Phobophobie

Peur des phobies

Tout le monde a des peurs, pas vrai ?

Les peurs, c'est mon truc.

Je les collectionne comme d'autres gens collectionnent des timbres - ce qui doit donner l'impression que je suis plus cinglée que j'en ai l'air. Mais c'est mon truc. Les peurs. Les phobies.

Il y a les phobies classiques, très répandues. Beaucoup de gens ont le vertige, ou peur des ascenseurs, ou peur des araignées. Rien de très excitant. Moi, je suis fan des phobies originales.

Par exemple, la nélophobie, ou peur du verre. Ou l'arachibutyrophobie, la peur de se retrouver avec du beurre de cacahuètes collé au palais.

Bien sûr, je n'ai pas peur du beurre de cacahuètes, mais c'est quand même hyper-cool que cette peur ait un nom, vous ne trouvez pas ?

C'est beaucoup plus simple de comprendre les choses dès qu'elles ont un nom. En général, ce qui me fiche la trouille, ce sont les choses inconnues.

Je ne sais pas comment cette phobie s'appelle, mais je sais que je l'ai : la peur de l'inconnu.

Mnémophobie

Peur des souvenirs

Les avions, ça craint. On est coincé à l'intérieur, obligé de regarder le ciel et ça fait penser à tout un tas de choses - des choses auxquelles on n'a pas forcément envie de penser.

La mnémophobie est une peur réelle. Je ne l'ai pas inventée, je vous le jure. On peut vraiment avoir peur de ses propres souvenirs. Il n'y a pas de bouton pour déconnecter le cerveau.

Si ça existait, ce serait mortel.

Moi, je presse mes doigts contre mes yeux pour m'empêcher de me souvenir. Je me concentre sur le présent, ici et maintenant. Je fais ce dont les invités des shows télévisés parlent tout le temps : je vis chaque jour comme si c'était le dernier.

Quand mon père est mort, j'ai enroulé un fil blanc autour de mon index. Je l'ai gardé pour me rappeler qu'à une époque je ressentais des choses, qu'à une époque j'avais un père, qu'à une époque j'avais une vie. Le fil est tout entortillé et le nœud touche mon petit doigt. Au moment où je le bouge, le type assis à côté de moi croise les jambes et sa chaussure géante tape dans ma cuisse.

— Pardon, dit-il.

— Ça va.

Mes doigts décident de mettre de côté toutes les lettres que j'envoie dans le monde, au nom d'Amnesty International, pour exiger la libération de moines torturés ou d'étudiants enlevés.

— Je ne veux pas vous paraître désagréable, mais... vous allez bien ? Vous avez l'air d'un zombie...

Je m'efforce de tourner la tête vers lui pour le regarder. Il a un nez mastoc, des bajoues, l'apparence classique d'un homme d'affaires. Je remue les lèvres.

— Quoi ?

Il sourit. Une haleine caféinée jaillit de sa bouche.

— Depuis le début du vol, on dirait que vous êtes en pilote automatique. Vous écrivez ces lettres pour sauver le monde, mais vous avez une tête de zombie...

Quelque chose en moi disjoncte.

— Mon père vient de mourir. Mon beau-père, en réalité. Mais je l'appelais papa. C'était mon père. C'est lui qui m'a élevée.

Le sourire patelin de mon voisin disparaît aussitôt.

— Oh. Je suis désolé.

Sa maladresse me fait de la peine.

-— C'est bon. Je me sens juste...

Je ne trouve pas le mot exact. Morte à l'intérieur ?

Zombiesque ? Ça n'existe pas. Zombifiée ?

Il ne me lâche pas pour autant.

— Et là, vous rentrez au lycée, c'est ça ? Vous êtes lycéenne et vous vivez dans le Maine ?

Je secoue la tête, mais c'est trop compliqué pour que je lui explique. C'est déjà trop compliqué pour moi. Ma mère m'a mis dans l'avion parce que, depuis quatre mois, je suis incapable de sourire.

Depuis quatre mois, je suis incapable de verser la moindre larme, d'éprouver quoi que ce soit, de faire quoi que ce soit.

— Je m'installe chez ma grand-mère, parviens-je enfin à répondre.

Il hoche la tête, toussote et reprend :

—Ah, très bien. Mais ce n'est pas la meilleure saison pour venir dans le Maine. En hiver, le froid est infernal.

Ma grand-mère - plus exactement, la mère de mon beau-père

- vient me chercher à l'aéroport de Bangor, sans doute le plus petit aéroport doté de la plus longue piste d'atterrissage au monde. Notre avion atterrit et je vois le ciel déserté par le soleil, ce qui me paraît logique. Quand même le ciel est gris et froid, on sait que la situation n'est pas près de s'améliorer.

