Phonophobie

Peur des bruits ou des voix

'av

ance d'un pas - un seul - en direction de la voix.

J

Nick?

Zara...

Je m'arrête, regarde autour de moi. Les nuages s'assombrissent, chargés de menace, à mesure que le soleil décline.

Les arbres ploient sous les rafales, les plus jeunes sont presque couchés. Je serre les bras autour de moi - mon propre tronc -

afin de faire disparaître la sensation de picotements arachnéens.

Zara...

Nick, c'est toi ?

Pas de réponse. Je crie :

Qui es-tu !

Viens à moi.

Dis-moi qui tu es !

Zara...

Je tape du pied.

Bon sang, mais c'est dingue ! Dis-moi qui tu es et je viendrai, compris ? Mais si jamais tu as fait du mal à Nick, ou si tu es Nick devenu complètement cinglé... je ne vais pas être contente !

Mes paroles restent suspendues en l'air comme un avertissement. Mes entrailles se réchauffent comme si j'étais en feu. Voilà ce qui se passe quand on est en colère.

Zara...

Je hurle, hors de moi.

Et arrête de prononcer mon nom ! Ça devient ridicule !

Et, sans plus réfléchir, poussée par la colère, je m'engouffre dans la forêt. Je me sens prête à infliger une dérouillée au premier venu, même si ça ne m'est jamais arrivé. Comme disait Friedrich Nietzsche : « Que celui qui lutte avec des monstres veille à ne pas se transformer en monstre. »

Je cours sur une dizaine de mètres, puis m'arrête brusquement

- mes pieds dérapent légèrement sur le sol. Je suis en train de faire exactement ce que tout le monde m'a déconseillé, et ce que j'ai promis à Nick de ne pas faire. J'étouffe un cri.

Je m'en veux, j'en veux à la voix, j'en veux à Nick. Ma main serre la poignée du tisonnier.

Derrière moi, un murmure :

Tu y es presque, Zara... Ne t'arrête pas...

Je pivote d'un coup, mais ne voit personne entre les troncs d'arbres.

Où es-tu ?

Pas de réponse.

Qui es-tu ?

Tu le sais bien.

Cette fois, la voix vient de ma droite. Je me tourne. On ne dirait pas la voix de Nick : celle-ci est plus vieille, plus rusée...

Comment sais-tu mon nom ?

Je l'ai toujours su, princesse.

« Zara » signifie « princesse ». O.K. Peu importe ce que mon nom signifie. Je cours vers l'endroit d'où semble provenir la voix, vole par-dessus les pierres, les pommes de pin et les racines.

Où es-tu ?

Rien n'interrompt l'immensité des troncs d'arbres, aucun fragment de tissu, aucune paire d'yeux, aucune chevelure... Les arbres sont partout. Des arbres. Des arbres. Des arbres. Je pivote, cherche du regard la maison qui devrait être sur ma droite, mais elle n'est pas là. Rien que des arbres. Mon Dieu... il fait si sombre dans cette forêt...

La peur étreint mon estomac. Mais cette fois, ce n'est plus seulement pour Nick que j'ai peur. J'ai peur aussi pour moi. Je ne peux quand même pas m'être perdue aussi rapidement ?

Où es-tu ?

Par ici, répond la voix sur ma gauche.

Je m'élance dans cette direction, file entre les troncs, m'enfonçant de plus en plus dans l'obscurité. La nuit est presque tombée.

C'est toi qui as pris Nick ? Si oui, je t'assure que tu vas connaître ta douleur...

Je débouche dans une petite clairière encerclée par des épicéas, telles des sentinelles. La neige se met à tomber. Je m'arrête au milieu du cercle tandis que des flocons de plus en plus drus et rapides tombent autour de moi.

Tu essayes de me perdre, dis-je en serrant les poings.

Je me force à les rouvrir - je ne veux pas lui montrer que j'ai peur. Je n'aurai pas peur.

—- Tu m'agaces, tu sais ?

Aucune réponse.

Je sais que je ne t'ai pas imaginé.

Toujours aucune réponse.

Ma tête résonne de coups sourds. Il y a un nom pour ça, la peur des voix. Mais je ne m'en souviens pas. Bon sang...

Phobophobie, peur des phobies.

Phonophobie, peur des bruits ou des voix.

Photoaugliaphobie, peur des lumières vives.

Photophobie, peur de la lumière...

Voilà, oui : phonophobie. Et celle qui vient ensuite...

Phronémophobie, peur de réfléchir.

Je n'ai pas peur de réfléchir. Réfléchir aurait plutôt tendance à me calmer. Je scrute du regard l'orée de la clairière.

Où suis-je ?

Dans la forêt.

Où est Nick ?

Aucune idée. Mais il n'a pas été enlevé. Il ne peut pas avoir été enlevé.

Où est la voix ?

Je cherche mon téléphone portable dans ma poche. Je l'ai laissé dans mon sac de sport ! Je secoue la tête... Comment ai-je pu faire une chose pareille ? Je pars dans la forêt à la poursuite d'un lutin-tueur en série tout droit sorti d'un roman de Stephen King et je n'ai pas pensé à prendre mon téléphone !

Un cri s'échappe de mes lèvres - guttural, terrifié, pathétique. Je ravale ma salive, me redresse. Ce n'est pas la bonne attitude. Je ne vais pas attendre le tueur ici et mourir comme une mauviette.

La neige se plaque sur les épicéas. Elle tombe sur mes cheveux, recouvre ma veste et mon pantalon, s'amasse autour de mes baskets. Elle tombe si vite qu'elle tapisse déjà le sol, autrement dit à partir de maintenant tout pas laissera des empreintes - des empreintes que d'autres pourront suivre...

Zara, reprend la voix. Viens à moi.

Je secoue la tête. Je me suis déjà comportée de façon complètement irrationnelle. Je ne vais pas aggraver mon cas.

Non.

Je balaye la neige de mon visage.

Par ici.

Je me bouche les oreilles et m'interdis de bouger.

Je suis perdue. À cause de toi !

Ma voix flanche.

C'est vraiment malin, je t'assure...

Je l'entends alors : un petit rire amusé, et sous ce rire autre chose - le hurlement.

D'un loup ?

C'est un chien. Il faut que ce soit un chien parce qu'un loup...

je ne suis pas encore prête à ça.

