XXV
Andreux était le dernier fils du maréchal-ferrant de Salon et il ne restait plus que lui au bas du pendu. Devant, c’était le professeur Montrachet qui était étendu par terre. Il le reconnaissait bien. Les adultes avaient dit que c’était la peste et ils étaient partis en courant dans tous les sens. Et lui, Andreux, il ne savait plus quoi faire. Le professeur lui avait promis trois sous pour un morceau de corde de deux pouces. Ça faisait plus que ce que gagnaient tous ses frères réunis, en seulement deux coups de couteau ! Alors, ça lui faisait mal au cœur maintenant de devoir fuir avec les autres. N’importe quel médecin lui donnerait sûrement la même somme. Ou bien l’apothicaire. Mais est-ce qu’ils croiraient que c’était de la vraie corde de pendu ? Peu importe, il ferait moitié prix. Ça faisait quand même un sou et six pièces.
Il avisa l’escabeau renversé sur le sol. Il suffisait de le redresser et de monter dessus. Il regarda tout autour. Personne. Il n’était pas certain qu’il n’aurait pas d’ennuis à décrocher un pendu. Mais quand même, trois sous ! Alors il attrapa l’escabeau et chercha la bonne orientation pour qu’il ne bascule pas dans un trou du sol.
Voilà. En posant le pied sur la première marche, il regarda vers le haut.
Au bout de sa corde, le pendu ouvrit les yeux, l’un après l’autre, comme s’ils collaient, comme le père d’Andreux quand il avait trop bu. C’était pas prévu. Alors, Andreux attendit un peu avant de monter jusqu’en haut.
Philibert ouvrit un œil car son cauchemar était terminé et qu’il fallait bien revenir au monde. Ses poumons le brûlaient. La douleur était atroce. Il ne respirait plus et son corps tout entier hurlait à la délivrance. Comment avait-il pu s’endormir avec ce feu qui le torturait ? Le manque d’air sans doute, qui lui avait fait perdre connaissance. Mais alors, dans ce cas, pourquoi maintenant se réveillait-il ?
Après l’œil gauche, il ouvrit l’œil droit. Le ciel s’était couvert mais la lumière suffisait à l’éblouir. Il contracta un mollet et tenta de baisser les yeux pour vérifier que son pied avait bougé. Sous son collier de chanvre, il ne sentait plus rien. Sauf la douleur qui remplaçait tout le reste. Son pied avait-il bougé ?
Quelqu’un se tenait en dessous de lui. Un chat à l’affût de sa proie. Une petite silhouette immobile statufiée sur l’escabeau qui l’observait depuis le début.
Il fallait qu’il respire. Le fallait-il ? Est-ce donc comme cela lorsqu’on est mort ? Souffre-t-on pour l’éternité de ne pas pouvoir respirer ? Le monde qui l’entourait s’élargissait au rythme de son pouls. Et le battement familier dans ses tempes calmait son angoisse telle une vieille chanson de son enfance qu’il avait toujours entendue. Son pied n’avait pas bougé. Il en avait la certitude maintenant qu’en forçant les muscles de ses yeux il pouvait apercevoir le bout de sa chaussure, celle que Montrachet lui avait laissée.
C’était un enfant qui se perchait en haut de l’escabeau. L’un de ces êtres indifférenciés que l’on devinait à peine le long des rues. Un regard clair sur une peau brune, la couleur de la terre, de la pourriture et de l’indigence. Ces enfants-là deviennent-ils des hommes ? se demanda Philibert en guettant un geste de la forme aux aguets. Ou habitent-ils les rues de nos villes comme les cochons et les rats, comme une espèce à part qui vivrait de nos oboles et de nos déchets ?
Au détour d’un nuage, un éclat du jour vint allumer un grand couteau que l’enfant serrait dans son poing. Philibert n’avait jamais entendu que l’on pût dépecer le cadavre d’un pendu directement sur sa potence. Puis il se souvint de ses derniers instants et de ce gosse qu’avait envoyé Montrachet pour couper un morceau de sa corde. Alors il pensa que sa vie avait une fin mais qu’il ne l’avait pas encore déroulée jusqu’au bout. Et il concentra ce qui lui restait d’âme dans les bords de sa bouche, dans une grimace douloureuse d’abord puis, s’apaisant, dans un sourire qui mimait l’attendrissement.
L’enfant hésita encore. Le pendu lui avait souri. Il se dit que cela ressemblait à une invitation et il gravit la dernière marche qui l’amena tout contre le corps sans vie de Philibert. Puis le gamin, encore trop court pour atteindre la corde, se glissa le couteau entre les dents et lui enlaça les jambes pour se hisser jusqu’à sa tête.
