Nosocomophobie
Peur des hôpitaux
es
rugissements ne sont pas humains.
L
Je le sais.
Même si je ne peux pas ouvrir les yeux, même si mes lèvres sont incapables de former le moindre mot, je sais que les rugissements ne proviennent ni d'un homme ni d'un lutin.
—
Elle va s'en sortir, dit une voix féminine. Elle va s'en sortir.
Je ne comprends rien à ce monde. Il est couvert de neige. Je suis sous la neige. C'est ça. N'est-ce pas ? La neige me recouvre de tout son poids, de toute sa blancheur, de toute sa vacuité.
Une voix d'homme :
—
Je vais le tuer !
La voix féminine :
—
Elle l'a déjà fait.
Quelque chose de mouillé touche mes joues. Une serviette ?
Une larme ?
L'homme à nouveau :
—
C'est ma faute. Tout ça est ma faute. Je n'ai pas su la protéger.
Nick?
La voix de Betty :
—
Mais si. Je vais lui faire une attelle. Elle a perdu beaucoup de sang.
Betty ! Mamie !
Quelqu'un me touche le bras et la pression me ramène d'un coup hors de la neige, de nouveau dans la salle aux murs de béton. Je crie.
—
Zara !
La voix féminine :
—
Elle a une énorme bosse à la tête et son bras est cassé.
Le monde s'évapore à nouveau. J'entends une autre voix, celle de mon père.
—
Zara, tiens bon ! m'encourage-t-il. Tiens bon !
—
Papa ? dit quelqu'un.
Je tends la main, cherche quelque chose à quoi m'ac- crocher, mais quelqu'un m'oblige à baisser le bras.
—
Elle halluciné.
La neige tombe au fond de moi, au-dessus de moi, tout autour de moi.
—
C'est froid, dit une voix. J'ai si froid...
La neige tombe, tombe, tombe, et je me laisse enfouir sous elle. Il n'y a rien d'autre à faire. Il fait si froid...
Ils ne me laissent pas partir.
—
Zara, Zara, insiste une des voix, il faut qu'on te sorte de là.
Tu peux t'asseoir ?
J'essaye de traverser les couches de neige, de retrouver un endroit au chaud. Et j'y parviens, mais un éclair de douleur me frappe violemment, traverse mon bras, martèle mon crâne. Je remue les paupières, finis par les ouvrir, mais je suis incapable de faire le point précisément.
—
Nick?
—
Je suis là, ma chérie.
—
C'est ma mère qui m'appelle « ma chérie », dis-je en croassant.
Pourquoi ma voix est-elle si faible et si bizarre, rau- que et pourtant faible ? Où est ma mère ?
Je halète quand je sens quelque chose posé sur mon bras.
J'essaye de rouvrir les yeux.
—
Je ne vois rien.
—
Il l'a embrassée ? demande la voix féminine.
C'est Issie. Pourquoi est-elle là ?
—
Je ne pense pas, répond Betty. Ou alors pas longtemps : je suis arrivée juste à ce moment-là. Nick, tu l'as vu l'embrasser ?
—
Je ne crois pas.
Je réussis à articuler :
—
J'ai mal... S'il vous plaît, je ne veux plus avoir mal.
—
O.K., O.K., ma chérie, répond à nouveau Nick.
J'entends sa voix tout près de mon oreille. De ma main libre, j'agrippe son épaule. Je sens sa peau nue. Son épaule nue.
— Il faut qu'on te sorte d'ici et qu'on t'emmène chez le docteur, d'accord ?
Je hoche la tête. Ma main presse sa peau comme si elle voulait s'y enfouir et s'y cacher.
—- Tu es si chaud...
La voix d'Issie m'apaise :
—
On va bien s'occuper de toi, Zara. Ne t'inquiète pas.
Je commence à distinguer les traits du visage de Nick. Ses yeux - parfaits, bruns, humains - me fixent, se fondent avec les murs, avec mon inconscient...
—
Ne me quitte pas...
Ma main retombe de l'épaule de Nick. Je ne peux plus continuer.
Le froid. La glace. Paralysée. La mort.
Novercaphobie, peur des belles-mères.
Nucléomitophobie, peur des armes nucléaires.
Nudophobie, peur de la nudité.
Numérophobie, peur des chiffres.
Nyctohylophobie, peur des forêts dans la nuit.
Tout le monde finit toujours par partir...
— Ne t'en fais pas, continue Issie, on ne t'abandonne pas.
Tout le monde finit toujours par partir...
—
Ne laisse pas Ian...
Mamie, d'une voix sourde :
—
Tu n'as plus rien à craindre de Ian.
Nick me serre contre lui. Il est si chaud, il est brûlant. .. Avec le mouvement, la douleur revient. Je hurle. Il me tient toujours, mais le froid et l'obscurité fondent à nouveau sur moi, prêts à m'emporter.
Je me réveille à l'hôpital. Mon bras est dressé au-dessus de ma tête et disparaît dans un plâtre blanc.
—
Nick ? dis-je dans un souffle.
Mamie sursaute et prend ma main libre. Son visage se fend d'un demi-sourire et des larmes montent à ses yeux.
—
Zara ?
Je cligne des yeux. La lumière me donne mal à la tête.
—
Il fait trop clair, dis-je avec difficulté.
Betty lâche ma main.
La peur étreint mon estomac.
—
Ne pars pas !
—
Je vais juste éteindre la lumière.
Elle tourne l'interrupteur, puis revient près de moi et reprend ma main.
—
Tu m'as fait peur, ma petite !
—
Je vais bien ?
Ma voix commence à ressembler à quelque chose d'humain.
—
Tu as fait une mauvaise chute. Deux os du bras cassés.
Plus une commotion cér
ébrale plus grave que celle que tu as déjà eue. Sans parler des contusions à la cage thoracique.
Je hausserais les épaules si je pouvais. J'essaye de sourire.
-— Rien de plus ?
Betty rit et serre ma main. Puis son visage affiche une expression sérieuse.
—
Tu te rappelles ce qui s'est passé ?
Je mens :
— Non.
Elle mord sa lèvre inférieure et me dévisage.
—
Nick dit que tu...
J'essaye de m'asseoir, mais c'est trop difficile.
— Nick? Il est ici?
—
Je l'ai renvoyé chez lui. Il est resté toute la nuit à côté de toi. Issie et Devyn également. Ils étaient fous d'inquiétude. Je ne sais pas combien de fois j'ai téléphoné à leurs parents pour leur dire que tout allait bien. Finalement, ils ont dû rentrer chez eux.
Mon cœur se brise.
—
Ils ne voulaient pas partir. En particulier Nick.
Mamie fronce les sourcils. Je me sens rougir.
—
Il est vraiment adorable, renchérit-elle en lâchant ma main pour lisser la mèche de cheveux qui balaie mon front.
—
J'ai appelé ta mère qui est complètement hystérique et ne se pardonne pas de t'avoir envoyée ici. Elle a essayé de trouver un vol, mais toute la côte Est du pays est paralysée par une gigantesque tempête de neige. Je n'ai jamais rien vu de pareil !
Et l'hiver n'a même pas officiellement commencé...
Elle porte à mes lèvres un verre d'eau. J'avale une gorgée.
L'eau a un goût de métal.
—
Elle n'a pas besoin de venir, dis-je.
—
Je le lui ai dit.
Elle pose le verre sur ma table de chevet.
—
Mais, au fond, sa venue est peut-être nécessaire. Après tout, pour ce qui est de te protéger, je n'ai pas été très efficace.
