Les autres garçons le bousculaient sciemment quand il passait dans le couloir. Il essayait toujours de les ignorer, de devenir aussi invisible qu’à la maison. Mais ça ne marchait pas. On aurait dit qu’ils ne faisaient qu’attendre quelqu’un comme lui, quelqu’un de différent, pour avoir une victime sur qui s’acharner. Il s’en rendait bien compte. Toutes les heures de lecture lui avaient permis de savoir plus de choses, de comprendre plus de choses que la plupart des jeunes de son âge. En cours, il était brillant et les profs l’adoraient. Mais à quoi bon, alors qu’il ne savait pas taper dans un ballon, ni courir vite ou cracher loin. Des aptitudes qui comptaient, des capacités qui pesaient dans la balance.
Lentement, il rentra à la maison. Il surveillait tout le temps les environs pour vérifier que personne ne lui tendait une embuscade. Heureusement, l’école n’était pas loin de chez lui. Le chemin rempli de pièges était court, c’était déjà ça. Il n’avait qu’à descendre la Håckebacke, tourner à gauche vers le quai en face de Badholmen, puis il était arrivé à la maison. Celle dont ils avaient hérité à la mort de la Vipère.
Sa mère l’appelait encore comme ça. Elle l’avait répété à chaque objet qu’elle jetait dans le conteneur qu’ils avaient fait venir en emménageant.
— Elle aurait dû voir ça, la Vipère. Voilà ce que je fais de ses saloperies de chaises, disait mère et elle nettoyait et vidait la maison comme une folle. Je jette la porcelaine de ta grand-mère, tu vois ?
On ne lui avait jamais raconté comment elle était devenue la Vipère, ni pourquoi mère était si fâchée contre elle. Une fois, il avait essayé de demander à père qui avait juste murmuré quelque chose d’inaudible en réponse.
— Tu es déjà de retour ?
Mère était en train de coiffer Alice quand il entra.
— A la même heure que d’habitude, dit-il en ignorant le sourire d’Alice. Qu’est-ce qu’on mange ?
— Toi, tu as assez mangé, ça saute aux yeux. Tu seras privé de dîner aujourd’hui. Toute cette graisse que tu as, elle te nourrira.
Il n’était que quatre heures de l’après-midi. Il pouvait d’ores et déjà sentir combien il allait avoir faim. Mais l’expression de sa mère lui dit que ça ne servirait à rien de protester.
Il monta dans sa chambre, ferma la porte et s’allongea sur le lit avec un livre. Plein d’espoir, il glissa la main sous le matelas. Avec un peu de chance, elle aurait loupé quelque chose, mais il n’y avait rien. Elle était douée. Elle trouvait toujours ses réserves de nourriture et de sucreries, quelle que soit sa cachette.
Deux heures plus tard, son ventre criait famine. Il aurait pu pleurer tellement il était affamé. D’en bas, ça sentait la pâtisserie qui sort du four et il savait que mère faisait des petits pains à la cannelle rien que pour le faire saliver d’envie. Il huma l’air, puis il se tourna sur le côté et enfouit le visage dans l’oreiller. Parfois il envisageait de faire une fugue. De toute façon, ça ne dérangerait personne. A la rigueur, il manquerait à Alice, mais il se fichait d’elle. Elle avait mère qui lui consacrait tout son temps. Pourquoi Alice ne pouvait-elle pas tourner son regard adorateur sur mère plutôt que sur lui ? Pourquoi prenait-elle pour allant de soi ce qu’il aurait payé cher pour avoir ?
Il s’assoupit et fut réveillé par un petit coup frappé à la porte. Son livre était tombé sur son visage et il avait dû baver dans son sommeil, l’oreiller était tout mouillé. Il s’essuya la joue avec la main et se leva pour aller ouvrir. C’était Alice. Elle lui tendit un petit pain. Il en eut l’eau à la bouche, mais hésita. Mère se mettrait en colère si elle se rendait compte qu’Alice lui montait des choses à manger.
Les yeux d’Alice étaient immenses quand elle le regardait. Elle voulait être vue et aimée par lui. Une image surgit. Une image et la sensation d’un corps de bébé mouillé et glissant. Alice, les yeux grands ouverts sous l’eau. Ses bras et ses jambes qui s’agitaient avant de s’immobiliser.
Il lui arracha le petit pain des mains et lui ferma la porte au nez. Mais en vain. Les images étaient toujours là.