Patrik avait envoyé Gösta et Martin à Uddevalla vérifier si Kenneth était en état de parler. L’équipe de techniciens de Torbjörn Ruud était en route et ils allaient être obligés de se répartir les tâches entre la maison de Christian et l’endroit où Kenneth était tombé. Gösta avait rouspété contre le fait qu’on l’envoie à Uddevalla, il aurait préféré participer à l’entretien avec Christian. Mais Patrik tenait à être accompagné de Paula, estimant que c’était mieux si une femme parlait avec Sanna et les enfants. En revanche, il avait soigneusement consigné la trouvaille du chiffon dans la cave. Patrik dut reconnaître que, sur ce coup-là, Gösta avait été très performant. Avec un peu de chance, ça pourrait leur donner des empreintes digitales et l’ADN d’un malfaiteur qui jusque-là avait fait preuve d’une grande précaution.
Patrik regarda l’homme en face de lui. Christian avait l’air usé et vieux. C’était comme s’il avait pris dix ans depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Il ne s’était pas donné la peine de nouer correctement la ceinture de son peignoir, et il paraissait vulnérable, son torse nu ainsi exposé. Patrik se demanda s’il ne devait pas lui conseiller de le fermer, mais il renonça. Les détails vestimentaires étaient certainement le dernier des soucis de Christian en ce moment.
— Les garçons se sont calmés. Ma collègue Paula va avoir un entretien avec eux et avec ta femme, elle est très douce et elle fera attention de ne pas les effrayer davantage. D’accord ?
Patrik essaya de capter le regard de Christian pour voir s’il écoutait. Il n’obtint aucune réaction et il s’apprêtait à répéter ses paroles lorsque Christian finit par hocher lentement la tête.
— J’ai pensé qu’entre-temps on discuterait un peu, toi et moi, ajouta Patrik. Je sais que tu n’as pas spécialement eu envie de nous parler jusque-là, mais je crois que tu n’as plus le choix. Quelqu’un s’est introduit chez toi, est entré dans la chambre de tes enfants et a fait quelque chose qui certes ne les a pas blessés physiquement, mais qui a dû être extrêmement traumatisant pour eux. Si tu as la moindre idée de qui est derrière tout ça, tu dois nous le dire. Tu comprends ?
De nouveau, la même hésitation de la part de Christian et finalement le même hochement de tête. Il se racla la gorge comme pour dire quelque chose, mais aucune parole ne franchit ses lèvres. Patrik continua :
— Hier, nous avons appris que Kenneth et Erik ont tous les deux reçu le même type de lettres de menace que toi. Et ce matin, Kenneth a été grièvement blessé quand il faisait son jogging. Il est tombé dans un traquenard.
Christian leva vivement les yeux vers lui, puis les baissa de nouveau.
— Nous ne savons pas si Magnus a été menacé, mais nous travaillons à partir de l’hypothèse qu’il s’agit d’une seule et même personne. Et j’ai le sentiment que tu en sais beaucoup plus que ce que tu nous as dit. Il y a peut-être des éléments que tu ne veux pas mettre en lumière, ou quelque chose que tu juges sans importance, mais c’est à nous de le déterminer. Le moindre indice compte.
Christian dessinait des cercles sur la table avec son doigt. Son regard croisa brièvement celui de Patrik, qui eut l’impression qu’il s’apprêtait à raconter quelque chose. Puis il se ferma de nouveau.
— Je n’ai aucune idée de qui ça peut être. Je sais aussi peu de choses que vous.
— Est-ce que tu as conscience que toi et ta famille, vous êtes en grand danger tant que nous n’avons pas arrêté cet individu ?
Un calme sinistre s’était posé sur le visage de Christian. Son inquiétude s’était envolée. A la place, il afficha une mine que Patrik aurait qualifiée de résolue.
— Je le comprends. Et je suis sûr que vous allez faire de votre mieux pour découvrir le coupable. Mais je ne peux pas vous aider, je suis désolé. Je ne sais rien.
— Je ne te crois pas, dit Patrik sans détour.
Christian haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Tout ce que je peux dire c’est : Je ne sais rien.
Il parut subitement se rendre compte qu’il était pratiquement nu, et il serra le peignoir autour de lui et noua la ceinture.
De frustration, Patrik eut envie de le secouer. Il était convaincu que Christian retenait des informations. Lesquelles, il l’ignorait, et il ne savait pas non plus si elles feraient avancer l’enquête. Mais il y avait quelque chose. Il décida d’abandonner le sujet pour l’instant et d’y revenir plus tard. Il n’avait pas l’intention de laisser Christian s’en tirer à si bon compte. Il avait vu les enfants dans la salle de bains, comme ils étaient terrorisés. La prochaine fois, ce ne serait peut-être pas simplement de la peinture rouge. Il devait absolument faire comprendre à Christian le sérieux de la situation.