—
Bien sûr que si.
Un petit rire s'étrangle dans sa gorge.
—
C'est ça. La preuve : tu te retrouves à l'hôpital avec une commotion cérébrale et un bras dans le plâtre.
J'évite son regard et constate la légèreté de ma couverture.
— Alors c'était toi, que j'ai entendue rugir ?
Elle acquiesce et serre ma main.
— Ah ben, merde alors...
—
Continue à parler comme ça et tu vas finir comme moi !
J'avale ma salive.
—
Et papa ?
—
Il vous a protégées, toi et ta mère, pendant très longtemps.
Sa voix tremble.
—
Il vous aimait tant...
Elle remonte légèrement ma couverture.
—
Je suis désolée, Zara. Ta mère et moi ignorions qu'il y avait encore du danger. Tout était resté calme pendant plus de dix ans. Et quand le fils Beardsley a disparu, j'ai espéré qu'il avait été kidnappé par un humain ou qu'il avait fugué. Quelle inconscience...
Elle passe une main sur ses yeux.
—
Parfois, on ne veut simplement pas voir la réalité.
J'acquiesce.
—
Surtout quand la réalité est trop pénible... Moi, j'ai tout nié en bloc : qu'il y avait des lutins... que des événements surnaturels se déroulaient dans cette ville... Quelle écervelée !
Et je me suis même menti sur la véritable nature de mon père.
Betty me regarde avec un hochement de tête imperceptible.
—
J'ai vraiment tout gâché, murmure-t-elle. Je me fais trop vieille pour me battre contre les lutins.
—
Ce n'est pas ce que j'ai entendu dire.
Je prends sa main. Sa peau fine est parsemée de taches de vieillesse, mais ses doigts sont longs et vigoureux.
—
Pourquoi est-ce que maman n'est pas venue avec moi ?
—
Même ton père n'aurait pas pu la protéger ici.
—
Pourquoi ?
Betty passe une main dans ses cheveux.
—
Parce que Bedford est la ville natale du roi des lutins. La venue de ta mère l'aurait rendu complètement fou, quoi qu'il fasse pour se contrôler. Si le roi avait eu vent de sa présence, il serait venu la chercher directement. Il n'aurait pas pu résister.
— Donc, pendant tout ce temps à Charleston, nous nous cachions ? Depuis toujours ? J'ai passé ma vie à me cacher ?
Mon cerveau essaie de mesurer la portée de cette nouvelle, mais c'est impossible. Le monde est si différent de ce que j'imaginais - si complètement, si extra- ordinairement différent...
Betty hoche la tête.
—
Je suis navrée que Ian ait fini par te trouver, Zara. Je sais que je t'ai laissée tomber.
—
Où étais-tu ? Quand j'ai vu que tu ne rentrais toujours pas à la maison, j'ai cru que tu avais eu un accident.
—
Le pick-up est tombé en panne. Quelqu'un l'avait saboté. Je suis donc repartie à pied, mais, comme ça n'en finissait pas, je me suis transformée. C'est alors que j'ai compris : le lutin était déjà chez moi. Je me suis cachée dehors, j'ai attendu... Je te savais en sécurité, mais je savais aussi que tu ne resterais pas éternellement à la maison et que, sitôt dehors, tu te ferais attaquer par les lutins. Mais je n'ai pas été assez rapide. J'aurais dû te protéger en premier au lieu d'aider Nick à sortir du filet.
—
Non, tu as fait ce qu'il fallait. Et puis, tu nous a suivis jusqu'à la cachette de Ian et Megan.
—
Avec leur odeur, c'était facile de les suivre à la trace.
La question se matérialise dans ma bouche :
—
Tu l'as tué ?
—
Si je ne m'en étais pas chargée, ton petit ami l'aurait fait.
Ian est mort. Betty l'a tué. Déchiqueté, comme font les tigres.
Je frissonne.
—
Ce n'est pas mon petit ami.
— Ah ! Elle est bien bonne, celle-là !
Elle se tape sur la cuisse. Au même moment, la porte s'ouvre et Nick apparaît, remplissant l'embrasure de toute sa carrure. Il se précipite vers mon lit et reste penché au-dessus de moi sans oser me toucher.
— Tiens, tiens, quand on parle du loup... ricane Betty avant de se lever. Puisque tu as de la compagnie, je vais sortir boire un bon café. Celui que je prépare moi-même est vraiment trop infect !
Elle pose un baiser sur mon front et ses yeux scrutent les miens. Je ne sais pas ce qu'elle essaye d'y voir.
Puis elle se tourne vers Nick :
— Tu vas rester un peu ?
Il hoche la tête.
—
Occupe-toi bien d'elle. C'est mon unique petite- fille, compris ?
Nick se redresse légèrement, comme font les gens quand Betty leur donne un ordre.
— Promis.
— Bien.
Elle franchit le seuil de la chambre et nous laisse seuls. Dès qu'il semble certain qu'elle est partie, Nick m'embrasse sur la joue. Mes lèvres sont vexées. Sa main caresse ma joue.
— J'étais tellement inquiet !
— Tu es parti.
—
C'est Betty qui m'a forcé. J'attendais dans la chambre voisine.
Je soupire d'aise. Tout mon corps se détend.
— Vraiment ?
— Je le jure.
Il paraît tellement solide, tellement inquiet, tellement adorable. Adorable, oui. Je ne sais pas comment je m'en sortirais sans lui. Mes paupières se ferment. Elles sont si lourdes.
—
J'ai peur, Nick.
Il presse doucement ma main et son visage se durcit. Il palpe ma couverture, la remonte sur moi, comme Betty vient de le faire. Il me borde soigneusement.
—
J'étais fou de rage quand j'ai vu ce qu'il a essayé de te faire.
Sa voix s'étrangle, submergée par l'émotion.
—
Te transformer en lutin... Tu ne seras jamais une des leurs !
Mais n'est-ce pas déjà un peu le cas, pourtant ? Si mon père est un lutin, du sang de lutin coule dans mes veines... Mais cela, Nick l'ignore. Nick ne doit jamais le savoir. De ma main libre, j'effleure sa joue. Sa peau est rugueuse, mal rasée.
—
Si j'étais un lutin, Nick, tu me détesterais ?
Il me dévisage.
—
Non.
Je crois que ni lui ni moi ne savons vraiment s'il est sincère.
—
Et les autres ?
Il hausse un sourcil. Ses sourcils sont magnifiques.
—
Les autres quoi ?
—
Les autres lutins ?
Parfois, quand un chat voit une souris, il s'amuse à la tourmenter. Il pourrait la tuer facilement, d'un claquement de mâchoires ou d'un simple coup de patte, mais il préfère s'amuser avec elle. Il la torture, la regarde se débattre et souffrir.
La souris essaye touj
ours de s'enfuir, mais sait parfaitement
qu'il n'y a aucun espoir, que le chat peut la rattraper à tout moment, où qu'elle aille. J'ai bien peur que les lutins agissent de même.
— Issie et Devyn sont allés voir et ils n'en ont trouvé aucune trace nulle part.
Il passe une main dans ses cheveux, puis se masse la nuque.
Des demi-lunes bleues assombrissent la peau sous ses yeux. Il paraît épuisé.
Pleine d'espoir, je demande :
—
Alors ils sont partis ? Tu penses qu'ils sont partis ?
—
Je pense qu'ils se rassemblent. Ça va leur prendre un peu de temps, mais ils vont revenir.
