— C’était vraiment indispensable de me faire venir aujourd’hui ?
Kenneth laissait rarement percer son irritation. Il mettait un point d’honneur à conserver son calme et sa concentration en toute situation. Mais Lisbet avait eu l’air si triste tout à l’heure quand il lui avait annoncé qu’il devait faire un saut au bureau pendant une ou deux heures, un dimanche. Elle n’avait pas protesté, et c’était presque ça, le pire. Elle savait qu’il ne leur restait que très peu de temps à passer ensemble. Ces heures étaient importantes, inestimables ! Pourtant elle n’avait pas bronché, elle s’était contentée de trouver la force de sourire et de dire : “Bien sûr, vas-y. Je me débrouillerai.”
Il aurait presque préféré qu’elle se mette en colère et lui crie dessus. Qu’elle lui dise de commencer à fixer des priorités. Mais elle n’était pas comme ça. Il n’arrivait pas à se rappeler une seule fois où elle avait élevé la voix contre lui pendant leur mariage qui durait depuis presque vingt ans. Ni contre qui que ce soit d’ailleurs. Elle avait pris le malheur et la souffrance avec sérénité, elle le consolait même quand c’était lui qui craquait. Quand le courage venait à lui manquer, elle en avait pour deux.
Et maintenant il la laissait pour aller au boulot. Il gaspillait plusieurs heures de leur temps précieux, et il se détestait de toujours accourir quand Erik le sifflait. Il ne comprenait pas pourquoi. Ce schéma s’était mis en place tellement tôt qu’il faisait partie de sa personnalité. Et c’était toujours elle qui avait à en souffrir.
Erik ne lui répondit même pas. Il regardait fixement l’écran de l’ordinateur et semblait se trouver dans un autre monde.
— C’était vraiment indispensable que je vienne aujourd’hui ? répéta Kenneth. Un dimanche ? Ça ne pouvait pas attendre demain ?
Erik se retourna lentement vers Kenneth.
— J’ai beaucoup de respect pour ta situation personnelle, finit-il par dire. Mais si tout n’est pas bouclé pour les appels d’offres de la semaine prochaine, on peut fermer boutique. On fait tous des sacrifices.
Dans son for intérieur, Kenneth se demanda à quels sacrifices personnels Erik faisait référence. Et il n’y avait vraiment aucune urgence, Kenneth aurait facilement pu fignoler les dossiers le lendemain. Dire qu’il en allait de la survie de leur boîte était largement exagéré. Erik avait probablement juste trouvé un prétexte pour partir de chez lui, mais pourquoi était-il obligé de faire venir Kenneth aussi ? La réponse était simple : parce qu’il le pouvait.
Ils retournèrent chacun à leur tâche, les mâchoires crispées, et travaillèrent en silence pendant un moment. Le bureau consistait en une grande pièce sans aucune possibilité de s’isoler pour être tranquille. Kenneth observa Erik à la dérobée. Il n’était pas comme d’habitude. Difficile de dire exactement ce qui avait changé, mais il avait l’air plus flou en quelque sorte. Plus usé. Ses cheveux n’étaient pas aussi parfaitement coiffés que d’ordinaire, sa chemise un peu froissée. Non, décidément, il ne se ressemblait pas. Kenneth envisagea de demander si tout allait bien à la maison, mais il y renonça. A la place, il dit le plus calmement possible :
— Tu as vu à propos de Christian, hier ?
Erik sursauta.
— Oui.
— C’est pas rien, hein ? Menacé par un barjo, dit Kenneth sur un ton décontracté, presque léger, alors que son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine.
— Mmm…, fit Erik.
Son regard était toujours dirigé sur l’écran, mais il ne touchait ni le clavier ni la souris.
— Est-ce que Christian t’en a déjà parlé ?
C’était comme essayer de ne pas tripoter la croûte d’une plaie. Il ne voulait pas en parler et Erik ne semblait pas vouloir évoquer le sujet. Pourtant, il était incapable de se retenir.
