— Tu m’as fait passer pour un con hier, dit Erik.
Il était en train d’essayer de nouer sa cravate devant la glace dans la chambre. Louise ne répondit pas. Elle lui tourna le dos en se laissant rouler sur le côté.
— Tu as entendu ce que je viens de dire ?
Il éleva un peu la voix, en faisant attention toutefois de rester discret. Les chambres des filles se trouvaient juste en face de la leur.
— J’ai entendu, dit-elle à voix basse.
— Ne le refais jamais. Jamais ! Que tu te soûles la gueule ici à la maison, c’est une chose. Tant que tu tiens à peu près debout sur tes deux jambes quand les filles te voient, je m’en fous. Mais tu ne mets pas les pieds au bureau dans cet état-là, tu as compris ?
Pas de réponse. Elle n’offrait aucune résistance et cela l’agaça. Il préférait toujours ses commentaires sarcastiques à son silence.
— Tu me débectes. Tu sais ça ?
Le nœud de cravate se retrouva trop bas. Il jura et le défit pour le refaire aussitôt. Il jeta un regard sur Louise. Elle était toujours allongée, lui tournant le dos, mais il vit maintenant que des sanglots lui secouaient les épaules. Quel matin de merde ! Il détestait son angoisse de lendemain de cuite quand elle pleurait et s’apitoyait sur elle-même.
— Arrête ça. Il faut te ressaisir.
Il devait toujours répéter la même rengaine et sa patience en prenait un coup.
— Tu vois toujours Cecilia ?
La question sortit sourdement de l’oreiller. Puis elle tourna le visage vers lui pour entendre sa réponse.
Erik la regarda avec dégoût. Sans maquillage, sans son déguisement de vêtements de luxe, elle avait l’air affreuse.
— Tu la vois toujours ? dit-elle encore une fois. Tu la baises ?
Elle était donc au courant. Il ne l’avait pas crue aussi dégourdie.
— Non.
Il pensa à la dernière conversation qu’il avait eue avec Cecilia. Il ne tenait pas à en parler.
— Pourquoi ? Tu en as déjà eu marre ?
Louise ne lâchait pas prise, comme un chien dont les mâchoires se sont coincées.
— Laisse tomber !
Il n’y avait pas de bruit dans les chambres des filles et il espérait qu’elles n’avaient rien entendu, même s’il avait parlé très fort. Mais c’était au-dessus de ses forces de penser à Cecilia et à l’enfant pour lequel il serait obligé de payer en secret.
— Je ne veux pas parler d’elle, dit-il sur un ton plus calme et il réussit enfin à nouer correctement sa cravate.
Louise le dévisagea, la bouche ouverte. Elle paraissait vieillie. Les larmes s’étaient accumulées dans les coins de ses yeux. Sa lèvre inférieure trembla et elle continua à l’observer en silence.
— Je file au boulot. Sors-toi du plumard et veille à ce que les filles partent à l’école. Si tu es en état de le faire.
Il la regarda froidement avant de lui tourner le dos. Peut-être que ça vaudrait le prix que ça coûterait d’être débarrassé d’elle après tout. Il ne manquait pas de femmes qui seraient ravies de pouvoir bénéficier de ce qu’il avait à offrir. Elle serait facile à remplacer.
— Tu crois qu’il sera suffisamment en forme pour nous parler ?
Martin se tourna vers Gösta qui était au volant. Ils se rendaient chez Kenneth, mais ni l’un ni l’autre n’avait vraiment envie de le déranger si peu de temps après la mort de sa femme.
— Aucune idée, répondit Gösta laconiquement, indiquant clairement qu’il ne voulait pas en parler. Il y eut un petit silence avant qu’il reprenne : Ça se passe comment avec la petite ?
— Super bien !
