Mère semblait à cran, les larmes n’étaient pas loin. Il s’éloigna et s’accroupit derrière le canapé. Suffisamment près pour pouvoir entendre. Tout ce qui touchait à Alice était important.
Il l’aimait mieux maintenant. Elle ne le regardait plus avec le regard qui cherchait à prendre. La plupart du temps, elle restait couchée en silence et il trouvait cela bien.
— Elle a huit mois et elle n’a pas fait la moindre tentative pour ramper ou marcher à quatre pattes. Il faut qu’on l’amène chez un médecin, dit père.
Il parlait à voix basse, celle qu’il utilisait quand il voulait convaincre mère de faire quelque chose qu’elle ne voulait pas. Il répéta, mit ses mains sur les épaules de mère pour la forcer à l’écouter.
— Il y a quelque chose qui cloche avec Alice. Plus tôt on intervient, mieux c’est. Tu ne lui rends pas service en fermant les yeux.
Mère secoua la tête. Ses longs cheveux sombres scintillèrent dans son dos et il aurait voulu tendre la main et les toucher. Mais il savait qu’elle ne voudrait pas, qu’elle aurait un mouvement de recul.
Elle continua à secouer la tête. Les larmes coulaient sur ses joues et il sut qu’elle avait malgré tout commencé à céder. Père se retourna à moitié et lui jeta un regard rapide derrière le canapé. Il lui sourit en retour, mais ce n’était apparemment pas ce qu’il fallait faire, car son père fronça les sourcils et prit un air fâché, comme s’il était mécontent de son attitude.
Il ne comprenait pas pourquoi ses parents étaient si préoccupés et tristes. Alice était calme et gentille maintenant. Mère n’avait pas besoin de la porter tout le temps, elle restait paisiblement allongée là où on la posait. Pourtant ils n’étaient pas contents. Et bien qu’il y ait maintenant de l’espace pour lui aussi, ils le traitaient comme s’il n’existait pas. Que son père le fasse, ce n’était pas très grave, il ne comptait pas. Mais sa mère non plus ne le voyait pas, et les rares fois où elle le regardait, c’était avec dégoût et répugnance.
Car il était incapable de s’arrêter. Il ne pouvait pas s’empêcher de lever la fourchette, encore et encore, la porter à sa bouche, mâcher, avaler, recommencer, sentir son corps se remplir. La crainte était trop grande, la crainte qu’elle ne le voie jamais. Il n’était plus le beau petit garçon de mère. Mais il était là, et il prenait de la place.