— Non, je n’ai jamais entendu parler de menaces, dit Erik et il se mit à farfouiller parmi les documents sur son bureau. Il a été débordé avec son livre, je ne l’ai pas trop vu. Et ce genre de truc, j’imagine qu’on ne va pas le crier sur tous les toits.
— Il ne devrait pas aller voir la police ?
— Comment tu sais qu’il ne l’a pas fait ? répliqua Erik en continuant à déplacer au petit bonheur ses piles de dossiers.
— C’est vrai, tu as raison… Mais que peut faire la police si les lettres sont anonymes ? Je veux dire, ça peut être n’importe quel fêlé.
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Tu crois qu’il faut le prendre au sérieux ?
— Pourquoi faut-il absolument qu’on spécule là-dessus ? soupira Erik, excédé. Je n’en ai pas la moindre idée, je te dis.
Sa voix monta un peu vers la fin et se cassa. Kenneth le regarda avec surprise. Erik ne se ressemblait définitivement pas. Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec l’entreprise ? Aurait-il fait une bêtise ? Mais Kenneth écarta tout de suite cette idée. Ne lui faisant pas confiance, il surveillait la comptabilité de près, et il aurait tout de suite remarqué si Erik avait fait des conneries. Il devait plutôt s’agir de Louise. C’était un mystère qu’ils soient restés ensemble si longtemps. Tout le monde savait qu’ils se rendraient mutuellement un grand service s’ils se disaient ciao et partaient, chacun de son côté. Mais ce n’était pas à lui de le dire. Et puis, il avait assez à gérer avec sa propre vie.
— Je me demandais, c’est tout, dit Kenneth.
Il ouvrit le fichier Excel contenant le dernier rapport mensuel. Ses pensées étaient totalement ailleurs.
La robe avait toujours son odeur. Christian la serra contre son nez et inspira les restes microscopiques de parfum qui imprégnaient le tissu. En fermant les yeux, il parvint à la visualiser très nettement. Les cheveux châtains qui lui arrivaient à la taille et qu’elle coiffait en général en tresse ou en chignon sur la nuque. Ça aurait pu paraître vieux jeu, mais pas sur elle.
Elle avait la grâce d’une danseuse, bien qu’elle eût abandonné cette carrière-là. Elle disait qu’elle n’avait pas assez d’ambition. Le talent avait été au rendez-vous, mais elle n’avait pas la volonté requise pour donner la priorité à la danse, pour sacrifier l’amour, le temps, le rire et les amis. Elle aimait trop la vie.
Si bien qu’elle avait arrêté l’entraînement. Mais quand ils s’étaient rencontrés, et jusqu’à la fin, elle avait toujours eu ça dans le sang. Il pouvait passer des heures à la regarder. L’observer tourner dans la maison, bricoler et fredonner pendant que ses pieds se déplaçaient avec tant de légèreté qu’on aurait dit qu’elle flottait au-dessus du sol.
Il approcha de nouveau la robe de son visage. Sentit le tissu frais contre sa peau, s’accrochant légèrement à sa barbe d’un jour, rafraîchissant ses joues fiévreuses et brûlantes. La dernière fois qu’elle avait porté cette robe, c’était une soirée de la Saint-Jean. Le tissu bleu avait polarisé la couleur de ses yeux et la tresse sombre dans son dos avait rivalisé d’éclat avec l’étoffe chatoyante.
Ça avait été une soirée fantastique. L’une des rares fêtes de la Saint-Jean ensoleillées, ils avaient même pu manger dehors. Le repas traditionnel de hareng et pommes de terre nouvelles. Ils l’avaient préparé ensemble. L’enfant était couché à l’ombre, la moustiquaire soigneusement tendue au-dessus du landau pour empêcher les insectes de l’atteindre. L’enfant était protégé.
