Peur de la nuit
e
n'est pas évident, mais nous parvenons à traverser le C
couloir et à descendre un étage.
—
Où sont passés les lutins ? murmure Jay. Ils vont venir... Ils vont boire notre sang...
—
Je ne sais pas. Dans la salle de bal, je crois. Tout va bien.
Mais, au moment où nous posons le pied sur la dernière volée de marches, nous entendons des voix. Elles proviennent de l'entrée principale. Mon cœur se serre atrocement. Ça n'était pas prévu dans mon plan. Elle ne devrait pas être déjà là. Elle était censée arriver plus tard, une fois que tout serait terminé.
—
Oui, tu as ce que tu veux, pas vrai ? Je suis venue !
C'est une voix féminine et chantante, un peu tremblante aussi, essayant de paraître dure, mais n'y arrivant pas tout à fait.
Pourquoi ma mère ne m'a-t-elle pas tout raconté depuis le début
? Pourquoi ces mensonges ? Parce qu'elle voulait me protéger, j'imagine.
—
C'est ma maman, dis-je à Jay en baissant la voix.
—
Ta maman est ici ? Qu'est-ce qu'elle fabrique ici?
Il trébuche et se rattrape à la balustrade.
—
Elle est venue me sauver.
Je le rapproche de moi, essaye de le maintenir debout.
Il a du mal à comprendre.
—
Mais... c'est toi qui es venue me sauver.
—
Je sais. Tout va bien. Allez !
Nous arrivons au milieu de l'escalier et je vois enfin ce qui se passe : ma mère se tient au milieu de l'entrée principale, bras croisés, sur une large dalle de granit blanc.
Le roi se tient sur la dalle noire à côté d'elle. Tous les deux sont entourés par les lutins, de nouveaux alignés le long des murs.
—
On dirait une partie d'échecs géante, me chuchote à l'oreille Jay.
Je l'aide à descendre quelques marches supplémentaires.
—
Tu n'imagines pas à quel point tu m'as manqué, dit le roi.
Pour toute réponse, ma mère lui adresse un petit sourire satisfait.
—
Tu m'as fait attendre longtemps.
Elle lève les yeux au ciel. Je croyais qu'elle ne faisait ça qu'avec moi. Nous descendons une autre marche. Personne ne paraît nous remarquer.
Enfin, ma mère répond :
—
Tes lutins s'en sont pris à ma fille.
—
C'était des renégats. Ils ont été mis hors d'état de nuire.
—
Oui. Par Betty.
—
Et je me suis occupé de tous les autres, réplique-t- il avec un grand soupir mélodramatique.
—
Tous les autres ?
—
C'était un véritable complot. Tu sais que je perds de mon pouvoir quand je reste sans reine. Ça donne des idées à certains arrivistes...
Je ne vais pas le laisser s'en tirer à si bon compte. Je crie :
—
Tu as tué Brian Beardsley ! Et regarde Jay : il est presque mort.
Tout le monde se tourne vers nous, y compris ma mère. Les bras lui en tombent.
Le roi des lutins écarte les bras en un geste d'impuissance :
—
Tu sais bien que je ne peux pas m'en empêcher !
—
Tu aurais très bien pu arrêter.
Je tire Jay pour descendre quelques marches. Je me rapproche de ma mère, encore un peu plus. Elle me regarde d'un air paniqué.
Je voudrais tant la serrer contre moi, même si je lui en veux.
Je voudrais qu'elle sache que je lui pardonne, que je comprends ce qu'elle essaye de faire. Mais je me concentre sur lui - le roi.
—
C'est dans notre nature, se défend-il.
—
Alors tu dois la changer. Rien ne t'oblige à torturer. Rien ne t'oblige à tuer.
—
Mais un jour je mourrai, et un autre lutin, plus cruel peut-être, moins sensible aux particularités de l'espèce humaine, prendra ma place.
—
Et alors ?
Mes parents me regardent. Jay vacille. Je le relève.
—
Chaque jour, des gens meurent pour défendre une juste cause. On appelle ça des martyrs. Et puis, tu m'as harcelée, tu appelais mon nom chaque fois que tu me voyais, tu as essayé de me perdre dans la forêt... C'est formellement déconseillé dans le Manuel du bon père.
Je franchis une dernière marche et, enfin, nous nous retrouvons dans l'entrée. Les lutins sifflent comme des bêtes sauvages.
Ils se rapprochent de moi, reniflent l'air où doit flotter l'odeur du sang de Jay. Ils ont faim, ils veulent boire à ses plaies. Le roi leur fait signe de reculer. Ils obéissent, manifestement à contrecœur.
—
Je voulais que tu viennes à moi par ta propre volonté, m'explique-t-il. Je voulais que tu aies envie de connaître ton père.
—
Attends un peu, tu veux ? Perdre quelqu'un et lui donner l'impression qu'il est devenu fou n'est pas la meilleure façon de le faire agir « par sa propre volonté ». Et puis, tu t'es fait passer pour mon beau-père, ce qui était particulièrement cruel.
Ma mère quitte sa dalle blanche et vient vers moi. Elle passe son bras autour de mes épaules.
