Christian sentit l’agitation dans son corps. Celle qui ne faisait que croître et qui l’empêchait de dormir la nuit. Celle qui lui faisait voir des yeux sous l’eau.

Il devait partir, il le savait. S’il voulait se trouver une place dans l’existence, il fallait qu’il s’en aille. Loin de ses parents, loin d’Alice. Bizarrement, c’était ça qui lui faisait le plus mal. Se séparer d’Alice.

— Ehoh ! Toilà !

Surpris, il se retourna. Comme d’habitude, ses pieds l’avaient mené à Badholmen. Il aimait bien rester là et regarder la mer et Fjällbacka.

— Par ici !

Christian ne sut que penser. Devant le vestiaire des messieurs se trouvaient Erik, Magnus et Kenneth. Et Erik l’appelait. Christian les regarda avec méfiance. Quoi qu’ils lui veuillent, ça ne pouvait pas être bon. Mais la tentation était trop grande, et en jouant la décontraction, il glissa ses mains dans ses poches et alla les rejoindre.

— Tu veux une clope ? demanda Erik et il lui tendit une cigarette.

Christian secoua la tête. Il attendait la catastrophe à venir, que tous les trois lui tombent dessus. N’importe quoi d’autre que cette… bienveillance.

— Assieds-toi, dit Erik en tapotant le sol à côté d’eux.

Comme dans un rêve, il s’assit. Tout semblait irréel. Il avait imaginé la scène tant de fois, il l’avait visualisée. Et maintenant, cela arrivait. Il était assis ici comme l’un d’eux.

— Qu’est-ce que tu fais ce soir ? dit Erik en échangeant des regards avec Kenneth et Magnus.

— Rien de particulier. Pourquoi ?

— On pensait faire la fête ici. Une bringue privée, pour ainsi dire, rit Erik.

— Ah bon, dit Christian en se poussant un peu pour trouver une position confortable.

— Tu veux venir ?

— Moi ? dit Christian, pas très sûr d’avoir bien entendu.

— Oui, toi. Mais il faut un ticket d’entrée, dit Erik avec un nouveau regard pour Magnus et Kenneth.

Il y avait donc un hic. Quelle humiliation avaient-ils imaginée pour lui ?

— C’est quoi ? dit-il, sachant qu’il aurait mieux fait de ne pas demander.

Ils chuchotaient entre eux. Puis Erik le regarda de nouveau et dit sur un ton de défi :

— Une bouteille de whisky.

Ouf, seulement ça. Le soulagement l’inonda. Il pourrait en piquer une à la maison sans le moindre problème.

— Bien sûr, c’est cool. A quelle heure ?

Erik tira quelques taffes sur sa cigarette. Il semblait plein de savoir-vivre en fumant ainsi. Comme un adulte.

— Il faut qu’on soit sûrs qu’on nous foute la paix. Après minuit. Disons minuit et demi ?

Christian sentit qu’il hochait la tête avec trop d’empressement.

— D’accord, minuit et demi. Je serai là.

— Bien, répondit Erik.

Christian se dépêcha de partir. Ses pieds étaient plus légers qu’ils ne l’avaient été depuis longtemps. Le moment était peut-être venu où sa chance tournerait, où il pourrait enfin prendre part à la vie.

Le reste de la journée avança lentement. L’heure d’aller au lit arriva, mais il n’osa pas fermer les yeux de crainte de s’endormir. Il resta allongé à fixer les aiguilles de sa montre qui s’approchaient tout doucement de minuit. A minuit et quart il se leva et s’habilla en silence. Il se faufila au rez-de-chaussée et ouvrit le meuble-bar. Il y avait là plusieurs bouteilles de whisky et il choisit la plus remplie. Les bouteilles s’entrechoquèrent quand il la saisit et il se figea sur place. Mais le bruit ne sembla réveiller personne.