Le nom de l’enfant passa dans son esprit et il sursauta comme s’il s’était piqué avec une aiguille. Il se força à penser plutôt aux amis qui levaient des verres embués pour un toast à l’été, à l’amour, à eux. Il pensa aux fraises qu’elle apportait dans un grand bol. Se rappela qu’elle les avait nettoyées assise dans la cuisine et qu’il l’avait taquinée sur la fraude, puisqu’une fraise sur trois passait dans sa bouche plutôt que dans le bol. Les fraises seraient servies en dessert avec de la crème chantilly, selon la recette de sa grand-mère. Elle avait accueilli ses gamineries avec un éclat de rire, l’avait attiré contre elle et l’avait embrassé de ses lèvres au goût de fruits mûrs.
Il sanglota, tenant toujours la robe entre ses mains, incapable de s’arrêter. Ses larmes laissèrent des taches sombres sur le tissu et il les essuya avec la manche. Il ne voulait pas souiller, ne devait pas souiller le peu qui lui restait.
Christian remit doucement la robe dans la valise. C’était tout ce qui subsistait d’eux. La seule chose qu’il avait pu garder. Il referma le couvercle et repoussa la valise dans un coin du grenier. Sanna ne devait pas la trouver. Rien que l’idée qu’elle l’ouvre, qu’elle regarde et touche la robe lui donna des haut-le-cœur. Il savait que c’était mal, mais il avait choisi Sanna pour une seule raison. Parce qu’elle ne lui ressemblait pas. Elle n’avait pas des lèvres au goût de fraise et ne bougeait pas comme une danseuse.
Mais ça n’avait servi à rien. Il avait quand même été rattrapé par le passé. Aussi sournoisement qu’avait été rattrapée celle qui avait porté la robe bleue. Et désormais, il ne voyait aucune issue.
— Je peux vous laisser Leo un petit moment ?
Paula regarda sa mère, tout en jetant un regard plein d’espoir à Mellberg. Après la naissance de leur fils, aussi bien Johanna qu’elle-même n’avaient pas tardé à comprendre que le nouvel homme de Rita serait le parfait baby-sitter. Mellberg était absolument incapable de dire non.
— Non, on…, commença Rita, mais son compagnon l’interrompit tout de suite.
— Aucun problème, on s’occupera du petit, ma poulette et moi. Vous pouvez filer tranquillement, dit-il, tout excité.
Rita poussa un soupir résigné, tout en regardant amoureusement le diamant brut avec qui elle avait décidé de vivre. Elle savait que beaucoup de gens le voyaient comme un goujat, un homme grossier et insolent. Mais dès le début, elle avait vu d’autres qualités en lui, des qualités qu’une femme avisée saurait mettre en valeur.
Et elle avait eu raison. Il la traitait comme une reine. Il suffisait de le voir regarder le petit Leo pour comprendre les ressources qu’il recelait. Il aimait le petit garçon au-delà du possible. Elle-même avait vite été reléguée à la deuxième place, mais elle pouvait tout à fait supporter cela. En outre, elle avait pratiquement terminé sa formation sur la piste de danse. Il ne serait jamais un roi de la salsa, mais elle n’avait quand même plus besoin de mettre des chaussures de sécurité.
— Si tu te sens de le garder seul, maman pourrait venir avec nous. On pensait aller à Torp acheter des trucs pour la chambre de Leo.
— Passe-le-moi, dit Bertil. On se débrouillera bien pendant quelques heures. Un biberon, ou deux, quand il aura faim, et ensuite il profitera de la compagnie distinguée de papi Bertil. Qu’est-ce qu’il peut demander de plus, le bambin ?
Paula donna son fils à Bertil qui le prit dans ses bras. Seigneur, ils étaient vraiment mal assortis ces deux-là ! Mais le courant passait entre eux, c’était une évidence. Même si, à ses yeux, Bertil Mellberg était toujours le pire chef qu’on pouvait imaginer, il s’était révélé le meilleur grand-père du monde.