—
Il a fait quoi ?
—
J'étais désespéré, se défend le roi.
—
C'est minable, dis-je. C'est une excuse minable.
Jay s'effondre par terre. J'essaye de le rattraper, mais je suis trop petite même s'il est très maigre. Aucun lutin ne tente de le retenir dans sa chute.
—
Et maintenant, le moment est venu pour nous de partir.
J'imagine que vous n'avez pas de fauteuil roulant à nous passer pour transporter Jay ?
Ma mère se raidit.
—
Zara...
Je ne veux pas regarder son visage, mais je le fais quand même. Le grand vide en moi s'élargit tellement que je dois avoir doublé de volume.
—
Maman, ne me dis pas que... ?
—
Que veux-tu que je fasse d'autre ?
—
Tu ne vas quand même pas rester ici avec lui, le tortionnaire ?
Elle hoche lentement la tête, sans retirer les mains de mes épaules.
Je tape du pied comme un bébé.
—
C'est la chose la plus dingue que j'aie jamais entendue !
—
Je sais que tu ne le crois pas toujours, mais sache que tu es la chose la plus importante au monde pour moi. Et je dois te protéger.
Son regard se pose sur mon plâtre, sur Jay étendu par terre, puis elle m'embrasse sur la joue avant de se détourner pour lui faire face.
—- Tu dois me promettre une chose : si je reste avec toi, tu les laisses partir et tu ne les tourmentes plus jamais.
Il acquiesce.
—
Je promets.
—- Maman !
Elle m'attire vers elle une dernière fois :
—
Je suis désolée, Zara. J'ai cru que tout cela n'était pas inévitable, mais ça l'est. Et qu'est-ce que ma liberté comparée à...
—
Il va te transformer en lutin ! Tu seras semblable à eux !
Elle ne répond rien.
Je m'écarte.
—
Tu as dit « inévitable » ? Rien n'est inévitable.
Les lutins me poussent vers la porte, me font sortir dans la neige et me laissent là. Deux autres posent Jay Dahlberg à côté de moi.
— Vous auriez au moins pu lui donner des vêtements !
Mais j'ai beau crier, ils rentrent dans le manoir et ferment la porte derrière eux.
Asthénophobie
Peur de s'évanouir ou de se sentir faible on
sang, gémit Jay, on se gèle !
B
— Ne t'en fais pas. J'ai un plan.
Je l'aide à se relever en le tirant de mon bras valide. Il y arrive à peine.
Nous marchons clopin-clopant jusqu'à la lisière des arbres. Je retire ma veste, essaye de la lui passer. Elle est bien trop courte et bien trop étroite, même s'il est d'une maigreur cadavérique, mais c'est déjà ça.
—
Qu'est-ce qu'on va faire ? me demande-t-il en tremblant.
Ses pieds nus sont bleus.
— On va chercher de l'aide.
Nous entrons dans la forêt. Je siffle, puis je hurle :
— Mamie !
Rien.
— Nick !
— Au-dessus de nous, un aigle décrit des cercles en poussant des cris perçants.
Deux secondes plus tard, ils surgissent des arbres : un tigre blanc et un magnifique loup au pelage marron. Ils ont l'air féroces. Mamie est superbe, mais tellement... tellement... Je ne sais pas. Elle paraît puissante. Ses muscles sont énormes, sauvages, impressionnants. Et Nick ? Nick est là. Il est revenu pour me sauver, exactement comme il l'avait promis avant de découvrir que je suis à moitié lutin.
Je lève la main et mon sourire est si large que le froid me fait mal aux dents.
—
Bon sang... bon sang... bredouille Jay en reculant.
—
Tu es victime d'une simple hallucination, lui dis- je. Ne t'en fais pas.
Comme on pouvait s'y attendre, il s'évanouit. Je le rattrape tout juste avec mon bras, titube légèrement, mais parvient à le poser en douceur dans la neige.
Mamie et Nick continuent de rugir, furieux, montrant les crocs, prêts à bondir, à déchiqueter et à tuer avant d'être tués.
Mais je sais que les lutins dans le manoir sont trop nombreux pour eux. Et je sais que tuer, ça n'est pas cool, même si les lutins et certaines gens peuvent vraiment être horribles.
— J'ai une meilleure id ée, leur dis-je. Vous devez me faire confiance. Nous allons passer à la phase deux de la nouvelle version de mon plan. Nouvelle version parce que maman est arrivée plus tôt que prévu. Disons que c'est à cinquante pour cent un plan et à cinquante pour cent une mission. Je vous explique tout ça à la maison, d'accord ?
— Avant toute chose, nous réveillons Jay - plus ou moins.
Nous l'installons sur le dos de mamie, qui ira le déposer dans un endroit où quelqu'un pourra facilement le découvrir. Je reprends ma veste pour qu'il n'y ait pas moyen de remonter jusqu'à moi.
Mamie s'élance dans la forêt pendant que Nick et moi rentrons à la maison. Une fois là-bas, nous téléphonerons à Issie, attendrons mamie, puis reprendrons mon plan. Parce que je pense en avoir un, et je pense qu'il a toutes les chances de marcher.