Il soupire, puis étire son dos.
—
De toute façon, nous sommes prêts à les recevoir. Ça va aller, Zara. Pour le moment, c'est terminé.
—
Tu en es sûr ?
J'ouvre les yeux une fraction de seconde et je vois son beau visage acquiescer à quelques centimètres au- dessus du mien.
—
J'en suis sûr. Ils ne peuvent pas encore essayer de te transformer, tu es trop affaiblie. Il y a trop de médicaments dans ton corps. Tu en mourrais. Morte, tu ne leur es d'aucune utilité.
Il faut d'abord qu'ils te transforment.
Ses mains courent sur mes épaules et je tremble - je tremble d'une façon agréable.
Puis, d'une voix rauque :
—
Je te jure que je ne les laisserai pas faire.
Je referme les yeux. C'est si difficile de rester éveillée, de continuer à penser. Je murmure :
—
Tu es gentil, Nick, n'est-ce pas ? Tu es gentil ?
Ses lèvres se posent sur mon front.
—
J'essaye.
Je l'appelle. Comment pourrais-je ne pas l'appeler ? C'est ma mère.
—
Zara ! crie-t-elle, exaltée. Mes affaires sont prêtes. Je suis à l'aéroport, j'attends toujours l'annonce du prochain vol. A cause de cette satanée tempête, tous les vols sont en attente.
Mais peu importe... Le plus important, c'est : est-ce que tu te sens bien ? Oh ! mon Dieu, je n'arrive pas à croire que tu es blessée...
—
Mamie t'a expliqué ce qui s'est passé ?
Sa respiration se transforme en sifflement.
—
Oui.
Je reste silencieuse. J'attends. Une infirmière passe dans le couloir. Enfin, la voix de ma mère :
—
Je pensais que toute cette histoire était terminée...
L'hôpital est une étendue blanche et ennuyeuse ; un grand vide.
—
Dis-moi pourquoi nous sommes parties vivre à Charleston. Nous nous cachions ? Tu es restée avec papa seulement parce qu'il te protégeait ?
—
Je te dois beaucoup d'explications, Zara. Mais sache que je suis restée avec ton père parce que je l'aimais.
—
Oui, oui.
Je la vois presque en train de tripoter sa boucle d'oreille, cherchant quoi ajouter.
—
Nous nous cachions. Je me cachais.
—
Du chef des lutins ?
—
Oui.
—
Leur roi ?
—
Oui.
—
Et pourquoi en avait-il tellement après toi ?
Je veux l'entendre me le dire. Je veux entendre son explication.
— Je l'ai trahi, Zara. J'ai fait une chose qu'il m'avait demandée, mais seulement sous certaines conditions. A cause de ces conditions, il s'est affaibli et... et... il m'a demandé de rester. Quand ton papa est mort, j'ai.. .j'ai pensé qu'il en aurait après moi, pas après toi. J'ai pensé qu'il viendrait me chercher à Charleston, c'est pour ça que je t'ai envoyée chez Betty. Je pensais...
—
C'est lui mon père ? Mon père biologique ?
—
Comment le sais-tu ?
—
Maman ?
—
Oui. Oui, c'est lui ton père.
—
Donc je suis à moitié lutin ?
—
Non. Non. Tu es entièrement humaine parce que nous ne nous sommes jamais embrassés. Je ne me suis jamais transformée. Tu comprends ? C'est de là que vient le problème, c'est pour ça qu'il est si faible. Je veux dire... je n'en suis pas certaine à cent pour cent, mais, pour être fort, je crois qu'il a besoin d'avoir une reine,
une compagne...
Je ne veux pas en entendre davantage. Je raccroche.
Tout va bien se passer. Je me le répète à la lumière sourde de ma chambre d'hôpital.
Les infirmières vont et viennent à pas feutrés dans le couloir.
Dans une des chambres, un film d'action passe à la télé.
J'entends beaucoup de coups de feu et d'explosions.
Je ferme les yeux, essaye de trouver le sommeil. En rêve, je vois ma mère tendre les bras vers moi, mais je me détourne toujours.
Le lendemain, Betty me ramène à la maison. L'avion que ma mère devrait prendre a finalement été annulé, avec les deux cent-trente-trois autres vols de la côte Est. Elle va réessayer aujourd'hui. Si ça ne marche toujours pas, elle prendra la voiture et parcourra les deux mille deux cent cinquante kilomètres par ses propres moyens.
—
Elle essaye vraiment, m'assure Betty.
—
Oui, oui.
Les routes et l'allée ont été déblayées. Le trajet en pick-up n'est pas trop cahoteux.
La neige recouvre tout, pure, étincelante.
—
C'est si beau, dis-je quand Betty s'engage sur la route. Mon père aimait la neige ?
Elle acquiesce.
—
Beaucoup. Mais il préférait la chaleur, comme toi. Vous avez beaucoup de points communs, tous les deux. Il aimait la chaleur et il défendait les mêmes causes que toi.
—
C'est avec lui que j'ai écrit mes premières lettres pour Amnesty International.
—
Je sais.
— Tu trouves vraiment qu'on se ressemble, même si on n'avait pas le même sang ?
Je tends la main gauche pour atteindre la poignée de la portière. Le geste fait bouger mon bras droit cassé. J'ai un mouvement de recul.
—
Les liens du sang ne sont pas toujours les plus forts, répond Betty en sautant de la voiture. Attends, je vais t'aider à sortir.
Elle passe son bras autour de ma taille et nous avançons clopin-clopant dans la neige.
—
Tu connaissais mon père biologique ?
—
Je ne l'ai jamais rencontré, mais si j'avais croisé sa route, il ne serait plus en vie à l'heure qu'il est.
Nous atteignons la véranda, franchissons la porte d'entrée puis ma grand-mère m'installe sur le canapé en multipliant les précautions. Elle me prépare une soupe de vermicelles, ce qui n'est pas un mince exploit pour Betty.
Nick fait une entrée fracassante, ouvrant si grand la porte qu'elle percute le mur près de l'escalier. Il sursaute.
—
Ouh là !
—
Ça va, dis-je. Ce n'est qu'un mur.
Il m'apporte une brassée d'iris, de marguerites et de tulipes.
—
Je ne savais pas lesquelles tu préférais.
—
Je les aime toutes.
— Ah oui?
—
Eh oui.
Il essaye de me les donner, mais se rappelle le plâtre.
—
Je vais les mettre dans l'eau.
Avec une rapidité suspecte, Betty fait irruption dans la pièce et retire les fleurs des bras de Nick.
— Je m'en occupe ! Et vous, les tourtereaux, asseyez- vous sur ce canapé et restez en pâmoison.
—
Mamie !
J'essaye de lui faire les gros yeux, mais elle éclate de rire et retourne dans la cuisine.
—
Je l'adore, mais elle peut vraiment être embarrassante...
Nick hoche la tête et nous nous installons sur le canapé. Je me blottis contre lui.
—
C'est bon de te savoir à nouveau chez toi, chucho- te-t-il.
—
Oui...
J'aperçois Betty qui s'agite en cuisine, fredonnant une chanson tout en coupant les tiges des fleurs.
—
C'est drôle de me dire qu'ici, c'est « chez moi ».
— Mais c'est ce que tu penses ? me demande Nick en respirant l'odeur de mes cheveux.
—
Oh, oui.
Sa respiration couvre mes cheveux et je sens son contact, à la fois léger et presque solide. J'inspire profondément, puis lui annonce :
—
J'ai bien réfléchi. J'ai un plan.