— Tu es sûr que ça ira ? dit Rita, légèrement inquiète.
Même s’il s’occupait de Leo de temps en temps, son expérience des bébés et des soins à leur donner était très limitée. Son propre fils, Simon, était déjà un ado quand il était entré dans sa vie.
— Evidemment, dit Bertil, piqué au vif. Manger, chier, dormir. Ce n’est pas compliqué. C’est ce que je fais moi-même depuis soixante ans.
Il les mit pratiquement à la porte. Maintenant, le petit biquet et lui allaient faire plus ample connaissance.
Deux heures plus tard, il était en nage. Leo hurlait de toutes ses forces et l’odeur de caca flottait comme un brouillard dans le salon. Papi Bertil essayait désespérément de le bercer, mais le bébé ne faisait que crier. Les cheveux de Mellberg, d’habitude arrangés en un nid soigné en haut de son crâne, avaient glissé sur son oreille droite, et il sentit la sueur former d’énormes auréoles sous ses bras.
La panique n’était pas loin et il lorgna vers son téléphone portable. Allait-il appeler les filles ? Elles étaient sûrement toujours à Torp et il leur faudrait plus de trois quarts d’heure avant d’arriver même si elles prenaient le volant tout de suite. Et s’il les appelait à l’aide, elles ne voudraient peut-être plus lui confier le petit. Non, il était obligé de tirer son épingle du jeu tout seul. Au fil des ans, il avait eu affaire à de vraies fripouilles, les fusillades et les toxicos fous furieux armés de couteaux n’avaient plus de secrets pour lui. Il devrait bien être capable de gérer cette situation. Après tout, le petit n’était pas plus grand qu’une miche de pain, même s’il avait des ressources vocales d’un homme, un vrai.
— Allez mon lapin, on va essayer de régler ça. Voyons voir. Tu t’es conchié jusque dans le dos. Et je pense que tu as faim. Autrement dit, nous avons deux crises sur les bras. La question est de savoir s’il faut s’occuper en priorité du haut ou du bas, dit-il en parlant très fort pour couvrir les cris d’impatience du bébé. Eh bien, pour moi la nourriture passe toujours en premier. On va aller te préparer un bon biberon.
Bertil prit Leo et le porta dans la cuisine. On lui avait donné des instructions très claires sur la préparation du biberon et, avec le four à micro-ondes, ce fut vite réglé. Il testa la température en tétant un coup lui-même.
— Beurk, mon petit canard, pas terrible. Mais tu vas devoir attendre d’être un peu plus grand pour toucher aux choses sérieuses.
En voyant le biberon, Leo redoubla ses cris. Bertil s’assit et l’installa sur son bras gauche. Il approcha la tétine de la petite bouche et Leo se mit immédiatement à téter. Il finit le biberon en un rien de temps et Mellberg sentit tout le petit corps se détendre. Mais très vite il recommença à gigoter, et l’odeur était tellement insoutenable que Mellberg lui-même n’y tint plus. Son problème était que, jusque-là, il avait réussi haut la main à se soustraire aux changements de couches.
— Bon, ça, c’est fait, ne reste plus que l’autre bout, dit-il d’un ton guilleret qui ne correspondait pas du tout à ses sentiments face à la tâche qui l’attendait.
Mellberg porta Leo à la salle de bains. Il avait aidé les filles à installer une table à langer, et on y trouvait tout ce qu’il fallait pour l’opération caca dans la couche.
Il posa le bébé sur la table et lui enleva son petit pantalon. Il essaya de respirer par la bouche, mais l’odeur était si pénétrante que ça ne changeait pas grand-chose. Il défit l’adhésif sur les côtés et faillit s’évanouir quand l’ensemble du désastre s’étala devant lui.
— Grand Dieu !
Il jeta un regard de désespoir autour de lui et aperçut un paquet de lingettes pour bébé. Il tendit le bras pour l’attraper. Les jambes libérées de son emprise, Léo saisit l’occasion d’enfoncer ses pieds profondément dans la couche.
