— Il paraît qu’il y a eu un petit incident hier soir. Qu’est-ce qui lui a pris, à Christian ? Prendre une cuite à sa propre soirée !

Kenneth Bengtsson arriva tard au bureau après une matinée éprouvante à la maison. Il posa sa veste sur le canapé, mais sous le regard désapprobateur d’Erik, il la reprit et alla la suspendre au portemanteau de l’entrée.

— Oui, ça s’est vraiment terminé en eau de boudin, répondit Erik. D’un autre côté, ça a évité à Louise de se soûler la gueule, ce qui était manifestement son intention.

— C’est à ce point ? demanda Kenneth en observant son associé.

Erik lui faisait rarement des confidences. C’était comme ça depuis toujours, depuis leur enfance quand ils jouaient ensemble, jusqu’à l’âge adulte où ils étaient devenus associés. Erik traitait Kenneth comme s’il le tolérait tout juste, comme s’il lui rendait service en s’abaissant à le fréquenter. Si Kenneth n’avait pas réellement eu quelque chose à lui offrir, ils se seraient rapidement perdus de vue. Ce qui était effectivement arrivé pendant quelques années, quand Erik avait choisi de travailler à Göteborg après y avoir fait ses études.

Kenneth était resté à Fjällbacka et avait démarré sa petite entreprise de comptabilité. Une affaire qui avec le temps était devenue florissante. Car Kenneth avait du talent. Il savait très bien qu’il n’était ni beau ni séduisant, et il ne se faisait pas non plus d’illusions sur son intelligence, qui se situait dans la bonne moyenne. Mais il avait une remarquable facilité pour les chiffres. Il savait jongler avec les sommes d’un bilan financier tel un David Beckham de la compta. C’était cela, et sa capacité à se mettre le fisc dans la poche, qui l’avait rendu pour la première fois de sa vie extrêmement précieux aux yeux d’Erik. Lorsque ce dernier décida de se lancer dans le très lucratif marché immobilier de la côte ouest, le choix de Kenneth comme partenaire fut tout naturel. Erik lui avait certes bien fait savoir où était sa place, et il ne possédait qu’un tiers de l’affaire et non pas la moitié comme il aurait dû, compte tenu de sa contribution à l’activité. Mais ce n’était pas très grave. Kenneth n’aspirait ni à la richesse ni au pouvoir. Il était satisfait de pouvoir travailler dans le domaine où il excellait et d’être l’associé d’Erik.

— Oui, je ne sais pas trop quoi faire avec elle. S’il n’y avait pas les enfants…

Erik secoua la tête, puis il se leva et enfila son manteau.

Kenneth comprenait très bien la situation. En réalité, il savait exactement où le bât blessait. Le problème, ce n’était pas les enfants. Ce qui empêchait Erik de divorcer de Louise, c’était qu’elle obtiendrait la moitié de l’argent et de leurs biens.

— Je pars déjeuner. Ça prendra un petit moment, je pense. Déjeuner d’affaires.

— D’accord, dit Kenneth.

Déjeuner d’affaires, mon œil.

 

— Il est là ?

Erica se tenait devant la porte de la famille Thydell.

Sanna parut hésiter quelques secondes, puis elle s’effaça pour la laisser entrer.

— Oui, dans son bureau. Il reste planté devant l’ordinateur, les yeux dans le vague.

— Je peux monter le voir ?

— Bien sûr, dit Sanna. Rien de ce que je dis ne semble l’atteindre. Tu y arriveras peut-être mieux.

Le ton était légèrement amer et Erica prit le temps de l’observer. La fatigue se lisait sur son visage. La fatigue et autre chose qu’Erica eut du mal à déterminer.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Péniblement, elle monta l’escalier, en se tenant le ventre d’une main. Même un effort aussi élémentaire lui pompait toute son énergie.

Elle frappa un petit coup sur la porte ouverte et Christian se retourna. Il était devant son ordinateur, écran éteint.

— Salut Christian. Tu nous as fait peur hier, dit-elle en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Un peu de surmenage, c’est tout. Et je me fais du mauvais sang pour Magnus aussi.