— A quelle heure est-ce que vous êtes allés vous coucher hier soir ?
— Je suis allé au lit tard, peu après une heure du matin. Je ne sais pas à quelle heure Sanna s’est couchée.
— Tu es resté à la maison toute la soirée ?
— Non, je suis allé faire une promenade. Sanna et moi, on a quelques… problèmes. J’avais besoin de prendre l’air.
— Tu es allé où ?
— Je ne sais pas. Nulle part en particulier. J’ai fait le tour du rocher entre autres et ensuite je me suis baladé un peu en ville.
— Tout seul ? Au milieu de la nuit ?
— Je ne voulais pas rester à la maison. Où voulais-tu que j’aille ?
— Mais tu étais de retour vers une heure ? Tu es sûr de l’heure ?
— Presque. J’ai regardé ma montre en traversant la place Ingrid-Bergman, il était une heure moins le quart. Ensuite il faut dix, quinze minutes pour venir ici. Il était donc une heure quand je suis revenu, à peu de chose près.
— Sanna dormait ?
— Oui, elle dormait. Et les enfants aussi. Tout était silencieux.
— Tu es allé voir les enfants dans leur chambre ?
— Je le fais toujours. Nils s’était découvert comme d’habitude, et je lui ai remis sa couverture.
— Et tu n’as rien vu d’inhabituel ou de bizarre ?
— Du genre grosses lettres rouges sur le mur, tu veux dire ?
Le ton était sarcastique et Patrik commença à perdre patience.
— Je répète : tu n’as rien vu d’inhabituel, rien qui t’ait fait réagir quand tu es rentré ?
— Non, répondit Christian. Je n’ai rien vu qui m’ait fait réagir. Sinon, je ne serais pas allé me coucher, n’est-ce pas ?
— J’imagine que non.
Patrik sentit qu’il transpirait de nouveau. Les gens surchauffaient toujours leur maison. Il tira un peu sur le col de sa chemise. Il avait du mal à respirer.
— Tu as fermé la porte à clé en rentrant ?
— Je ne sais pas, dit Christian, et il eut l’air de réfléchir. Je crois, je ferme toujours à clé. Mais… je ne me revois pas le faire. Je ne me souviens pas si j’ai fermé la porte à clé ou pas.
A présent, le sarcasme avait disparu. Sa voix était basse, presque un chuchotement.
— Et vous n’avez rien entendu au cours de la nuit, ni Sanna ni toi ?
— Non, rien. On a plutôt le sommeil profond, tous les deux. Je ne me suis réveillé que quand Sanna a hurlé ce matin. Je n’ai même pas entendu Nils…
Patrik décida de faire encore une tentative :
— Tu n’as donc aucune théorie qui expliquerait pourquoi quelqu’un a fait ça et pourquoi quelqu’un t’envoie des lettres de menace depuis un an et demi ? Pas le moindre soupçon ?
— Putain, tu écoutes ce que je te dis, oui ou non ?!
L’explosion surgit de nulle part, et Patrik sursauta. Christian avait crié tellement fort que Paula demanda depuis l’étage au-dessus :
— Tout va bien ?
— Pas de problème, lui répondit Patrik en espérant avoir raison.
Christian parut sur le point de s’effondrer. Il était écarlate et se grattait frénétiquement les paumes, tellement fort que sa peau fut entamée.
— Je ne sais rien, répéta-t-il en faisant manifestement un gros effort pour ne pas élever la voix.
Patrik attendit un moment que le visage de Christian reprenne une teinte normale, qu’il ait l’air plus détendu. Quand il eut fini de se gratter, il regarda les marques dans ses paumes, tout étonné, comme s’il ne comprenait pas d’où elles venaient.
— Est-ce qu’il y a un endroit où vous pourriez aller pendant quelque temps, en attendant que nous ayons davantage d’éléments ? demanda Patrik.
— Sanna et les garçons peuvent aller chez la sœur de Sanna à Hamburgsund.
— Et toi ?
— Je reste ici, dit Christian sur un ton déterminé.
— Ça ne me paraît pas une bonne idée, dit Patrik avec tout autant de détermination. Nous n’avons pas les capacités de t’offrir une protection jour et nuit. Je préférerais te savoir ailleurs, dans un lieu où tu te sentirais plus en sécurité.