Il lâche un petit sifflement. Tout son torse se gonfle.
—
Un plan ?
Je me tourne face à Nick pour observer sa réaction. Son visage est calme et immobile. Je poursuis :
— Oui, pour retrouver Jay et le fils Beardsley. Et pour capturer le roi des lutins.
—
Eh bien, intervient Betty en surgissant dans le salon, deux tulipes fichées entre ses mains. Parle, nous t'écoutons.
Nick est parti en patrouille aux abords de la forêt depuis environ une demi-heure quand Issie et Devyn arrivent enfin.
—
On te prenait pour une lâcheuse, lance Issie en sautillant.
Je suis tellement contente que tu ne sois pas morte !
—
Eh oui, je suis toujours là ! J'ai appelé maman de l'hôpital hier et, si elle n'a pas répondu à toutes mes questions, elle a promis de le faire à son arrivée.
— Elle vient te voir ? demande Devyn en approchant son fauteuil du canapé.
Issie s'accroupit par terre à côté de lui et nous regarde.
—
Elle a essayé de trouver un vol, mais ils étaient tous retardés ou annulés. Alors elle a pris la voiture.
—
Tu trouves que c'est une bonne idée ?
—
Au début, c'est ce que je pensais. Plus maintenant.
—
Parce que... ? demande Issie.
—
Parce que je pense que c'est elle, pas moi, qui court le plus gros danger, en tout cas avec le roi des lutins. Moi, je sers simplement d'appât.
— Un appât, répète Devyn d'un air profondément sérieux comme s'il venait tout à coup de comprendre.
—
Réfléchis un peu : ma mère n'est plus revenue ici depuis dix-sept ans. Pourquoi ?
—
Parce que c'est froid, répond Devyn.
—
Parce que ça fiche les jetons, ajoute Issie.
—
Non, ça ne suffit pas. Après tout, ma grand-mère vit ici.
Issie regarde autour d'elle.
—
Et où est-elle passée, d'ailleurs ?
—
Elle patrouille dans le quartier. O.K. Bon, où je voulais en venir ? Ah oui : si ma mère n'est plus revenue à Bedford depuis tout ce temps, c'est qu'elle a peur. Elle se cache des lutins.
Pourquoi ?
—
Bonne question ! lance Nick en surgissant par la porte d'entrée.
—
Eh ben, mon vieux ! s'exclame Devyn en fronçant les sourcils. Tu ne frappes plus à la porte ? C'est mal élevé, tu sais ?
—
Ce n'est pas mal élevé, si ?
Nick m'interroge du regard et Issie se met à glousser.
—
Si, un peu, mais je te pardonne, même si tu m'as interrompue.
Je tapote le coussin du canapé. Nick vient s'asseoir à côté de moi.
—
Je reprends : ma mère vivait avec mon père, un garou, et les garous comptent parmi les rares créatures capables de combattre les lutins. Mais mon père est mort. Il est mort quand il a vu par la fenêtre le roi des lutins. Il est mort au moment où nous avions le plus besoin de lui.
—
Ça craint ! commente Issie.
—
Issie ! la reprend Devyn.
—
Ben quoi ? Ça craint, non ?
Elle me regarde.
—
Donc, ta mère t'a envoyée ici pour que Betty puisse te protéger ?
—
Exact, dis-je en triturant le fil autour de mon doigt. Ou pour m'éloigner afin d'empêcher le roi des lutins de se servir de moi pour aller jusqu'à elle. Ce qu'il a fini par faire. Elle n'a pas assez anticipé. Elle m'a expédiée ici, à l'endroit exact où vit le roi des lutins, et elle vient me rejoindre alors que c'est ici qu'il est le plus puissant.
Devyn se gratte l'oreille.
—
Ce que je ne comprends pas, c'est ce que les lutins font ici.
Pourquoi cette ville ? Pourquoi Bedford ?
Mamie ouvre la porte et entre dans le salon, une grande tache humide sur sa chemise en flanelle. Nous cessons tous de parler.
—
Tu as une explication, mamie ?
Elle retire son bonnet.
—
A propos de quoi ?
—
À propos de la présence de tous ces lutins à Bedford ?
—
Ça remonte à bien longtemps.
—
C'est lié à leur peur de l'acier ? Parce qu'il y en a trop dans les immeubles des grandes villes ?
—
En partie, oui. Le reste du monde ne s'intéressait guère aux disparitions de vaches ou d'adolescents dans la région. Surtout avant l'Internet et les chaînes d'infos câblées. Le reste du monde ne s'intéresse pas à ce qui se passe dans une petite ville du Maine au milieu de nulle part. Mais les temps ont changé. La dernière fois, même, les lutins ont dû se montrer plus prudents.
Les journaux de l'État ont commencé à parler des disparitions de garçons...
—
En quoi ça peut préoccuper les lutins ?
Elle s'appuie à la rampe d'escalier, sans vraiment entrer dans le salon.
— Je ne crois pas que le roi des lutins aime kidnapper les garçons. Mais il y est obligé. C'est un besoin viscéral. C'est plus fort que lui.
—
Dans ce cas, pourquoi on ne le tue pas, tout simplement ?
J'aimerais vraiment le savoir.
—
D'abord, tout le monde ne connaît pas son existence.
Même parmi les garous de la région. Mais, s'il mourait, il serait aussitôt remplacé par un autre, qui n'aurait pas forcément autant de scrupules à assouvir ses envies. Vous voyez ce que je veux dire ?
Elle nous lance à chacun un regard appuyé.
Issie frissonne et agrippe le bras de Devyn.
Betty reprend, passant les doigts à travers ses cheveux, essayant de tirer l'affaire au clair.
—
Le roi des lutins ne peut garder le contrôle qu'en affermissant sa puissance. S'il faiblit, il perd le contrôle de la situation. Certains lutins comme Ian ou Megan peuvent en profiter pour prendre le pouvoir. Pour y parvenir, ils doivent trouver leur propre reine.
—
Mais pourquoi Zara ? Pourquoi Ian en avait après elle ?
demande Devyn en se penchant en avant, doigts qui pianotent en l'air comme pour prendre des notes.
—
Peut-être parce qu'elle a déjà quelques gènes de lutin ? On sait déjà que sa mère les attire, alors...
—
Comment ça, des gènes de lutin ? interrompt Nick.
—
Eh bien... à cause de son père...
J'essaye de me lever, mais Nick me maintient assise sur le canapé.
—
Son père est le...
Un éclair traverse les yeux de Betty.
—
Tu ne leur as pas dit ?
Mon ventre se brise, comme mon bras. Betty reprend :
—
Le père biologique de Zara est le roi des lutins.
Nick est le premier à réagir. Il se lève d'un bond et, bouche bée, crie au visage de Betty :
—
Vous l'avez toujours su ?
Elle hoche la tête.
Ses mains se transforment en poings. Il se tourne vers moi :
— Alors Zara est en partie lutin ?
—
Je ne sais pas comment leurs gènes fonctionnent, répond Betty. On n'a pas exactement dressé son profil génétique complet. Elle paraît normale.
—
Je parais normale ? dis-je en bredouillant.
—
Elle est plus jolie que la normale, commente Issie.
—
Et elle court vite, renchérit Devyn.
—
Mais pas de façon surnaturelle, nuance Betty tandis que Nick fait les cent pas dans le salon. Nick Colt, tu vas te calmer, oui ? Je vois de la vapeur sortir de tes oreilles...