Les plis autour de ses yeux étaient profonds et ses mains tremblaient un peu.

— Tu es sûr qu’il n’y a pas autre chose ? demanda Erica sur un ton plus tranché qu’elle ne l’aurait voulu. J’ai trouvé ça par terre hier soir, je te le rapporte. Tu as dû le perdre.

Elle fouilla dans la poche de sa veste et en sortit le petit mot qui avait accompagné le bouquet de lys blancs. Christian fixa la carte.

— Je n’en veux pas.

— Tu comprends le sens de ces mots ?

Erica posa un regard soucieux sur celui qu’elle avait commencé à considérer comme son ami. Il ne répondit pas et elle répéta, d’une voix plus douce :

— Christian, tu en comprends le sens ? Tu as réagi très violemment hier. N’essaie pas de me faire croire que tu es simplement surmené.

Il continua à se taire, puis le silence fut soudain interrompu par la voix de Sanna :

— Parle-lui des lettres.

Elle resta à la porte, attendant la réaction de son mari. Le silence se prolongea encore un moment avant que Christian pousse un soupir et ouvre le tiroir inférieur de son bureau pour en sortir un petit paquet de lettres.

— Ça fait un certain temps que j’en reçois.

Erica les prit et les feuilleta avec précaution. Des feuilles blanches et de l’encre noire. Sans le moindre doute possible la même écriture que celle du bristol qu’elle avait rapporté à Christian. Même les mots paraissaient familiers. Les formulations variaient, mais le thème était le même. Elle lut à haute voix une ligne de la première lettre :

— “Elle marche à tes côtés, elle te suit. Tu n’as aucun droit sur ta propre vie. Elle, si.”

Perplexe, Erica leva les yeux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu y comprends quelque chose ?

La réponse fusa, catégorique.

— Non. Non, absolument rien. Je ne vois pas qui pourrait me vouloir du mal. Et je ne sais pas qui est cette “elle”. J’aurais dû les jeter, dit-il.

Il tendit le bras pour prendre les lettres, mais Erica ne fit aucun geste pour les lui rendre.

— Tu devrais contacter la police.

— Non, c’est quelqu’un qui me fait une mauvaise blague, c’est tout, dit Christian en secouant la tête.

— Ça ne ressemble pas vraiment à une blague. Et hier, ça n’a pas eu l’air de te faire rire.

— C’est ce que je lui ai dit, glissa Sanna. Je trouve que c’est inquiétant, avec les enfants et tout. Ça peut être un malade mental qui…

Sanna fixa Christian et Erica comprit que ce n’était pas la première fois qu’ils avaient cette discussion. Mais il s’entêta à secouer la tête.

— Je ne veux pas en faire tout un plat.

— Ça a commencé quand, exactement ?

— Quand tu t’es mis à l’écriture du livre, dit Sanna, et son mari lui lança un regard irrité.

— Oui, je pense que c’était à peu près à ce moment-là, admit-il. Il y a un an et demi.

— Il peut y avoir un lien ? Est-ce que tu as introduit un personnage qui existe réellement dans ton livre, ou un événement réel ? Quelqu’un qui pourrait se sentir menacé par ce que tu écris ?

Erica ne quittait pas Christian des yeux et il parut très mal à l’aise. De toute évidence, il ne souhaitait pas avoir cette conversation.

— Non, c’est une œuvre de fiction, dit-il en serrant les lèvres. Personne ne peut se sentir visé. Tu as lu le manuscrit toi-même. Ça te paraît autobiographique ?

— Pas spécialement, dit Erica en haussant les épaules. Mais je sais qu’on a tendance à glisser sa propre réalité dans les romans, consciemment ou inconsciemment.

— Je viens de te dire que non, s’écria Christian.

Il repoussa sa chaise et se leva d’un coup. Erica comprit qu’il était temps de partir et voulut s’extirper du fauteuil. Mais la loi de la physique était contre elle et tous ses efforts ne donnèrent que quelques ébrouements incontrôlés. L’expression bourrue de Christian s’adoucit un peu et il lui tendit la main.