— Je reste ici.
Le ton de Christian ne laissait aucune place à la discussion.
— Très bien, dit Patrik à contrecœur. Fais en sorte que ta famille parte au plus vite. Nous allons essayer de surveiller la maison le plus possible, mais nous n’avons pas assez de ressources pour…
— Je n’ai pas besoin de surveillance, trancha Christian. Je me débrouille.
Patrik le regarda droit dans les yeux.
— Il y a un individu sérieusement dérangé qui court les rues, qui a déjà assassiné une, voire deux personnes, et qui semble fermement décidé à vous faire prendre le même chemin, toi, Kenneth et sans doute Erik. Ce n’est pas un jeu. On dirait que tu ne le comprends pas, dit-il lentement et distinctement pour être sûr que son message soit compris.
— Je le comprends parfaitement. Mais je reste ici.
— Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. Et comme je viens de le dire : je ne te crois pas un seul instant quand tu affirmes que tu ne sais rien. J’espère que tu es conscient de ce que tu risques en ne disant pas la vérité. Nous finirons par coincer le coupable. La question est juste de savoir si d’autres personnes seront blessées avant qu’on le trouve.
— Comment va Kenneth ? murmura Christian en évitant le regard de Patrik.
— Je sais seulement qu’il est blessé, c’est tout.
— Que s’est-il passé ?
— Quelqu’un avait tendu une corde en travers du sentier d’entraînement et étalé une bonne couche de tessons de verre. Tu comprends peut-être pourquoi je te demande de collaborer avec nous.
Christian ne répondit pas. Il détourna la tête et regarda par la fenêtre. Sa peau était aussi blanche que la neige dehors et ses mâchoires crispées. Mais sa voix était froide et dépourvue d’émotion quand il répéta, les yeux perdus dans le lointain :
— Je ne sais rien. Je. Ne. Sais. Rien.
— C’est douloureux ? demanda Martin en regardant les bras couverts de bandages sur la couverture.
Kenneth hocha la tête. Gösta avança une chaise et fit signe à Martin de l’imiter.
— Vous vous sentez en état de répondre à quelques questions ? dit-il.
— Vu que vous êtes déjà installés, l’affaire est entendue, sourit Kenneth faiblement.
Martin eut du mal à détacher ses yeux des bras enveloppés de bandes. Ça avait dû faire un mal de chien. D’abord quand il était tombé sur les tessons, ensuite quand on les lui avait retirés.
Il jeta un regard incertain sur Gösta. Parfois, il avait l’impression qu’il n’aurait jamais assez d’expérience et de bagage pour agir correctement dans toutes les situations auxquelles son métier le confrontait. Devait-il faire celui qui s’y connaît et commencer à poser des questions ? Ou bien fallait-il faire preuve de respect envers son collègue plus âgé et le laisser mener l’entretien ? Toujours ce juste dosage à trouver. Il était le plus jeune, celui qu’on pouvait balader d’un côté et de l’autre. Lui aussi aurait aimé rester chez Christian, comme Gösta, qui n’avait cessé de le rabâcher pendant tout le trajet pour Uddevalla. Lui aussi aurait aimé poser des questions à Christian et à sa femme, parler avec Torbjörn et son équipe, se trouver dans le feu de l’action.
Patrik choisissait en général de travailler avec Paula, mais Martin était plus ancien au commissariat et il vivait assez mal ce choix-là. D’accord, elle avait l’expérience de Stockholm alors que lui n’avait connu que Tanumshede pendant sa courte carrière dans la police. Mais ce n’était pas forcément un handicap. Il connaissait la région, il connaissait tous les voyous du coin, il savait comment les gens pensaient, comment la société fonctionnait. Il avait été en classe avec quelques-uns des pires spécimens. En outre, depuis que les rumeurs sur la vie privée de Paula s’étaient répandues comme une traînée de poudre dans la localité, beaucoup se méfiaient d’elle. Personnellement, Martin n’avait rien contre le fait que des gens du même sexe vivent ensemble. Mais beaucoup de leurs interlocuteurs n’avaient pas sa largesse d’esprit. Il trouvait donc un peu bizarre que Patrik choisisse toujours de mettre Paula en avant. Tout ce que Martin demandait, c’était un peu de confiance. Qu’ils cessent de le traiter comme un bleu. Il n’était plus si jeune que ça. Il était même devenu père maintenant.
— Pardon ?
Il était tellement plongé dans ses ruminations qu’il n’avait pas entendu Gösta.
— J’ai dit, tu veux peut-être commencer ?