—
Zara est en partie lutin ! hurle-t-il.
Ses yeux brillent, menaçants.
—
C'est impossible !
—
Tu as entendu ce que je disais ? lui demande Betty avec une expression qui n'est ni patiente ni bienveillante. Son père est un lutin. Ça ne signifie pas qu'elle montre des traits de caractère propres aux lutins !
—
Bon sang, c'est un foutu lutin ! hurle Nick.
Il me regarde comme s'il ne m'avait jamais vraiment vue, et comme s'il détestait ce qu'il voyait.
Il sort en trombe du salon et claque la porte. L'onde de choc se répercute jusque dans mon cœur.
—
Nick ! s'écrie Issie en s'élançant à sa poursuite.
—
Ce qu'il peut être loup, parfois, dit Betty en secouant la tête. Laissez-le tranquille...
Les pneus de la Mini crissent dans la neige. Quelque chose en moi se tasse en une boule pesante.
—
On doit le rattraper ! insiste Devyn. Il est dangereux quand il est dans cet état-là. Parfois il se transforme...
Il traverse le salon à bord de son fauteuil roulant. Issie se lève et marche vers lui avant de revenir vers moi. Ses petits bras enlacent mes épaules et pressent mon bras cassé.
—
Ce n'est pas grave,
Zara. Même si tu étais un lutin à cent
pour cent, tu resterais Zara.
Des larmes jaillissent de mes yeux. Ma gorge se serre.
—
Il ne va pas rester éternellement borné, ajoute-t- elle.
Puis elle me lâche et court après Devyn.
Betty et moi restons assises pendant un moment. Je suis sur le canapé. Elle est affalée dans le grand fauteuil rouge.
—
Je n'ai plus qu'à remballer mon plan, dis-je, avant de murmurer : Comment allons-nous pouvoir mettre la main sur le roi sans l'aide de Devyn et Nick ?
Je suis censée servir d'appât. Il est censé croire que je suis toute seule. Puis, quand il me fait sortir, Betty et Nick passent à l'attaque. Dehors, ils ont un avantage sur lui. Devyn fera le guet. On obligera le lutin à nous dire où est caché Jay. Il viendra forcément me chercher parce qu'il veut m'utiliser comme appât pour récupérer ma mère.
—
Tu préfères renoncer ? me demande Betty en me fixant du regard.
Je la fixe à mon tour.
— Non. Tu te sens assez forte pour battre toute seule le roi des lutins ?
—
Je suis assez forte pour battre toute seule une armée de rois des lutins, Zara ! Ça va aller ?
Je hausse les épaules et me frotte les yeux de ma main libre.
—
J'aurais tellement voulu qu'on me dise la vérité un peu plus tôt. Quand j'avais dans les neuf ans, par exemple...
Betty se lève et vient s'asseoir à côté de moi.
—
Oh, allez ! On ajuste fait une centaine d'erreurs... Mais maintenant, c'est toi qui es aux commandes. Je pense que la situation va s'améliorer.
Elle me donne un petit coup de poing sur la cuisse, puis laisse parler la grand-mère en elle et me prend dans ses bras. Elle sent la forêt et le feu de bois. Elle sent la tranquillité. Je me penche contre elle et je pleure.
—
Tu crois qu'il me déteste pour toujours ?
—
Si c'est le cas, c'est un idiot.
Je renifle.
—
Ça n'est pas très réconfortant.
— Tu aurais dû voir la réaction de ton père quand il a découvert la vérité sur ta mère. Il était hors de lui.
— Alors pourquoi ?
—
Pourquoi quoi ?
—
Pourquoi a-t-elle fait ce qu'elle a fait ?
—
Elle essayait de sauver les garçons.
—
Hein?
— Tu vois, ta maman est un peu comme Nick : elle a le complexe du héros. Elle réussit juste à mieux le cacher. Tu sais pourquoi Nick a commencé à s'en prendre aux lutins ? Encore qu'il ignorait à quoi il avait à faire...
Je ne réponds pas.
—
Eh bien, Devyn courait dans la forêt pendant un entraînement de cross-country quand une flèche l'a frappé en pleine colonne vertébrale. Il a hurlé et s'est écroulé. Il a été touché exactement où il fallait pour provoquer une paralysie.
Nick l'a entendu crier et a couru dans sa direction. Il l'a trouvé, l'a transporté jusqu'à la route, mais ni l'un ni l'autre n'a compris ce qui s'était passé. C'est seulement quand tu es arrivée à Bedford et que tu as vu le roi des lutins devant la cafétéria qu'ils ont tous réussi à rassembler les pièces du puzzle.
—
Oh ! mon Dieu ! Et qu'a fait la police ?
—
Ils ont supposé qu'il s'agissait d'un chasseur de coyotes. Ils ont relevé les empreintes de Nick, mais les lutins ne laissent pas de traces.
—
En effet.
Je déglutis péniblement.
—
C'est bizarre... C'est vraiment bizarre.
—
Bref. C'est ça qui lui a fait comprendre que quelque chose d'anormal se passait. Tout à coup, il s'est comporté comme le roi des garous, toujours prêt à sauver le monde. Il passe son temps à patrouiller en ville, à chaque pause déjeuner, à chaque heure d'étude, à chaque entraînement de cross-country. Le fait que deux autres garçons aient disparu, ça l'a rendu fou.
Je hoche la tête.
—
Mais maman ?
—
La seule chose qui comble le besoin du roi des lutins est sa reine. Il est resté trop longtemps sans elle : ce besoin est devenu insoutenable.
Le feu crépite. Nous sursautons toutes les deux. Sursauter ne fait pourtant pas partie du plan.
— Alors elle a fait l'amour avec lui pour qu'il cesse de kidnapper des garçons.
Betty resserre un peu plus son bras autour de mes épaules.
—
Oui.
—
Oh ! mon Dieu. Donc, en gros, je suis née d'un viol ?
—
Elle était consentante.
—
Parce qu'elle y était obligée !
—
Elle a décidé de sauver ces garçons, Zara. Elle a fait preuve de courage. De stupidité aussi, peut-être, mais de courage quand même.
—
Sauf qu'aujourd'hui tout recommence.
—
Le besoin du roi a resurgi.
Je réfléchis à la situation.
—
Quand est-ce qu'elle va arriver ?
—
Ce soir. Sans doute vers 19 heures.
—
Et il veut qu'elle revienne parce qu'il a besoin de la transformer pour retrouver tout son pouvoir...
Ce n'est pas une question. J'essaye juste de faire sortir la vérité de mon cerveau - de comprendre ce qui est en train de se passer.
Betty ne répond rien. Elle se lève et dit :
—
Je vais voir ce qu'il y a en cuisine pour le dîner.
Je bouge lentement la tête.
—
Tu veux que je t'aide ?
—Non, reste là et repose-toi. Prends le temps de bien réfléchir à tout ça.
C'est le moment d'exposer mon plan. Je parle très lentement, je récite les tirades que nous avons mises au point pendant mon séjour à l'hôpital.
—
J'imagine que tu ne vas pas tarder à recevoir un appel ?
Elle me fixe du regard. Nous parlons comme si la maison était truffée de micros-espion. Ni Betty ni moi ne savons si les lutins ont une ouïe très développée, mais nous n'allons prendre aucun risque.
—
Tu crois toujours que je dois y aller si le standard appelle ?
Elle baisse la voix.
—
Je me demande vraiment si c'est prudent qu'on te laisse ici toute seule, sans Nick.