— C’est un abruti qui s’est mis en tête de m’emmerder quand il a su que j’écrivais un livre, j’en suis sûr, dit-il d’une voix plus calme.

Erica doutait que ce soit toute la vérité, mais son intuition ne s’appuyait sur rien de concret. En se dirigeant vers la voiture, elle espéra que Christian ne se rendrait pas compte que les lettres dans son tiroir n’étaient plus que cinq au lieu de six. Avant de partir, elle en avait glissé une dans son sac. Elle ne comprenait pas comment elle avait osé, mais si Christian rechignait à parler, il fallait bien qu’elle fasse des recherches de son côté. Le ton employé dans les lettres était menaçant et son ami pouvait être en danger.

 

— Tu as été obligée de décommander quelqu’un ?

Erik mordilla le téton de Cecilia. Elle gémit et s’étira dans le lit. Son appartement était commodément situé dans le même immeuble que son salon de coiffure.

— Ça te plairait, hein, que je commence à annuler des rendez-vous pour te caser dans mon agenda. Qu’est-ce qui te fait croire que tu es si important ?

— Je ne vois rien de plus important que ça…, dit-il en laissant sa langue se promener sur son sein, et elle l’attira sur elle, ne pouvant plus attendre.

Après, elle s’allongea, la tête sur son bras, où quelques poils rêches lui chatouillaient la joue.

— Ça m’a fait un peu bizarre de tomber sur Louise hier soir. Et toi ?

— Mmm…

Erik ferma les yeux. Il n’avait aucune envie de discuter de son mariage ou de sa femme avec sa maîtresse.

— J’aime bien Louise, dit Cecilia en jouant avec les poils sur la poitrine de son amant. Si elle savait…

— Mais il se trouve qu’elle ne sait pas, coupa Erik en se redressant à moitié. Et elle ne saura jamais.

Cecilia le regarda et il sut d’expérience exactement où cette discussion allait mener.

— Tôt ou tard, il faudra bien qu’elle l’apprenne.

Mentalement, Erik poussa un profond soupir. Pourquoi fallait-il qu’il y ait tout le temps des discussions sur l’après et sur l’avenir ? Il pivota les jambes par-dessus le bord du lit et commença à s’habiller.

— Tu pars déjà ? demanda Cecilia, et son expression blessée l’irrita encore davantage.

— J’ai beaucoup de boulot, dit-il sèchement en boutonnant sa chemise.

L’odeur de sexe lui chatouilla les narines, il faudrait qu’il prenne une douche au bureau. Il y conservait des vêtements de rechange pour ce genre de situation.

— Alors ça se passera toujours comme ça ?

Cecilia était à moitié allongée dans le lit, et Erik ne put s’empêcher de reposer les yeux sur son corps nu. Ses seins pointaient vers le haut, avec ses gros tétons sombres que la fraîcheur de la pièce avait à nouveau raidis. Il réfléchit rapidement. En fait, il n’était pas si pressé de retourner au bureau, pourquoi ne pas plutôt remettre ça ? Un peu de persuasion et de cajoleries seraient sans doute nécessaires, mais l’excitation qui envahissait déjà son corps lui dit que ça en valait la peine. Il s’assit sur le bord du lit, adoucit sa voix et son regard et approcha sa main pour lui caresser la joue.

— Cecilia, dit-il, puis il poursuivit avec des mots qui roulaient facilement sur sa langue comme tant de fois auparavant.

Quand elle répondit en se serrant contre lui, il sentit ses seins contre sa chemise. Il la déboutonna aussitôt.

 

Après un déjeuner tardif au Källaren, Patrik se gara devant le bâtiment bas et blanc qui ne gagnerait jamais de prix d’architecture et entra dans le commissariat de Tanumshede.

— Tu as de la visite, dit Annika en le regardant par-dessus ses lunettes.

— C’est qui ?

— Sais pas, elle est pas mal. Un peu ronde peut-être, mais je pense que c’est ton genre.

