Patrik contempla les dessins. Tout à coup, il les comprit. Le grand personnage et le petit, Christian et Alice. Et les personnages noirs, qui étaient tellement plus sombres.
Christian avait endossé la faute. Patrik venait de parler avec Ragnar qui le lui avait confirmé. Quand Alice était rentrée cette nuit-là, ils avaient présumé que c’était Christian qui l’avait violée. Ils s’étaient réveillés en entendant un cri et avaient trouvé Alice gisant dans le vestibule. Elle ne portait que sa jupe et son visage était meurtri et ensanglanté. Elle n’avait dit qu’un seul mot, en chuchotant :
— Christian.
Irène s’était précipitée dans la chambre de Christian, l’avait sorti du lit. Elle avait senti l’odeur d’alcool et en avait tiré ses conclusions. Et pour être tout à fait honnête, Ragnar avait cru la même chose. Mais le doute avait toujours été là. C’était peut-être pour ça qu’il avait continué à lui envoyer les dessins d’Alice. Parce qu’il n’avait jamais été sûr.
Patrik venait d’apprendre que Gösta et Martin avaient mis la main sur Erik à temps. C’était déjà ça. Il aurait pas mal d’explications à fournir sur ses agissements financiers. Ensuite ils verraient ce qu’il serait possible de faire par rapport au viol si longtemps après les faits. Il allait sûrement se trouver derrière les barreaux pendant quelque temps, mais pour l’instant c’était une piètre consolation. Quant à Kenneth, Erica avait garanti qu’il ne se tairait plus.
— Ça y est, les journaux commencent à appeler ! dit Mellberg, le visage radieux. Ça va faire un foin du feu de Dieu. Très bonne publicité pour notre commissariat.
— Oui, c’est ça, dit Patrik en contemplant les dessins.
— Faut dire qu’on a bien bossé, Hedström ! Bon, ça a pris son temps, mais une fois que vous avez appliqué les bonnes vieilles méthodes policières, vous y êtes arrivés.
— Oui, oui, dit Patrik.
Il n’avait même pas le courage de s’irriter contre Mellberg aujourd’hui. Il se frotta la poitrine. Il avait toujours mal. Il avait dû prendre un sacré coup en tombant dans la cabane.
— Je crois qu’il vaut mieux que je retourne dans mon bureau, dit Mellberg. Aftonbladet vient d’appeler, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’Expressen pointe le bout de son nez.
— Mmm…, dit Patrik en continuant à se frotter la cage thoracique.
Putain ce que ça faisait mal. Ça irait peut-être mieux s’il bougeait un peu. Il se leva et alla dans la cuisine. Evidemment. Comme d’habitude, il n’y avait plus de café, juste quand il voulait en boire un. Paula vint le rejoindre.
— On a fini là-bas. C’est ahurissant. Jamais je n’aurais imaginé tout ça.
— Eh non.
Patrik réalisait parfaitement que le ton de sa voix était désagréable, mais il était tellement fatigué. Il ne pouvait pas parler de l’affaire, ne pouvait pas penser à Alice et à Christian, à ce petit garçon veillant le corps de sa mère morte qui se décomposait lentement dans la chaleur de l’été.
Il versa quelques mesures de café dans le filtre. Combien ça faisait ? Deux ou trois ? Il ne savait pas. Il essaya de se concentrer, mais la cuillérée suivante atterrit à l’extérieur du filtre. Il en puisa une autre dans le paquet. Une douleur fulgurante fusa dans sa poitrine et il retint sa respiration.
— Patrik, qu’est-ce qui se passe ? Patrik ?!
Il entendit la voix de Paula, mais elle venait de très loin. Il l’ignora et s’apprêta à remettre du café, mais sa main ne voulut pas obéir. Il y eut des étincelles devant ses yeux et la douleur dans sa poitrine redoubla subitement d’intensité. Il eut le temps de se dire que quelque chose n’allait pas, que quelque chose était en train de se passer.
Puis tout devint noir.
— Alors il s’est envoyé des menaces à lui-même ? dit Anna.
Elle se tortilla un peu. Le bébé appuyait sur sa vessie et elle avait besoin d’aller faire pipi, mais elle avait du mal à s’arracher à sa conversation avec Erica.
— Oui, et aux autres. On ne sait pas si Magnus en a reçu. Probablement pas.
— Pourquoi ça a commencé au moment où il a démarré l’écriture de son livre ?
— Encore une fois, on doit se contenter d’hypothèses. Mais d’après Thorvald, ça a pu être problématique de prendre des médicaments qui soignent la schizophrénie en même temps qu’il écrivait son livre. Ils ont parfois des effets secondaires assez sérieux, fatigue et lenteur, et il a peut-être eu du mal à se concentrer sur son travail. Je pense qu’il a arrêté son traitement et que ça a donné un second souffle à la maladie qui avait été tenue en échec pendant tant d’années. Le trouble de la personnalité a été lui aussi ravivé. Le premier objet de haine de Christian était lui-même, et manifestement il n’a pas su gérer la culpabilité qui prenait de plus en plus d’ampleur. Si bien qu’il s’est scindé en deux : Christian qui essayait d’oublier et de vivre une vie normale, et la Sirène, ou Alice, qui haïssait Christian et le poussait à se sentir coupable.