J'écoute encore. Peut-être ces vieux livres que je lisais dans les petites classes avaient-ils raison : dans des circonstances désespérées, il y a toujours un berger allemand ou un saint-bernard pour vous porter secours. Peut-être un gentil chien vient-il me sauver de cette personne ou de cette chose dans la forêt... Peut-être même a-t-il un petit tonneau de bière accroché au collier ? Je m'en fiche. Un loup-garou ferait même l'affaire. N'importe quoi.

L'espoir est une chose affreuse - pour un peu, on finirait par se convaincre soi-même...

Je cours vers le chien hurlant, guettant l'apparition d'un pelage amical, de babines baveuses... Le hurlement se fait plus proche, juste derrière moi. Ignorant la neige et les pièges qu'elle dissimule - racines, rochers -, je fonce dans cette direction.

Puis je m'arrête, reprenant ma respiration. Je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Ma tête tourne à cause du choc de l'autre nuit.

Inspire, Zara.

Expire, Zara.

Récite la liste des phobies.

Impossible. Aucune ne me vient à l'esprit.

Inspire.

Mme Nix !

Elle m'avait dit de porter mes vêtements à l'envers pour éviter de me perdre dans les bois. D'accord, elle est complètement à la masse et cette superstition est ridicule, mais je suis prête à m'y résoudre. En ce moment, je suis prête à tout.

Je retire ma veste et la mets à l'envers, idem pour mon sweat-shirt. Enfilées comme ça, les manches ont l'air bizarre et toutes plissées.

— Ça ne peut pas être pire, dis-je à voix basse aux arbres environnants, puis je reprends ma course.

Je ne sais pas combien de temps je cours dans la forêt. Je fonce à l'aveuglette, heurte des troncs, mes cheveux s'empêtrent dans les branches basses, mes pieds parviennent malgré tout à m'assurer un semblant d'équilibre, mon mal de crâne puise contre ma peau.

J'entends le chien.

Je le suis, me rapproche, encore un peu plus, jusqu'à ce que...

Paf ! Sans prévenir, je me retrouve hors de la forêt. Devant la pelouse de la maison de Betty.

Je brandis le poing en l'air. Si le sol n'était pas si neigeux, je l'embrasserais. J'ai réussi. J'ai réussi. J'ai réussi !

Hourra pour moi !

Hourra pour les chiens !

J'exécute une petite danse de la victoire que m'envierait n'importe quel footballeur. You-ouh !

Puis je regarde autour de moi. La lumière de la véranda est toujours allumée. Le pick-up de Betty n'est toujours pas là et la Mini est toujours garée dans l'allée enneigée. Aucune trace de pas sur le manteau immaculé.

Mon cœur s'effondre. J'avale ma salive et jette un coup d'œil par-dessus mon épaule, à la recherche de l'homme qui connaît mon nom.

Rien. Juste la forêt.

Nick?

Son prénom résonne dans l'air rempli de flocons comme une question angoissée. J'avance à pas lourds dans la couche neigeuse, un pas, un autre. Mes baskets sont complètement détrempées. Je ne m'en étais pas aperçue. J'expulse de mon esprit toute inquiétude à propos de mes orteils gelés. Pourquoi Nick n'est pas encore rentré ?

Nick?

Je sens quelque chose sur ma droite et je me retourne, brandissant les poings, prête à frapper, percuter, marteler - ou m'enfuir. Mais ce n'est pas le type cinglé que je vois : de derrière la Mini de Nick surgit le plus gros et le plus horrible chien que j'aie jamais vu. Il est plus élancé qu'un saint-bernard, mais bien plus grand et plus musclé. Son poil brun rappelle un loup, mais les loups ne sont pas aussi grands. N'est-ce pas ?

Non. Pas aussi grands.

C'est peut-être ce chien qui m'a permis de retrouver le chemin de la maison. Mon sauveur.

Je tends la main et il tourne la tête vers moi pour me regarder.

Ses yeux magnifiques, brillants et sombres, se découpent sur son pelage blanchi par la neige.

Salut, le chien ! Viens ici... Tu sais où est Nick ?

Je remarque alors, fichée entre ses omoplates, une flèche. Du sang coule sur son poil, coagule légèrement autour du point d'impact. BonDieu, qui peut bien s'amuser à tirer sur un chien avec un arc ? La colère monte en moi, je serre les dents pour essayer de la contrôler et de la faire disparaître.

Lorsque le chien gémit, ma colère se métamorphose en tout autre chose.

Oh, mon pauvre, dis-je en me précipitant sur lui sans prêter attention à sa taille immense ni au fait qu'il s'agit peut-être d'un loup. Je m'agenouille devant lui dans la neige.

Ça fait mal ?

Le chien/loup flaire ma main. Je lui gratte le museau et regarde au fond de ses yeux. Je tombe immédiatement amoureuse de lui. Il tente l'équivalent canin d'une étreinte avec ses pattes, mais la douleur provoquée par la flèche doit être insoutenable, car il laisse jaillir un long et pénible grognement.

Pauvre bête...

Mes doigts glacés le caressent sous le menton. Son poil est encore chaud.

Il ne faut pas que tu restes dans le froid.

Je me relève et tape sur mes cuisses dans l'espoir qu'il comprendra.

— Allez, viens !

Je marche lentement vers la maison en regardant de temps en temps derrière moi pour vérifier que le chien/ loup me suit. S'il a déjà été domestiqué, ça pourrait marcher, non ?

Je me frappe la poitrine et répète :

Viens !

D'un balancement gracieux et puissant de la tête, il me regarde et nos yeux se rencontrent. Je ne suis pas sûre de ce que j'y lis. Quelque chose de bestial ? De fort ? D'intelligent ? Oh !

mon Dieu...

Je veux juste m'occuper de toi, dis-je d'une voix douce.

Je glisse dans mes manches mes doigts engourdis par le froid et la neige.

—Allez, suis-moi à l'intérieur. Je vais t'enlever cette flèche.

Te réchauffer. S'il te plaît. Laisse-moi te sauver la vie.

Mes yeux fixent le chien, puis balayent rapidement la chute rapide des flocons, et se posent sur la voiture de Nick. A nouveau, ma voix reste coincée dans ma gorge.

Ensuite, j'appellerai ma grand-mère et repartirai à la recherche de Nick, le garçon à qui appartient cette voiture.

