit au centre, hors de son camp, et hurla par-dessus la foule en brandissant sa hache d’Ostrogoth :

— Taisez-vous ! Taisez-vous ou c’est moi qui viendrai vous faire taire !

En face, on exultait. Jusqu’à d’Estissac qui s’était mis à sourire. Le porte-drapeau des catholiques ne venait-il pas de rallier son camp ?

Au centre, Michel n’existait plus, hagard, noué, la toque de velours basculée vers l’arrière sur ses cheveux empoissés.

Et Philibert profita d’un répit pour reprendre la parole :

— Mais ne vous méprenez pas sur mes intentions, se hâta-t-il de préciser. Il existe une alternative aux principes de Calvin !

Il vit la main de Villermin se poser sur le manche de sa hache.

— Il se peut, en effet, continua-t-il, que le don du maître de Nostredame ne soit qu’une légende ou la manipulation d’un homme habile. Et dans ce cas, ses prédictions ne prouvent rien.

— Il a raison, enchaîna un moine par-dessus la rumeur qui revenait. M. de Nostredame ne peut pas être protestant ! Ses écrits l’attestent. D’ailleurs, un ouvrage récent du seigneur Hercule le François vient d’être publié qui attaque avec justesse les prédictions de Nostradamus. Cet ouvrage s’intitule La Première Invective contre Monstradamus, et c’est à Genève qu’il fut imprimé !

— C’est vrai, compléta son voisin. Et pour être protestant, il faut piller les églises, briser les images, médire du pape et de ses évêques, jeter l’hostie aux chiens et graisser ses bottes du chrême et des huiles saintes. Rien de tout cela n’a jamais été reproché à Nostradamus !

Et comme au feu d’artifice, de plus en plus haut, de plus en plus fort, chacun y ajouta son argument. D’un côté, Nostredame lisait dans les astres les desseins du Seigneur. D’un autre, on l’aurait arrêté s’il avait fait la preuve de pouvoirs surnaturels. Ici, il était catholique. Là, il était protestant. Là-bas, même, on rappelait que son grand-père était juif.

— Silence ! cria Villermin en plantant sa hache dans une console marquetée qui bordait l’arène.

Moins efficace que la première fois, son cri n’avait pas calmé le monstre. Philibert s’avança à ses côtés, au centre du rectangle, dans l’alignement du trône de Nostradamus. Devant, comme au-delà d’un mur invisible, la foule ondulait, avançait et refluait au gré des courants de sa colère. Bientôt jaillirait de cet océan le roi des Auxcriniens qui l’emporterait enfin. Louise, pensa-t-il, nous étions tellement heureux. Est-ce vraiment ma faute si nous sommes tombés ? Je t’ai perdue avec moi, j’ai perdu mon âme, j’ai perdu mon Dieu. Et tout cela pour quoi ? Pour Michel ? Pour comprendre cet homme méprisable qui, juste devant moi, n’ose pas encore croiser mon regard.

— Regarde-moi ! cria-t-il soudain au trône du commandeur. Regarde-moi, Nostradamus ! Tu ne peux plus te taire, tu ne peux plus mentir ! Explique à ces gens comment tu les as guéris ! Et comment, avant cela, tu as prédit la peste qui les a frappés ! Comment ? Et d’où venait-elle, cette peste que tu avais annoncée ? Et comment un humble mortel comme toi peut-il s’enorgueillir de commander au Mal noir ?

Plus efficace qu’un coup de hache, le cri de Philibert avait suspendu la foule dans l’attente d’un dénouement.

— Comment ? répéta-t-il, la voix nouée par la colère alors qu’enfin il trouvait le regard de Michel dans le sien. Comment as-tu fait ? L’as-tu devinée à l’avance, comme tu le prétends, ou alors…

Il ferma les yeux pour ne plus réfléchir. Et c’est à mi-voix qu’il prononça la suite, des mots qui n’étaient plus les siens :

— Louise prétend que l’on peut propager la peste en graissant les serrures des portes.

Et le silence qui suivit fut plus terrible que le pire des vacarmes. Car Michel s’était levé. Et sur son estrade, il était grand. Et dans son manteau de brocard, il était droit, majestueux. Le maître de Salon, de la Provence, de la France et de l’Europe, des astres du ciel et du destin des hommes.

— Sorcier ! cria une vieille dame du premier rang.

— Au bûcher ! répondit une autre voix, plus jeune, à l’autre bout du rectangle.

Et personne n’osa enfoncer davantage le coin du blasphème. Et d’ailleurs, qui donc avait crié ? Et les avait-on bien entendues, les pensées défendues du peuple de Salon ?

Michel esquissa un pas et s’appuya au bras de son fauteuil dans un silence absolu. Puis, ses jambes hésitèrent et fléchirent sous son poids. Doucement, il prit appui sur l’autre accoudoir et retrouva sa place sur son fauteuil de juge. Il vieillissait, il avait peur. L’accusation l’avait frappé au cœur tel un sortilège puissant. Et devant lui, dans la foule immobile, et à ses côtés, dans l’arène de la Dispute, personne ne se dressait plus pour parler à sa place, pour défendre le maître.

Philibert était resté au centre du rectangle et Villermin s’était écarté, le laissant seul.

Pourquoi m’as-tu fait cela ? semblait dire le regard pathétique d’un Michel abattu sur son trône. Oui, pensa Philibert en miroir, pourquoi ?

Puis Michel leva la main, captant les yeux de la foule de son doigt tendu. Allait-il parler ? Quel timbre aurait sa voix ? Beaucoup dans la grand-cour du château ne l’avaient jamais entendue.

Alors, la voix du maître, soudain, les saisit tous ensemble, comme une force intérieure qui leur venait d’eux-mêmes :

Devant le peuple, une idole tombera.
Celle parmi toutes le plus chérit.

Michel hésitait. Il regardait à droite, il regardait à gauche. Il regardait Villermin, il regardait les notables.

Dans ses ruisseaux, propre sang coulera,
Temps de paix à jamais accompli.

Et dans la foule, il cherchait les regards de celles qui avaient lancé la terrible accusation. Les dents serrées, il ne retenait plus sa colère.

Cris, hurlements, la plus intime guerre,
La vie du fort par son arme volée.
Par beauté sacrifiée achèvera l’enfer,
Deux visages unis à jamais divisés.

Et tous avaient compris que ce n’étaient pas là les paroles d’un homme, mais bien le verdict de leur destin maudit. Maudit par le sorcier de Salon, le juge de toutes leurs disputes qu’ils avaient eu l’imprudence de défier.

Et Villermin se précipita pour l’aider à se relever, ce reflet impotent du seigneur à la robe flamboyante qui se dressait là l’instant d’avant.

Qui es-tu ? se demanda Philibert en suivant la triste scène. Et pourquoi m’as-tu fait venir jusqu’ici ?

Et comme on rabat le rideau sur le premier acte d’un ballet réglé d’avance, un cri jaillit du portail de la grand-cour :

— On a volé la relique de saint Roch !

Et le reste ne fut que désordre et bousculade.