XXII
Clac ! Philibert se réveilla comme une porte qui claque. La tête enfouie dans ses bras croisés, il dormait. Puis un battement de cœur plus fort que les autres — Clac !— et il se tenait droit, abasourdi, le corps déjà là, l’esprit à mi-chemin. Assis sur le banc de sa cuisine, à sa place, face à la cheminée, les casseroles, une guirlande d’ail, une grande bassine pleine d’eau pour les besoins de la journée. Sidonie avait briqué, c’est ce qu’elle faisait quand elle ne savait plus quoi faire.
Puis le souvenir des deux cuirasses lui revint. Un sursaut à droite. Un sursaut à gauche. Il était bien seul dans cette cuisine. Pas un soldat pour le surveiller. Où étaient-ils passés, ces deux-là ? Il chercha à se rappeler leurs visages mais il ne se souvenait que des cuirasses, belles et brillantes comme deux miroirs ardents. Il se souvenait des épaulières faites d’écailles de laiton, des bandoulières de gros cuir en diagonale, des baudriers qu’ils avaient desserrés avant de s’asseoir pour ne pas être gênés par leurs épées. Mais de leurs visages, il ne se rappelait rien.
Pourtant, il lui semblait que, dans son sommeil, il les sentait encore de chaque côté de lui.
Et Clac !
Plus rien.
Parfois, au sortir d’un rêve, il subsiste un état d’âme : une mélancolie ou une colère sans fondement qui traîne une heure ou plus, alors même que l’on a tout oublié des fantasmes de la nuit. Un état d’âme, oui, mais pas la disparition de deux soldats !
Ou alors, Philibert avait rêvé plus large : l’enfermement, la condamnation, l’inquisiteur même ? Non. On peut confondre le songe et la réalité le temps du sommeil. Mais au réveil, les choses deviennent claires, on sait ce qui a été et ce qui n’est pas.
Philibert se leva et se dégagea du banc. Il sentait ses jambes bien solides qui le portaient bien droit. Il lui restait de la veille le goût de la peur, peut-être de sa confrontation avec l’inquisiteur. Mais une grande fierté, aussi, qui surpassait le reste. Une hauteur qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps. La satisfaction d’avoir trouvé le courage de défendre Diane, seul face au roi lion, à la meute des chacals, et à la lâcheté du troupeau. Mais l’avait-il défendue autrement qu’en rêve ?
Il passa la tête dans l’escalier, descendit jusqu’à la porte, l’ouvrit même à la recherche de ses gardes-chiourme dans la rue. Mais rien d’autre que le commerce habituel de Salon au petit matin. Il remonta dans la cuisine.
L’idée de ne pas se rappeler la vérité le troublait de plus en plus. L’âme n’est-elle pas constituée de la somme des souvenirs ? Et que devient-on quand on ne sait plus si l’on est fait de vrai ou de faux ?
Il avait rencontré Michel – quand, l’avant-veille ? – qui s’était effondré comme un enfant à l’idée d’un retour de l’inquisiteur-croquemitaine venu lui faire manger sa soupe. Cela, c’était la réalité, celle d’avant qu’il s’endorme. Et l’inquisiteur Rochet – celui d’Agen moins les années entre deux – était arrivé sans s’annoncer, à la tête d’une armée de cuirasses dépourvues de visages. Et il avait craché son jugement, sans procès : sa sainte Inquisition vouait enfin Philibert à la damnation, vingt ans après, vingt ans après l’avoir laissé filé.
Mais non, cette histoire était celle de Michel ! Philibert n’avait jamais été inquiété. C’était Michel et son affaire des statuettes qui intéressaient Rochet ; Michel que l’inquisiteur avait relaxé pour retrouver sa trace, vingt ans plus tard ; Michel le sorcier, l’hérétique qui méritait l’interrogation, le bûcher, ou directement l’enfer. Comme souvent lorsqu’on rêve, Philibert s’était imaginé le destin d’un autre, un fantasme né de la peur de Michel, tellement vraie qu’il se l’était appropriée.