— Ah non, pas ça !
Mellberg arracha une poignée de lingettes et commença à essuyer. Mais il ne réussit qu’à étaler davantage le caca avant de comprendre qu’il lui fallait éloigner la source même du problème. Il souleva Leo par les pieds et retira la couche, qu’il jeta à la poubelle d’une mine dégoûtée.
Un demi-paquet de lingettes plus tard, il commença à entrevoir une éclaircie. Le plus gros avait été nettoyé et Leo s’était calmé, il pédalait avec ses jambes et parut content d’aérer ses petites fesses. Doucement Mellberg essuya les derniers restes et prit une nouvelle couche sur l’étagère.
— T’as vu ça, on tient le bon bout, dit-il, tout content. Dans quel sens ça se met ?
Mellberg tourna et retourna la couche, puis décida que les petits animaux décoratifs étaient probablement destinés au dos, comme l’étiquette d’un vêtement. La coupe lui parut plutôt étrange, et l’adhésif collait couci-couça. Tout de même, que ça soit si difficile de fabriquer du matériel qui tienne la route ! Heureusement qu’il était un homme d’action pour qui chaque problème représentait un défi.
Il prit Leo et l’emmena dans la cuisine, où il se mit à chercher dans les tiroirs et finit par trouver ce qu’il cherchait. Le rouleau de scotch. Il alla dans le salon, posa Leo sur le canapé et après avoir fait quelques tours de scotch autour de la couche, il contempla son œuvre avec satisfaction.
— Et voilà le travail ! Et les filles qui avaient peur que je ne sache pas m’occuper de toi ! Qu’est-ce que tu en dis, on a bien mérité de faire une petite sieste maintenant, hein ?
Bertil prit le bébé bien scotché et s’installa confortablement avec lui sur le canapé. Leo farfouilla un peu puis fourra son petit visage au creux du cou du commissaire.
Une demi-heure plus tard, quand les femmes de leur vie rentrèrent, tous deux dormaient profondément.
Lorsque Sanna ouvrit la porte, Erica aurait préféré faire demi-tour et partir en courant. Mais Patrik avait raison. Elle n’avait pas le choix.
— Christian est là ?
— Oui, il est monté au grenier. Je l’appelle, dit Sanna. Elle se tourna vers l’escalier : Christian ! Tu as de la visite, cria-t-elle puis en s’adressant à Erica : Entre, il arrive.
— Merci.
Erica se sentait maladroite, debout dans le vestibule avec Sanna, mais bientôt elle entendit des pas dans l’escalier. Quand Christian fut en vue, elle nota combien il paraissait épuisé, et sa mauvaise conscience la frappa sans pitié.
— Salut…?
Il était manifestement surpris de la voir, mais s’approcha et la gratifia d’une petite accolade.
— Il faut que je te parle d’un truc, dit-elle, et l’envie de faire demi-tour et de prendre la fuite l’assaillit à nouveau.
— Ah, ben entre alors. Laisse-moi prendre ton manteau.
Christian la précéda dans le salon et elle s’assit dans un coin du canapé.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Non merci, dit-elle, sachant qu’elle voulait en finir au plus vite. Comment se sont passées les signatures ?
— Bien, répondit Christian d’une manière qui coupait court à toute autre question. Tu as vu le journal hier ?
Son visage était gris à la lumière hivernale qui filtrait par les fenêtres.
— Oui, c’est de ça que je voudrais te parler.
Erica se concentra. Un des jumeaux lui donna un coup de pied et elle gémit.
— Ils s’agitent ?
— On peut dire ça comme ça, sourit-elle avant de respirer à fond et de poursuivre : C’est ma faute si la presse est au courant.
Christian se redressa sur le canapé.
— Comment ça ?
— Non, je ne les ai pas tuyautés, rassure-toi, se dépêcha-t-elle d’ajouter. Mais j’ai commis la bêtise de le dire à la mauvaise personne.