En arrivant près de Badholmen, il les entendit. On aurait dit qu’ils étaient là depuis un moment déjà, que la fête avait commencé sans lui. Une seconde, il envisagea de faire demi-tour. De refaire le court trajet jusqu’à la maison, de rentrer, remettre la bouteille à sa place puis se glisser dans son lit. Mais il entendit le rire d’Erik, et il voulut prendre part à ce rire, être un de ceux avec qui Erik échangeait des regards complices. Il continua donc à marcher, la bouteille de whisky serrée sous son bras.

— Tiens, salut, bredouilla Erik. C’est le roi de la fête qui arrive.

Il pouffa et Kenneth et Magnus se joignirent à lui. Magnus semblait être le plus ivre, il tanguait même assis et avait du mal à fixer son regard.

— Tu as apporté ton ticket d’entrée ? demanda Erik en lui faisant signe d’avancer.

Christian lui tendit la bouteille en s’attendant au pire. Est-ce que l’humiliation allait s’abattre sur lui ? Allaient-ils le chasser, maintenant qu’ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient ?

Mais rien ne se passa. A part qu’Erik dévissa le bouchon, but une bonne goulée et tendit la bouteille à Christian, qui la fixa du regard. Il en avait envie, mais ne savait pas s’il oserait. Erik l’exhorta à boire, et Christian comprit qu’on devait exécuter les ordres d’Erik si on voulait faire partie de la bande. Il s’assit avec la bouteille à la main et l’approcha lentement de sa bouche. Il faillit s’étouffer quand le whisky coula dans sa gorge.

— Ça ira, mon vieux ? rit Erik en lui donnant une tape dans le dos.

— Oui, ça va, dit-il, et il but une autre lampée pour le prouver.

La bouteille circula dans le groupe, et il commença à sentir une agréable chaleur se répandre dans son corps. Son angoisse se calma. L’alcool refoula tout ce qui dernièrement l’avait empêché de dormir la nuit. Les yeux. L’odeur de chair pourrissante. Il but encore.

Magnus s’était allongé sur le dos et contemplait le ciel étoilé, les yeux grands ouverts. Kenneth ne disait pas grand-chose, se contentant d’être d’accord avec Erik sur tout. Christian aimait se trouver là. Il était quelqu’un, il faisait partie d’un groupe.

— Christian ?

Une voix du côté de l’entrée. Il se retourna vivement. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Pourquoi fallait-il qu’elle vienne tout gâcher ? La vieille colère se réveilla.

— Tire-toi, siffla-t-il, et il vit le visage d’Alice se contracter.

— Christian ? répéta-t-elle, la gorge nouée.

Il se leva pour la chasser, mais Erik posa une main sur son bras.

— Laisse-la venir.

Christian fut tout surpris, mais il se rassit. Obéissant.

— Viens ! dit Erik en faisant signe à Alice d’approcher.

Du regard elle interrogea Christian, mais il se contenta de hausser les épaules.

— Assieds-toi, dit Erik. On fait la fête.

— Fête ! dit Alice, et son visage s’illumina.

— C’est bien que tu sois venue, il nous manquait une jolie nana.

Erik l’entoura de son bras et caressa une mèche de ses cheveux châtains. Alice rit. Elle aimait entendre qu’elle était jolie.

— Tiens. Pour participer à la fête, il faut boire.

Il retira la bouteille à Kenneth qui biberonnait au goulot, et la tendit à Alice.

De nouveau, elle jeta un regard à Christian, mais il se fichait de ce qu’elle faisait. Maintenant qu’elle l’avait suivi, il fallait qu’elle joue le jeu.

Elle se mit à tousser et Erik passa sa main dans son dos.

— Voilà, tu es une bonne petite. Ne t’en fais pas, on s’y habitue. Il faut essayer plusieurs fois.

En hésitant, elle leva la bouteille et but une autre gorgée. Cette fois, ça passait mieux.

— Bien. J’aime les filles comme ça. Mignonnes et qui savent boire du whisky, dit Erik avec un sourire.

Christian sentit l’inquiétude qui lui tenaillait le ventre. Il aurait voulu prendre Alice par la main et la conduire à la maison. Mais Kenneth s’assit à côté de lui, posa son bras sur ses épaules et bafouilla :

— Putain, Christian, dire qu’on est là avec toi et ta frangine. Tu n’aurais jamais imaginé ça, hein ? Mais nous, on a pigé que tu es un putain de mec réglo là sous toute la graisse.