Je jette un coup d'œil à ma parka, mais refuse de l'enfiler. Ce serait m'avouer vaincue trop tôt.

On est fin octobre, non ?

Voyons si c'est si terrible que ça...

Ça l'est.

Un air glacé s'engouffre dans la carlingue dès qu'une hôtesse ouvre la porte. Je frissonne.

— Eh ben, commente mon voisin, on n'est plus sous les tropiques !

Il sort une parka de son sac de voyage. Il est plus malin que je l'avais d'abord cru. Mon père disait que les gens sont souvent plus intelligents qu'ils en ont l'air.

On dit que mon père a eu une crise cardiaque, moi je dirais plutôt une attaque cardiaque. Son cœur a décidé de ne plus battre, de ne plus pomper le précieux sang dans ses veines. Il s'est bloqué - il a attaqué mon père.

Il est mort par terre, dans notre cuisine, à côté d'une bouteille d'eau que je venais de lâcher. Ça n'a pas l'air vrai, dit comme ça, mais ça l'est.

Bref. Je trébuche dans l'escalier qui mène au tarmac.

L'homme derrière moi (alias mon voisin) me rattrape par le bras et me gratifie d'une remarque finaude :

— Difficile de sauver le monde quand on a déjà du mal à s'occuper de soi !

Je vacille un peu sur mes jambes tandis qu'un nœud se forme dans mon ventre.

— Pardon ?

J'ai bien compris sa remarque, mais je n'arrive pas à croire qu'il l'ait dite. Ça me semble tellement mesquin. Il reste silencieux.

Les rafales font voler mes cheveux sur mes joues - je me baisse, comme si cette posture pouvait me protéger du vent.

— Vous allez adorer le Maine, m'assure une hôtesse au pied des marches.

Elle ne sourit pas.

Ce dont j'ai peur, là, à cet instant précis, c'est de voir, impuissante, mon père mourir d'une crise cardiaque sur le sol de notre cuisine.

Mais ça a déjà eu lieu, n'est-ce pas ?

Je me rabats donc sur ma deuxième peur par ordre d'importance, la peur du froid. En d'autres termes, la chaetophobie, cheimatophobie, cryophobie ou frigo- phobie. Il y a beaucoup de synonymes pour celle-là.

Je ne suis pas habituée au froid. Je le serai bientôt. Il faut réussir à affronter ses peurs. C'est ce que disait toujours mon père. Il faut leur faire face.

Chaetophobie.

Cheimatophobie.

Cryophobie.

Frigophobie.

Comment se fait-il que nommer une peur ne l'atténue pas ?

Ma grand-mère Betty attend dans le terminal. Dès qu'elle m'aperçoit, elle s'avance vers moi avec une démarche de bûcheron et m'attrape avec ses longs bras pour me serrer longuement contre elle. Elle est à peu près aussi costaude que mon père et je me laisse aller contre elle, heureuse de me retrouver avec quelqu'un tout en espérant secrètement que ça puisse être lui plutôt qu'elle.

— Bouh, tu ferais peur à un aveugle ! Le voyage a été pénible

?

Elle me guide jusqu'au parking et m'ouvre la portière de son énorme pick-up noir avant d'entasser à l'arrière ma valise et mon sac à dos. Le reste de mes affaires a déjà été expédié depuis Charleston, mais je doute que mes t-shirts et petits hauts à bretelles puissent être d'une quelconque utilité dans le Maine.

Betty fait le tour du véhicule et vient s'installer au volant. Elle sourit en voyant mes efforts pour grimper à bord.

— C'est un monstre, cette voiture ! dis-je en me hissant jusqu'au siège.

Je recommence à frissonner. C'est plus fort que moi. J'ai l'impression que mes os se sont brisés sous l'effet du froid.

Betty donne une tape sur le tableau de bord et éclate de rire.

— Tu l'as dit ! Il faut bien ça pour attirer les jolis petits derrières...

— Les jolis petits... ?

— Tu préfères que je dise « culs » ? Je ne voudrais pas choquer une jeune fille sensible comme toi...

La remarque m'arrache presque un rire - mais je n'y arrive pas.

— Tu l'as achetée récemment ?

— Oui. Ta mère t'a accompagnée à l'aéroport ?

—- Oui. Elle pleurait.

Je suis du bout du doigt la rainure de la portière à l'endroit où coulisse la vitre.

— J'ai eu honte de la faire pleurer...