Le chien hoche la tête quand je prononce le nom de Nick.

Un espoir fou percute mon cœur.

Tu l'as vu ? Tu as vu Nick ?

Bon, à l'évidence je n'ai pas affaire à Lassie, mais le chien frétille faiblement de la queue, comme s'il essayait de la remuer sans y parvenir tout à fait. Bien sûr, il ne me répond pas. Je commence vraiment à perdre la boule. On dirait bien que je crois aux lutins et aux garous. Comme si une partie de moi, très enfouie, avait toujours cru aux lutins et aux garous et venait enfin de ressurgir alors que j'avais tout fait pour l'étouffer.

Je montre du doigt la porte d'entrée.

— Allez, on y va ! Maintenant !

Le chien rabat les oreilles. Ses muscles tressaillent et soudain il bondit, passe devant moi et atterrit sur la véranda d'un seul saut. Lorsque ses pattes atterrissent sur le plancher, il gémit. Je n'en reviens pas. Ce chien vient de franchir d'un bond au moins dix mètres. Comment est-ce possible ? Je monte péniblement les marches et pose prudemment ma main sur la tête du chien.

C'est bien, mon beau.

J'ouvre la porte d'un coup d'épaule.

— Allez, on va te rafistoler...

Dans cette maison si chaleureuse et accueillante, le chien paraît affreusement déplacé. Assis sur le seuil de la porte, il dégouline dans le froid. Je me débarrasse de mes chaussures trempées, attrape une couverture sur le canapé et frictionne la pauvre bête.

Allez, dis-je en reculant vers le salon, mains tendues, tu vas venir te réchauffer, d'accord ? Et moi, je vais appeler un vétérinaire.

Je vais chercher le téléphone et un annuaire dans la pièce voisine et reviens m'asseoir près du chien, désormais étendu devant la porte d'entrée. Il pose sa tête sur mes cuisses. Je me penche et l'embrasse sur le museau. Tout noir, tout sec. Une onde parcourt son pelage.

Oh, mon chien, ça va aller... dis-je en feuilletant l'annuaire.

Je trouve un seul vétérinaire : par chance, il y a un numéro d'urgence. Je le compose.

Une voix désagréable m'annonce à l'autre bout du fil:

« Votre appel ne peut pas aboutir. Veuillez réessayer ultérieurement. »

Je raccroche. Ou plutôt : je fracasse le combiné, car je suis du genre à me passer les nerfs sur les objets inanimés. C'est toujours mieux que de s'attaquer à des gens, non ?

Je prends une inspiration profonde, essaye de me calmer et de réfléchir. J'ai dû composer le mauvais numéro. Ça m'arrive parfois, m'emmêler les pinceaux sur le cadran. J'essaye à nouveau et tombe sur le même satané message.

« Votre appel ne peut pas aboutir. Veuillez réessayer ultérieurement », me répète la voix synthétique avec un petit ton condescendant.

Comment quelque chose qui n'est même pas vivant peut avoir l'air condescendant ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais c'est le cas.

Le chien gémit quand je raccroche. J'oublie le téléphone et examine la flèche qui jaillit du malheureux animal. Sur son bois foncé apparaissent encore quelques feuilles vertes. Ce serait un bel objet s'il n'était pas planté dans de la chair et des muscles.

Qui t'a fait ça ?

Le chien lâche une bouffée d'air chaud en guise de réponse. Il a l'air de souffrir. Vraiment. L'angoisse se réveille en moi et me galvanise comme si je venais d'avaler huit expressos. Je me frotte le crâne. Réfléchis, Zara, réfléchis... Je plonge mes mains dans son pelage.

Et je trouve la réponse.

Je vais appeler ma grand-mère ! Betty saura quoi faire. Elle a ce côté très efficace... Elle va te plaire...

Je compose son numéro de portable, même si elle me l'a interdit. Normalement, je dois appeler Josie. Mais la situation est grave et, le plus étonnant, c'est que Betty décroche. Je lui annonce tout en vrac :

Mamie, j'ai ramené un chien blessé à la maison. Quelqu'un lui a tiré dessus avec un arc, et il s'est pris une flèche. J'ai essayé d'appeler le vétérinaire, mais le numéro ne fonctionne pas. Et Nick a disparu, mais sa Mini est garée devant chez toi. Il faut que tu rentres !

Zara, ma chérie, plus lentement.

Sa voix est très calme.

Répète-moi ça, s'il te plaît.

Je répète. Pendant que je parle, le chien fourre sa bonne tête sur mes genoux. Il tremble. Oh ! mon Dieu...

Il tremble, Betty.

Sa respiration s'accélère et devient de plus en plus rauque.

Ses yeux me fixent, pleins de confiance. Il me fait confiance pour que je le sauve. Une fraction de seconde, je revois mon père pendant sa crise cardiaque, quand sa main s'était crispée sur sa poitrine et qu'il s'était écroulé par terre. Je n'avais pas su lui venir en aide. Mais, après tout, personne n'est dupe : je suis

incapable d'aider qui que ce soit.

Mamie ! Tu dois à tout prix venir.

Je suis en route, ma douce, mais avec toute cette neige la circulation est difficile. Ça va me prendre du temps...

Mais le chien ? Il est salement blessé, tu sais... Et Nick qui a disparu...

Quoi?

Il m'a raccompagnée en voiture et on a entendu du bruit dans la forêt, alors il est parti en courant en me disant de m'enfermer dans la maison. Mais, depuis, je ne l'ai pas revu.

Il n'est pas revenu... et il y a un chien dans la maison ?

Ouais. Je suis partie à la recherche de Nick et, dans la forêt, j'ai entendu la voix d'un homme qui disait mon nom...

Zara ! Tu as bien pensé à fermer la porte de la maison à clé

?

Je vais vérifier.

Oui. Mais Nick n'est toujours pas là et le chien est blessé et je...

—- Bon, d'abord tu vas te calmer. Respire profondément. Tu ne vas jamais réussir à aider Nick si tu paniques, compris ?

Gênée, j'obtempère.

Compris.

Je caresse la tête du chien. Il ouvre les yeux. Quelque chose dans son regard m'apaise et me rassérène. Il me fait confiance.

Il peut me faire confiance.

Bien, reprend Betty d'une voix soudain dure et solennelle.

