Göte Persson cria fort, mais comme d’habitude, le chien ne parut pas l’écouter. Son maître ne vit que la queue du golden retriever avant qu’il tourne à gauche derrière un bloc de pierre. Göte hâta le pas tant qu’il put, mais sa jambe droite le ralentissait. Depuis son attaque, elle avait du mal à suivre, mais il s’estimait quand même heureux. Les médecins ne lui avaient pas donné beaucoup d’espoir de pouvoir bouger correctement après que tout son côté droit eut été mis KO. C’était sans compter avec son obstination. Grâce à une persévérance hors pair, et à son kinésithérapeute qui l’avait encouragé comme s’il s’entraînait pour les JO, il avait progressé de semaine en semaine. Par moments, il avait connu des revers et, bien sûr, il avait été près d’abandonner plus d’une fois. Mais il avait poursuivi le combat et petit à petit s’était approché du but.
Désormais il faisait une longue promenade avec Rocky tous les jours. Sa démarche était saccadée et il boitait visiblement, mais ils avançaient. Ils sortaient par tous les temps, et chaque mètre était une victoire.
Le chien réapparut. Il explorait la plage de Sälvik, nez au sol, et ne levait les yeux que de temps à autre pour s’assurer que son maître suivait. Göte saisit l’occasion de s’arrêter et de souffler un peu. Pour la centième fois, il tâta sa poche. Est-ce que son portable était toujours là ? Pas de problème, il y était. Par précaution, il le sortit et s’assura qu’il était en état de marche, qu’il ne l’avait pas éteint par mégarde, qu’il n’avait pas loupé de communication. Personne n’avait appelé encore et il remit le téléphone dans sa poche avec une certaine impatience.
Il savait qu’il était ridicule, à regarder ainsi son téléphone toutes les cinq minutes. Mais il allait être grand-père pour la première fois. Et ils avaient promis d’appeler en partant. Ina avait dépassé le terme de presque deux semaines et Göte avait du mal à comprendre comment sa fille et son gendre pouvaient rester aussi calmes. Bon, d’accord, il décelait une certaine irritation quand il leur téléphonait pour la dixième fois dans la même journée. Manifestement, il était bien plus inquiet qu’eux. Ces dernières nuits, il était même resté éveillé plusieurs heures à scruter tantôt le réveil, tantôt le téléphone. Ces choses-là avaient tendance à se déclarer la nuit. Et s’il dormait trop profondément et n’entendait pas la sonnerie ?
Il bâilla. Les nuits blanches commençaient à user ses forces. Tant d’émotions l’avaient étreint quand Ina et Jesper avaient annoncé qu’ils attendaient un bébé. Ils le lui avaient dit quelques jours après son attaque, quand il était hospitalisé à Uddevalla. En fait, ils avaient pensé attendre pour le lui annoncer, c’était si nouveau, ils venaient de l’apprendre eux-mêmes. Mais personne n’avait cru qu’il survivrait. Ils doutaient même qu’il les eût entendus, allongé là dans son lit d’hôpital relié par des tuyaux à un tas d’appareils.
Mais il avait entendu, il avait entendu chaque mot. Et cela avait fourni à sa ténacité le point d’ancrage nécessaire. Quelque chose qui le ferait vivre. Il allait être grand-père. Sa fille unique, le soleil de sa vie, allait avoir un bébé. Comment pourrait-il louper un tel événement ? Il savait que Britt-Marie l’attendait de l’autre côté, et il aurait volontiers lâché prise pour la retrouver. Elle lui avait manqué chaque jour, chaque minute, pendant toutes ces années qui s’étaient écoulées depuis sa mort. Mais maintenant, quelqu’un aurait besoin de lui, et il le lui avait expliqué. Il lui avait dit qu’il ne pouvait pas la rejoindre encore, que leur fille avait besoin de lui ici-bas.
Britt-Marie avait compris. Il en était sûr. Si bien qu’il s’était réveillé, il était sorti de ce sommeil étrange et de maintes façons attirant. Il s’était levé du lit et, chaque pas qu’il avait fait depuis, il l’avait fait pour le bébé à naître. Il avait tant de choses à donner. Il voulait profiter de toutes les minutes supplémentaires que la vie lui réservait pour gâter son petit-fils ou sa petite-fille. Ina et Jesper pouvaient protester tant qu’ils voulaient. C’étaient là les privilèges d’un grand-père.