Autrement dit : pouvons-nous poursuivre notre plan en l'absence de Nick ?
—
Ouais, dis-je. Vas-y. Ça me va très bien. Tout se passera bien.
—
J'aurais préféré qu'il soit là.
Elle s'approche de moi et m'embrasse sur le sommet du crâne.
—
Je suis contente que ma petite-fille soit de retour.
—
C'est bon d'être de retour, dis-je.
Et c'est la vérité.
Je reste donc assise à ma place. Assise, assise, encore assise, mais je ne pense pas du tout à notre plan ni au fait que le brusque départ de Nick nous prive d'un garou. Je me souviens juste de ce que j'éprouvais en sentant les lèvres de Nick bouger sur mes lèvres. Cette sensation de chaleur..
Deux minutes plus tard, le bipeur de ma grand-mère se déclenche. Elle me jette un coup d'œil, avance d'un pas vigoureux et prend mon pouls - un réflexe absurde : c'est mon bras qui est cassé, pas mon cœur. Puis elle touche mon front pour s'assurer que je n'ai pas de fièvre. Le résultat doit être convaincant, car elle se raidit et croise les bras sur sa poitrine.
— Il y a eu un accident sur la route d'Acadia. Il va peut- être falloir faire intervenir Life Flight. Ils m'ont appelée.
Elle parle très lentement.
—
Je dois vraiment y aller. Ça ne te dérange pas ?
—
Non.
J'attrape un épais manuel de littérature anglaise. Après deux jours d'absence au lycée, j'ai beaucoup de devoirs en retard.
Prendre ce manuel est un geste totalement plausible.
Elle décroche le manteau suspendu à la patère de la porte d'entrée.
—
J'ai appelé Nick. Il devrait être là dans dix minutes.
— Il va venir ? Il ne s'est pas transformé en loup pour décimer un troupeau de moutons ?
Elle sourit.
—
Il a le sang chaud, mais ce n'est pas un fou.
Je ne réponds rien.
—
Tu rougis !
—
Tu n'es pas très gentille.
Elle ouvre la porte. L'air froid s'engouffre dans la maison, et le feu dans le poêle s'amplifie.
—
Mais tu m'aimes quand même, Zara ?
—
Bien sûr.
— Tant mieux. Fais attention à toi. Je reviens bientôt, mais pas trop tôt, si tu vois ce que je veux dire.
Puis elle articule en silence : « Sois prudente. »
Elle me cligne de l'œil, puis disparaît.
Ah, les grands-mères !
Il arrive cinq minutes après le départ de Betty.
Il frappe à la porte - porte que Betty n'a pas verrouillée pour ne pas m'obliger à me lever.
Je ne l'invite pas. Il entre. À l'évidence, il est déjà venu ici. À
l'évidence, c'est lui qui s'est fait passer pour mon père.
Il porte encore la cape noire qu'il avait quand je l'ai vu à l'aéroport de Charleston et à l'extérieur de la cafétéria. Il est grand et pâle, comme moi. Ses cheveux ondulés et bien coupés sont d'un noir luisant. Ses beaux yeux enfoncés dans leur orbite évoquent l'écorce noueuse d'un arbre.
Je reste paralysée.
—
Zara.
Il laisse mon nom flotter en suspension. Puis, d'un air détendu, il ferme la porte derrière lui. L'air glacé reste dans la pièce. Je frissonne.
—
Tu as froid ? Je vais remettre une bûche dans le poêle.
Il traverse la pièce, ouvre le poêle et y enfonce une autre bûche. Les braises jaillissent. Il en attrape une au vol, l'écrase entre ses doigts. Il ne se brûle pas.
Je retrouve la parole :
—
Qui es-tu ?
Il incline la tête dans ma direction et frotte ses mains l'une contre l'autre comme pour enlever de la poussière.
—
Tu ne le sais pas ?
— Aucune idée.
C'est presque vrai, car, si je connais certains fragments élémentaires de la vérité, j'ignore tout de son essence. Je suis loin, très loin de son essence.
Je parviens à me redresser sur le canapé.
—
Tu m'as vu à l'aéroport et je t'ai appelée dans la forêt. Et quand ton père de substitution est mort, j'étais là aussi.
—
A la fenêtre.
Il acquiesce.
L'information reste en suspens entre nous pendant quelques instants. « Père de substitution » ? « Père » fera très bien l'affaire.
—
C'est toi qui l'as tué ?
—
Bien sûr que non.
— Ah bon?
Il ranime le feu, attrape une braise qu'il passe d'une paume à l'autre. Ce serait cool si ce n'était pas aussi flippant. Je reprends
:
—
Tu vois ce que je veux dire. Pourquoi ?
—
Parce que j'essayais de récupérer ce qui m'était dû.
—
Je ne t'appartiens pas.
—
Oh ! que si. Tu m'as toujours appartenu. Tu m'ap-partiendras toujours.
—
Foutaises.
— Ah oui ? Regarde au fond de toi, Zara. Je suis sûr que tu découvriras la vérité.
—
Je ne sais plus ce qu'est la vérité. Mais je sais que tu commences à ressembler à une vieille parodie de Darth Vador dans un vieil épisode de Star Wars. Et je sais que tu cherches à me faire du mal.
Il secoue la tête et prend un air distrait.
—
N'importe quoi.
—
Quoi ? Le sosie de Darth Vador ou le fait de me vouloir du mal ?
—
Les deux.
Je roule des yeux. Chercher au passage une arme. Il y a le tisonnier, mais il est trop loin. Il y a la lampe, mais suis-je capable d'en asséner un coup suffisamment fort avec une seule main ? Non, il faut à tout prix que je le fasse sortir.
Il se rapproche de moi et, d'une voix sirupeuse :
— Pourquoi tu ne reviendrais pas avec moi ? Je ne te ferai pas de mal.
— Revenir où ?
— Chez moi.
— Tu as un chez-toi ?
r
— Evidemment.
—
Un genre de maison de contes de fées avec des murs en pain d'épice et un toit en sucre filé ? Ou la maison de la fée Clochette, prête à exaucer mes trois vœux ?
Il laisse échapper un
sourire.
— Non. C'est une grande maison dans la forêt. Protégée par un charme qui tient à distance les importuns.
— C'est derrière une apparence séduisante que toi et tes semblables cachez ce que vous êtes vraiment.
— Je vois qu'on s'est documentée...
— Un peu, oui.
— Allons, reviens avec moi.
—
Pourquoi ? Pour que je serve d'appât à ma mère ?
— Ce serait une si mauvaise idée ?
— Oui.
— Zara...
Il soupire. Dehors, le vent rugit.
—
Comment puis-je te faire comprendre... J'ai besoin de ta mère. Si je ne mets pas la main sur elle, d'autres garçons mourront.
— C'est ridicule.
— Non, c'est comme ça.
Je réfléchis une seconde.
—
Si c'est le cas, pourquoi Ian n'a-t-il pas essayé de me transformer ?
Il perd de sa contenance. Son visage se fait soudain inquiet, presque humain.
—
Il t'a embrassée ?
—
Presque. Mais Betty l'a tué.
Il dissimule mal un sourire. Puis, passant une main dans ses cheveux :
—
Betty peut se montrer féroce.
—
C'est pour ça que tu n'apparais pas quand elle est ici?
— Aucun lutin ne voudrait affronter un tigre.
Il souffle sur la braise dans sa paume. Elle se transforme en poussière.
—
On a l'impression que presque rien ne peut te résister, dis-je.
-Ça?