Je vais demander à Josie d'appeler la police, d'accord ? Et je suis en route.

Dis-moi ce que je dois faire.

— Pour commencer, te laver les mains à l'eau chaude avec la lotion antibactérienne pour éviter les surinfections.

Je soulève doucement la tête du chien toujours sur mes genoux et la pose par terre. Puis j'enjambe la masse volumineuse de son corps, cours jusqu'à la cuisine et me frotte longuement les mains.

C'est fait ! dis-je en reprenant le combiné téléphonique.

Bon. Maintenant, va chercher un torchon propre, passe-le sous l'eau et prends le tube de Neosporin dans le placard de la salle de bains.

Je retourne dans la cuisine, trouve un torchon que je mouille.

Le four est encore allumé, mais je n'ai pas le temps de l'éteindre et fonce dans la salle de bains récupérer le Neosporin.

Ça y est !

La première chose à faire, c'est retirer la flèche.

Oh, mamie... je ne sais pas si...

-— Tu dois le faire. Tu peux le faire, Zara. Sois forte et sois calme. Je serai là, avec toi.

Je regarde la flèche et la touche du bout des doigts. Le chien geint doucement, mais garde les yeux clos.

Je dois poser le combiné.

Vas-y, ma chérie.

Je pose le téléphone sur le tapis indien qui couvre les marches d'escalier près de la porte. Puis je referme les deux mains sur la flèche. Elle est fine, dure et froide dans mes paumes. Je lui imprime une légère secousse. Ça ne bouge pas. Pas du tout.

Mais le chien frémit et gémit à nouveau. Mon cœur se brise...

Une saveur âcre remonte dans ma gorge.

Tu peux le faire.

Je raffermis ma poigne et, lentement, essayant d'appliquer la même pression sur chaque partie de la flèche, je la retire. Elle résiste, le chien frissonne encore, son gémissement est si affreusement triste que des larmes commencent à rouler sur mes joues. Ça doit lui faire tellement mal Je dois lui faire tellement mal...

On y est presque, dis-je. C'est presque fini, le chien. Tu es très courageux...

Dans un atroce bruit de succion, je parviens à extirper la flèche. Le sang jaillit aussitôt et le chien, après un violent tressaillement, s'immobilise.

Le chien !

Il ne bouge plus. Le sang coule de sa plaie en pulsions régulières.

Je jette la flèche et reprends le combiné d'une main pendant que je presse l'autre sur la plaie.

Ça y est, mais maintenant il saigne. Il saigne beaucoup.

Oh, le chien, je suis désolée...

Ça va, répond Betty. Ça fait comme un geyser de sang ?

Non.

Je regarde l'horrible nappe rouge sur ma main.

Ça coule lentement.

Parfait, pas la peine de faire un garrot alors. Contente-toi donc de lui faire un bandage suffisamment serré. Tu as de quoi lui faire un bandage ?

Je crois, oui.

Je fouille dans la trousse de premiers secours, tachant de sang le ruban adhésif, le tube d'aspirine et les ciseaux bizarrement tordus...

Ça y est, j'ai trouvé !

Excellent. Ne t'inquiète plus, Zara, le plus dur est passé.

Voilà ce que tu vas faire : quand le saignement aura assez diminué, nettoie la plaie avec de l'eau. S'il reste de la terre ou des saletés, tu désinfectes avec une pince plongée dans l'alcool à quatre-vingt-dix. Il y en a dans la trousse. Compris ?

Elle parle à toute vitesse, mais je crois que je retiens tout.

Compris.

Ensuite, coupe les poils autour de la plaie pour bien la dégager. Il vaudrait mieux les raser, mais ça risque d'être compliqué. Ensuite, tu enduis la blessure de Neosporin et tu fais un bandage. O.K. ?

O.K.

Beau travail, Zara. J'arrive bientôt. La police pourrait arriver avant moi.

D'accord.

Je déglutis difficilement. J'aimerais tant qu'elle soit déjà là.

J'aimerais tant ne pas être toute seule.

Tu penses que Nick va s'en sortir ?

Ne t'en fais pas pour lui. C'est un garçon pas comme les autres, tu sais. Et puis, la police ne va pas tarder.

Merci, mamie, dis-je en appuyant sur la plaie.

Je t'en prie, ma chérie. Tu as fait du bon boulot. J'aime bien quand tu m'appelles « mamie ».

Elle raccroche et, tout à coup, le monde redevient beaucoup trop silencieux. « Un garçon pas comme les autres » ? C'est bien ce qu'elle a dit ?

Je me penche sur le chien et l'embrasse sur la joue, près des babines.

Tu crois qu'elle voulait dire ce que j'imagine ?...

Il grogne.

— On dirait bien qu'on va finir la soirée tous les deux. Mais tu vas essayer de dormir, d'accord ? Tu aimes la purée ?

Le chien ne répond pas. Bien sûr que non. Je me pelotonne contre lui.

Je reste seule avec le chien. Mais le truc important, c'est que je lui ai sauvé la vie. Avec l'aide de Betty, d'accord, mais je lui ai sauvé la vie.

Toute seule.

Tératophobie

Peur des montres ou des gens difformes

e

fais tout mon possible pour soigner le chien. Je désinfecte sa J

plaie, soulève son corps pesant pour l'envelopper dans une couverture. Je lui applique un bandage et caresse sa tête tandis qu'il geint doucement dans son sommeil.

—Mon pauvre poulet... dis-je, même s'il n'a de toute évidence rien d'un poulet, et qu'il ne s'agit peut-être même pas d'un chien. Tu penses que Nick s'en sort ?

Le chien lâche un soupir endormi. Je frissonne à cause d'un jour sous la porte. Je retire la tête du chien posée sur ma cuisse et la place sur un coussin récupéré sur le canapé. C'est une bête énorme...

Tu es un loup-garou ?

J'ai honte de lui poser cette question.

Il ouvre un œil et me regarde.

Désolée, je t'ai réveillé.

Je me penche pour embrasser son museau.

Tu te sens bien ?

Je vérifie son bandage et retire doucement la couverture.

On dirait que le saignement s'est arrêté. Tant mieux. Je vais aller jeter un coup d'œil par la fenêtre. Je reviens tout de suite. Je suis très inquiète pour Nick. Ne sois pas jaloux, hein ?

Je suis aussi inquiète pour toi.