Avec le gosse ainsi accroché à ses basques, Philibert sentit la corde se resserrer. Il n’aurait pas cru qu’il restait de la chair à comprimer dans sa gorge étirée et il se demanda s’il était possible qu’avec le poids de deux sa tête puisse s’arracher d’un coup.
Sauve-moi, pensa-t-il alors que les petites mains crasseuses lui saisissaient les épaules. Je dois voir Michel. C’est le Diable qui me l’a demandé.
La corde tendue vibra contre l’arrière de son crâne : le chant de la lame du couteau qui mordait les fibres de chanvre. Puis il tomba comme une masse, l’enfant accroché à son dos, en travers de l’escabeau. Le choc ne lui fit aucun mal. Ce n’était plus son corps. Plus rien qu’une vieille enveloppe qui avait entraîné son âme dans sa chute.
À peine revenu à terre, le gamin entreprit de lui desserrer la corde du cou pour l’emporter tout entière. Puis, sa gorge se déchira et l’air trop épais viola sa bouche pour le forcer à revivre sa vie glacée. Il voulut crier. Il voulut se tordre de douleur. Mais son corps restait amolli, à moitié étendu sur l’escabeau renversé. « Libère-moi, râla-t-il d’une voix sans timbre à l’enfant qui ne semblait pas s’effrayer de le voir renaître ».
Puis le gosse comprit soudain qu’il pouvait revendre la corde de ses poignets au même prix que celle de son cou. Et d’un coup de couteau il délia aussi les entraves de ses mains pour filer avec son trésor.
Voilà, se dit Philibert sans émotion. Me voilà revenu de chez les morts.
À côté, il restait Montrachet. Un brin d’herbe collait à la surface de son œil vitreux. Celui-là était parti pour de bon. Quelle logique divine avait décidé de sauver l’un pour sacrifier l’autre ? À moins que ce ne soit lui, Philibert, le sacrifié, condamné à souffrir encore tant qu’il n’aurait pas payé son dû.
Combien de temps resta-t-il ainsi allongé sur son escabeau comme un bœuf à l’étal ? La douleur qui emplissait son cœur mit longtemps à disparaître. Ou alors, il s’en accommoda. Il respirait à présent, savourant chaque bouffée d’air, regrettant d’avoir passé sa vie à ne pas goûter un tel nectar.
Au bout d’un temps infini, il retrouva ses mains et ses jambes, la blessure autour de son cou et les contusions partout sur son corps. Et quand il put changer de position, il bascula à plat ventre et poussa sur ses bras pour se redresser.
C’était bien la peste qui avait emporté le vieux Montrachet. D’énormes ganglions avaient bourgeonné sous sa mâchoire et tenaient sa tête en arrière comme reposée sur un coussin moelleux. Un filet de bile veinée de sang séchait au coin de sa bouche. Le pauvre professeur avait rejoué l’histoire de saint Roch, banni par ceux-là mêmes qu’il avait toujours soignés. Mais on ne sauve pas les hommes quand ils ne veulent pas être sauvés, se dit Philibert en imaginant cette nouvelle exégèse au martyre de saint Roch. Michel avait raison. La peste est une délivrance que les hommes appellent quand ils ne supportent plus le poids de leurs péchés. Et ils n’ont pas besoin d’un médecin pour les forcer à vivre encore avec leurs démons et leurs crimes.
Philibert se redressa et fit deux pas en titubant. Lui, c’était le Diable qui l’obligeait à purger sa peine jusqu’au bout. Le Diable ! Il aurait dû s’en douter. Et qui d’autre aurait exigé de lui qu’il sauve des sorcières et trahisse son plus grand ami ?
Non, Michel, pensait-il comme une rengaine en essayant de marcher. Je ne te trahirai pas.
Une musique approchait par la route de Cavaillon. Des flûtes, des tambours et des trompettes résonnaient dans le grand vide de la plaine. Au bord du chemin, le groupe des mendiants attendait d’accueillir le train royal. Il ne restait qu’eux de la belle âme de Salon, une poignée de gueux édentés accroupis sur un talus avec en porte-étendard le plus vilain de la bande, celui sans oreilles. Mais Philibert n’en pouvait plus d’être seul et il se joignit au groupe, l’échine basse, respectant une hiérarchie qu’il devinait.
La colonne qui approchait s’étendait depuis l’horizon. Philibert n’avait jamais rien vu de tel. Il reconnaissait l’allure des saltimbanques, les vêtements colorés, la musique joyeuse, mais répétés à l’infini, comme une armée de bateleurs venus conquérir le royaume à coups de jongleries.
En tête marchait la Vérité sous les traits d’une jeune fille vêtue de voiles qui flottaient autour d’elle alors qu’elle enchaînait les pas de danse. Ensuite, une longue file de belles dames suivait son rythme lascif, plus de cent, si nombreuses qu’elles se mêlaient toutes dans les reflets de soie et d’or. Elles avançaient à peine et Philibert se dit qu’elles mettraient des heures à atteindre les portes de la ville. Puis il se laissa bercer par la pavane de la Vérité.