Martin jeta un regard étonné sur son collègue. Pouvait-il lire dans les pensées ? Ravi, il saisit l’occasion qui s’offrait à lui :
— Est-ce que vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé ?
Kenneth essaya de prendre un verre d’eau sur la table de chevet avant de se rappeler que ses mains étaient hors d’usage.
— Attendez, je vous le donne, dit Martin.
Il prit le verre et l’aida à boire avec la paille. Puis Kenneth se laissa aller contre les oreillers et raconta calmement et en détail le déroulement des événements, à partir du moment où il avait lacé ses chaussures pour aller courir comme il le faisait tous les matins.
— Il était quelle heure quand vous êtes parti ? demanda Martin qui avait sorti bloc-notes et stylo.
— Sept heures moins le quart, répondit Kenneth, et Martin nota.
Il avait l’impression que si Kenneth disait qu’il était sept heures moins le quart, c’est que c’était le cas.
— Vous courez à la même heure tous les jours ? demanda Gösta.
— Oui, à dix minutes près environ.
— Vous n’aviez pas envisagé de… compte tenu de…, bégaya Martin.
— Vous n’aviez pas envisagé de laisser tomber votre entraînement compte tenu de la mort de votre femme, compléta Gösta gentiment, sans que cela ressemble à un reproche.
Kenneth ne répondit pas tout de suite. Il avala une gorgée, puis dit à voix basse :
— S’il y avait un matin où j’avais vraiment besoin de me défouler, c’était bien aujourd’hui.
— Je comprends, dit Gösta. Vous faites toujours le même trajet ?
— Oui, à part le week-end où je fais deux tours. Je crois que je suis une personne assez routinière. Je n’aime pas les surprises, les aventures ou les changements.
Il se tut. Gösta et Martin comprirent tous les deux ce qu’il voulait dire. Kenneth se détourna pour cacher les larmes qui avaient inondé ses yeux. Puis il essaya de stabiliser sa voix en se raclant la gorge :
— Donc, j’aime les habitudes. Ça fait plus de dix ans que je cours de la même façon.
— Je suppose que beaucoup de personnes le savent, dit Martin en levant les yeux de son bloc-notes où il avait écrit “dix ans” entouré d’un cercle.
— Il n’y avait aucune raison d’en faire un secret, sourit Kenneth, mais son sourire disparut aussi vite qu’il était apparu.
— Vous n’avez croisé personne ce matin sur le sentier ?
— Non, pas un chat. Comme d’habitude, d’ailleurs. Quelques rares fois je rencontre des gens qui promènent leur chien, ou quelqu’un qui est sorti pour une balade matinale avec des gamins qui se réveillent tôt. Mais c’est exceptionnel. La plupart du temps, je suis seul sur la piste. Comme ce matin.
— Vous n’avez pas remarqué de voiture garée dans les environs ? demanda Martin, et Gösta hocha la tête pour montrer que c’était une question pertinente.
Kenneth réfléchit un instant.
— Non, je ne crois pas. Je ne peux pas le jurer, il a pu y en avoir une sans que je la remarque. Mais non, en fait je l’aurais vue, j’en suis quasi certain.
— Donc, rien qui sorte de l’ordinaire ? insista Gösta.
— Non, c’était comme tous les matins. A part…
Les mots restèrent suspendus dans l’air et ses larmes se remirent à couler.
Martin eut honte de se sentir gêné de voir Kenneth pleurer. Il se sentit maladroit, ne sachant pas quelle attitude adopter, mais Gösta se pencha calmement pour prendre une serviette sur la table de chevet. Doucement, il essuya les joues de Kenneth puis il reposa la serviette.
— Vous avez appris quelque chose ? chuchota Kenneth. Au sujet de Lisbet ?
— Non, c’est beaucoup trop tôt. Ça peut être assez long avant d’avoir le rapport du médecin légiste, dit Martin.
— C’est elle qui a tué Lisbet, dit Kenneth, et il sembla rétrécir et s’affaisser, tout en regardant fixement devant lui.
— Pardon, qu’est-ce que vous dites ? demanda Gösta en se penchant en avant. C’est qui, “elle” ? Vous savez qui vous a fait ça, à vous et à votre femme ?
Martin entendit Gösta retenir son souffle et se rendit compte qu’il en faisait autant.
Il y eut une étincelle dans les yeux de Kenneth.
— Je n’en ai pas la moindre idée, affirma-t-il.
— Vous venez de dire “elle”, remarqua Gösta.
— On dirait l’écriture d’une femme sur les lettres. Je suppose donc qu’il s’agit d’une femme, dit Kenneth en évitant de le regarder.