Le visage de Martin s’illumina. Après une suite de relations ratées, il avait presque abandonné l’espoir de fonder une famille. Mais Pia y avait remédié et l’automne dernier ils avaient eu une petite fille. La vie de célibataire lui apparaissait désormais comme un rêve lointain pas particulièrement agréable.
Nouveau silence. Gösta tambourina avec les doigts sur le volant, mais cessa après un coup d’œil agacé de la part de son collègue.
La sonnerie du portable de Martin les fit sursauter tous les deux. Il répondit, et son visage se fit de plus en plus sérieux.
— Il faut qu’on aille chez Christian Thydell, dit-il après avoir raccroché.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’était Patrik. Il s’est passé quelque chose chez les Thydell. Christian vient d’appeler le commissariat, mais il a été très confus. Apparemment ça concerne les enfants.
— Oh putain ! Accroche-toi ! dit Gösta en appuyant sur l’accélérateur.
Une sensation désagréable commença à se répandre dans son ventre. Il avait toujours eu du mal à gérer des affaires impliquant des enfants. Et ça ne s’améliorait pas avec le temps.
— C’est tout ce qu’il savait ?
— Oui. Apparemment, Christian était hors de lui. Impossible de lui faire dire quoi que ce soit de sensé. On verra bien sur place. Patrik et Paula sont en route, mais je pense qu’on y sera avant eux. Patrik m’a dit de ne pas les attendre.
Martin était devenu tout blanc. Arriver sur un lieu de crime quand on était préparé à ce qu’on allait trouver, c’était déjà pénible, mais là, ils ignoraient totalement ce qui les attendait.
Devant la maison des Thydell, Gösta ne se donna pas la peine de se garer correctement, il s’arrêta de biais dans un dérapage contrôlé et ils descendirent précipitamment de la voiture et allèrent sonner à la porte. Comme personne ne vint leur ouvrir, ils s’autorisèrent à entrer.
— Ohé ! Il y a quelqu’un ?
Ils entendirent du bruit à l’étage et grimpèrent l’escalier quatre à quatre.
— C’est la police !
Toujours pas de réponse, mais dans une des pièces, ils entendirent des sanglots et des cris d’enfants, mêlés à un clapotis d’eau.
Gösta retint sa respiration et regarda dans la salle de bains. Sanna était assise par terre, tout son corps secoué par des pleurs violents. Dans la baignoire, il y avait deux petits garçons. L’eau autour d’eux était vaguement rose, et Sanna les savonnait avec des mouvements brusques.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Ils sont blessés ? dit Gösta, les yeux rivés sur les enfants dans la baignoire.
Sanna se retourna et leur jeta un rapide coup d’œil, puis elle se concentra de nouveau sur ses fils et continua à les laver.
— Est-ce qu’ils sont blessés, Sanna ? Est-ce qu’il faut appeler une ambulance ?
Gösta s’approcha d’elle, s’accroupit et posa une main sur son épaule. Mais Sanna ne répondit pas. Elle continua de frotter, sans grand résultat. Le rouge était bien incrusté et avait plutôt tendance à s’étaler encore davantage.
Il regarda les enfants de plus près et son pouls se calma. La matière rouge n’était pas du sang.
— Qui a fait ça ?
Sanna sanglota et essuya du dos de la main des gouttes d’eau roses qui avaient éclaboussé son visage.
— Ils… ils…
Elle n’arriva pas à parler et Gösta serra son épaule pour la rassurer. Du coin de l’œil, il vit Martin attendre dans l’embrasure de la porte.
— C’est de la peinture, dit-il en se tournant vers lui.
Sanna respira à fond et fit une nouvelle tentative pour parler :
— Nils m’a appelée. Il était assis dans son lit. Ils étaient… ils étaient comme ça, tous les deux. Quelqu’un a écrit sur le mur, et la peinture a giclé sur leurs lits. J’ai cru que c’était du sang.
— Vous n’avez rien entendu au cours de la nuit ? Ou ce matin ?
— Non, rien.
— Où est située la chambre des enfants ? demanda Gösta.