Je trouve la force de regarder Betty dans les yeux. Ils ont la même couleur brun ambré que les yeux de mon père. Ils remontent légèrement à la commissure des paupières, en une fente imperceptible. Ils s'adoucissent un peu à mesure que je les fixe. Comme je ne connais pas mon père biologique, Betty est mon unique aïeule. Les parents de ma mère sont morts quand elle n'était qu'une adolescente. Elle a vécu ici, avec Betty et son mari Ben ainsi que mon père, le temps de finir ses études au lycée. C'était incroyable de la part de Betty de la recueillir aussi simplement, comme elle est en train de me recueillir.

Betty hoche la tête et met le contact.

—- C'est normal qu'elle soit triste, tu sais. Ce n'est pas facile pour elle de te laisser partir.

— Dans ce cas, elle n'aurait pas dû chercher à se débarrasser de moi.

— Tu crois que c'est ce qu'elle a fait ?

Je hausse les épaules et croise les mains sur mes cuisses.

— Elle essaye juste de préserver ta...

—-... quoi ? sérénité ?

Mon rire est cassant et aigri. Ça ne me ressemble pas de produire ce genre de son. L'écho résonne dans ma poitrine.

— Elle m'expédie dans un pays à croissance démographique nulle pour préserver ma sérénité ?

— Tu es un peu injuste, là, ma jolie.

— Ouais... je sais. Pardon.

Betty sourit.

— Être injuste, c'est mieux que rien. D'après ce que ta mère m'a dit, tu traverses une grave dépression, tu n'es plus la Zara bornée qui rêve de sauver le monde...

— Papa est mort, Betty.

— Je sais, ma chérie. Mais tu ne crois pas qu'il voudrait nous voir continuer à vivre ? Mon Dieu, c'est un cliché, mais c'est vrai...

Betty est plutôt remarquable, dans le genre grand- mère. Elle dirigeait une compagnie d'assurance-vie, mais, quand mon grand-père est mort, elle a pris sa retraite. Comme elle n'avait rien d'autre à faire que jouer au golf ou aller à la pêche, elle a décidé de se lancer dans de nouvelles aventures.

— Je vais essayer de m'améliorer et de me rendre utile à la communauté, a-t-elle annoncé à mon père.

Elle s'est entraînée à la course à pied, au point de pouvoir participer au marathon de Boston à l'âge de soixante-cinq ans.

Une fois cet objectif atteint, elle a décroché sa ceinture noire de judo. Puis un diplôme d'ambulancière.

À présent, elle est responsable de la société Downeast Ambulance de Bedford, dans le Maine. Mais elle refuse d'être payée.

— J'ai ma retraite, a-t-elle expliqué à mon père quand elle a débuté dans le métier. Je préfère que l'argent soit distribué aux jeunes pères de famille. Ça me semble plus juste.

« Juste » : le grand mot de Betty.

— Cela dit, je ne suis pas sûre que ce soit très juste de te refiler à une vieille loufoque comme moi, dit-elle en s'engageant sur la route 1A en direction de Bedford.

Je hausse les épaules : je ne veux pas aborder le sujet. Ça n'échappe pas à Betty.

— Les arbres sont splendides, tu ne trouves pas ?

C'est sa façon de m'éviter d'aborder le sujet.

— Splendides, oui.

Tous les arbres sont en train de changer de couleur. C'est leur baroud d'honneur, je le sais. Bientôt ils seront totalement nus, comme morts. Les feuilles sont magnifiques, mais elles tiennent à peine aux branches. Elles ne vont pas tarder à tomber. Beaucoup tapissent déjà le sol. Elles vont peu à peu se décomposer, être piétinées, ratissées, brûlées. Ce n'est pas facile d'être une feuille en Nouvelle-Angleterre.

A nouveau, je frissonne.

— Tu sais que nous nous faisons tous du souci pour toi. Tu essayes encore de sauver le monde ?

Je hausse les épaules - le plus cliché de tous les mouvements, mais c'est le seul que je sois capable d'exécuter.

Betty allume le chauffage et une grande bouffée me saute au visage. Elle rit.

— Tu ressembles à une de ces top models qu'on place devant des ventilateurs pour donner à leur chevelure un côté sexy...

Je marmonne :

— Si seulement ça pouvait être vrai...

— C'est si différent de Charleston, ici. Si froid, si lugubre...

J'enfouis mon visage dans mes mains et me rends compte que tout cela sonne très mélo.

— Désolée... Je n'arrête pas de geindre.

— Tu as parfaitement le droit de geindre.