Depuis quand danse-t-elle ainsi ? rêvait Philibert en suivant sur leur courbe ses pieds délicats.
Et déjà, la Vérité avait atteint le bas du talus des mendiants. Et la musique, soudain plus forte, poussa Philibert à s’extraire de l’envoûtement et à découvrir la parade royale qui s’apprêtait à défiler devant eux.
Derrière l’armée des déesses se bousculaient les ours en muselière, les tambours comme des barriques, les molosses grands comme des veaux ; puis un oiseleur et ses cages dorées ; puis une naine déguisée en grande dame, tirée par quatre chevaux dans un carrosse miniature qu’elle partageait avec une guenon et un perroquet vert.
— C’est Catherine la Jardinière ! s’exclama le voisin de Philibert.
— Qui ça ?
— La favorite de la reine ! Et regardez, le grand Polacre et le petit Polacron !
Deux pantins sinistres s’accrochaient à la voiture à la place des laquais. Ils avaient revêtu le chapeau à cornes et l’habit d’arlequin mais le sourire n’y était pas alors qu’ils découvraient avec dégoût leur public de mendiants.
La Vérité dansait toujours et emmenait l’ensemble à son rythme lancinant.
La naine et ses bouffons traînaient une suite impressionnante de domestiques en livrée, de lavandières, de précepteurs et même d’apothicaires. Par-ci par-là se glissait un musicien qui soufflait dans son fifre ou battait son tambourin au milieu des autres, si bien que la musique les enveloppait tous et se répandait dans leur sillage comme un parfum.
Et aussi loin que pouvait voir Philibert, maintenant redressé de toute sa taille sur le talus, il en venait encore.
Des voitures, des chaises, des cavaliers, des suisses, des laquais, des officiers de bouche, des écuyers, des palefreniers et des chevaux ; une théorie de pèlerins bigarrés aux couleurs du monde : des Espagnols, des Troyens, des philosophes grecs et des soldats albanais ; une procession de bêtes de somme, des sacs de grain, des tonneaux d’huile ; et enfin, tout l’appareil du gouvernement du roi, les belles voitures, les membres de son conseil, et brodées sur un fanion, les armoiries du chancelier.
— Où est la reine ? demanda Philibert.
— Par là, lui répondit son voisin.
Au fond se mêlaient les couleurs des velours et des ors dans une mer scintillante de pics et de lances. Catherine de Médicis avait amené son armée, sa richesse et sa puissance pour pacifier son bon peuple. Et toute sa cour de France défilait au pas lent de la Vérité devant Philibert et une poignée de mendiants.
Soudain, les cloches de Saint-Michel éclatèrent par-dessus la musique de cirque. La Vérité trébucha, hésita quelques pas, puis reprit sa danse comme si de rien n’était.
Du côté de Salon, une silhouette avait surgi de sous la grand-porte et se dressait sur le chemin pour accueillir le train royal.
— Qui est-ce ? demanda Philibert en plissant les yeux pour essayer de le reconnaître. Mais il savait déjà.
— Nostradamus.
— Nostradamus, confirma le voisin.
Il était donc rentré à Salon et il ne restait plus que lui pour recevoir la reine. À moins que ce ne soit lui qu’elle était venue voir. La peste avait vidé Salon. Et Michel attendait la Médicis, comme pour un rendez-vous galant, au milieu des rues désertes, à la musique d’un cirque de fantômes que le fracas des cloches rendait lugubre.
— Michel ! s’exclama Philibert. Je dois lui parler !
Alors, il dévala le talus puis il chercha à courir, claudiquant d’une jambe sur l’autre aussi vite qu’il pouvait. Malgré sa faiblesse, il arriverait bien avant la Vérité.
Michel se tenait devant la porte par laquelle Philibert et Louise étaient entrés dans Salon, le premier jour. Il se dressait bien droit dans un grand manteau noir, il avait oublié la goutte et les douleurs de l’âge qui le tenaient voûté habituellement.
— Michel ! cria Philibert en approchant aussi vite qu’il le pouvait.
L’apercevant, la silhouette perdit de sa raideur et s’avachit un peu en inclinant la tête.
— Philibert ?
— Oui, Michel, c’est moi. Philibert !
— Tu n’es pas mort ?
— Non, répondit-il, presque joyeux. Regardez ! Je suis bien vivant et je suis enfin revenu pour vous voir.
— Tu ne devrais pas être ici. Tu devais mourir et me laisser seul pour rencontrer la reine.
Philibert parcourut les derniers mètres au ralenti.