Sans y croire, Philibert alla observer la rue depuis la fenêtre de la cuisine. La procession de l’inquisiteur, le décret de grâce et l’édit de foi, le supplice de Diane, la condamnation. C’était tellement vrai. Il ne pouvait pas s’agir d’un songe.
Ah, et si tout cela n’avait pas existé ! Philibert serait sauvé. Et Louise aussi. Et pour Diane, on verrait.
Michel s’est moqué de moi, se dit-il en avançant vers l’escalier de la chambre. La voilà, la réalité ! Il savait tout depuis le début, il l’avait lu dans son miroir, et il s’est joué de moi. Et maintenant, c’est lui que l’inquisiteur va emporter. Et il ne reviendra plus. Et moi ? Je prendrai sa place ! Ne suis-je pas le premier consul de Salon ? N’ai-je pas mérité depuis Paris sa maison, sa richesse, la paix qu’il s’offre sur les tourments des autres ?
Un coup d’œil à l’escalier : sombre et vide jusqu’à la porte de Louise. Où était passée Sidonie ?
Il revint à la cuisine.
— Sidonie ?
— Oui, Monsieur.
— Où êtes-vous ?
— Dans l’escalier, Monsieur.
Il retourna sur le palier. Sidonie se relevait en se massant les articulations.
— Je ne vous avais pas vue, s’excusa-t-il en l’aidant à se tenir debout.
— Vous m’avez réveillée.
— Madame va bien ?
— Elle dort beaucoup.
— A-t-elle mangé ?
Sidonie ramassa un plateau que Philibert n’avait pas vu non plus.
— Elle ne mange pas beaucoup. Mais elle mange.
— Très bien, conclut-il en lui tournant le dos. Continuez à vous occuper d’elle. Je dois y aller.
Dans la rue, il parcourut les premières enjambées à l’allure d’un évadé, s’attendant à chaque instant qu’un garde embusqué le reprenne. Mais après le premier carrefour, il retrouva confiance. L’odeur des tripes de la marchande à la grosse marmite. Il avait faim. On ne peut pas avoir faim dans un rêve.
Et ses pas le menèrent naturellement jusqu’à la maison de Michel. Devant, la meute des chiens de l’autre jour avait laissé la place à celle des soldats catholiques. Par réflexe, Philibert disparut sous un porche. Maintenant qu’il pouvait à nouveau les voir, la journée de la veille lui semblait soudain redevenue réelle. Les deux gardes dans sa cuisine s’étaient évaporés pour une raison mystérieuse qu’il comprendrait sans doute plus tard. Il était libre, c’était l’essentiel. Et il n’avait aucune envie de se constituer prisonnier : il resta dans l’ombre à les observer.
— Il ne faut pas les laisser l’emmener ! gémit une couturière plantée devant lui, son sac à ouvrage en bandoulière.
— Que lui veulent-ils ? interrogea un jeune commis en se tordant les mains.
Ces gens avaient peur. De sous son porche, dans leur dos, Philibert percevait la panique qui tendait leurs muscles, leurs bras et leurs jambes, entre l’envie de fuir et celle de se précipiter vers les soldats.
— Regardez ! s’exclama un apprenti en tablier. Ils sortent !
Un groupe de moines s’écoulait de la porte ouverte de la maison de Michel. Il y avait des discussions en cours, des va-et-vient, on se poussait, on s’écartait pour se contracter à nouveau autour du passage étroit.
— Laissez la place ! cria de l’intérieur une voix acide qui pouvait être celle de d’Estissac aussi bien que de Rochet.
Les badauds s’élancèrent pour y voir de plus près. Philibert profita du mouvement et se joignit à la cohue. Près de la porte de Michel, il disparut dans la masse des curieux. Un devant, un derrière, et d’autres de chaque côté, comprimés tous ensemble contre le ruban des cuirasses. Il se baissa pour apercevoir entre deux bras ce qu’il ne pouvait pas voir par-dessus les têtes.