Le téléphone dans sa poche se mit à sonner et il sursauta, plongé ainsi dans ses pensées. Tout excité, il le sortit et faillit le laisser tomber. Il regarda l’écran et ses épaules s’affaissèrent de déception en voyant le nom d’un ami. Il n’osa pas répondre. Il ne fallait pas que ça sonne occupé s’ils cherchaient à le joindre.
Le chien avait encore disparu et il partit en boitillant dans la direction où il l’avait vu la dernière fois. Une tache claire bougea à la périphérie de son champ de vision et il tourna la tête.
— Rocky !
La peur suinta de sa voix. Le chien s’était aventuré sur la glace. Il se tenait à presque vingt mètres du bord, la tête baissée. Quand il entendit son maître l’appeler, il se mit à aboyer furieusement et à gratter avec les pattes. Göte retint sa respiration. Si l’hiver avait été glacial, il ne se serait pas inquiété. Avec Britt-Marie, ils allaient souvent se balader sur la glace jusqu’aux petites îles proches, en emportant des sandwiches et un thermos de café. Mais cette année il y avait eu du redoux, puis du gel, puis du redoux à nouveau, et il savait que la glace était traîtresse.
— Rocky ! Viens ici ! appela-t-il encore une fois, mais malgré sa voix sévère, le chien l’ignora.
Göte n’avait plus qu’une pensée en tête. Rocky ne survivrait pas si la glace cédait et qu’il se retrouvait dans l’eau froide, et Göte ne s’en remettrait jamais. Ils étaient copains depuis dix ans, et il s’était tellement représenté le chien batifolant avec le bébé qu’il ne pouvait pas concevoir tout cela sans Rocky.
Il descendit au bord de la plage. Posa le pied pour vérifier la glace. Elle éclata en un millier de fissures fines en surface, mais pas dans toute son épaisseur. Elle était probablement assez solide pour le porter. Il continua. Rocky aboyait toujours sans relâche en grattant avec les pattes avant, ne montrant aucun signe de vouloir bouger de là.
La glace parut plus fiable ici que près du bord, mais Göte décida quand même de réduire les risques en se mettant à plat ventre. Péniblement il s’allongea et essaya d’ignorer le froid qui le traversait malgré ses vêtements chauds.
C’était difficile d’avancer sur le ventre. Ses pieds glissaient quand il essayait d’y prendre appui et il maudit son orgueil, qui l’empêchait d’enfiler des crampons antiglisse quand le sol était gelé, comme le faisait n’importe quel retraité doté de bon sens.
Il regarda autour de lui et repéra deux bouts de bois qu’il pourrait peut-être utiliser. Il réussit à ramper et à les attraper, et s’en servit ensuite comme des sortes de mini-piolets improvisés. Ça lui permit d’avancer plus vite, et, centimètre par centimètre, il s’approcha du chien. Par moments, il tentait à nouveau d’appeler Rocky, mais quoi que le chien ait trouvé, cela semblait trop intéressant pour qu’il le quitte du regard, ne serait-ce qu’une seconde.
Lorsque Göte fut presque arrivé, il entendit la glace craquer et protester sous son poids, et il s’autorisa une petite réflexion mentale sur l’ironie du sort. Il avait consacré des mois et des mois à sa rééducation pour finalement peut-être passer à travers la glace à Sälvik et se noyer. La glace semblait cependant tenir, et il était si près que, en tendant la main, il pouvait toucher les poils de Rocky.
— Bonhomme, tu ne peux pas rester là, dit-il calmement et il se traîna un peu plus près du chien pour essayer d’attraper son collier.
Il ne savait pas trop comment il s’y prendrait ensuite pour ramener sur la terre ferme un chien récalcitrant et son propre corps. Mais il trouverait bien une solution.
— C’est quoi alors qui t’intéresse tellement ?
Il attrapa le collier, puis il baissa les yeux.
Dans sa poche, le téléphone se mit à sonner.
Comme d’habitude, il était difficile de se remettre dans le bain le lundi matin. Patrik avait posé les pieds sur son bureau. Il fixait la photo de Magnus Kjellner, comme pour le conjurer de dire où il se trouvait. Ou plutôt où se trouvaient ses restes.