Il a un petit sourire satisfait.
—
Un simple tour de passe-passe.
Nous nous dévisageons.
—
Ian a essayé de te transformer, car il savait que tu aurais fait une reine très puissante. Une reine avec mon sang aurait fait de lui un roi. Ian a essayé de te transformer, car il pensait que je voulais faire de toi ma reine.
—
C'est écœurant.
J'appuie mon plâtre sur ma cuisse. Il est trop lourd.
—
Tout à fait d'accord.
-— Il y en a beaucoup, de ces lutins renégats comme Ian ou Megan ?
Il hoche la tête.
—
Beaucoup trop, à présent que je suis faible. Ils le sentent.
Ils viennent de partout pour essayer de me renverser, de prendre mon territoire. Notre race n'est pas la plus sympathique qui soit...
—
Ce n'est rien de le dire.
— Le choix t'appartient, Zara.
— Sa silhouette élancée s'approche et il s'assied à côté de moi.
Il pose la main sur ma main valide. A cause des braises, elle est encore chaude, presque brûlante, et c'est une sensation agréable en comparaison du froid dans le Maine, du froid en moi...
—
Nous pouvons rentrer chez moi, et je répondrai à toutes tes questions en attendant la venue de ta mère. Ou nous pouvons attendre ici l'arrivée du garçon-loup. L'une de ces deux possibilités n'est pas une bonne idée.
—
Et pourquoi donc ?
Je n'ai aucune envie de connaître la réponse à cette question.
—
Parce que j'ai ce besoin en moi. Et que, tu sais quoi ? Ce loup m'a l'air bien appétissant.
Rinétophobie ou Rinésiophobie
Peur du mouvement ou du déplacement
'a
ccepte de le suivre. Il sourit, triomphal, comme sûr de sa Jvictoire.
—-J'en suis ravi, déclare-t-il d'un air de gentleman, comme s'il ne venait pas à l'instant de menacer Nick.
Il me conduit hors de la maison. Je me dégage de son bras et il rit, amusé.
—
Je ne vais pas te faire mal, Zara.
—- Bien sûr. Tant que je coopère.
Il ouvre la porte. Une rafale d'air froid s'engouffre dans la maison. Il m'aide à mettre mon manteau. A cause du plâtre, je ne peux enfiler qu'un seul bras. Je regarde devant nous le néant de la neige et de la forêt. Je cherche des signes de la présence de Betty ou de Nick.
—
On prend la Subaru ?
—
Non. On va courir.
Mon plan ne prévoit pas une course à travers la neige.
Mon plan prévoit qu'on s'arrête dès qu'on se retrouve dehors.
Je tente vaguement de m'opposer.
—
Je ne suis pas censée courir. A cause de mon bras cassé, tout ça...
—
Je suis désolé, pour ton bras.
—
Vraiment ?
Il me soulève comme si je ne pesais rien du tout, me tient contre son torse à la façon dont un jeune marié porte son épouse en franchissant le seuil du domicile conjugal. Loin du feu, il est froid. Il sent les champignons.
—
Tu as le vertige ?
Il tient mon bras valide contre lui et s'arrange pour ne pas faire bouger mon bras plâtré. Tout se passe en douceur, rapidement et je n'ai pas le temps de protester ni même de dire quoi que ce soit. Puis il s'envole. Littéralement.
Par-dessus son épaule, une forme sombre à quatre pattes émerge de la forêt en rugissant.
Betty vient de nous louper. Mon cœur grince dans ma poitrine.
Nous passons en un éclair devant les arbres, qui se transforment en une masse floue. Il vole par-dessus la neige. Le vent projette mes cheveux contre son torse. La neige tombe, couvre notre visage et notre corps tandis que nous volons de plus en plus vite.
C'est à cette vitesse que j'ai toujours rêvé pouvoir courir, cette incroyable vivacité. C'est une expérience fascinante, magnifique et je me sens incapable de la décrire ou de la vivre pleinement - puis nous nous arrêtons.
Betty ne me retrouvera jamais. Il n'y a aucune trace derrière nous.
Il me pose sur le sol bosselé d'une vaste clairière entourée de hauts pins. Ma respiration part d'un coup, comme si je l'avais retenue pendant tout ce temps.
—
Oh, dis-je avant même de m'en rendre compte, c'était incroyable !
—
Tu es toute rouge. Je pensais que tu me détestais.
—
Ça, oui. Mais voler ? Voler, je ne déteste pas... Dans un livre, j'ai lu que...
—
Tu aimes la lecture ?
—
Ouais.
— Parfait. Pour ma part, j'adore les ouvrages de philosophie.
C'est bon d'avoir une fille qui aime lire.
Je ravale ma salive, me dandine d'un pied sur l'autre. Ils ne pourront pas nous retrouver. Nous n'avons pas laissé la moindre trace. Je n'en reviens pas : nous avons volé !
—
Est-ce que tous les lutins volent ? Parce que je ne m'étais pas du tout préparée à ça. Je veux dire... je n'ai trouvé ça dans aucun livre...
—
Seuls ceux qui ont du sang royal. Toi, tu sais voler.
—
Si je me transforme en lutin.
—
Bien sûr.
Il montre la clairière.
—
Voilà. C'est chez moi.
—
La clairière ?
—
Tu ne vois pas la maison ?
— Non.
Son visage change d'expression, comme si je l'avais déçu.
—
Elle est protégée par un charme, mais, puisque tu es ma fille, tu devrais être capable de la voir.
—
Hum, hum.
Je frissonne. Des floc
ons de neige tombent sur ses cheveux et
les blanchissent.
— Les humains voient ce qu'ils croient être là, pas ce qui s'y trouve réellement. Ça n'est pas très difficile de leur cacher qui nous sommes vraiment.
—
Oh, merci. Leçon n°112 du manuel des lutins, c'est ça ?
—
Des sarcasmes ? Décidément, tu n'es pas comme ta mère.
En général, quand elle a peur, elle se tait.
Je cesse de me mordre la lèvre.
— Non, en effet. Je ne suis pas du tout comme elle.
Il soupire.
—
Essaye de voir ce qui se trouve vraiment devant tes yeux, Zara. Puis nous rentrerons nous mettre à l'abri du froid.
—
Entendu.
Je fixe du regard la clairière et elle se met à vibrer, à changer imperceptiblement. Un flocon tombe sur mes cils. Je ferme les yeux pour le laisser fondre. Puis je les rouvre.
—
La vache...
J'entends un sourire dans sa voix.
—
Tu la vois ?
—
Je me demande comment j'ai pu la manquer.
—
A cause du charme...
La maison n'est pas une maison : c'est un gigantesque manoir, avec des fenêtres à grands carreaux sur ses trois niveaux. Les façades sont couvertes de planches à clin et peintes dans un jaune crème, comme les vieilles demeures de Battery Park, à Charleston. Les lignes droites de sa structure semblent surgir solennellement du sol pour s'élancer vers le ciel. Elle n'est pas ostentatoire, mais elle est immense.
Tout en elle évoque une fortune amassée au fil des générations, des salons où on sert le thé, des parties de croquet dans le jardin.
Je tourne ma tête pour le lui dire, mais ma bouche reste ouverte et ma langue semble renoncer à jouer un rôle actif dans la conversation.
—
Tu me vois tel que je suis, déclare-t-il en souriant.
Ses dents sont légèrement pointues.
Mais ce ne sont pas ses dents qui me choquent. Ce sont ses yeux argent aux pupilles noires. C'est sa peau luisante comme de la glace bleue. C'est sa taille et sa corpulence, bien plus imposantes que je l'imaginais.