Le secrétaire de l’inquisiteur sortit le premier en déclamant son registre à l’adresse de la foule :
— Louis de Rochet, grand inquisiteur de la foi au pays de Languedoc et duché de Guyenne, procédera ce jour à la préhension ainsi qu’à l’enfermement en forteresse de Marignane du sieur Michel de Nostredame, dit Nostradamus, guérisseur, apothicaire et maître astrologue en la ville de Salon, selon l’ordre de Sa Majesté, notre roi François II.
Un grand cri monta de l’âme de Salon tout entière. Puis, un mouvement de la cohue emporta Philibert vers le mur, le rapprochant encore de la porte. Autour de lui, les lamentations indignées fusaient comme des appels de détresse et de colère mélangées. L’âme de Salon, la même qui traitait Michel de sorcier quelques jours auparavant, se désespérait à présent de se voir arracher son maître à penser.
Le vicomte d’Estissac sortit à son tour, à reculons, les yeux encore rivés sur l’intérieur de la maison.
— Il faut sauver Nostradamus ! cria une femme en larmes.
Une nouvelle lame de fond propulsa Philibert vers l’avant. Il s’agrippa à la cuirasse d’un homme d’armes pour ne pas tomber.
— Monsieur le vicomte ! cria-t-il au petit homme. Dites à ces soldats de me laisser passer !
— Laissez-le, ordonna le vicomte en le reconnaissant. Il s’agit du premier consul de notre ville. Laissez-le passer. Et Philibert s’expulsa de la masse des éperdus.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, lui répondit d’Estissac aussi pâle et décomposé que la foule autour d’eux. Je ne comprends pas. L’ordre du roi est tombé ce matin.
Philibert hésita. Il chercha dans le regard du vicomte le moindre signe qui l’aurait rappelé à la réalité. Un peu de suspicion ou de méfiance, quelque chose qui s’accorderait au souvenir que, la veille, l’inquisiteur l’avait condamné. Mais rien. D’Estissac semblait indifférent au sort de Philibert. Ou alors, l’arrestation de Michel était à ce point une dévastation que tout le reste ne comptait plus.
Dans le couloir, une bousculade s’acheminait vers le dehors. Le juge de Trie et son gros corps bloquaient le passage. Le prévôt tenait les deux mains de Michel et le tirait à sa suite en l’abreuvant de conseils de jurisprudence et de procédure. L’inquisiteur devait suivre, certainement. On ne le distinguait pas parmi les ombres de l’intérieur. Il était encore temps de fuir. Que dirait-il en apercevant Philibert ? Avait-il comme tous les autres perdu la mémoire ?
— On dit qu’une conjuration de la faction des réformés a été déjouée dans la ville d’Amboise, commentait le juge pour Michel en débouchant sur le perron. Un grand nombre de gentilshommes protestants ont été pendus au balcon du château. Les Guise et le parti catholique ont conforté leur emprise sur la Cour. Le prince de Condé a été fait prisonnier. On dit aussi que sous l’influence de sa mère, Catherine de Médicis, le jeune roi organiserait des états généraux, à Orléans, pour apaiser les réformés.
Et Michel se laissait guider. Il était grand dans un manteau passementé. Flamboyant, soudain, à la lumière du soleil. Il marchait avec calme, malgré le désordre, du pas majestueux d’un grand homme face à l’Histoire ou, plus simplement, du pas fier du condamné qui a accepté sa sentence.
— Ne cherchez pas à me convaincre, répondit-il au juge en s’arrachant de ses mains. Je sais ce que vous êtes ! Je sais ce que tous, vous avez fait pour me perdre. Laissez l’inquisiteur m’emmener puisque vous le souhaitez depuis toujours.
Le juge se détacha de lui, livide, prêt à s’effondrer sous le poids de l’émotion. Des larmes coulaient sur sa peau grasse entre les cratères varioliques.
— Je vous ai toujours soutenu, bégaya-t-il en tentant de retrouver ses mains.