Il se faisait aussi du souci pour Christian. Patrik ouvrit le tiroir de droite et en sortit la pochette plastique avec la lettre et la carte. Il aurait voulu les envoyer au labo pour une recherche d’empreintes digitales. Mais il avait si peu d’indices, rien de concret ne s’était passé. Même Erica, qui contrairement à lui avait lu toutes les lettres, ne pouvait dire avec certitude que quelqu’un avait l’intention de s’en prendre à Christian. Pourtant son instinct, tout comme celui de Patrik, affirmait le contraire. Ils percevaient tous les deux la note maléfique contenue dans ces lignes. Il sourit un peu tout seul. Quel vocabulaire ! Maléfique. Pas très scientifique, comme description. Mais les lettres véhiculaient une volonté de faire mal. Il ne pouvait pas le décrire mieux que ça. Et cette impression l’inquiétait profondément.
Il en avait parlé avec Erica quand elle était revenue de chez Christian. Il aurait préféré lui rendre visite personnellement, mais Erica le lui avait déconseillé. Elle ne pensait pas que son ami soit disposé à l’entendre et elle lui avait suggéré d’attendre que les journaux passent à autre chose. Il avait approuvé. A présent qu’il regardait l’écriture sinueuse, il se demandait s’il avait eu raison.
La sonnerie du téléphone le fit sursauter.
— Patrik Hedström.
Il remit la pochette dans le tiroir et le referma. Puis il se figea.
— Pardon ? Comment ?
Tous ses sens se mirent en éveil et il s’activa dès qu’il eut raccroché. Il passa quelques rapides coups de fil avant de se précipiter dans le couloir pour frapper à la porte de Mellberg. Sans attendre de réponse, il entra directement et réveilla tant le maître que le chien.
— Putain, qu’est-ce qui…
Affaissé dans son fauteuil de bureau, Mellberg émergea péniblement des brumes du sommeil, réarrangea ses cheveux et fixa Patrik.
— On ne t’a pas appris à frapper avant d’entrer ? Hein ? Tu ne vois pas que je suis occupé ? Qu’est-ce que tu veux ?
— Je crois qu’on a trouvé Magnus Kjellner.
Mellberg redressa le dos.
— Ah oui ? Et il est où ? Sur une île aux Antilles ?
— Pas vraiment. Il se trouve sous la glace. A Sälvik.
— Sous la glace ?
Ernst sentit la tension dans l’air et dressa les oreilles.
— Un retraité qui promenait son chien vient de nous appeler. On n’a pas encore la confirmation que c’est lui. Mais tout l’indique.
— Merde, qu’est-ce qu’on attend alors ? s’écria Mellberg. Il bondit, attrapa sa veste au vol et passa en trombe devant Patrik : Pourquoi faut toujours vous tirer les vers du nez dans ce putain de commissariat ! Tout ce temps pour en arriver au fait, non, mais je rêve ! En voiture, Simone ! C’est toi qui conduis !
Mellberg courut vers le garage et Patrik passa dans son bureau pour prendre sa veste. Il aurait préféré ne pas avoir son chef dans les pattes, mais il savait aussi que Mellberg ne louperait pas l’occasion de se trouver au centre des événements. C’était une place qu’il occupait volontiers, à condition de ne pas avoir à bosser.
— Allez, pied au plancher maintenant !
Mellberg était déjà installé sur le siège du passager. Patrik prit place derrière le volant et tourna la clé de contact.
— C’est la première fois que vous passez à la télé ? gazouilla la maquilleuse.
Christian croisa son regard dans le miroir et hocha la tête. Il avait la bouche sèche et les mains moites. Deux semaines auparavant, il avait accepté de participer aux infos du matin sur TV4, mais à présent il le regrettait amèrement. Tout au long du trajet la veille dans le train pour Stockholm, il avait lutté contre l’envie de faire demi-tour.
Gaby avait été aux anges lorsque la 4 s’était manifestée. Les rumeurs couraient qu’une nouvelle étoile allait s’allumer dans le ciel littéraire et ils voulaient l’exclusivité. Gaby lui avait expliqué que c’était la meilleure publicité possible, qu’il allait vendre un tas de livres rien que pour ce petit instant de participation.
Il s’était laissé séduire. Il avait posé un congé à la bibliothèque, et Gaby lui avait réservé le train et une chambre d’hôtel à Stockholm. Au début, l’idée de présenter La Sirène à la télé l’avait excité. Il parlerait de son premier roman sur une chaîne nationale, il serait là en tant qu’“auteur”. Mais les gros titres du week-end étaient venus tout gâcher. Comment avait-il pu se leurrer ainsi ? Il avait vécu retiré pendant tant d’années qu’il s’était cru autorisé à sortir à nouveau. Même en recevant les lettres, il avait continué à se persuader que c’était fini, qu’il ne craignait plus rien.