Patiemment, Erica expliqua tout à nouveau. Ce n’était pas facile à comprendre, quasi impossible même. Thorvald avait pris soin de souligner que cette maladie se manifestait très rarement de façon aussi extrême. Ce cas n’était nullement banal. Mais Christian n’avait pas non plus eu une vie banale. Il avait dû supporter des choses qui auraient brisé n’importe qui.
— C’est bien pour ça qu’il s’est suicidé, dit Erica. Dans la lettre qu’il a laissée, il dit qu’il s’est senti obligé de les sauver d’elle. La seule issue, c’était de lui donner ce qu’elle voulait. Lui.
— Mais c’est lui qui a peinturluré le mur des enfants, c’était lui la menace.
— Oui, justement. Quand il a compris qu’il aimait ses fils, il a aussi compris que la seule façon de les protéger était de supprimer la raison pour laquelle elle leur voulait du mal. C’est-à-dire lui-même. Dans son monde, la Sirène était réelle, elle n’était pas un produit de son imagination. Elle existait et elle voulait tuer sa famille. Comme elle avait tué Maria et Emil. Alors il les a sauvés en se donnant la mort.
— C’est absolument terrifiant, dit Anna en essuyant une larme.
Le téléphone se mit à sonner et Erica l’attrapa, prête à se bagarrer.
— Si c’est encore un autre foutu reporter, je vais… Allô, Erica Falck, aboya-t-elle, puis son visage s’éclaircit : Oh, salut Annika !
Son expression changea à nouveau du tout au tout et elle eut du mal à respirer.
— Quoi ! En ambulance ? Ils l’emmènent où ? A Uddevalla ?
La main qui tenait le téléphone tremblait et Anna regarda sa grande sœur avec inquiétude.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Erica avala sa salive. Les larmes lui vinrent aux yeux.
— Patrik s’est effondré, chuchota-t-elle. Ils pensent que c’est un infarctus. Il est en route pour l’hôpital d’Uddevalla.
Anna fut tout d’abord incapable de bouger. Puis son efficacité prit le dessus, elle se leva et se dirigea vers la porte, attrapant au vol les clés de la voiture posées sur le meuble de l’’entrée.
— On part à Uddevalla. Tout de suite. Je prends le volant.
Erica la suivit, muette. Elle avait l’impression que son monde s’écroulait.
Elle sortit de l’allée d’accès sur les chapeaux de roues. Il ne fallait pas traîner. L’avion d’Erik décollait dans deux heures et elle voulait y être au moment où ils l’arrêteraient.
Elle conduisait vite, pour ne pas louper l’arrestation. Arrivée à hauteur de la station-service, elle se rendit compte qu’elle avait laissé son portefeuille à la maison et qu’elle n’aurait pas assez d’essence pour aller jusqu’à Göteborg. En poussant un juron elle fit demi-tour au carrefour. Elle allait perdre un temps précieux en retournant le chercher, mais elle n’avait pas le choix.
C’était quand même génial de reprendre le contrôle, pensa-t-elle alors que la voiture filait à travers Fjällbacka. Elle se sentit une femme nouvelle. Tout son corps était agréablement détendu, la sensation de maîtrise la rendait belle et forte. La vie valait de nouveau le coup d’être vécue et, pour la première fois depuis des années, le monde était à elle.
Elle lui en boucherait un coin. Jamais il n’avait imaginé qu’elle découvrirait son manège, encore moins qu’elle appellerait la police. Elle rit quand la voiture vola au-dessus de la bosse de Galärbacken. Elle était libre maintenant. Débarrassée de leur pas de deux humiliant. Débarrassée de tous les mensonges et commentaires blessants, débarrassée de lui. Louise appuya à fond sur l’accélérateur. La Mercedes partit comme une fusée vers sa nouvelle existence. Elle possédait la vitesse, elle possédait tout. Elle possédait sa vie.
Elle n’aperçut la voiture que lorsqu’il fut trop tard. Une brève seconde, elle avait détourné les yeux pour regarder la mer et s’émerveiller de la glace qui la recouvrait. Une seule seconde, elle avait regardé ailleurs, mais cela suffit. Elle réalisa qu’elle roulait du mauvais côté de la route et eut juste le temps de voir deux femmes dans la voiture en face, deux femmes qui ouvrirent la bouche pour hurler.
Ensuite il n’y eut qu’un bruit de tôle contre tôle, qui résonna sur la paroi massive du rocher. Puis le silence.