— Bernard de Trie, vous n’êtes qu’une araignée ! clama Michel pour que tous puissent entendre. Vous tendez votre justice comme une toile immonde où s’attrapent les innocents autant que les coupables. Vous n’êtes pas digne de la Vérité, cette idée que vous devriez défendre et que vous souillez de la laideur de vos artifices.
Puis une cuirasse l’emporta par l’épaule sans le ménager.
— Michel ! interpella Philibert.
Michel tourna la tête, poussé vers l’avant par la colonne qui se mettait en route.
— Philibert, tu es ici !
— Que puis-je faire ?
— Je n’ai plus que toi, Philibert. Ils m’ont tous trahi !
— Moi, je ne vous trahirai pas !
— Alors, je reviendrai, Philibert ! Si tu m’es fidèle, je reviendrai !
Un carré de soldats bouscula Philibert avec de grandes malles qui refermaient le convoi. Puis le cordon des gardes relâcha la foule, qui ne poussait plus. Et les Salonais hagards reprirent possession de la rue, englobant Philibert et les consuls, sans ordre, sans direction, sans nulle part où aller. Le grand maître Nostradamus était parti et il ne restait de l’âme de Salon que ces flocons épars.
— Je ne comprends pas ses accusations, se lamentait le prévôt en regardant s’éloigner le cortège.
Il pleurait encore à chaudes larmes. Il trépignait, s’agitait pour dissiper l’impuissance qui enflammait son corps, au point qu’il était évident que sa détresse n’était pas feinte.
— Je ne comprends pas non plus, répondit Philibert d’un ton calme.
— Avez-vous entendu comme il m’accusait ? renifla le juge. Je ne mérite pas un tel reniement, moi qui ai tout fait pour le sauver. Une araignée ! Il m’a comparé à une araignée.
— Il n’a fait que détourner cette image que vous utilisez vous-même si souvent.
— Quelle image ?
— La Justice comme une toile d’araignée.
— Jamais de la vie ! Qui vous a mis cela dans la tête ? Cette allégorie est insultante. La Justice n’est pas cela !
— Mais…, hésita Philibert, je l’ai entendue de votre bouche…
Le juge s’interrompit pour observer Philibert. Ses yeux exprimaient la surprise et l’incompréhension, au bas de son large front, tout perlé de sueur, entre deux rideaux de mèches grasses collées contre ses tempes. Ses lèvres, décolorées par l’émotion, s’étiraient luisantes l’une contre l’autre comme deux odieux vers de farine, incapables de rien exprimer.
Il bredouilla encore un B. Puis un A. Puis il s’éloigna à pas redoublés, laissant Philibert seul parmi les passants égarés.
Le vicomte n’était plus ici. Ni Dupraz ni aucun autre, ni Rochet ni les moines ou les soldats de l’Inquisition. Alors ce serait le moment où il se réveillerait, entre ses deux cuirasses, la tête enfouie dans ses bras croisés ?
À son tour, il se mit en route. Peu importe où, il fallait qu’il sente ses jambes le porter jusqu’à ce que son cœur s’essouffle. Il fallait qu’il se sente en vie, le soleil sur le front, le bruit de ses pas dans la poussière.
Est-ce comme cela quand on devient fou ? se répétait-il sans pouvoir se fixer sur une autre idée. Ne plus savoir si l’on dort ou si l’on est éveillé, si ce que l’on vit aujourd’hui est plus réel que ce que l’on a vécu hier.
Alors, il était sauvé ? C’était heureux. Mais il ne parvenait pas à s’en réjouir. Toute la ville semblait avoir oublié sa condamnation de la veille, l’inquisiteur était parti sans un mot pour lui, laissant le juge en pleurs et le vicomte absent. C’était heureux mais c’était impossible. Quelle farce s’était donc jouée pendant la nuit ?
Et Michel, que lui reprochait-on ? Philibert ne croyait pas à la cabale des Guise. Et pourquoi depuis des mois les catholiques de la Cour l’auraient poussé à s’infiltrer dans la vie de Michel alors qu’il leur suffisait de déguiser un moine en inquisiteur et de venir le chercher ? Le roi Henri avait interdit l’accès à son royaume à la très sainte Congrégation. L’inquisiteur n’existait donc pas, il n’était rien d’autre qu’un imposteur qui décampait avec son otage après avoir terrorisé une poignée d’imbéciles.