Les titres des journaux lui avaient ôté cette illusion. Quelqu’un allait voir, quelqu’un allait se souvenir. Tout allait resurgir. Il frissonna, et la maquilleuse le regarda.
— Vous avez froid, avec la chaleur qu’il fait ici ? Vous ne seriez pas en train d’attraper un rhume ?
Il hocha la tête et sourit. C’était plus simple. Ne pas avoir à expliquer.
L’épaisse couche de fond de teint lui donnait une apparence peu naturelle. Même ses oreilles et ses mains avaient reçu leur dose de crème pigmentée ; sans maquillage, la peau avait apparemment un aspect pâle et verdâtre à l’écran. D’une certaine façon, c’était agréable. Comme un masque derrière lequel se cacher.
— Voilà, c’est fini. L’hôtesse de plateau viendra vous chercher dans un instant.
La maquilleuse inspecta son œuvre d’une mine satisfaite. Christian se fixa dans le miroir. Le masque le fixa en retour.
Quelques minutes plus tard, on le conduisit à la table régie. Un impressionnant buffet de petit-déjeuner était servi, mais il se contenta d’un jus d’orange. L’adrénaline circulait vite dans son corps et sa main trembla un peu quand il prit le verre.
— Vous pouvez venir avec moi maintenant.
L’hôtesse lui fit signe de la suivre et Christian laissa son verre à moitié plein sur la table. Sur des jambes en coton, il lui emboîta le pas et se retrouva dans le studio situé à l’étage en dessous.
— Installez-vous là, lui souffla l’hôtesse en lui montrant sa place.
Christian sursauta en sentant peu après une main sur son épaule.
— Excusez-moi, je dois vous fixer le microphone, chuchota un homme avec un casque.
D’un hochement de tête, Christian donna son assentiment. Sa bouche était encore plus sèche, et il avala d’un seul trait le verre d’eau posé devant lui.
— Bonjour Christian, je suis ravi de faire votre connaissance. J’ai lu votre livre et je dois dire que je le trouve fantastique.
Kristin Kaspersen lui tendit la main et Christian la prit après une certaine hésitation. Avec ses mains moites, ça devait être comme serrer une éponge trempée. L’autre animateur vint s’installer aussi, le salua et se présenta. Anders Kraft.
Son livre était posé sur la table. Derrière eux, le météorologue parlait du temps et ils durent mener une conversation chuchotée.
— J’espère que vous n’avez pas le trac, sourit Kristin. Vous n’avez qu’à concentrer votre attention sur nous, et tout se passera bien.
Christian fit oui de la tête sans rien dire. On lui avait encore rempli son verre et il le but de nouveau d’une seule gorgée.
— Ce sera à nous dans vingt secondes, souffla Anders Kraft avec un clin d’œil.
Christian se sentit apaisé par l’attitude rassurante du couple en face de lui, et il fit son possible pour ne pas penser aux caméras qui allaient diffuser l’émission en direct à une grande partie du peuple suédois.
Kristin se mit à parler en regardant un point derrière lui et il comprit que l’émission avait commencé. Le cœur battant et les oreilles bourdonnantes, il dut se forcer à écouter ce que disait la présentatrice. Après une brève introduction, elle posa la première question :
— Christian, les critiques n’ont eu que des éloges pour votre premier roman, La Sirène. Et l’intérêt des lecteurs dès la sortie du livre a été remarquable pour un auteur totalement inconnu. Ça vous fait quelle impression ?
Sa voix tremblota quand il commença à parler, mais Kristin le regardait calmement et il se focalisa sur elle, pas sur la caméra qu’il aperçut du coin de l’œil. Après quelques phrases bancales, il prit de l’assurance.
— C’est évidemment fantastique. J’ai toujours porté en moi le rêve d’écrire. De le voir se réaliser, et de recevoir un tel accueil, ça dépasse tout ce que j’avais pu imaginer.
— Votre éditeur a misé gros. Il y a des affiches avec votre photo partout dans les vitrines des librairies, on parle d’un premier tirage de quinze mille exemplaires et dans les pages culturelles tout le monde vous compare aux grands noms de la littérature. Ce n’est pas difficile de gérer une telle attention ?