— De quoi tu parles ? dit Patrik désorienté, ne comprenant pas pourquoi Annika se mettait à jouer l’entremetteuse pour des collègues déjà heureux en mariage.

— Eh bien, va voir toi-même, elle t’attend dans ton bureau, dit Annika avec un clin d’œil.

Patrik gagna son bureau et s’arrêta net à la porte.

— Mais ma chérie, qu’est-ce que tu fais là ?

Erica était installée dans le fauteuil des visiteurs en train de feuilleter distraitement le magazine Polis.

 Tu en as mis du temps, dit-elle sans répondre à sa question. C’est ça, les journées surchargées de la police ?

Pour toute réponse, Patrik renifla. Il savait qu’Erica adorait le taquiner.

— Bon, dis-moi ce qui t’amène ici.

Il s’installa dans son fauteuil, se pencha en avant et regarda sa femme. Encore une fois, il constata combien elle était belle. Il se rappela la première fois qu’elle était venue le voir au commissariat, après le meurtre de son amie Alexandra Wijkner. Elle n’avait fait qu’embellir depuis. Il l’oubliait parfois, emporté par le quotidien, quand les jours se succédaient, avec le boulot, la crèche matin et soir, les courses à faire et les soirées où ils s’effondraient dans le canapé devant la télé. Mais de temps à autre, il était frappé par la certitude que son amour pour elle était loin d’être banal. Et en la voyant là, dans son bureau, avec le soleil d’hiver qui entrait par la fenêtre et soulignait la blondeur de ses cheveux, et leurs deux bébés dans le ventre, ses sentiments étaient tellement forts qu’il sut que cela durerait toute leur vie.

Patrik n’avait pas entendu la réponse d’Erica et il lui demanda de répéter.

— Je disais que je suis allée voir Christian ce matin.

— Comment va-t-il ?

— Il m’a paru en forme, un peu secoué, c’est tout. Mais…

Elle se mordit la lèvre.

— Mais quoi ? Il avait trop picolé, non ? En plus du stress…

— Mouais, il n’y a pas que ça, je crois.

Erica sortit une pochette plastique de son sac à main et la tendit à Patrik.

— La carte accompagnait un bouquet de fleurs qu’on lui a livré hier. Il en a reçu six comme ça depuis environ un an et demi.

Patrik lança un long regard à sa femme et entreprit d’ouvrir la pochette.

— Il vaut peut-être mieux ne pas les sortir. On les a déjà touchées, Christian et moi. Ce n’est pas la peine d’ajouter de nouvelles empreintes digitales.

Il la gratifia d’un autre regard, mais fit ce qu’elle disait et lut le texte de la carte et de la lettre à travers le plastique.

— Comment tu interprètes ça ? demanda Erica.

— Ben, on dirait effectivement une menace. Même si elle est indirecte.

— Oui, c’est ce que je me dis aussi. Christian le prend vraiment comme une menace, même s’il essaie de minimiser la chose. Il ne veut pas montrer les lettres à la police.

— Et ça…? dit Patrik en brandissant la pochette devant Erica.

— Oups, j’ai dû les emporter par mégarde. Quelle étourdie !

Elle inclina la tête sur le côté en essayant de prendre son air adorable, mais son mari ne mordit pas à l’hameçon.

— Tu les as volées à Christian ?

— Il y a vol et vol. Je les ai seulement empruntées pour un petit moment.

— Et que veux-tu que je fasse de ce matériel… emprunté ? demanda Patrik, connaissant déjà la réponse.

— De toute évidence, quelqu’un menace Christian. Il prend ça au sérieux et il a peur, je m’en suis rendu compte aujourd’hui. Je ne comprends pas pourquoi il ne veut pas le signaler à la police, mais tu pourrais peut-être voir en toute discrétion s’il y a quelque chose à exploiter sur la lettre et la carte ?

La voix d’Erica était suppliante et Patrik savait déjà qu’il allait céder. Dans ce registre, elle était infernale, ce n’était pas la première fois qu’il en faisait les frais.

