Tout n’était qu’une question de survie. Mais chaque année qui passait signifiait davantage d’efforts. Le déménagement avait plu à tout le monde, sauf à lui. Son père avait trouvé un nouveau travail qui lui allait bien, et sa mère était contente d’habiter dans la maison de la Vipère, de la transformer, de la rendre méconnaissable et d’effacer toutes ses traces. Alice paraissait profiter du calme et de l’ambiance paisible qui régnaient au moins pendant neuf mois de l’année.

Mère se chargeait de l’enseignement d’Alice à la maison. Père y avait été opposé au début, il disait qu’elle avait besoin de sortir et de voir des enfants de son âge, qu’elle avait besoin des autres. Mère l’avait fixé et lui avait répondu d’une voix froide :

— Alice n’a besoin que de moi.

La discussion était close.

Pour sa part, il était devenu encore plus gros, il mangeait tout le temps. C’était comme si l’instinct de se nourrir s’était emballé et vivait sa propre vie. Comme sous une contrainte, il avalait tout ce qui se trouvait à sa portée. Cela ne lui procurait pas pour autant l’attention de sa mère. Parfois elle lui jetait un regard dégoûté, mais la plupart du temps, elle l’ignorait. Il était révolu, le temps où il pensait à elle comme à sa si jolie mère et réclamait son amour. Il avait renoncé, pour accepter de ne pas être quelqu’un qu’on aime, de ne pas mériter d’être aimé.

La seule qui l’aimait était Alice. Mais elle était, comme lui, une sorte d’erreur de la nature. Ses mouvements étaient saccadés, elle bafouillait en parlant et n’arrivait pas à faire les choses les plus élémentaires. Elle avait huit ans et ne savait pas nouer ses lacets toute seule. Sans cesse, elle marchait sur ses talons, elle le suivait comme une ombre. Le matin, quand il partait pour prendre le bus scolaire, elle restait à la fenêtre et le regardait, les mains posées sur la vitre et les yeux remplis d’envie. Il n’y comprenait rien, mais il la laissait faire.

L’école était un tourment. Chaque matin, il avait l’impression qu’on le conduisait en prison. Il aimait bien les leçons, c’est vrai, mais il avait les récréations en horreur. Si l’école primaire avait été épouvantable, le collège l’était encore plus. Ils en avaient toujours après lui, le taquinaient et le bousculaient, ils vandalisaient son casier et lui criaient des obscénités dans la cour. Il n’était pas bête, il comprenait qu’il était une victime parfaite. Son corps obèse lui faisait commettre le pire des péchés : sortir du lot. Il le comprenait, mais ça ne rendait pas les choses plus faciles.

— T’arrives à trouver ta bite pour pisser, avec cette grosse bedaine ?

Erik. Nonchalamment perché sur une des tables dans la cour de récréation, il était entouré de sa bande habituelle de supporters zélés. C’était lui, le pire. Le mec le plus populaire du bahut, beau et sûr de lui, impertinent avec les profs, qui avait toujours assez de cigarettes pour lui et ses partisans. Il ne savait pas qui il méprisait le plus : Erik qui semblait poussé par la méchanceté pure et cherchait toujours de nouvelles façons de le blesser, ou les imbéciles autour de lui qui ricanaient, les admirateurs qui se doraient à son auréole.

Il aurait pourtant donné n’importe quoi pour être l’un d’eux. Pouvoir rester assis sur la table avec Erik, dire oui quand il proposait une cigarette, faire des commentaires sur les nanas qui passaient, avec pour récompense des rires étouffés et des joues enflammées.

— Hé toi ! Je te parle. Réponds-moi quand je te pose une question !

Erik se leva et les deux autres le contemplèrent, surexcités. Le mec sportif, Magnus, croisa son regard. Parfois il avait l’impression d’entrapercevoir un soupçon de sympathie chez lui, mais pas suffisamment grande pour que Magnus se risque à tomber en disgrâce auprès d’Erik. Quant à Kenneth, ce n’était qu’un lâche qui évitait toujours de le regarder dans les yeux. Il fixait Erik, dans l’attente de ses directives.

Mais Erik n’avait apparemment pas assez d’énergie aujourd’hui pour lui chercher querelle, parce qu’il se rassit en rigolant :

— Tire-toi gros lard, tu me débectes ! Si tu cours un peu, tu échapperas à la raclée aujourd’hui.

Il souhaitait ardemment tenir tête à Erik et lui dire d’aller se faire foutre. Avec précision et force, il lui filerait une dérouillée, tandis que tous ceux qui s’étaient rassemblés autour d’eux comprendraient lentement que leur héros était en train de tomber. Et Erik lèverait péniblement la tête du sol et le regarderait avec respect, le nez en sang. Après cela, sa place à lui, dans la bande, serait évidente. Il en ferait partie.

Mais il se contenta de pivoter et de prendre ses jambes à son cou. Aussi vite qu’il le pouvait, il traversa la cour de récré de son pas de course lourdingue. Ses poumons brûlaient et la graisse de son corps adipeux tremblait. Derrière lui, il entendit leurs rires fuser.