Et pourtant, c’était bien Rochet. Philibert le connaissait depuis Agen et il l’avait reconnu. C’était le même homme qui l’avait à l’époque interrogé dans une cave du couvent des jacobins.
Et si Michel avait raison ? Dans la nuit, les Salonais avaient rêvé que l’inquisiteur l’emporte, lui, plutôt que Philibert. Et la réalité avait suivi, docile, modelée par la volonté des hommes. C’était bien là sa théorie hérétique : le monde devient ce que les hommes souhaitent. Et si les hommes se trompent, le monde aussi change d’avis. La veille, ils condamnent Philibert. Le lendemain, ils emportent Michel.
Philibert ne put retenir une grimace de dégoût. Les idées comme les venins peuvent brûler la gorge de celui qui se laisse prendre à y goûter. Il ne pouvait pas se résoudre à croire que le monde se comportait ainsi. Et puis, Nostradamus était le maître de la ville, de la région, du pays. Personne ici ne souhaitait sa perte ! Alors sa théorie hérétique, fût-elle vraie, n’aurait pas fonctionné dans ce sens. Elle aurait au contraire contribué à bâtir sa gloire et son bonheur puisque ici tous le vénéraient.
Philibert s’arrêta là où il se trouvait, étourdi par le propre fil de sa pensée. Comme il est étrange, cet instant où la raison par miroir se retourne sur elle-même et voit son impuissance à déchiffrer le monde. Philibert en avait la certitude désormais, la folie rongeait son âme à ce point qu’il ne savait plus s’il devait douter de ses perceptions ou de sa capacité à les comprendre.
Si ta raison n’entend plus le monde, se résigna-t-il, écoute plutôt le chant de tes viscères ou ce que murmure ton cœur. Il n’avait pas quitté le milieu de la rue. Un homme le bouscula et s’éloigna en l’insultant.
Alors Philibert écouta le sang qui battait à ses oreilles. Et que lui disait-il ?
Le soleil était au zénith et Philibert se décida enfin à se remettre en route. Il tourna la tête et ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait. Pourtant Salon n’était pas une grande ville et il en avait parcouru tous les chemins.
Il arrêta un anonyme qui passait à côté de lui. Celui-là portait des bottes jusqu’aux cuisses et un manteau couvert de boue.
— Monsieur, s’il vous plaît, conduisez-moi à la maison du premier consul de Salon.
— Mais il est mort, monsieur.
— Non, s’amusa-t-il, pas Villermin. Je parle du nouveau consul. Il s’appelle Sarrazin.
— Je ne le connais pas.
— Il habite la maison des Capron. Le ferblantier.
— Ah. Dans ce cas, je sais où ça se trouve.
Il suivit l’homme jusque chez lui et il ne reconnut sa maison qu’une fois devant quand il put en observer la façade. Au second étage, le volet était fermé. Louise se reposait là-haut. C’est pour elle qu’il était rentré. C’est ce que son cœur lui avait dit.
— Louise ! cria-t-il en ouvrant la porte.
Il s’élança dans l’escalier. Le clou, la clé, il se jeta dans la chambre sans chercher à retenir son élan.
Louise reposait bien droite, sur le dessus du lit, les mains jointes sur la poitrine. Sa longue chemise, raidie par endroits, collait à sa peau à d’autres, ici marquée par une tache de soupe, là brûlée d’avoir traîné trop près de la bougie.
— Louise, tu es morte ?
Elle ouvrit les yeux et elle l’aperçut. Son visage était d’une blancheur extrême, luisant et graisseux, étrangement marqué sur le tour des yeux. Le blanc de céruse ! Elle s’était maquillée avec cette poudre à la mode que Dupraz lui avait offerte. Sur son front, ses cheveux sales tirés en arrière retenaient le fard par petits paquets.