Sanna montra le couloir.
— J’y vais, dit Martin.
— J’arrive, dit Gösta et il obligea Sanna à le regarder en face. On revient tout de suite. D’accord ?
Elle hocha la tête et Gösta se leva et suivit le couloir. On entendait des voix agitées dans la chambre des enfants.
— Christian, posez ça !
— Je dois enlever…
Christian paraissait aussi décontenancé que Sanna, et quand Gösta entra dans la chambre, il le vit avec un grand seau d’eau qu’il s’apprêtait à lancer sur le mur.
— Il faut qu’on y jette un coup d’œil d’abord, dit Martin.
Il leva une main devant Christian qui ne portait qu’un slip. Sur sa poitrine s’étalaient des taches de peinture rouge qu’il avait dû se faire en aidant Sanna à porter les enfants dans la salle de bains.
Il était sur le point d’envoyer l’eau, mais Martin se précipita et lui arracha le seau des mains. Christian ne résista pas, il lâcha prise et resta à tanguer sur place.
Une fois Christian maîtrisé, Gösta put se concentrer sur ce qu’il avait voulu effacer. Sur le mur au-dessus des lits des enfants, on avait écrit : Tu ne les mérites pas.
De la peinture rouge avait coulé des lettres. On aurait dit qu’elles étaient tracées avec du sang. Les éclaboussures dans les lits des enfants donnaient la même impression. Gösta comprit mieux l’étendue du choc qu’avait dû ressentir Sanna en entrant dans la chambre. Et la réaction de Christian aussi. Son visage était totalement dépourvu d’expression quand il fixait les lettres sur le mur. Mais il murmurait quelque chose tout bas. Gösta s’approcha pour entendre ses paroles.
— Je ne les mérite pas. Je ne les mérite pas.
Gösta le prit doucement par le bras.
— Va te mettre quelque chose sur le dos. On parlera après.
Avec une douce violence, il le poussa en direction de la chambre voisine.
Christian se laissa guider, mais se contenta ensuite de s’asseoir sur le bord du lit. Gösta parcourut la pièce du regard et trouva une robe de chambre accrochée à la porte. Il la donna à Christian, qui l’enfila d’un mouvement lent et lourd.
— Je vais juste aller voir Sanna et les enfants. Ensuite on pourra descendre dans la cuisine pour discuter, dit Gösta.
Christian fit oui de la tête. Ses yeux étaient vides, comme couverts d’une pellicule vitreuse. Gösta l’abandonna là et rejoignit Martin qui était resté dans la chambre des enfants.
— Qu’est-ce qui est en train de se passer, à ton avis ?
— C’est pervers, en tout cas, dit Martin en secouant la tête. Celui qui a fait ça n’a pas toute sa tête. Et qu’est-ce que ça signifie ? “Tu ne les mérites pas.” Qui ça ? Les enfants ?
— C’est ce qu’on va essayer de savoir. Patrik et Paula ne devraient pas tarder. Tu peux descendre les accueillir ? Et appelle un médecin aussi. Je pense que les mômes n’ont rien, mais tout le monde semble en état de choc. Il vaut mieux que quelqu’un les examine. Je me suis dit que j’allais aider Sanna à nettoyer les garçons. A frotter comme elle le fait, elle va finir par les écorcher.
— On devrait faire venir les techniciens aussi.
— Exactement. Dis à Patrik de contacter Torbjörn dès qu’il arrive, pour qu’il envoie l’équipe. Et il faut qu’on arrête de piétiner partout.
— On a réussi à sauver le mur en tout cas, dit Martin.
— Oui, on a eu un sacré pot.