— Hmm, dit Gösta, signalant ainsi à Kenneth qu’il ne le croyait pas, mais sans le dire directement. Il y a forcément quelque chose qui a fait de vous des cibles, vous quatre justement. Magnus, Christian, Erik et vous. Quelqu’un a un compte à régler avec vous. Et vous dites tous – à part Magnus, évidemment – que vous ignorez totalement qui et pourquoi. Il y a toujours une haine féroce derrière des actes de ce type, et la question est de savoir ce qui a attisé cette haine. J’ai beaucoup de mal à croire que vous ne soyez au courant de rien, ou que vous n’ayez aucune théorie.
— Ça doit être un malade mental. Je n’ai pas d’autre explication, dit Kenneth, et il détourna la tête et serra les lèvres.
Martin croisa le regard de Gösta par-dessus le lit d’hôpital. Ils comprenaient tous les deux qu’ils ne tireraient rien de plus de Kenneth. Pour le moment.
Erica fixa le téléphone d’un air incrédule. Patrik venait d’appeler du commissariat pour la prévenir qu’il rentrerait tard. Il lui avait brièvement expliqué les circonstances, et elle avait du mal à en croire ses oreilles. Quelqu’un s’en était pris aux enfants de Christian. Et à Kenneth. Une corde en travers de la piste d’entraînement, simple et génial.
Son cerveau se mit tout de suite au travail. Il devait être possible d’avancer à un rythme plus soutenu. Elle avait entendu la frustration de Patrik et elle le comprenait. Les événements s’étaient enchaînés et la police était bien loin de résoudre l’affaire.
Elle soupesa le téléphone dans sa main d’un air préoccupé. Patrik serait fou furieux si elle se mêlait de son travail. Mais elle avait l’habitude de faire des recherches pour ses livres. Certes, il était question d’enquêtes criminelles déjà terminées, mais ça ne pourrait pas être très différent de se pencher sur une enquête en cours. Et surtout, elle s’ennuyait terriblement à la maison. L’envie de se rendre utile la démangeait.
De plus, elle possédait un certain instinct. Il l’avait déjà guidée plusieurs fois auparavant. Maintenant, il lui disait que la réponse se trouvait chez Christian. Plusieurs éléments l’indiquaient : il était le premier à avoir reçu des lettres, il restait secret sur son passé et il était manifestement très nerveux. Des détails certes, mais des détails importants. Depuis qu’ils s’étaient parlé dans la cabane de pêcheur, elle avait le net sentiment que Christian savait quelque chose, qu’il dissimulait des faits.
Rapidement, avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, elle commença à donner des coups de fil. Elle aurait aimé avoir le numéro de Sécurité sociale de Christian, mais elle se débrouilla avec son nom et le petit détail que Sanna avait mentionné une fois : Christian habitait à Göteborg quand ils s’étaient rencontrés. May, à la bibliothèque, avait aussi parlé de Trollhättan et ça la titillait encore, mais elle décida que Göteborg était malgré tout le point de départ le plus logique. C’était là qu’il avait habité avant de venir à Fjällbacka, et c’était par là qu’elle allait commencer. Avec un peu de chance, elle pourrait ensuite remonter dans le temps, s’il le fallait. La vérité se trouvait dans le passé de Christian, elle n’avait plus le moindre doute.
Après quatre conversations téléphoniques, elle tenait une piste : l’adresse de Christian avant qu’il s’installe avec Sanna.
Elle enfila son manteau. Elle appellerait Anna de la voiture pour lui demander de récupérer Maja à la crèche ; elle ne serait jamais de retour à temps pour aller chercher sa fille elle-même. Il fallait une heure et demie pour aller à Göteborg, un long trajet pour une lubie. Si elle ne trouvait rien, elle pourrait toujours profiter de l’occasion pour rendre visite à Göran, le demi-frère dont Anna et elle venaient de faire la connaissance.
Elle avait toujours du mal à croire qu’elle avait un grand frère. Ça l’avait bien secouée de découvrir que, pendant la Seconde Guerre mondiale, sa mère avait secrètement mis au monde un fils. Elle n’était qu’une adolescente à l’époque, et ses parents l’avaient forcée à abandonner son enfant et à le donner en adoption. Les événements dramatiques de l’été dernier avaient malgré tout eu cela de positif. Depuis, Anna et elle avaient construit une relation solide avec Göran et sa mère adoptive, qui les accueillaient toujours les bras ouverts.
Anna répondit oui sans hésiter. Les enfants d’Anna et de Dan adoraient la petite Maja. Elle allait certainement rentrer totalement épuisée, et gavée de sucreries.