Philibert s’approcha d’elle avec de la pitié dans son sourire forcé. Il croyait revoir le fantôme d’Anne Ponsard qu’il avait croisé chez Michel.
— Tu es brûlante, murmura-t-il en lui posant la main sur le front.
— Tu es rentré ?
— Tu as faim ?
— Non.
— Sidonie t’a bien nourrie ?
— Sidonie…
Il attrapa un coin du drap et entreprit de lui nettoyer le visage.
— Laisse-moi t’enlever ce maquillage, sourit-il avec tendresse. Et puis, tu devras changer de robe aussi. Celle-ci n’est pas digne de ma femme !
— Donne-moi la robe d’Isabelle.
— De quoi parles-tu ? Isabelle est morte depuis…
— La robe blanche à fleurs jaunes.
— C’est Villermin qui te l’a offerte et puis je… je ne peux pas, Louise. Je vais te choisir une autre robe. Tu verras.
Il ouvrit la porte de l’armoire et saisit une chemise blanche, la même que celle qu’elle portait, la saleté en moins.
Et que serais-je si elle venait à mourir ? se dit-il en dépliant le vêtement. Le silence, la tristesse de l’armoire et du temps perdu, l’odeur de la poussière et de la fièvre mêlées : tout lui évoquait le deuil et la veillée funèbre, le choix de la robe qu’elle emporterait dans la tombe.
Serai-je triste au moment de sa mort ? Il ferma les yeux sur la vieille armoire et les poings sur le tissu blanc.
Ce serait une calamité.
Il se répéta la phrase. Une calamité.
Puis il prononça à voix basse, assez doucement pour que Louise ne puisse pas l’entendre : Louise est morte aujourd’hui. Il voulait goûter l’amertume de ces mots, expérimenter la blessure alors qu’elle creuserait son âme. Le jeu d’un fou.
Louise est morte aujourd’hui. Il comprenait la douleur que charriaient ces mots. Mais il ne la ressentait pas. Comme un mauvais discours qui ne porte pas assez loin. Une idée désincarnée.
Je suis seul, se dit-il sans en souffrir. J’aurais tant voulu l’aimer encore. Comme avant. Comme avant quoi ? Avant qu’il la condamne ? Non, comme avant qu’elle le trahisse en se faisant sorcière.
— Habille-toi, lui lança-t-il un peu trop sèchement en posant la chemise propre à côté d’elle. Je descends te chercher ton livre d’explorateurs.
Le livre était resté là où il l’avait posé, au bout de la table. La pièce ne sentait plus rien. Même pas la cendre de la cheminée, ni les légumes pour la soupe. Peu à peu, la maison tout entière s’en revenait à l’agonie des Capron.
Il s’installa sur son banc et tourna les pages au hasard du grand livre d’explorateurs.
Le pêcheur de perles. Le bon sauvage dans son sarong de palmes tressées.
Il tourna la page.
Et dans l’instant, une explosion terrible le déchira de l’intérieur. Un bouillon d’humeurs ardentes. Une bête embusquée au plus profond qui attendait depuis le début qu’il ouvre enfin ce livre.
Pendant un long moment, il resta sourd au monde et son regard disparut derrière un voile, l’esprit asphyxié par le vacarme des humeurs affolées qui parcouraient ses veines.
Puis le voile s’estompa et il retrouva le livre de Louise.
À la page du janissaire.
La robe bleu vif fourrée dans les bottes. Le manteau de feutre rouge. Les guêtres jaune doré. Les mêmes couleurs de carnaval que le Maure du gentilhomme. Et le couteau d’apparat glissé dans sa ceinture, la lame recourbée, la guirlande de plumes le long du manche. Jusqu’au visage souriant : le même homme qu’à Paris.
Il tourna encore une page et sut avant de le voir celui qu’il allait découvrir.
Bras-le-Fer !
Pirate sanguinaire en tenue d’abordage, disait le texte en bas de l’illustration. Bras-le-Fer, comme s’il était rentré se coucher dans le livre de Louise après l’avoir menacé de son couteau à plumes.