Ils descendirent ensemble et Gösta localisa tout de suite la porte de la cave. Une ampoule nue éclairait l’escalier et il s’y aventura. Comme la plupart des caves, celle de la famille Thydell était remplie d’un bric-à-brac invraisemblable : des cartons, des jouets, des boîtes marquées “décorations de Noël”, des outils qui ne devaient pas être utilisés très souvent et une étagère avec des ustensiles de peinture, pots, flacons, pinceaux et chiffons. Gösta tendit le bras pour attraper le dissolvant, mais au moment où ses doigts se refermèrent autour de la bouteille, il aperçut quelque chose du coin de l’œil. Il y avait un chiffon par terre. Imbibé de peinture rouge.
Il passa rapidement en revue les pots sur l’étagère. Aucun ne contenait de la peinture rouge. Mais Gösta était sûr de lui. C’était la même couleur rouge que celle dans la chambre des garçons. La personne qui avait renversé la peinture et écrit sur le mur s’était peut-être tachée et était descendue ici se nettoyer. Il regarda la bouteille dans sa main. Merde, il pouvait y avoir des empreintes digitales, il ne fallait surtout pas les effacer. Mais il avait besoin du contenu. Les gamins devaient absolument être nettoyés et sortis du bain. Une bouteille de Coca vide le sauva. Sans changer sa prise, il transvasa le contenu dans la bouteille en plastique. Puis il reposa le flacon sur l’étagère. Avec un peu de chance, il n’avait pas ruiné toutes les empreintes. Le chiffon aussi pouvait fournir des pistes.
La bouteille de Coca à la main, il remonta au premier étage. Patrik et Paula ne devaient pas être loin maintenant. Quand il entra dans la salle de bains, Sanna était toujours occupée à son frottement obstiné. Les garçons poussaient des cris de détresse et Gösta s’accroupit devant la baignoire et dit d’une voix douce :
— Il te faut autre chose que du savon pour enlever la peinture. J’ai apporté du dissolvant.
Elle arrêta de frotter et le dévisagea. Gösta prit une serviette et imbiba le tissu éponge de produit. Sanna l’observa. Il lui montra la serviette et saisit ensuite le bras du plus grand des enfants. Il était impossible de les calmer maintenant, il ne lui restait qu’à opérer vite. Bien que le garçon se tortillât comme un ver de terre, Gösta réussit plus ou moins à le nettoyer.
— Regarde, ça part. Il va ressortir du bain comme un sou neuf, tu verras.
Il réalisa qu’il parlait à Sanna comme à un enfant, et ça fonctionnait, semblait-il, elle parut émerger de son état d’hébétude.
— Voilà, ça en fait un de propre.
Il posa la serviette, prit le pommeau de douche et rinça le petit corps pour faire partir le dissolvant. L’enfant se débattit sauvagement quand Gösta le souleva et le sortit de la baignoire, mais Sanna réagit et attrapa un peignoir de bain dont elle l’entoura. Elle le prit dans ses bras et le berça sur sa poitrine.
— Allez, au suivant !
L’autre garçon, qui était plus petit, parut comprendre que s’il laissait le policier le laver, il pourrait sortir de la baignoire et rejoindre les bras de sa maman. Il s’arrêta net et ne moufta pas quand Gösta versa encore du produit sur la serviette et commença à le laver. Peu après, lui aussi n’était plus que légèrement rose et il put descendre sur les genoux de Sanna, entièrement enveloppé dans un grand drap de bain.
Gösta entendit des voix au rez-de-chaussée puis des pas dans l’escalier. Patrik se montra à la porte.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il hors d’haleine. Ils n’ont rien ? Martin m’a dit qu’apparemment les enfants n’ont pas été blessés.
Le regard de Patrik plongea dans la baignoire remplie d’eau rose.
— Les enfants vont bien. Ils sont un peu secoués, c’est tout. Comme leurs parents.
Gösta se leva et sortit rejoindre Patrik dans le couloir où il lui fit un bref résumé de la situation.
— C’est complètement fou, tout ça. Qui peut faire une chose pareille ?