Kenneth enfonça un doigt dans son ventre, et Christian ne sut pas s’il devait prendre ça comme un compliment ou pas.

— Elle est vraiment jolie, ta sœur.

Erik s’approcha encore davantage d’Alice. Il l’aida à lever la bouteille, la fit boire encore quelques goulées. Ses yeux brillaient et elle affichait un large sourire.

Subitement, pour Christian, tout se mit à tournoyer. Tout Badholmen tournait, la terre entière tournait. Il pouffa de rire et s’allongea sur le dos à côté de Magnus, fixant les étoiles qui virevoltaient dans le ciel.

Un bruit émis par Alice le poussa à se redresser. Il eut des difficultés à focaliser son regard, mais il vit Erik et Alice. Et il lui sembla qu’Erik avait la main sous le pull d’Alice. Il n’était pas sûr, ça tournait tellement. Il se rallongea.

— Chuut…

La voix d’Erik et le même gémissement d’Alice. Christian roula sur le côté et reposa la tête sur son bras tendu. Il contempla Erik et sa sœur. Elle ne portait plus son pull. Ses seins étaient petits et parfaits. Ce fut sa première pensée. Que ses seins étaient parfaits. Il ne les avait jamais vus auparavant.

— Ne t’inquiète pas. Je vais juste les tâter un peu…

Erik pétrit les seins d’une main et sa respiration se fit plus lourde. Kenneth avait les yeux rivés sur la poitrine nue d’Alice. Erik lui adressa un signe de tête.

— Viens toucher, toi aussi.

Christian vit qu’elle avait peur, qu’elle essayait de se protéger les seins avec ses bras. Mais sa tête était si lourde, il n’arrivait pas à la lever.

Kenneth s’installa à côté d’Alice. Après avoir reçu le feu vert d’Erik, il tendit la main et commença à toucher le sein gauche. Il serra doucement d’abord, puis de plus en plus fort, et Christian put voir la bosse de son short grossir.

— Je me demande si le reste est aussi bien roulé, murmura Erik. Qu’est-ce que tu en dis, Alice ? Est-ce que ta chatte est aussi jolie que tes nichons ?

Les yeux d’Alice étaient écarquillés de peur. Mais on aurait dit qu’elle ne savait pas comment opposer une résistance. Sans volonté, elle laissa Erik lui enlever sa petite culotte. Il la laissa garder sa jupe. La releva seulement pour montrer à Kenneth.

— Qu’est-ce que tu en penses ? C’est du terrain vierge, non ?

Il écarta les genoux d’Alice, et elle obéit, incapable de protester.

— Putain, mate-moi ça, un morceau de choix. Magnus, réveille-toi ! Tu es en train de louper quelque chose.

Magnus ne proféra qu’un gémissement. Un vague murmure éthylique.

Christian sentit la boule dans son ventre gonfler. La fête dégénérait. Il vit Alice le fixer, implorer son aide sans un mot. Mais ses yeux étaient comme quand ils l’avaient regardé du fond de la baignoire, et il ne put bouger, ne put l’aider. Il ne put que rester allongé sur le côté et laisser l’univers tournoyer.

— Je suis prem’s, dit Erik et il déboutonna son short. Tiens-la si elle se braque.

Kenneth hocha la tête. Il était pâle, mais il ne pouvait détacher ses yeux des seins d’Alice qui brillaient, tout blancs au clair de lune. Erik la força à se mettre sur le dos, la força à rester immobile et à regarder le ciel. Christian fut tout d’abord soulagé que ses yeux disparaissent. Qu’ils regardent les étoiles et pas lui. Puis la boule grandit encore, et avec un gros effort il se mit en position assise. Les voix criaient en lui et il sut qu’il devait faire quelque chose, mais il ignorait quoi. Alice ne protestait pas. Elle était simplement allongée là, laissant Erik lui écarter les jambes, s’allonger sur elle et s’introduire en elle.