Le chien essaye de lever la tête, mais il est trop fatigué, trop épuisé par sa blessure. D'une main, je le maintiens en place.

Repose-toi, mon joli.

Il est si mignon, avec ses poils ébouriffés, ses énormes épaules et ses bajoues baveuses. Peut-être qu'on pourra le garder ? La maison de Betty serait beaucoup moins vide avec un chien pareil.

Et tous les habitants du Maine ne sont-ils pas censés avoir des chiens ? C'est une règle qui doit figurer dans le manuel des clichés, avec les pick-up déglingués garés sur la pelouse et les piliers de véranda en parpaings et nasses de homards...

Je soulève une de ses babines pour inspecter ses crocs. Ils sont énormes, bien blancs et bien propres. Le chien ouvre les yeux et me lance un regard lourd de reproches.

Je retire mes doigts.

Pardon. Je ne respecte pas ton intimité, c'est vrai.

Il remue la queue - une seule fois.

Merci de m'avoir guidée jusqu'ici.

J'aimerais tant qu'il comprenne ce que je lui dis.

Je reviens tout de suite.

Je me lève pour de bon, vérifie en passant que la porte d'entrée est bien verrouillée au cas où un tueur en série serait dans les parages, puis je hasarde un coup d'œil par la fenêtre. La neige recouvre tout, absolument tout. La voiture de Nick est toujours là, les roues à moitié enfouies.

J'avale ma salive, vais chercher l'annuaire et pars le consulter dans la cuisine en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le chien qui ronfle. A chaque souffle, ses babines remuent.

Tu vas t'en sortir, dis-je.

Je trouve le numéro de téléphone de Nick sous celui d'«

Anna et Mark Colt ». J'appelle : pas de réponse.

J'appelle Betty, sans plus de succès puisque j'atterris directement sur sa boîte vocale. J'appelle Josie, qui me confirme l'arrivée imminente de ma grand-mère.

Tant mieux.

Puis, me rappelant que la politesse est toujours bienvenue, j'ajoute :

Une nuit chargée, hein ?

— À qui le dis-tu ! répond Josie tandis qu'une sonnerie de téléphone résonne derrière elle.

Des nouvelles de Jay ?

Le fils Dahlberg ?

Elle soupire.

— Rien. Zara, ma belle, reste où tu es. Le shérif a été appelé sur Deer Isle, mais à présent il se rend chez toi. Et Betty aussi.

Ils ne peuvent pas se dépêcher ?

Oh, si, mais les routes sont mauvaises.

Compris.

Tiens bon, ma fille. Et ne te fais pas trop de souci. Nick Colt est un garçon plein de ressources. Un véritable ange gardien. Tu m'entends ?

Je me mords les lèvres.

Tu m'entends ? répète-t-elle.

Oui, oui.

— Ah, mince, encore un appel. Reste bien tranquille, Zara.

Qu'est-ce que je suis censé faire d'autre ?

Oui, oui.

Je soupire et raccroche avec un profond sentiment d'inutilité.

Je regarde le fil blanc crasseux noué autour de mon doigt. Mon père me dirait de me calmer, m'expliquerait que mon imagination hyperactive a transformé en montagnes de simples taupinières, ou je ne sais quel autre cliché paternel...

Ils me manquent, ces clichés paternels idiots...

Tout va bien se passer, dis-je à la cuisine.

Une violente rafale frappe de plein fouet la façade en hurlant.

Les lumières grésillent, s'éteignent pendant une trentaine de secondes, puis se rallument.

Les chiffres verts de l'écran LCD du micro-ondes clignotent à 00 : 00. On ne saurait mieux dire. Une branche d'arbre fait grincer la vitre. Je sursaute et serre les dents.

Ça suffit.

Il faut que je ressorte et que je parte à la recherche de Nick.

Mais, cette fois, je vais me préparer.

Gare à vous, cinglés en puissance ! Zara revient et, cette fois, elle est sur ses gardes !

J'ouvre grand la porte vers la cave pour récupérer une vieille paire de bottes de Betty et une bonne parka, peut-être même du bois si jamais l'électricité lâche pour de bon et me contraint à faire du feu.

Dans ma course folle, je m'écrase un orteil sur une des traverses de rail que Betty stocke - par milliards, apparemment

- dans sa cave. Je finis par enfiler une botte, puis une seconde et, enfin, un bonnet sur ma tête. Je remonte bruyamment au rez-de-chaussée, chaque pas me donnant l'impression d'être un mastodonte qui gravit les fragiles marches en bois. Je me mords les lèvres et enfile ma parka à l'envers. Je dois chercher le zip à l'intérieur pour le remonter jusqu'à mon cou. Le fil à mon doigt se coince dans le mécanisme, et je dois le tirer légèrement pour le dégager. Il s'effiloche de plus en plus.

Ce n'est pas le moment de m'inquiéter pour un morceau de fil, dis-je à la maison.

Les grincements de la maison fouettée par le vent semblent acquiescer.

Je prends trois bûches que je coince sous un bras. Le bois s'accroche dans le tissu de ma parka. De mon autre main, je prends une lampe torche. Au même moment, les lumières clignotent à nouveau.

Avec la chance qui me caractérise, je ne serais pas étonnée que les piles soient mortes, mais non : la lampe projette un puissant faisceau lumineux.

Merci, Betty, dis-je à voix basse.

Ma grand-mère est ce genre de personne prévoyante qui a toujours des piles neuves dans sa lampe de poche.

Je me débarrasse des bûches sur le comptoir de la cuisine.

Une odeur de purée flotte dans l'air et une autre odeur - plus sauvage, plus boisée.

La peur me donne des frissons, les araignées sautillent sous ma peau. Le cœur battant, je balaye le salon avec ma lampe torche, terrifiée par ce que je pourrais découvrir. L'écran LCD

du micro-ondes ne clignote plus. Tout est sombre, silencieux, mort.

A reculons, je vais ouvrir un tiroir où je prends le plus gros couteau - celui pour couper les gros légumes, avec sa large lame argentée et son épais manche noir.

Du bruit dans le salon. Mes doigts serrent le manche. C'est peut-être seulement le chien ?

Ou peut-être pas.