— D’accord, d’accord, dit-il en levant les mains en signe de capitulation. Je me rends. Je vais voir si je peux trouver quelque chose. Mais ce n’est pas dans mes priorités.

— Merci mon chéri, sourit Erica.

— Maintenant tu rentres te reposer, dit Patrik avec fermeté, mais il ne put s’empêcher de se pencher pour l’embrasser.

Après le départ d’Erica, il se mit à tripoter la pochette contenant les mots de menace, sans avoir de véritable idée. Son esprit lui parut lent et englué, mais quelque chose se mit malgré tout en branle. Christian et Magnus étaient amis. Est-ce que…? Il voulut écarter tout de suite cette pensée, mais elle s’obstina et il observa la photo épinglée sur le mur en face de lui. Pouvait-il y avoir un lien ?

 

Bertil Mellberg pilota la poussette devant lui. Leo était comme toujours gai et satisfait et affichait de temps en temps un sourire avec deux grains de riz plantés dans la mâchoire. Aujourd’hui Ernst était resté au commissariat, alors que d’habitude il marchait docilement à côté de la poussette et faisait le gardien pour que rien ne vienne menacer celui qui était devenu aussi un peu le centre de son univers. De celui de Mellberg, il l’était totalement.

Jamais Mellberg n’avait imaginé qu’on puisse ressentir ça pour quelqu’un. Depuis le jour où il avait assisté à l’accouchement, depuis qu’il avait été le premier à le tenir dans ses bras, Leo avait enflammé son cœur comme jamais personne auparavant. Bon, d’accord, la grand-mère de Leo s’y était très bien employée, mais le premier sur la liste des personnes les plus importantes dans la vie de Mellberg, c’était ce petit bonhomme.

De mauvaise grâce, il remit le cap sur le commissariat. Paula aurait en réalité dû s’occuper de Leo pendant le déjeuner pour permettre à sa compagne de faire quelques courses. Mais elle avait été obligée de se rendre au domicile d’une femme dont l’ex-mari avait promis de “lui casser sa sale petite gueule”, et Mellberg s’était immédiatement proposé pour promener le petit. Maintenant il n’avait plus envie de le rendre. Il était immensément jaloux de Paula qui allait bientôt partir en congé parental. Personnellement, il aurait vu d’un bon œil un petit break pour passer du temps avec Leo. C’était une excellente idée, d’ailleurs. En chef expérimenté et dynamique, il se devait de donner à ses subordonnés une chance d’évoluer. De plus, Leo avait besoin d’une image masculine forte dès son plus jeune âge. Avec deux mamans et pas de papa en vue, ils devaient penser au bien du garçon et veiller à ce qu’il ait pour modèle un homme intègre et scrupuleux. Quelqu’un comme lui, par exemple.

Avec la hanche, il poussa la lourde porte du commissariat et fit entrer la poussette. Annika s’illumina en les voyant, et Mellberg déborda de fierté.

— Alors, comme ça on est allé se promener, et pas avec n’importe qui, dit-elle en se levant pour aider son chef avec la poussette.

— Oui, les filles avaient besoin que je les dépanne.

Il commença à enlever le petit manteau de Leo. Amusée, Annika le regarda faire. Décidément, le temps des miracles n’était pas terminé.

— Allez, viens mon petit bonhomme, on va voir si ta maman est là, gazouilla Mellberg en prenant Leo dans ses bras.

— Paula n’est pas encore revenue, dit Annika en retournant s’installer derrière son bureau.

— Quel dommage, tu vas être obligé de te farcir ton vieux papi encore un moment, dit Mellberg tout content, et il se dirigea vers la cuisine avec Leo sur le bras.

Les filles avaient proposé, il y avait quelques mois de cela, qu’il emménage chez Rita. Et qu’on l’appelle papi Bertil. Depuis, il saisissait chaque occasion d’utiliser ce mot, de s’y habituer et de s’en réjouir. Papi Bertil.