Le regard d’Anders Kraft était très aimable quand il se posa sur lui. Christian se sentait plus sûr de lui maintenant, son cœur avait retrouvé son rythme habituel.
— Il est fondamental que mon éditeur ait foi en moi et ose miser sur moi. En revanche, être comparé à d’autres écrivains, ça fait un peu bizarre. Chaque auteur a son propre style, qui est unique.
Il était en terrain sûr maintenant. Il se décontracta encore un peu plus et, après quelques questions supplémentaires, il sentit qu’il aurait pu rester là, à parler, indéfiniment.
Mais alors Kristin Kaspersen prit un journal sur la table, le brandit vers la caméra, et Christian se remit à transpirer. Le GT de samedi dernier avec son nom en gras. Les mots MENACE DE MORT l’assaillirent. Il n’y avait plus d’eau dans son verre et il déglutit plusieurs fois pour essayer d’humecter sa bouche.
— C’est un phénomène de plus en plus fréquent en Suède, que des personnages célèbres soient mis en danger. Mais ceci a commencé bien avant que vous soyez connu du grand public. Vous savez d’où peuvent venir ces menaces contre vous ?
D’abord il ne put proférer qu’un croassement, puis il parvint à articuler :
— Cette histoire a été sortie de son contexte et a pris des proportions démesurées. Il existe toujours des gens jaloux ou des personnes qui ont des problèmes psychiques et… eh bien, je n’ai pas grand-chose de plus à en dire.
Tout son corps était tendu et il s’essuya les mains sur son pantalon à l’abri de la table.
— Merci beaucoup, Christian Thydell, d’être venu nous parler de votre roman La Sirène, que les critiques portent aux nues.
Anders Kraft leva le livre vers la caméra avec un sourire, et le soulagement envahit Christian quand il réalisa que l’interview était terminée.
— Voilà, ça s’est super bien passé, dit Kristin Kaspersen en ramassant ses papiers.
— Oui, vraiment, renchérit son collègue en se levant. Excusez-moi, mais il faut que je rejoigne le studio du Triss, c’est l’heure du tirage.
L’homme avec le casque vint délivrer Christian du micro-cravate. Il remercia tout le monde et suivit l’hôtesse qui l’accompagna à la porte. Ses mains tremblaient encore. Ils montèrent l’escalier, passèrent devant la table régie puis il se retrouva dehors dans le froid. Déstabilisé et pris de vertige, il n’était pas vraiment sûr d’avoir l’énergie de retrouver Gaby à son bureau comme convenu.
Tandis que le taxi le conduisait dans le centre-ville, il regarda fixement par la vitre. Il savait qu’il avait désormais totalement perdu le contrôle.
— Bon, et comment on va s’y prendre ? dit Patrik en contemplant la glace qui recouvrait le bord de mer.
Fidèle à lui-même, Torbjörn Ruud ne paraissait absolument pas inquiet. Il conservait toujours son calme, quelle que soit la difficulté de sa mission. Dans son travail à la brigade technique à Uddevalla, il était habitué à régler les problèmes les plus divers.
— Il faudrait faire un trou dans la glace et le remonter avec une corde.
— La glace va tenir ?
— Si les gars sont équipés comme il faut, il n’y a aucun danger. Le plus grand risque d’après moi, c’est qu’en ouvrant un trou, le corps du type glisse et parte avec le courant sous-marin.
— Comment vous allez faire pour éviter ça ?
— On commencera par un petit trou pour l’attacher, et ensuite on l’agrandira.
— Vous avez déjà fait ce genre de choses ? demanda Patrik, pas vraiment rassuré.
— Ben… Torbjörn hésita tout en réfléchissant. Non, je ne pense pas qu’on ait déjà eu affaire à un homme pris dans la glace. On s’en souviendrait !
— J’imagine bien, dit Patrik en tournant de nouveau le regard vers l’endroit où se trouvait Magnus. Bon courage alors ; moi, pendant ce temps, je vais voir le témoin.
Patrik avait noté que Mellberg était en grande conversation avec l’homme qui avait découvert le cadavre. Ce n’était jamais une bonne idée de laisser Bertil trop longtemps avec qui que ce soit, témoin ou simple quidam.
— Bonjour. Je suis Patrik Hedström.