Il sanglota. Pourquoi fallait-il qu’elle vienne tout détruire ? Qu’elle prenne ce qui était à lui, qu’elle le colle, qu’elle l’aime ? Il ne lui avait pas demandé de l’aimer. Il la détestait. Et elle, elle ne faisait que rester là sans bouger.

Erik se figea et poussa un gémissement. Se retira et reboutonna sa braguette. Il alluma une cigarette à l’abri de sa main courbée, puis regarda Kenneth.

— A toi maintenant.

— M… moi ? bégaya Kenneth.

— Oui, c’est à ton tour, dit Erik sur un ton qui ne souffrait aucun refus.

Kenneth hésita. Puis il regarda les seins, les seins fermes avec les tétons roses qui s’étaient dressés dans la brise d’été. Il déboutonna lentement son short, puis de plus en plus vite. Pour finir, il se jeta pratiquement sur Alice et se mit à bouger sauvagement le bas-ventre. Il ne fallut pas longtemps avant qu’il gémisse lui aussi, et que son corps soit parcouru de spasmes.

— Impressionnant, dit Erik en tirant sur sa cigarette. A toi, Magnus.

Il pointa la cigarette sur Magnus qui dormait. Un filet de salive pendait au coin de sa bouche.

— Magnus ? Il ne va jamais y arriver. Il est trop pété, rigola Kenneth.

Il ne regardait plus Alice.

— On va lui donner un coup de main, dit Erik, et il commença à tirer Magnus par les bras. Aide-moi, dit-il à Kenneth qui se précipita aussitôt.

Ensemble, ils traînèrent Magnus jusqu’à Alice, et Erik commença à déboutonner son pantalon.

— Baisse son calcif ! ordonna-t-il à Kenneth, qui obéit aux ordres avec une petite moue de dégoût.

Magnus n’était pas en état de faire quoi que ce soit, et un instant, Erik eut l’air énervé. Il distribua quelques coups de pied au garçon, qui se réveilla vaguement.

— On a qu’à le poser sur elle. Putain, faut qu’il la baise, lui aussi.

Les voix s’étaient tues maintenant et ça résonnait dans sa tête. Christian avait l’impression de regarder un film, une chose qui n’avait pas de réalité, à laquelle il ne participait pas. Il les vit pousser et hisser Magnus sur le corps d’Alice, il le vit se réveiller suffisamment pour proférer des sons bestiaux, immondes. Il n’arriva pas aussi loin que les deux autres, et s’endormit à mi-chemin, lourdement allongé sur Alice.

Mais Erik était satisfait. Il repoussa Magnus, il était prêt à nouveau. La vue d’Alice, belle et absente, parut l’exciter. De plus en plus violemment, il la laboura, ses longs cheveux roulés autour de sa main et il tira si fort qu’il en arracha des mèches.

Alors elle se mit à crier. Le son arriva brusquement et de façon inattendue. Il perça la nuit et Erik s’arrêta net. Il la regarda. Sentit la panique. Il devait absolument la faire taire, faire cesser ce hurlement.

Christian entendit le cri pénétrer son silence. Il se boucha les oreilles avec ses mains, mais ça ne servait à rien. C’était le même cri que quand elle était petite, quand elle lui prenait tout. Il vit Erik assis à califourchon sur elle, Erik qui leva la main et frappa, essayant lui aussi de faire cesser le cri. La tête d’Alice rebondissait et cognait contre le caillebotis à chaque coup. Puis il y eut un craquement quand le poing d’Erik s’abattit sur les os de son visage. Christian vit Kenneth, tout blanc, qui fixait Erik. Le cri avait réveillé Magnus. Il se redressa tout étourdi, regarda Erik et Alice, regarda son pantalon déboutonné.

Puis le cri s’arrêta. Tout devint silencieux. Et Christian s’enfuit. Il se leva et courut, loin d’Alice, loin de Badholmen. Il courut à la maison, franchit la porte et monta l’escalier, se précipita dans sa chambre où il se coucha dans son lit et tira la couverture sur lui, et sur les voix.

Lentement, le monde cessa de tourner.