Je me déplace en faisant glisser mes pieds sur le sol, le plus silencieusement possible - mais avec les énormes bottes de Betty, c'est difficile. Ma main est prête à brandir le couteau pour frapper. L'autre tient la lampe torche, qui est assez lourde et assez longue pour faire office d'arme. Compris ?

Un pas en avant, un autre, le faisceau lumineux parcourt le salon et s'arrête pile sur les yeux d'un grand homme nu enveloppé dans une couverture.

Horméphobie

Peur des chocs

e

hurle. La lampe torche tombe par terre, s'éteint dès qu'elle Jheurte le sol et roule loin de moi.

Zara ?

Sa voix dans l'obscurité...

Nick, mon Dieu ! Tu m'as foutu la trouille...

Je m'agenouille par terre, à la recherche de la lampe. Dès que je l'attrape, je la rallume. Mon cœur bat à un million de pulsations/minute. Comment peut-il résister au choc ?

Tu es tout nu...

— Vraiment ? Je ne m'en serais pas rendu compte...

plaisante-t-il faiblement.

Pourquoi tu es nu ?

Je braque le faisceau lumineux sur son visage - pas plus bas, je le jure. Il lève une main pour se protéger, je baisse légèrement la lampe qui éclaire les fines lignes de son torse et de ses abdominaux. Il s'est enroulé dans la couverture que j'avais utilisée pour le chien, drapée comme une toge de sorte que je ne vois que la moitié de son physique séduisant.

Mais là n'est pas la question.

Il hoche doucement la tête tandis que je m'approche de lui. Je m'adoucis en voyant ses yeux s'assombrir.

Tu as froid ?

Je tends la main vers lui - celle qui tient encore le couteau.

Tu as chaud.

Un accent apeuré passe dans ma voix. Je recule d'un pas. Je brandis la lampe torche vers la porte. Je l'avais fermée à clé.

J'en suis sûre.

Comment tu es entré ?

Par la porte.

Je recule davantage.

J'avais fermé le verrou.

Il ne dit rien. Ses yeux fatigués se posent sur les miens.

Je braque la lampe sur le plancher. Le faisceau tremble et s'agite.

Où est le chien ?

Il ne me répond pas. Je répète, comme s'il ne m'avait pas compris :

Le chien ! Il y avait un chien ici. Blessé. Où as-tu pris cette couverture ? Tu l'as prise au chien ? Si c'est le cas, ce n'est vraiment pas cool. Il est blessé !

Il ne répond pas.

Je l'éclairé à nouveau, le faisceau zigzague dans le mouvement.

Pourquoi tu es nu ?

Il lève les sourcils, puis marche jusqu'au fauteuil en cuir blanc près des fenêtres. Il s'y laisse tomber avec une grimace. Je m'apaise un peu - juste un peu.

Tu es blessé ?

Ça va.

Sa voix dit exactement le contraire. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je décide de faire semblant de le croire pour l'amener à me révéler ce qu'il cache.

Nick, pardon, j'arrête d'être désagréable.

Je pose le couteau par terre et la lampe torche sur la table basse. Je m'approche de lui.

Je m'inquiétais pour toi ! Il se passe des choses bizarres...

Je suis allé te chercher dans la forêt et un type m'a suivie.

Il me saisit la main et sa poigne me broie les doigts.

Je t'avais dit de rester dans la maison !

J'essaye de rester patiente.

Je m'inquiétais pour toi ! Et j'avais raison, apparemment...

Sa poigne se relâche et se fait tendre tout à coup. Je porte sa main à mes lèvres et l'embrasse - juste une fois, comme un de ces baisers que ma mère me donne quand je me sens mal. Sa nudité ne me dérange pas. L'essentiel est qu'il soit en vie et que je ne sois plus seule.

Et puis il y avait ce chien...

Je guette sa réaction.

Un chien énorme, qui avait reçu une flèche entre les épaules. Tu l'as vu ? Il est peut-être monté à l'étage...

Nick secoue la tête.

Je ne crois pas, répond-il lentement.

Hum, hum... Très bien. Bah, ce n'est pas le chien qui me préoccupe, pour l'instant.

Je désenlace mes doigts des siens.

C'est toi. Où es-tu blessé ?

Ça va, je t'assure. Je cicatrise déjà.

— Ah. Tant mieux. Mais de quoi tu cicatrises ?

Il détourne le regard.

— Reste ici, dis-je en m'écartant. Je vais préparer un feu dans le poêle.

Je m'avance vers le poêle, puis, après réflexion :

Promets-moi de ne pas bouger.

Il tousse.

Promis.

Tu le jures ?

Il a un petit rire, comme s'il me trouvait amusante.

Je le jure.

Je récupère la lampe et me rends dans la cuisine pour prendre les bûches. Je fourre du papier froissé dans le gros poêle noir, jette du petit bois par-dessus et trouve une de ces grandes allumettes que Betty range dans un panier en étain près du poêle. Une fois le feu allumé, j'y ajoute une bûche. Les flammes éclairent le centre du salon d'une lueur douce et chaleureuse, mais au-delà tout reste sombre et mystérieux.

L'odeur du bois brûlé a quelque chose d'agréable et d'apaisant, comme si tout était normal, comme si je ne venais pas d'être poursuivie par un cinglé dans la forêt, ou de retirer une flèche plantée dans un chien ou comme si un type nu n'était pas assis en face de moi.

Je n'en reviens pas que tu saches faire un feu, s'étonne Nick.

J'essuie mes mains sur mon pantalon.

Je ne suis pas complètement incapable, tu sais.

Il sourit.

Je sais.

Je suis aussi imbattable pour écrire des lettres.

Et courir.

Exact. Et je suis bornée.

On est tous les deux bornés.

Je retire mes chaussures, inspire une large rasade d'air boisé, puis me lève et ordonne :

Montre-moi ta blessure.

Ce n'est rien.

Laisse-moi voir.

J'avance vers lui et il gémit. Vraiment. Le baraqué Nick Colt gémit.

— Je ne vais pas te faire mal. Betty ne va pas tarder à arriver, et une voiture de police est en route.

Je tends la main et écarte une boucle de cheveux sombres sur son front.

Tu es brûlant. Tu as peut-être une infection.

Je suis toujours brûlant.

Il remue dans son fauteuil, mal à l'aise.

Chaud comme la braise, c'est ça ?

Il rit, mais un geste le fait grimacer.

Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Je sais.