Erica s’arrêta à une station-service avant Göteborg pour acheter un plan de la ville, et profita de l’arrêt pour aller aux toilettes et étirer ses jambes. Conduire avec deux bébés entre elle et le volant était d’un grand inconfort, et son dos et ses jambes en souffraient terriblement.
Alors qu’elle venait à peine de se glisser derrière le volant de nouveau, son téléphone piailla. Un gobelet de café en carton en équilibre dans une main, elle attrapa son portable de l’autre pour regarder l’écran. Patrik. Mieux valait le laisser aboutir au répondeur. Elle lui expliquerait plus tard. Surtout si elle revenait avec des informations qui les aideraient à avancer. Elle serait peut-être dispensée alors de quelques-uns des reproches auxquels elle aurait droit à tous les coups.
Après une dernière vérification sur le plan, elle démarra et reprit l’autoroute. Christian avait habité à l’adresse où elle se rendait un peu plus de sept ans auparavant. Subitement, elle hésita. Quelles étaient les chances de retrouver des traces de son passage ? Les gens déménageaient tout le temps, sans rien laisser derrière eux.
Erica soupira. Si elle ne trouvait rien, Göran lui offrirait un café, le voyage ne serait pas totalement vain.
Le portable piailla encore. Patrik avait laissé un message.
— Où ils sont tous ?
Mellberg jeta un regard endormi autour de lui. Il s’était seulement assoupi un petit moment et, à son réveil, il trouva le commissariat vide. Les autres étaient-ils partis au troquet sans lui proposer de venir ? Il se précipita à l’accueil où il trouva Annika.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Ils ont déjà pris leur week-end ? Pourquoi personne ne travaille ? Si jamais ils sont allés prendre un pot, ils vont voir ce qu’ils vont voir. Cette commune a besoin que nous soyons prêts à tout moment, c’est notre devoir d’être là quand le citoyen nous appelle, claironna-t-il en agitant un doigt en l’air.
Mellberg adorait le son de sa propre voix. Il avait toujours trouvé que le ton autoritaire lui allait bien.
Annika le dévisagea sans rien dire et il commença à se tortiller. Il s’était attendu à ce qu’elle l’inonde d’excuses et de justifications pour couvrir ses collègues. Au lieu de cela, il sentit une vague de malaise monter en lui.
Au bout d’un petit moment, Annika dit calmement :
— Ils sont en intervention. A Fjällbacka. Il s’en est passé des choses pendant que tu travaillais dans ton bureau.
Le mot “travaillais” fut prononcé sans sarcasme apparent, mais quelque chose lui dit qu’Annika était parfaitement au courant de son petit roupillon. Il ne restait plus qu’à sauver les apparences.
— Pourquoi personne ne m’a prévenu ?
— Patrik a essayé. Il a frappé à ta porte pendant un bon moment. Mais tu avais fermé à clé et tu ne répondais pas. Il a été obligé d’y aller.
— Je… parfois je suis tellement absorbé par le travail que je deviens sourd et aveugle.
Mellberg jura intérieurement. Pas de chance, il avait le sommeil vraiment lourd, ce qui était à la fois un avantage et un inconvénient.
— Mmm…, répondit Annika et elle se remit à son ordinateur.
— Bon, mais dis-moi ce qui s’est passé ! dit-il hargneusement, toujours avec le sentiment de s’être fait avoir.
Annika fit un bref résumé des derniers épisodes survenus concernant Christian et Kenneth. Mellberg en resta bouche bée. Cette affaire devenait de plus en plus singulière.
— Ils ne vont pas tarder à revenir, en tout cas Patrik et Paula, ils te brieferont un peu plus. Martin et Gösta sont partis à Uddevalla s’entretenir avec Kenneth à l’hôpital, ils mettront probablement plus de temps à rentrer.
— Dis à Patrik de venir dans mon bureau dès qu’il arrive.
— D’accord. Et j’insisterai pour qu’il frappe plus fort. Des fois que tu serais de nouveau complètement absorbé par le boulot.
La mine d’Annika était parfaitement sérieuse, mais Mellberg n’arriva pas à se défaire du sentiment qu’elle se moquait de lui.
— Je t’en prie, viens avec nous. Pourquoi veux-tu absolument rester là ? dit Sanna en jetant au hasard quelques pulls dans la valise.
Christian ne répondit pas, ce qui l’énerva encore plus.