—
Je ne te ressemble pas, dis-je enfin.
—
Non. Tu ressembles à ta mère.
—
J'ai les mêmes cheveux que toi. Maman m'a toujours dit que tu nous avais abandonnées, mais ce n'est pas ce qui s'est passé, n'est-ce pas ?
—
Non. C'est elle qui m'a abandonné.
L'expression de son visage est triste, tout à coup. Ses yeux semblent rétrécir. Puis il me regarde à nouveau.
—
Allons, entre, ne reste pas dans le froid.
Je le suis parce que je ne sais pas ce que je pourrais faire d'autre. Je le suis parce que je veux protéger Nick et que je garde l'espoir que mon plan est encore, malgré tout, le plan. Ils ont peut-être réussi à nous suivre jusqu'ici, à me retrouver et à retrouver Jay. Je le suis parce que je veux découvrir quel genre de monstre est mon père. Oui, c'est vrai. Mon père.
La grande porte en acajou s'ouvre devant nous. Il me conduit jusqu'à l'entrée principale. Un pas. Un autre. Une odeur de vin, de bœuf et de champignons flotte dans l'air. Une lumière vive fait étinceler les sols de marbre. Des gens sont alignés devant les murs tendus de tapisserie. La plupart portent des vêtements de tous les jours, mais certains sont en smoking et robes de bal de promotion. L'un après l'autre, dans toute la pièce, s'incline sur notre passage. Il doit bien y en avoir une centaine. Mais ce ne sont pas des gens. Ce sont des lutins qui ne sont plus dissimulés par le charme. Leurs dents sont pointues comme celles des requins. Leur peau a cette teinte bleuâtre et leurs jambes sont longues, bien plus longues que la normale. Mes genoux s'entrechoquent.
—
Notre cour, m'annonce le roi. La cour Sombre. S'il vous plaît, levez-vous !
Les lutins se redressent. J'ignore ce que je dois faire. Devant tous ces yeux argentés de lutins fixés sur moi, j'agite doucement la main.
—
Nous vous retrouvons tout à l'heure dans la salle de bal, reprend-il en me poussant vers une porte latérale.
Juste avant qu'il la referme sur nous, j'ai le temps de voir tous les lutins se disperser.
—
Tous les lutins existants sont là ?
—
Non. Juste ceux de la région. Ceux qui m'appartiennent.
—
Il y en a dans d'autres régions ?
—
Bien sûr.
—
Oui. Bien sûr.
J'avance vers une fenêtre et regarde la neige.
—
Je te laisse ici. Ta maman va bientôt arriver. Pour ma part, j'ai des choses à préparer. Tu es libre de te promener dans la maison, Zara. En revanche, j'ai bien peur que tu ne puisses pas partir.
— Alors, j e suis ta prisonnière.
—
Mon invitée.
—
Les invités peuvent toujours partir.
Je lui fais face.
—
Je veux voir Jay Dahlberg.
Il tressaille.
—
J'insiste.
—
Il est à l'étage. Deuxième étage, troisième porte à droite. Je te préviens, Zara, ça n'est pas joli à voir. Mais je ne peux pas te cacher ce que je suis. Ce dont j'ai besoin.
Je balaye du regard les rideaux somptueux, le canapé en cuir, ce décor voluptueux rehaussé d'orchidées.
—
Rien de tout cela n'est joli.
Une fois seule, je compte jusqu'à soixante, puis pars à mon tour. Je gravis les marches en marbre blanc tendues d'un tapis afghan rouge foncé. Un étage. Un autre. Je passe devant des lutins qui me lancent des regards cruels, d'autres qui reniflent l'air. Leurs gestes sont trop fluides pour être humains, leurs yeux trop féroces.
Ils me dévisagent comme si j'étais une proie. Certains effleurent mes bras, mes cheveux, en murmurant : « Princesse, princesse. » Je prends sur moi pour ne pas ficher le camp d'ici en hurlant. Je continue de monter les marches jusqu'au palier du deuxième étage.
Je compte les portes pour essayer de rester concentrée, d'apaiser mes battements de cœur, et soudain c'est la porte, celle derrière laquelle doit se trouver Jay Da- hlberg. Elle est assez banale, en bois, avec un bouton doré et brillant sur lequel est gravé un symbole runique. Je me demande combien de prisonniers sont enfermés derrière des portes aussi ordinaires.
Après avoir pris une profonde inspiration, je tourne le bouton et ouvre.
Jay Dahlberg est étendu sur le drap d'un grand lit, tordu sur le côté. Ses bras sont constellés de trace de morsures. Pour tout vêtement, il porte un caleçon et un t-shirt déchiqueté.
—
Oh, Jay ! dis-je en chuchotant une fois la porte fermée.
Il ne bouge pas et je me déplace en silence sur un autre épais tapis oriental tissé à la main. Il ne bouge pas non plus quand je touche son bras, juste au-dessus de cinq estafilades profondes, là où les lutins ont dû prélever son sang. Sa peau se glace sous mes doigts. Elle est pâle sous la lumière fluorescente. Son dos est strié de coupures et d'ecchymoses.
—
Jay ? dis-je en le pressant un peu plus. Jay ?
Il gémit. Ses paupières tressaillent, puis s'ouvrent. Ses lèvres sont craquelées, mais parviennent quand même à remuer.
—
Eh ! On dirait la nouvelle...
r
—
Elève du lycée. Oui, c'est moi. Je vais défaire tes liens et te faire sortir d'ici.
Ses yeux s'écarquillent sous l'effet de la surprise.
—
C'est impossible ! Les lutins...
—
Je suis au courant, pour les lutins, et je m'en fiche comme de ma première chaussette, dis-je en commençant à dénouer la corde autour de ses chevilles. Je te fais sortir d'ici, un point c'est tout !
Je passe aux nœuds autour de ses mains, mais, avec mon attelle, la tâche n'est pas aisée. J'y arrive enfin et glisse mon bras valide autour de sa taille.
—
Tu peux te lever ?
—
Bien sûr, m'assure-t-il, mais, dès que ses pieds touchent le sol, il se met à vaciller.
—
Tu peux prendre appui sur moi. Ça va aller, mais il y a beaucoup de marches à descendre. On va y aller lentement...
Nous sommes presque devant la porte quand il s'arrête.
—
Eh, la nouvelle...
— Zara.
— Il articule avec difficulté. Tout son corps tremble entre mes mains, mais il essaye quand même de s'écarter.
—
Il m'a tailladé. Il a léché mon sang. Et les autres ont fait pareil. C'est comme... c'est comme s'ils suçaient mon âme. Il pourrait... il pourrait s'attaquer à toi...
—
C'est bon, dis-je. Ça va aller. Tu vas t'en sortir. Personne ne te fera plus de mal, compris ? Pas sous ma protection.
Maintenant, partons d'ici.
J'ouvre la porte et t
ends l'oreille. Rien.
—
Au fait, dis-je en chuchotant. Tu as vu d'autres garçons ici
?
Il s'efforce de bouger ses lèvres.
—
Non.
—
Le fils Beardsley ?
—
Ils m'ont dit qu'il était mort.
Un nœud de colère tord mon estomac, aussi douloureux que mon bras cassé.
—
Je vais te faire sortir d'ici.
Nous nous mettons en route vers l'entrée. Je pense à toutes les marches. Je pense à tous les lutins. Je m'en fiche.
Noctophobie