Nous nous dévisageons en silence. Je pose la main sur sa joue chaude. Il était dehors par un temps pareil... Mais où sont passés tous ses vêtements ? Et comment est-il entré ? Et où est le chien ? Je préfère ne pas penser à l'idée qui m'a traversée et que je me suis efforcée d'oublier depuis que j'ai vu la boule de poils dans sa voiture - mais j'y pense. J'y pense sans cesse.

Tu sais, Nick, tu dois me faire confiance. On peut me faire confiance.

Il avale sa salive. D'une main, il couvre ma main, puis la déplace jusqu'à son épaule.

Je le sais.

Je frissonne. Quelque chose en moi se révolte et me donne envie de m'enfuir, mais je reste immobile.

Où es-tu blessé ?

D'un léger mouvement, il fait glisser la couverture de son épaule. Je reste pétrifiée. Zara-qui-est-sur-ses-gar- des est surtout à deux doigts de s'évanouir. L'épaule est entièrement couverte d'un bandage bruni par le sang. Et ce bandage est familier, bien trop familier...

Ma main recule, comme d'elle-même, mais rien d'autre ne bouge en moi. Nick me fixe du regard, dans l'attente.

Je déglutis, tentant de refouler ma peur et mon trouble. C'est tout ce que je peux faire pour m'empêcher de me lever et de m'enfuir. C'est ce que ma mère ferait, mais pas moi. Je ne suis pas ma mère.

Mais...

Je murmure.

... c'est impossible. N'est-ce pas ?

J'incline la tête, examine le bandage, puis je l'écarté d'un coup sec. Et je le vois : un trou percé par une flèche, déjà en train de cicatriser comme le prouve la croûte de sang séché.

Ma respiration perfore ma poitrine.

Lentement... Lentement... Lentement... je tourne la tête et mes yeux rencontrent les siens. Il paraît à la fois effrayé et déterminé, immobile, mais prêt à tout.

Le bandage pend entre mes doigts et la question s'échappe de mes lèvres :

Mais enfin, Nick... qu'est-ce que tu es ?

J'ai tellement peur de savoir déjà ce qu'il est vraiment. Mais c'est impossible. Mon cœur se gonfle comme si quelqu'un le serrait, mais personne ne le serre. A part moi.

Nick ferme un œil et tourne la tête pour examiner sa blessure.

Puis il me fait face. Paniquée, je lui demande :

Où est passé le chien ?

Ça n'était pas un chien, Zara, murmure-t-il avec fermeté.

Je relève brusquement la tête.

Alors c'était quoi ? Un chat ? Une gerbille ? Un vieux hamster gâteux ?

Il prend ma main.

Tu deviens hystérique...

Je m'écarte d'un bond et le montre du doigt.

Je ne deviens pas hystérique, je fais de l'humour. Pourquoi les beaux mecs n'ont-ils jamais le sens de l'humour ?

Zara...

Il essaye de me prendre la main.

Question purement rhétorique, dis-je en reculant encore.

Le crépitement du feu me fait sursauter. La peur du feu est la pyrophobie. La ranidaphobie est la peur des batraciens, autrement dit une peur ridicule. La recto- phobie est la peur du rectum ou des maladies rectales, autrement dit une peur dégoûtante.

J'arrête avec les phobies. La vraie vie est suffisamment effrayante comme ça.

Bien plantée sur mes deux jambes, je répète :

Qu'est-il arrivé au chien ?

C'était un loup, Zara.

Il change de position dans son fauteuil et son comportement semble tout à coup trop poli, trop patient. Il me fixe du regard.

Et tu sais très bien ce qui lui est arrivé.

Je m'empare du tisonnier et remue une bûche dans le poêle.

Puis j'en ajoute une autre. Des étincelles et des braises incandescentes montent dans l'air. D'une main, je referme la porte en verre.

Fais attention, intervient Nick.

C'est un feu. C'est chaud. J'aime bien la chaleur.

Les flammes ondulent sur le panneau de verre. « Elles lèchent la vitre », avait coutume de dire mon père. Les couleurs passent de l'orange sombre à l'orange clair en passant par le brun noir, puis le cycle reprend.

Zara...

La voix de Nick me lèche comme ces flammes. Tout en moi réclame la promesse de cette chaleur, mais c'est absurde. Le simple fait de me tourner pour le regarder me demande des efforts surhumains. Je respire profondément pour me calmer.

C'est une situation que je peux affronter. Je ne vais pas avoir peur.

Nick?

On dirait que je le supplie. Que je le supplie de me donner une explication parfaitement logique à toute cette histoire.

Zara... Viens par ici.

Il me tend la main et, pendant une seconde, son regard se voile de tristesse, de souffrance et de solitude. J'avance d'un pas chancelant. Je me demande si c'est bien le même garçon que j'ai rencontré à mon arrivée au lycée, ce garçon arrogant qui semblait si fort, si sûr de lui.

Sa vulnérabilité m'effraie presque davantage que les implications de sa blessure à l'épaule.

Je prends sa main. Il m'attire vers lui, me fait doucement pivoter pour que j'atterrisse sur ses genoux.

Je vais te faire mal...

Je cicatrice déjà, m'assure-t-il d'une voix grave. Regarde...

La plaie se referme presque sous mes yeux.

En général, nous cicatrisons rapidement.

Nous?

Je déglutis et scrute son regard, mais qu'ai-je vraiment envie d'y voir ? Je l'ignore.

Ses yeux ne cillent pas. Sa voix ne tremble pas.

— Les métamorphes.

— Les métamorphes ?

Presque contre ma volonté, je me blottis contre son torse tiède.

Il acquiesce. J'insiste :

— Bon, c'est quoi ?

— Des garous.

Je ricane. Il soupire.

— Je suis sérieux, Zara.

— Hum... Et quel genre de métamorphe es-tu ?

Eh bien, en ce qui me concerne, je suis un loup- garou.

Je ris et donne une pichenette à une petite peluche blanche sur son épaule nue.

— Rien de très original.

— Je ne plaisante pas, Zara. Il me bouscule un peu.

Ce n'est pas une blague. Regarde mon épaule. Pense au loup que tu as sauvé.

— Un chien.

— Un loup.

Je frissonne en me souvenant du bruit de la flèche au moment où je l'ai retirée de la bête.

— Ça ne prouve rien. Il hausse un sourcil.