— C’est ce qu’on s’est demandé aussi, Martin et moi. Il y a quelque chose qui cloche, vraiment. Et je pense que Christian ne nous raconte pas tout, lâcha Gösta avant de répéter les paroles que ce dernier avait murmurées.
— Ça fait un moment que j’ai le même sentiment. Il est où maintenant ?
— Dans la chambre à coucher. Je ne sais pas s’il est en état d’être entendu.
Le téléphone de Patrik sonna ; il l’extirpa de sa poche et répondit. Puis il tressaillit.
— Qu’est-ce que tu dis ? Tu peux répéter ? dit-il avec un regard effaré sur Gösta qui essayait en vain d’entendre ce que disait la personne à l’autre bout du fil. D’accord, compris. On est chez les Thydell, il y a eu un incident ici aussi, mais on s’en occupe.
Il se tourna vers Gösta pour le mettre au courant.
— Kenneth Bengtsson a été transporté à l’hôpital d’Uddevalla. Il faisait son jogging ce matin et quelqu’un lui avait tendu un piège. Une corde en travers de la piste qui l’a fait trébucher sur un lit de verre brisé.
— Dieu de Dieu, chuchota Gösta, puis pour la deuxième fois dans la matinée : Qu’est-ce qui est en train de se passer, à ton avis ?
Erik fixait pensivement son téléphone portable après avoir raccroché. Kenneth était en route pour l’hôpital. Toujours fidèle au devoir, il avait apparemment réussi à convaincre les ambulanciers d’appeler Erik pour prévenir qu’il ne viendrait pas au bureau.
On lui avait tendu un piège sur le circuit d’entraînement. Erik n’envisagea même pas l’hypothèse que ce puisse être une erreur ou une mauvaise plaisanterie qui aurait dégénéré. Kenneth faisait toujours le même parcours. Tous les matins, exactement le même trajet. Tout le monde le savait et n’importe qui aurait pu l’apprendre. Il n’y avait aucun doute : quelqu’un voulait du mal à Kenneth. Et cela signifiait que quelqu’un lui voulait du mal à lui aussi.
Ça commençait à prendre une mauvaise tournure. Au fil des ans, il avait marché sur les pieds de beaucoup de personnes et pris beaucoup de risques. Mais jamais il n’aurait pu imaginer une telle évolution, ni la peur qu’il ressentait.
Il se tourna vers l’écran et ouvrit le site de sa banque. Il avait besoin de contrôler ses avoirs. Les pensées tournoyèrent dans sa tête, mais il essaya de se concentrer sur ses comptes et sur les sommes qui y figuraient pour canaliser sa peur en un plan, une fuite. Un instant il se permit de spéculer sur l’identité de l’auteur des lettres, la personne qui avait probablement tué Magnus et qui semblait à présent avoir déplacé son attention sur Kenneth. Pour commencer. Puis il écarta ces pensées. Ça ne servait à rien de tirer des plans sur la comète. Ça pouvait être n’importe qui. Maintenant il fallait qu’il veille à sauver sa propre peau, prendre ce qu’il pouvait et partir pour des cieux plus cléments où personne ne pouvait l’atteindre. Y rester jusqu’à ce que la tempête se soit calmée.
Bien sûr, les filles allaient lui manquer. Mais elles étaient assez grandes maintenant et ça aiderait peut-être Louise à se ressaisir si elle devait les prendre en charge seule, sans se reposer sur lui. Il n’allait évidemment pas les laisser sans le sou. Il veillerait à ce qu’il reste assez d’argent sur quelques comptes pour qu’elles s’en sortent pendant un bon bout de temps. Ensuite il faudrait que Louise se trouve un boulot. Ça lui ferait du bien. Elle ne pouvait pas s’attendre à vivre à ses crochets éternellement. Il avait parfaitement le droit d’agir ainsi, et ce qu’il avait accumulé tout au long des années lui suffirait pour démarrer une nouvelle vie. Il serait à l’abri.