— Mais réponds ! Tu vas rester seul à la maison ? C’est complètement idiot, ça dépasse…
De rage, elle lança un jean en direction de la valise, mais sans l’atteindre, et le pantalon atterrit aux pieds de Christian. Elle s’avança pour le ramasser, puis se ravisa et posa ses mains autour du visage de son mari. Elle essaya de capter son regard, mais il refusa de laisser leurs yeux se croiser.
— Christian, mon chéri, s’il te plaît. Je ne comprends pas. Pourquoi tu ne viens pas avec nous ? Tu n’es pas en sécurité ici.
— Il n’y a rien à comprendre, dit-il en ôtant ses mains. Je reste ici, c’est comme ça. Je n’ai pas l’intention de fuir.
— Fuir qui ? Fuir quoi ? Je te préviens, si jamais tu sais qui c’est et que tu ne me le dis pas…
Les larmes ruisselaient sur ses joues et elle sentait encore la chaleur du visage de Christian dans ses mains. Quelle constatation amère : il ne lui permettait même pas de l’approcher. Dans des situations comme celle-ci, ils auraient dû s’épauler. Mais il lui tournait le dos, ne voulait pas d’elle. Elle rougit d’humiliation, détourna les yeux et continua à faire sa valise.
— Combien de temps il faut qu’on reste là-bas, à ton avis ? dit-elle en prenant une poignée de petites culottes et une autre de chaussettes dans un des tiroirs.
— Comment veux-tu que je le sache ?
Christian avait ôté le peignoir, essuyé la peinture rouge de son torse et enfilé un jean et un tee-shirt. Pour elle, c’était encore le plus bel homme qu’elle ait jamais vu. Elle l’aimait tellement que ça faisait mal.
Sanna referma le tiroir et jeta un coup d’œil dans le couloir où les garçons étaient en train de jouer. Ils étaient plus silencieux que d’ordinaire. Sérieux. Nils faisait rouler ses petites voitures et Melker laissait ses Action Man se battre entre eux. Tous deux sans les effets sonores habituels, et sans se disputer, ce qui en temps normal ne manquait pas d’arriver.
— Tu crois qu’ils…, essaya-t-elle, mais les pleurs prirent le dessus et elle dut recommencer : Tu crois qu’ils ont été blessés ?
— Ils n’ont pas une égratignure.
— Je ne veux pas dire physiquement.
Sanna ne comprenait pas comment il pouvait être si froid et impassible. Ce matin, il avait eu l’air aussi choqué, aussi désorienté et effrayé qu’elle. Maintenant, on aurait dit que rien de grave n’était arrivé, tout juste une broutille.
Quelqu’un s’était introduit chez eux pendant leur sommeil, était entré dans la chambre de leurs enfants et les avait peut-être traumatisés pour toujours en leur faisant connaître la peur et la sensation d’insécurité. Sans doute avaient-ils déjà perdu la certitude rassurante que rien ne pouvait leur arriver quand ils étaient chez eux, dans leur lit. Que rien ne pouvait arriver quand maman et papa se trouvaient à quelques mètres seulement. Cette sécurité-là était vraisemblablement anéantie pour toujours. Pourtant leur papa restait calme, imperturbable, comme s’il n’était pas concerné. Et là, à cet instant précis, elle le détesta.
— Les enfants oublient si vite, dit Christian en regardant ses mains.
Elle vit qu’il avait de grosses marques de griffures dans la paume et se demanda d’où il tenait ça. Mais elle ne fit pas de commentaires. Pour une fois, elle ne dit rien. Est-ce que c’était la fin ? Si Christian n’arrivait même pas à l’approcher et à la réconforter quand quelque chose de terrible les menaçait, il était sans doute temps de baisser les bras.
Elle continua à jeter des affaires dans la valise sans se soucier du choix. Les larmes troublaient sa vision, elle arrachait sans discernement les vêtements des cintres. La valise finit par déborder, elle dut s’asseoir dessus pour la fermer.
— Attends, laisse-moi t’aider. Je la descends.
Christian se leva et avec son poids il réussit à maintenir le couvercle suffisamment en place pour que Sanna puisse tirer la fermeture éclair. Il attrapa la valise par la poignée et l’emporta, en passant devant les garçons.
— Pourquoi il faut qu’on aille chez tante Agneta maintenant ? Pourquoi on emporte toutes ces affaires ? On va y rester longtemps ?
L’angoisse dans la voix de Melker arrêta Christian au milieu de l’escalier. Puis il continua de descendre, sans rien dire.