Alors tout était faux ?
Philibert courut jusqu’à la chambre et lança le livre vers Louise, qui s’était assise sur le bord du lit, le visage encore à moitié couvert du blanc de céruse.
— Tiens ! J’ai tout découvert ! Regarde et dis-moi la vérité !
Le tome massif l’atteignit au bras de plein fouet. Comme par connivence, il retomba sur le drap, ouvert à la page du janissaire. Louise poussa un cri de douleur alors qu’elle gardait encore à la bouche le sourire de voir Philibert revenir auprès d’elle.
— Regarde cette illustration, cria-t-il. Et donne-moi une explication !
— C’est… c’est un janissaire.
— Et à la page suivante, c’est un pirate. C’est Bras-le-Fer !
— Qui ça ?
— Arrête, Louise ! Arrête ! Tu es une sorcière. Je le sais maintenant. Tu as comploté contre ton propre époux, contre ta famille, contre tes enfants. Tu savais tout, depuis Lyon, depuis le début ! Dis-moi, tes sortilèges te permettent-ils de modifier l’aspect d’un homme pour lui conférer l’apparence du janissaire ou du pirate de tes illustrations ? Que sont ces créatures ? Les démons issus de ton sabbat ? Les golems que Satan t’offrit en échange de ton apostasie ?
Le visage de Louise n’exprimait plus rien. Les muscles morts, la bouche ouverte, le regard perdu par-delà Philibert.
— Tu as gagné, Louise ! s’exclama-t-il, l’air faussement triomphant. Tu voulais perdre Michel, l’assassin de ta sœur, et l’inquisiteur l’a emporté ce matin. Comment as-tu fait alors que je t’avais enfermée ? Tes maléfices portent-ils au-delà des barrières et des murs ?
Il ne trouva pas quoi dire de plus. Alors, il laissa revenir le silence et les gémissements de Louise.
— Je ne comprends pas, pleurait-elle. Je ne suis pas une sorcière.
— Ce n’est pas suffisant, Louise ! Ce livre est la preuve de tes crimes ! Tu dois t’en expliquer.
— C’est le livre d’Isabelle. C’est elle qui me l’a donné.
— C’était il y a vingt ans, Louise. Est-ce pour la venger que tu as fait tout cela ? Tu t’es laissé aveugler par la haine. Le monde dans lequel tu vis n’est pas réel. Ouvre les yeux, Louise, et regarde ce que tu as fait.
— Elle est morte de la peste, c’est toi qui l’as dit.
— Arrête ! Je ne te crois plus. Les sorcières maîtrisent l’art de dompter la peste. La graisse sur les serrures : tu te souviens ?
— Mais… ça ne pouvait pas être moi. Nous sommes arrivés ensemble de Lyon et nous ne nous sommes pas quittés.
— Et ça ! hurla-t-il en brandissant devant ses yeux la griffe de coq qu’il sortait de sa poche. Ose me dire que tu ne sais pas ce que c’est !
Elle ne répondit pas, perdue dans la contemplation de l’objet comme si toute l’horreur des enfers était concentrée dans cette griffe et son manchon d’argent.
— Je vais te le dire, moi ! continua Philibert. C’est un talisman que tu gardais dans ton sac et que j’ai retrouvé sur les lieux du sabbat des sorcières, dans une clairière à deux lieues d’ici, sur la route de Sénas. Sénas ! L’enfant à deux têtes ! Ça ne te dit rien ?
La charge avait atteint Louise et la laissait interdite, le livre sur les genoux, l’esprit ailleurs. Ses yeux pleuraient encore, mais sans les sanglots qui agitent les peines véritables. Il coulait sur ses joues un chagrin laminaire, tout juste perturbé par les écueils de fard blanc. Lors des détresses les plus extrêmes, se récita Philibert, le corps se vide de ses humeurs aqueuses pour assécher les tissus dans l’effort vain de réchauffer l’âme.
— Tu n’as plus rien à répondre, c’est cela ? lâcha-t-il avec dédain. Puis il arracha le livre de ses jambes et le jeta au sol.