— Göte Persson, répondit l’homme. Il saisit la main tendue de Patrik tout en essayant de maîtriser un golden retriever fougueux : Rocky a très envie d’y retourner, j’ai failli ne pas réussir à le ramener à terre, poursuivit-il en tirant un coup sec sur la laisse pour marquer qui était le chef.
— C’est le chien qui l’a trouvé ?
— Oui, il était parti sur la glace et ne voulait plus revenir. Il ne faisait qu’aboyer. J’ai eu peur qu’il ne passe à travers, alors je m’y suis aventuré, moi aussi. Et c’est là que j’ai vu…
Le souvenir du visage de l’homme mort sous la surface gelée devait l’effrayer : il devint tout pâle. Puis il s’ébroua et retrouva ses couleurs.
— Je dois rester encore longtemps ici ? Ma fille est en route pour la maternité. C’est son premier enfant.
— Je comprends que vous soyez impatient de partir, sourit Patrik. Juste un tout petit instant encore, et vous pourrez y aller. On ne voudrait pas vous faire rater l’événement.
Göte se satisfit de cette réponse et Patrik continua à poser des questions. Mais très vite il fut évident que l’homme n’avait pas d’autres informations à fournir. Il avait simplement eu la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment, ou peut-être au bon endroit au bon moment, selon le point de vue. Après avoir pris ses coordonnées, Patrik libéra le futur grand-père, qui se précipita en boitant en direction du parking.
Patrik retourna au bord de l’eau. Sur la glace, un homme était à l’œuvre. Il s’appliquait méthodiquement à fixer une sorte de crochet au cadavre par un petit trou ouvert dans la glace. Par précaution, il était allongé à plat ventre, une corde autour de la taille. La corde courait jusqu’à la terre ferme, tout comme le câble du crochet. Torbjörn n’exposait pas ses hommes aux risques inutiles.
— Dès qu’on l’aura attaché, on pourra forer un trou plus grand et le sortir de l’eau.
La voix de Torbjörn fit sursauter Patrik, absorbé par le travail du technicien.
— Et ensuite vous le tirerez à terre ?
— Non, on risquerait de perdre des indices éventuels sur ses vêtements. On va essayer de le mettre dans la housse d’abord, et ensuite on remorquera l’ensemble.
— Y a-t-il vraiment encore des indices quand on est resté si longtemps dans l’eau ? demanda Patrik d’un air dubitatif.
— Non, a priori tout a été détruit. Mais on ne sait jamais. Il peut y avoir quelque chose dans les poches ou dans les plis des vêtements, il vaut mieux ne rien laisser au hasard.
— Oui, ça semble logique.
En fait, Patrik n’estimait pas très vraisemblable qu’ils trouvent quoi que ce soit. Il avait déjà sorti des cadavres de l’eau, et s’ils y avaient séjourné un certain temps, il ne restait jamais grand-chose.
Il mit sa main en visière. Le reflet du soleil d’hiver sur la glace lui fit monter des larmes aux yeux. Il plissa les paupières et comprit que le crochet était maintenant solidement attaché, car le technicien perçait à nouveau la glace. Puis, lentement, lentement, le corps fut hissé hors de l’eau. Patrik était trop loin pour apercevoir les détails, et ça lui allait très bien comme ça.
Un autre technicien avança précautionneusement à plat ventre sur la mer gelée, et lorsque le corps fut entièrement sorti de l’eau, deux paires de mains le portèrent dans une housse noire qui fut soigneusement fermée. Un signe de la tête en direction des hommes sur la plage et le câble se tendit. Petit à petit le sac fut halé à terre. Patrik recula instinctivement quand il arriva près de lui, puis pesta contre lui-même d’être aussi douillet. Il demanda aux techniciens de l’ouvrir et se força à regarder l’homme qui avait séjourné sous la glace. Ses soupçons se confirmèrent. Il était pratiquement certain qu’ils avaient retrouvé Magnus Kjellner.
Patrik ressentit un grand vide en voyant la housse mortuaire scellée, soulevée et emportée sur le terrain au-dessus de la plage qui faisait office de parking. Dix minutes plus tard, le corps était en route pour la médicolégale à Göteborg où l’autopsie serait effectuée. D’un côté, cela signifiait qu’il y aurait des réponses et des pistes à suivre. Voire un dénouement. D’un autre côté, une fois l’identité établie, il serait aussitôt obligé d’aller informer la famille. Une tâche qui n’avait vraiment rien de réjouissant.