Pour l’instant, il avait la situation en main, il n’avait plus qu’à organiser le côté pratique. Entre autres, il devait parler avec Kenneth. Demain, il irait à l’hôpital, en espérant que son associé serait suffisamment remis pour pouvoir vérifier quelques chiffres. C’était évidemment dur pour Kenneth d’abandonner l’entreprise si rapidement après la mort de Lisbet, et il y aurait sans doute des suites fâcheuses. Mais Kenneth était un grand garçon. Peut-être même qu’Erik lui rendrait-il un fier service en le forçant à voler de ses propres ailes. A la réflexion, ce serait un bienfait tant pour Louise que pour Kenneth s’il n’était plus là pour leur faire la courte échelle.
Restait le problème Cecilia. Mais elle lui avait déjà dit dans des termes extrêmement clairs qu’elle n’avait pas besoin de son aide, autre que financière. Et il avait effectivement les moyens de lui allouer une petite somme.
Ce serait ainsi. Cecilia aussi s’en tirerait, tout le monde s’en tirerait. Et les filles finiraient par comprendre, il en était sûr.
Il avait fallu du temps aux médecins pour ôter tous les bouts de verre. Deux étaient fichés tellement profond qu’une intervention plus importante serait indispensable. Mais il avait eu de la chance, disaient-ils. Les éclats étaient passés à côté de tous les vaisseaux sanguins essentiels. Sinon, ça aurait pu très mal se terminer. C’étaient les termes exacts du médecin, dits sur un ton enjoué.
Kenneth tourna la tête vers le mur. Ils ne comprenaient donc pas que rien ne pouvait être pire que ce qu’il vivait en ce moment. Qu’il aurait mille fois préféré qu’un morceau de verre lui sectionne l’aorte, coupe la douleur et supprime le mal dans son cœur. Elimine le mauvais souvenir. Car pendant qu’il grimaçait de douleur à la moindre secousse dans l’ambulance qui fonçait sirènes hurlantes, la lumière s’était faite en lui. D’un coup, il avait su qui les pourchassait. Qui les haïssait et leur voulait du mal. Qui lui avait pris Lisbet. Savoir qu’elle était morte avec la vérité lui résonnant dans les oreilles était insupportable.
Il regarda ses bras qui reposaient sur les draps, recouverts de bandages. Pareil pour ses jambes. Il avait couru son dernier marathon. Le médecin avait dit qu’il faudrait un miracle pour que ça cicatrise correctement. Mais ça n’avait plus aucune importance. Il ne voulait plus courir.
Il n’avait pas l’intention non plus de courir pour la semer. Elle avait déjà pris ce qu’il avait de plus précieux. Au diable le reste. Il y avait une sorte de justice biblique dont il ne pouvait pas se défendre. Œil pour œil, dent pour dent.
Kenneth ferma les yeux et revit les images qu’il avait reléguées tout au fond de sa mémoire. Avec le temps, c’était comme si ça n’avait jamais eu lieu. Une seule fois, la scène était remontée à la surface. C’était pendant cette fameuse fête de la Saint-Jean quand tout avait failli s’écrouler. Mais les murs avaient tenu bon, et il avait repoussé les souvenirs dans les recoins les plus obscurs de son cerveau.
Maintenant ils étaient de retour. Elle les avait ressortis au grand jour, elle l’avait forcé à se voir tel qu’il était. Et ce qu’il voyait était insupportable. Le plus insupportable était d’imaginer les dernières paroles que Lisbet avait entendues avant de mourir. Est-ce que ça avait tout changé pour elle ? Etait-elle morte avec un trou noir dans le cœur, là où reposait son amour pour lui ? Etait-il devenu un étranger pour elle à cet instant-là ?
Il rouvrit les yeux. Fixa le plafond et sentit les larmes inonder ses joues. Elle pouvait venir le prendre maintenant. Il n’allait pas courir.
Œil pour œil, dent pour dent.