— Tu es une sorcière, Louise ! cria-t-il. Tu as perdu mon âme en même temps que tu offrais la tienne au Diable. Et je serai damné par ta faute et voilà mon destin que Dieu n’osait pas me dire !
Puis il la repoussa violemment par l’épaule. Il voulait qu’elle se couche, qu’elle s’en retourne à son grabat, qu’elle succombe à sa fièvre et que son âme finisse de s’assécher aux feux de l’enfer.
Louise poussa un cri et remonta les bras pour se protéger la tête. Il l’aurait frappée. Il l’aurait tuée. Quelques derniers souvenirs de leur vie d’antan retinrent son poing déjà fermé.
Il était essoufflé. Il cherchait un moyen d’en finir. Louise sanglotait dans un pli du drap. Sur sa jambe blanche, sa chemise avait glissé. Philibert avança la main et remonta le tissu d’un geste qu’il ne dirigeait plus.
— Louise… cette tache sur ta peau.
Une marque brune maculait le haut de sa cuisse. Une tache sans forme. Pas un sceau, pas l’empreinte d’un outil, mais une petite zone sombre aux bords très nets comme sont les ombres à la lumière de la lune.
Louise sursauta et se redressa en tirant sa chemise vers le bas.
— Je l’ai toujours eue !
— Tu mens, Louise.
— C’est une marque de naissance, ma sœur avait la même.
— C’est l’empreinte baptismale des suppôts de Satan.
— Tu l’embrassais quand nous nous aimions.
— Je…
Je l’embrassais, se souvint Philibert. La tête lui tourna soudain.
Je n’ai jamais vu cette tache, elle ne la portait pas…
Puis il s’essuya le visage avec le revers de sa manche.
Je l’embrassais. Quand nous nous aimions…
— Le talisman, la griffe de coq appartenait à Isabelle, continua Louise d’une voix assagie.
— Elle était une sorcière, elle aussi.
— Non. Elle aidait les femmes. Elle guérissait les gens. C’était sa façon de ne pas s’ennuyer. Comme moi.
— Et pourquoi te l’aurait-elle donnée ?
— Michel l’avait découvert. Il ne voulait pas qu’elle exerce son savoir. Il ne croyait qu’en sa science, sa médecine nouvelle, son Vésale.
— Vésale ?
— C’est cela, tu ne vaux pas mieux que lui. Elle avait peur de lui. Quand elle m’a donné son fétiche, j’ai compris qu’elle avait renoncé.
— Elle était malade, Louise. Michel a tout fait pour la guérir.
— Mon Dieu, non… Elle était enceinte…
La tête de Louise chuta vers l’arrière comme si plus rien ne la retenait. Les yeux mi-clos, le regard révulsé, son dos se contracta un instant puis son corps s’effondra d’un seul tenant.
Louise est morte aujourd’hui, pensa Philibert en se penchant vers elle.
Son front était brûlant, son souffle faible mais apaisé. Elle aurait pu être morte, cela n’aurait rien changé.
Philibert l’étendit bien droite, sur le dos, et lui croisa les mains sur la poitrine. Puis il lui essuya le reste du blanc de céruse.
Jusqu’au soir, il ne cessa pas de pleurer.
Les jours suivants, le temps devint trouble et s’écoula par saccades. Philibert mangeait un peu, puis il dormait, puis il croisait dans les rues quelques Salonais hagards, puis il bordait Louise pour qu’elle passe une meilleure journée que la veille.
Souvent, à la nuit tombée, Philibert se rendait sur la place de l’église avec des gâteaux secs ou des confitures de Louise qu’il laissait à terre à côté de Diane, que personne encore n’avait songé à pendre. Elle gisait à moitié nue dans ses crasses et ses boues, triste carcasse pendue à un bras de squelette.
Une cloche sonna dimanche. Une autre jeudi. Sidonie reprit le plateau de Louise pour en amener un autre.
— Madame va mieux ?
— Laissez la porte ouverte. Elle ne sortira plus désormais.