— Vous parlez comme si vous aviez souhaité ma mort.
— Je ne sais pas… Peut-être… Mais tu es vivant ! Alors aide-moi à ôter mon manteau.
Abasourdi, Philibert attrapa le manteau. Au même moment, le ciel s’ouvrit comme un mauvais comparse et un rayon de soleil frappa Nostradamus dans sa belle robe de pourpre. Il s’appuyait sur une canne de jonc d’Inde emmanchée d’un pommeau d’argent. Il avait l’allure d’un roi et les cloches de Saint-Michel semblèrent sonner plus fort.
Le manteau dans les bras, en retrait tel un domestique, Philibert resta à son côté, et prit le temps avec lui d’admirer la danse enchanteresse de la Vérité, qui approchait en tournoyant dans ses voiles diaphanes.
— L’inquisiteur vous a relâché, osa Philibert puisque personne ne disait rien.
— Ne me parle plus de lui. C’est toi qui l’as ramené ici. Toi et tous mes souvenirs que tu traînes à tes chausses !
— Que voulait-il ?
— Mais rien ! Rien du tout. Tu le sais bien. Ce n’était rien d’autre qu’une histoire de statuettes de la Vierge vendues sur un marché. Pas de quoi avoir peur. Tu as eu tort de revenir m’effrayer avec ce spectre du passé.
— Il y avait pourtant bien lieu de s’effrayer. Les catholiques sont capables de pendre un homme pour des statuettes comme pour un saint reliquaire qui ne contiendrait qu’une bille de bois.
— Je le sais comme toi. Nous avons traversé les mêmes épreuves. Mais ne tente pas de m’effrayer encore. Que veux-tu ? Qu’il revienne et qu’il m’emporte ? C’est fini maintenant. J’ai compris. L’Inquisition n’existe plus. Henri II lui a fermé les portes de son royaume, il y a déjà plusieurs années.
— Et puis la reine vous apprécie. C’est elle qui vous a fait libérer, n’est-ce pas ?
— Le roi François, son fils, est mort pour cela. De bien cruelle manière.
— Que dites-vous ? Cela n’a rien à voir.
— Détrompe-toi, Philibert, lâcha-t-il avec tristesse en se retournant sur lui. Tout est lié. Ne dit-on pas que Dieu commande toute chose et que rien n’échappe à Sa sagesse ? J’aimerais parfois que Dieu laisse les hommes décider par eux-mêmes, tu sais. Ou plutôt, que les hommes arrêtent enfin de demander à Dieu de décider à leur place.
Philibert n’y comprenait plus rien. Les nuages s’étaient refermés sur le soleil, et les couleurs, en même temps que le triomphe, avaient quitté les beaux vêtements de Michel.
Dans un glissement, la Vérité passa à côté d’eux sans s’arrêter.
— File ! ordonna Michel. La reine sera bientôt ici. Et il ne reste plus que moi pour l’accueillir.
— Et la peste ? Vous devez enjoindre à la Cour de fuir au plus vite ou ils périront tous !
— Allons, sourit-il, ils ne craignent rien. Ni toi non plus, d’ailleurs. N’as-tu pas compris que la peste n’était pas pour eux ?
— Mais Montrachet est mort.
— Et avec lui la vieille médecine. Ose me dire que tu la regrettes !
— Et le vicomte ?
— D’Estissac ? Il ne mourra pas de la peste. Il mourra d’avoir toujours raison. J’ai été comme lui, tu sais. Le pouvoir qu’il incarne est méprisable. Il ne vaut rien face au monde. Et même face à Dieu : il pense réformer la foi des hommes, retrouver la pureté d’une relation particulière avec son Créateur. Nous avons tous cru que la vérité de Calvin nous changerait nous-mêmes. Tu y as cru aussi, Philibert.
— Je…
— J’en étais sûr ! s’amusa-t-il avant de sombrer à nouveau dans la sévérité. Le calvinisme est comme une science de Dieu. Une façon de s’échapper tout aussi ridicule que les voyages en Perse ou jusqu’aux Indes du jeune Dupraz.
— Vous avez fui comme lui, à l’époque d’Agen.
— Tu es tellement naïf, Philibert. Je regrette l’époque où j’étais naïf comme toi. Allez, file, je te dis ! Va chez moi, je te rejoindrai. Tu as eu raison de venir me voir. Nous devons parler et mettre fin à tout cela.
Puis il le poussa par l’épaule. Philibert tenta de résister mais ses jambes trop faibles l’emportèrent dans un faux pas qui se transforma en une course maladroite, vers le haut de la rue et la maison du maître.
Alors qu’il s’éloignait, le manteau dans les bras, il entendit encore Michel qui répétait pour lui-même :
— Tu as bien fait de venir me voir… Tu as bien fait.