Croiser le regard de Christian était trop difficile, et elle regarda ses mains.
— Gaby ? dit Christian d’une voix lasse. Mais tu n’as pas compris que…
Erica l’interrompit.
— Patrik a dit exactement la même chose. Et vous avez raison. J’aurais dû savoir qu’on ne peut pas lui faire confiance, qu’elle verrait ça comme une possibilité de se faire un peu de pub. Je me sens archinulle. J’ai vraiment été trop naïve.
— Oui, mais on n’y peut plus grand-chose maintenant, dit Christian.
Sa résignation ne fit qu’augmenter le mal-être d’Erica. Elle aurait presque préféré qu’il l’engueule, plutôt que de le voir aussi las et déçu.
— Pardon, Christian. Je suis vraiment désolée.
— Espérons au moins qu’elle aura raison.
— Qui ça ?
— Gaby. Que ça me fera vendre davantage de livres.
— Je ne comprends pas comment elle peut être aussi cynique. Te livrer comme ça en pâture à la presse, seulement parce que ça pourrait être bon pour les affaires.
— Elle n’est pas arrivée là où elle est aujourd’hui en restant amie avec tout le monde.
— Mais quand même. Ça ne le vaut pas.
Erica était vraiment navrée d’avoir trahi son ami, par erreur et naïveté, et elle avait le plus grand mal à comprendre qu’on puisse agir de même délibérément. Par appât du gain. Elle se tortilla sur le canapé. Quelle que soit la position, il y avait toujours un organe quelque part qui se trouvait coincé.
— Ça finira par se calmer, dit Christian sans véritable conviction.
— Les journalistes ont pris d’assaut ton téléphone ?
— Après le premier appel hier, j’ai coupé mon portable. Je n’ai pas envie de souffler davantage sur le feu.
— Et par rapport aux… Erica hésita. Tu as reçu d’autres menaces ? Je comprendrais que tu n’aies plus confiance en moi, mais crois-moi, j’ai appris la leçon.
Le visage de Christian se referma. Il regarda par la fenêtre et tarda à répondre. Quand il le fit, sa voix était faible et fatiguée.
— Je n’ai pas envie de ressasser cette histoire. Ça a pris des proportions démesurées.
Il y eut du bruit à l’étage et un enfant se mit à crier. Christian ne montra aucun signe d’intérêt, mais Sanna se précipita en haut de l’escalier.
— Ils s’entendent bien ? demanda Erica en levant le menton en direction des chambres.
— Pas spécialement. Le grand frère n’apprécie pas la concurrence, pourrait-on dire pour résumer le problème, sourit Christian.
— Je crois qu’on a tous tendance à trop se focaliser sur le premier enfant, dit Erica.
— Oui, c’est ça.
Le sourire de Christian s’envola et il eut une étrange expression qu’Erica n’arriva pas à interpréter.
— Il faut que tu contactes la police, dit-elle. Tu comprends bien que j’en ai parlé avec Patrik, et ça, je l’assume. Il est convaincu qu’il faut prendre ça au sérieux, et que tu dois commencer par le signaler formellement à la police. Tu pourrais le rencontrer, en privé si tu veux.
Elle se rendit compte qu’elle était en train d’insister, mais ces lettres l’avaient vraiment mise mal à l’aise, et elle devinait qu’en réalité Christian ressentait la même chose.
— Je ne veux plus en parler, dit-il en se levant. Je sais que tu ne pensais pas à mal quand tu l’as révélé à Gaby. Mais il faut que tu respectes ma volonté de ne pas en faire tout un drame.
Les cris d’en haut s’amplifiaient de façon inquiétante et Christian se dirigea vers l’escalier.
— Excuse-moi, mais je dois aider Sanna avant qu’ils s’entretuent. Tu connais le chemin ?
Il se hâta de monter sans même dire au revoir et Erica eut le sentiment qu’il prenait la fuite.