Sanna s’approcha de ses fils et s’accroupit à côté d’eux. Elle fit de son mieux pour paraître rassurante :
— On va faire semblant d’être en vacances. Mais sans partir très loin, seulement chez tante Agneta et vos cousins. Vous aimez bien y aller d’habitude. Ce soir, on fera un peu ce qu’on veut. Comme c’est les vacances, vous aurez le droit de manger des bonbons, même si on n’est pas samedi.
Les garçons la regardèrent avec méfiance, mais bonbons était manifestement un mot magique.
— On y va tous ensemble ? demanda Melker.
Son frère répéta en zézayant :
— On y va touz enzemble ?
Sanna prit une profonde inspiration.
— Non, seulement nous trois. Papa est obligé de rester ici.
— Oui, papa est obligé de rester ici et de se battre contre les méchants.
— Quels méchants ? dit Sanna en caressant la joue de Melker.
— Ceux qui ont mis la pagaille dans notre chambre, dit-il en croisant les bras sur sa poitrine et en prenant un air fâché. S’ils reviennent, mon papa va les battre !
— Papa ne va pas se battre avec des méchants. Personne ne reviendra plus ici.
Elle passa sa main sur la tête de Melker en maudissant Christian. Pourquoi ne venait-il pas avec eux ? Pourquoi se taisait-il ? Elle se releva.
— Ça va être super sympa. Une vraie aventure. Attendez-moi ici, je vais aider papa à mettre nos affaires dans la voiture, ensuite je viens vous chercher. D’accord ?
— D’accord.
Ils ne semblaient pas spécialement emballés et elle sentit leurs regards dans son dos en descendant l’escalier. Christian était en train de mettre la valise dans le coffre. Elle s’approcha et le prit par le bras.
— C’est ta dernière chance, Christian. Si tu sais quelque chose, si tu as la moindre idée de qui nous fait ça, je te supplie de me le dire. Pour nous. Si j’apprends que tu le savais depuis le début et que tu as gardé le silence, ce sera fini entre nous. Tu comprends ça ? Fini !
Christian suspendit son mouvement, la valise à moitié dans le coffre. Un instant, elle crut qu’il allait parler. Puis il se dégagea de sa main et enfourna la valise.
— Je ne sais rien. Arrête de me harceler !
Il claqua violemment le hayon arrière.
Annika arrêta Patrik quand il revint au commissariat avec Paula.
— Mellberg s’est réveillé pendant votre absence. Il était un peu en pétard de ne pas avoir été informé.
— Mais j’ai frappé à sa porte pendant je ne sais combien de temps, et il n’a pas ouvert.
— Oui, c’est ce que j’ai dit, mais il prétend qu’il était tellement plongé dans son travail qu’il ne t’a pas entendu.
— Tu parles, Charles.
Patrik sentit encore une fois à quel point il en avait marre de son chef incompétent. En vérité, il avait été très content de ne pas l’avoir dans les pattes. Il jeta un coup d’œil sur sa montre.
— Bon, je vais mettre notre distingué chef et maître au courant. Rassemblement dans la cuisine pour un rapide exposé dans un quart d’heure. Tu peux prévenir Gösta et Martin, s’il te plaît ? Ils ne vont pas tarder à arriver.
Il alla tout droit à la porte de Mellberg et frappa. Fort.
— Entre, dit Mellberg qui prit l’air profondément absorbé par une pile de documents. J’ai appris que les événements se précipitent, et je dois dire que, aux yeux de la population, ce n’est pas bon que des interventions d’une telle envergure se fassent sans la présence du commandant en chef.
Patrik ouvrit la bouche pour répondre, mais Mellberg leva la main. Manifestement, il n’avait pas encore fini.
— Nous nous devons de prendre ce genre de situation au sérieux, autrement, on renvoie une mauvaise image aux citoyens.
— Mais…
— Pas de mais. J’accepte tes excuses. Mais ne le refais pas.
Patrik sentit son sang battre dans ses oreilles. Vieux con ! Il serra les poings, puis les rouvrit et respira à fond. Il fallait qu’il fasse abstraction de Mellberg et se concentre sur le plus important. L’enquête.
— Raconte-moi maintenant. Qu’est-ce que vous avez trouvé ? demanda Mellberg, tout excité.
— Je m’étais dit qu’on pourrait se réunir dans la cuisine. Si ça te va ? dit Patrik entre ses dents.
— Oui, c’est peut-être une bonne idée. Inutile de tout retracer deux fois. Bon, on y va alors, Hedström ? Tu sais, le temps, ça compte dans une enquête comme celle-ci.
Patrik tourna le dos à son chef et quitta la pièce. Sur un point, Mellberg avait indéniablement raison. Le temps comptait beaucoup.