— Non. Je déteste ça. Je n'ai aucune raison de geindre, spécialement devant toi. C'est juste que le Maine a l'air tellement peu verdoyant, tellement peu vivant. On dirait que tout l'État se prépare à être englouti par la neige pendant l'hiver.

La saison de la mort... Même l'herbe donne l'impression d'avoir renoncé.

Betty rit et, d'une voix inquiétante :

— Et les arbres aussi... Ils se recroquevillent sur toi pour te masquer l'horizon et te dissimuler ce qui est tapi par terre, caché dans les fougères et les buissons, à l'affût derrière les troncs...

Je presse la main contre la vitre froide et laisse l'empreinte de ma paume.

— Tu n'es pas dans un film d'horreur, Zara.

Elle me sourit en signe de sympathie, et aussi pour me montrer qu'elle me taquine. Elle est comme ça, Betty.

— Je sais.

— Même si, tu as raison, il fait plus froid dans le Maine qu'à Charleston. Il va falloir que tu t'habilles chaudement.

— Oui, oui !

Chaetophobie.

— Tu récites toujours tes listes de phobies ?

— Je l'ai dit à haute voix ?

— Oui, oui !

Ses mains lâchent le volant et elle me tapote la jambe pendant une seconde avant de régler le chauffage.

— J'ai une théorie à ce sujet.

— Ah oui?

— Ouais. Je dirais que tu fais partie de ces gens qui pensent qu'en nommant les choses, on peut arriver à les surmonter, à les vaincre, et c'est ce que tu vas devoir faire avec la mort de ton père. Je sais que c'est douloureux, Zara, mais...

— Betty !

Un grand type se tient sur le bas-côté de la route, immobile, nous fixant du regard...

D'un coup de volant, Betty envoie le pick-up de l'autre côté de la double ligne jaune, puis nous rabat sur la bonne voie.

— Bon sang ! crie-t-elle. Espèce de taré !

Elle en aurait presque le souffle coupé. Mes mains agrippent la ceinture de sécurité. Betty respire deux fois à fond, puis :

— Ne te mets pas à parler comme moi ou ta mère me tuera !

Je parviens à articuler :

— Tu l'as vu ?

— Bien sûr, que je l'ai vu. Un pauvre fou debout sur le bord de la route. Une chance que je l'ai vu à temps, sinon je l'aurais renversé.

Je la dévisage, essayant de comprendre ce qu'elle vient de dire. Puis je me retourne pour regarder, mais nous avons passé un nouveau virage et, même si le grand type est encore là, je ne peux plus le voir.

— Tu l'as vraiment vu ?

— Bien sûr que oui. Pourquoi tu me le demandes ?

—- Tu vas me trouver stupide...

— Qui sait si ce n'est pas déjà le cas ?

Elle rit pour que je comprenne qu'elle plaisante.

—- Quelle peste tu fais !

— Je sais. Alors, pourquoi tu me demandes si je l'ai vu ?

Comme elle n'est pas du genre à lâcher prise, j'essaye de rester très calme en lui disant :

—- J'ai l'impression que je n'arrête pas de voir ce type, ce grand type aux cheveux sombres et à la peau très pâle. Mais, bon, ça ne peut pas toujours être lui...

— Tu veux dire que tu l'as déjà vu à Charleston ?

J'acquiesce. Si au moins mes pieds pouvaient toucher le sol, je ne me sentirais pas si petite et si bête. Ma grand-mère réfléchit pendant une fraction de seconde.

— Et maintenant, tu le vois ici ?

— Je sais. Plutôt stupide et... plutôt bizarre.

— Stupide, non, ma chérie, mais bizarre, alors là, oui.

Elle donne un grand coup de klaxon pour saluer le passage d'un gros camion.

— John Weaver. Il construit des maisons, c'est un pompier volontaire, un gars bien. Zara, ma chérie, loin de moi l'idée de t'effrayer, mais je veux que tu restes à la maison le soir, d'accord ? Pas de sorties, pas question de faire les quatre cents coups.

— Quoi ?

— Allons, fais plaisir à une vieille femme.

— Dis-moi juste pourquoi ?

— La semaine dernière, un garçon a disparu. Tout le monde a peur qu'il lui soit arrivé quelque chose.

— Il a peut-être fugué ?

— Peut-être. Peut-être pas. Mais ce n'est pas la seule raison de mon inquiétude. Après tout, mon boulot consiste à sauver des gens, pas vrai ? Et je sais que tu es habituée à courir le soir sur les routes de Charleston, mais il n'y a pas beaucoup de réverbères par ici. Et je n'ai pas envie de ramasser à la pelle les restes de ma petite-fille sur Beechland Road, compris ?