— Ta plaie est plus petite.

— Parce que je cicatrise.

J'essaye de me relever, mais il m'en empêche.

— Je ne veux pas y croire.

— Mais tu y crois quand même.

Je me dégage. Il me laisse partir. J'avance jusqu'à la porte, ouvre le verrou d'un geste vif. Le même geste l'ouvre grand. Des flocons de neige poussés par le vent s'engouffrent dans l'embrasure. Le monde luit sous le manteau blanc et la neige comble déjà les seules traces que j'aperçois : mes empreintes de pas et celles du chien.

La main agrippée au chambranle de la porte, je cherche à me protéger du vent, à me protéger de la vérité, mais j'ai l'impression que je ne vais pas tarder à m'éva- nouir - car ça ne peut pas être vrai...

Nick surgit derrière moi. Il pose une main sur ma taille. Ma respiration se bloque. Le monde tourne autour de moi.

Tu vas t'évanouir ?

Je me laisse aller contre lui et bredouille nerveusement :

Mais tu es tellement mignon... Les loups-garous ne sont pas censés être mignons... Les vampires, si, je crois. C'est ce qu'on voit dans les films, en tout cas. Mais les loups-garous sont plutôt horribles, crasseux, ils portent des vestes en cuir et d'énormes rouflaquettes...

C'est tout ce que tu trouves à dire ? Je suis « mignon » ?

Il saisit une petite mèche de mes cheveux et la tourne entre ses doigts.

La plupart des gens s'évanouissent ou hurlent ou refusent de m'adresser la parole.

Tu l'as dit à beaucoup de gens ?

Pas beaucoup, non.

A tes parents ?

Ouais, ils sont au courant.

Son visage se tend.

C'est génétique.

Ton père, lui aussi ?...

Les deux.

Je hoche la tête, réfléchis un instant, puis lève les mains pour les poser de chaque côté de son corps. Une main touche la couverture en laine rugueuse. L'autre la douce peau de Nick.

Ton épaule te fait mal ?

Il secoue la tête et sa main quitte mon menton pour venir envelopper l'arrière de ma tête.

Merci d'avoir retiré la flèche.

Je t'en prie.

J'essaye de me calmer. Je me demande ce qui m'effraie le plus

: savoir que Nick est un loup-garou ou voir ses lèvres si proches des miennes.

— Je sauve des types qui se prennent pour des loups- garous tous les jours, tu ne savais pas ?

Non, répond-il en se penchant vers moi, je ne savais pas.

Ses yeux sont magnifiques, sombres, et ils ressemblent beaucoup à ceux du chien - je veux dire, du loup. Son regard est bienveillant, intense, avec un je-ne-sais- quoi d'indéfinissable...

Ses yeux me plaisent. Beaucoup. Non, beaucoup trop. Quelque chose en moi se réchauffe, se rapproche de Nick.

Le feu crépite et je sursaute encore, nerveuse. Mais je ne bondis pas pour m'écarter de Nick : je bondis vers lui. Nick, éclairé par la lueur des flammes, enveloppé d'une simple couverture, est tout simplement irrésistible, même s'il est peut-être complètement fou.

Sa peau gorgée de chaleur paraît scintiller. Ses muscles sont bien dessinés sans ressembler à ceux d'un culturiste. Il est parfait. Et beau. Un beau garçon. Pas une belle créature. Pas un beau loup.

Tu vas m'embrasser ?

Mes paroles tremblent dans l'air.

Il sourit, mais ne répond pas.

— Je n'ai jamais embrassé de loup-garou. Est-ce que leurs baisers ont le même pouvoir que ceux des lutins ? Ce sont des baisers qui déclenchent quelque chose ? C'est pour ça que tu n'as jamais embrassé une fille ?

Il a un petit sourire.

Non. Je n'ai jamais embrassé de fille parce que je pensais ne jamais pouvoir dire franchement qui je suis, tu comprends ?

Et je ne voulais pas qu'une fille s'attache à moi parce que...

Tu es un loup-garou.

—- Parce que je suis un loup-garou, répète-t-il d'une voix faible.

Regarder bouger ses lèvres me donne le frisson ; pas un frisson de peur, plutôt un frisson genre ouah-il-est-trop-beau...Je pose une main sur sa peau. Elle est chaude.

Elle est toujours chaude. Son odeur est merveilleuse, une odeur rassurante et boisée. Je fais taire ma peur, avance vers lui et nos lèvres se touchent, un effleurement angélique, une minuscule promesse. Ses lèvres bougent sous les miennes.

Ses mains se posent sur mes épaules et j'ai l'impression que ma bouche va exploser de bonheur. Mon corps est pris d'un violent tremblement.

—- Ouaouh, dis-je.

Oui, dit-il. Ouaouh.

Nos bouches s'unissent à nouveau. C'est comme si mes lèvres avaient trouvé leur vraie place... juste là. Une infime part de moi-même a enfin réussi à trouver sa place. Nous nous écartons pour reprendre notre souffle.

Il y en a beaucoup comme toi ? Parce que j'ai le sentiment qu'il peut y avoir une vraie demande pour ces baisers de loup-garou...

Il rit.

On est quelques-uns, oui...

Je m'écarte un peu plus pour ajuster mon chemisier et retrouver un peu de mon sérieux.

— Il y en a d'autres à Bedford ?

Ouais. En fait, il y en beaucoup à Bedford, beaucoup plus que dans n'importe quelle autre ville. Certains sont partis...

— Pourquoi y en a-t-il plus ici ?

—Les gènes. Avec les croisements consanguins, jusque dans les mille huit cents... Je ne sais pas exactement...

Il place la paume de sa main sur son épaule blessée.

— Mais Bedford n'est pas le seul endroit où on trouve des garous.

— Il y en a dans mon entourage ?

Il me fixe d'un regard intense.

— Betty.

— Betty ?

— C'est un tigre.

En ce lieu, des tigres.

Une seconde s'écoule. Deux. Je frappe son torse à deux mains.

-Va-t'en !

Il lève les mains en l'air.

Quoi ?

— Tu n'as pas le droit de me dire que ma grand-mère est un foutu tigre, O.K. ? Alors va-t'en !

— Zara...

C'est trop.

Je m'affaisse et m'effondre dans le canapé.

— Tu comprends ? C'est trop, point barre.