 

C’était l’anniversaire de Ludvig, et Cia voulait faire en sorte que ce soit un anniversaire comme tous les autres. Treize ans. Treize ans depuis le jour à la maternité où elle avait ri en voyant la ressemblance presque comique entre le père et le fils. Une ressemblance qui ne s’était pas atténuée avec le temps, bien au contraire. A présent, au fond du trou, elle avait du mal à regarder Ludvig. A cause de ça justement. La combinaison des yeux bruns tachetés de vert et des cheveux blonds qui aux premiers rayons de l’été devenaient presque blancs. Ludvig avait la même morphologie, le même schéma corporel que Magnus. Grand, dégingandé et des bras qui lui rappelaient ceux de Magnus quand il l’enlaçait.

D’une main malhabile, Cia essaya d’écrire le nom de son fils sur le gâteau recouvert de pâte d’amandes. Encore une chose qu’ils avaient en commun. Magnus – tout comme Ludvig – était capable d’engloutir un prinsesstårta à lui tout seul et, comble d’injustice, sans prendre un gramme. Elle, il lui suffisait de regarder un petit pain à la cannelle pour grossir. Ces temps-ci, pourtant, elle était devenue aussi mince qu’elle en avait toujours rêvé. Depuis la disparition de Magnus, les kilos s’étaient envolés. Elle ne pouvait rien avaler. Et l’énorme boule qu’elle avait au ventre, depuis le réveil au matin jusqu’au soir quand elle allait retrouver un sommeil agité, semblait prendre toute la place. Son aspect physique était le cadet de ses soucis, elle ne se regardait plus dans la glace. Quelle importance puisque Magnus n’était pas là ?

Parfois elle aurait voulu qu’il soit mort sous ses yeux. Qu’il ait eu un infarctus ou se soit fait écraser par une voiture. N’importe quoi, pourvu qu’elle sache et qu’elle puisse s’occuper de l’enterrement, de la succession et de tous les détails pratiques qui accompagnent un décès. Le deuil lui aurait d’abord fait mal, l’aurait consumée, pour s’estomper petit à petit et ne laisser qu’une sensation sourde de manque mêlée aux souvenirs joyeux.

Mais elle n’avait rien. Qu’un grand vide. Il n’était pas là, elle n’avait rien pour formaliser son deuil et était incapable de poursuivre sa vie. Et même de travailler : elle ignorait combien de temps elle serait en congé maladie.

Cia regarda le gâteau. Elle n’avait réussi à faire que des barbouillages avec le glaçage. Les tas irréguliers sur la pâte d’amandes étaient illisibles, et ils absorbaient ses dernières forces. Elle s’affaissa par terre, dos contre le réfrigérateur et les pleurs jaillirent de l’intérieur, envahissant tout son corps.

— Maman, ne pleure pas.

Elle sentit une main sur son épaule. La main de Magnus. Non, celle de Ludvig. Elle secoua la tête. La réalité était en train de lui échapper, elle aurait voulu lâcher prise, disparaître dans l’obscurité qui l’attendait, elle en était sûre. Une obscurité chaude et agréable qui l’entourerait pour toujours, si elle l’y autorisait. Mais à travers ses larmes, elle vit les yeux bruns et les cheveux blonds et sut qu’elle ne pouvait pas se permettre de céder.

— Le gâteau, sanglota-t-elle.

Ludvig l’aida à se remettre debout, puis il prit doucement le tube de glaçage dans sa main.

— Je m’en occupe, maman. Va te reposer, je le terminerai, ton gâteau.

Il lui caressa la joue. Treize ans, mais il n’était plus un enfant. Il était son père maintenant, il était Magnus, le roc de Cia. Elle savait qu’elle ne devait pas le laisser vraiment endosser ce rôle, il était encore trop petit. Mais pour le moment, elle lui savait gré d’être le plus fort des deux.

Elle s’essuya les yeux avec la manche de son pull pendant que Ludvig prenait un couteau et raclait doucement le glaçage collant de son gâteau d’anniversaire. La dernière chose que vit Cia en quittant la cuisine fut son fils concentré, tâchant de former la première lettre de son prénom. L comme Ludvig.