— Entendu.

Je regarde passer les arbres, puis je me mets à rire - tout ça est tellement ridicule.

— Je ne cours presque plus ces derniers temps.

— Tu ne fais presque plus rien ces derniers temps, à ce que j'ai cru comprendre.

— Ouais...

Je tripote le fil à mon doigt. Je l'ai prélevé sur un tapis que mon père avait acheté. À l'origine, il était blanc, maintenant il a viré au gris sombre.

Je frissonne. Betty et moi n'échangeons plus que quelques propos décousus, j'essaye de lui expliquer les conséquences de la guerre contre la terreur sur les droits de l'homme à travers le monde - mais, comme le cœur n'y est pas, nous restons silencieuses la plupart du temps.

Ça me va.

— On est presque arrivées. Tu dois être fatiguée.

— Un peu.

— Tu as l'air fatigué, en tout cas. Tu es toute pâle.

La maison de Betty est typique de la région, avec ses bardeaux en cèdre et sa véranda devant l'entrée. Elle semble confortable, chaleureuse, comme un terrier caché au fond d'une forêt glaciale. Ma mère m'a dit qu'il y avait trois chambres à l'étage et une au rez-de- chaussée. A l'intérieur, les murs sont recouverts de bois et de briques, il y a un haut plafond dans la cuisine et un poêle à bois dans le salon.

Dès que nous sommes garées dans l'allée, Betty m'indique la Subaru voisine d'un geste de la main.

Je reste bouche bée. Je parviens juste à dire :

—- Il y a encore le prix sur le pare-brise !

— Elle est toute neuve. Les routes du Maine ne sont pas sûres, je voulais que tu puisses te déplacer en sécurité. Et je n'ai pas l'intention de jouer les foutus chauffeurs de mademoiselle...

— Eh ben ! Quel langage !

— Je jure aussi comme un charretier. Je te conseille de t'y faire tout de suite !

Elle me jette un coup d'œil.

— La voiture te plaît ?

Je me lance sur elle et la serre dans mes bras. Elle glousse de plaisir en me tapotant le dos.

— Ce n'est pas grand-chose, ma jolie. Elle est encore à mon nom, en plus. Donc, vraiment pas grand- chose...

— Mais si !

D'un bond, je sors du pick-up, cours vers la Subaru et plaque les mains contre la carrosserie glacée et couverte de neige jusqu'à ce que le froid paralyse mes doigts. Betty me pousse vers la maison.

— Je ne mérite pas un cadeau pareil !

— Bien sûr que si.

— Non.

— Ne m'oblige pas à te traiter de tous les noms ! Dis- moi juste merci et finissons-en !

— Merci et finissons-en.

Elle renifle.

— Crétine.

— Tu sais... je l'adore, Betty.

Je la serre à nouveau contre moi. Cette voiture est la première bonne chose qui me soit arrivée dans le Maine. La première bonne chose qui me soit arrivée depuis longtemps.

Bien sûr, dans les pays du tiers-monde, les gens doivent économiser toute une vie pour se payer une voiture, et voici la mienne, qui m'attend sagement dans l'allée. Un vertige me monte à la tête...

Nous entrons, nous installons dans son salon si accueillant et je répète :

— Je ne mérite pas ça, Betty.

Elle se penche vers le poêle et le bourre de papiers froissés et de brindilles.

— Arrête un peu avec ça, Zara !

Un craquement de son dos quand elle se relève me rappelle qu'elle n'est plus toute jeune. Difficile à croire.

— Tu mérites beaucoup de choses.

— Mais des gens meurent de faim dans le monde entier. Des gens n'ont pas de toit. Des gens...

Betty dresse l'index.

— Tu as raison. Je ne vais surtout pas dire que tu as tort, mais ce n'est pas parce que ces gens n'ont rien que tu ne dois rien avoir non plus.

— Mais...

— Et ça ne t'empêche pas de te servir de ce que tu as pour améliorer la vie des autres.

Elle retire son chapeau et passe les doigts dans les boucles gris orange de sa tignasse.

— Comment tu comptes mener à bien tes activités de bénévole sans voiture ? Et aller à l'école ? Hein ?

Je hausse les épaules.

— Tu sais, Zara, je suis une femme très occupée. Même si je me suis arrangée pour ne plus avoir d'interventions de nuit...

Du coup, on pourra dîner ensemble tous les soirs.

Un léger sourire, puis sa voix s'adoucit :

— Tu es comme lui.

Elle veut dire : comme mon père. Ma gorge se serre, je parviens tout juste à murmurer :

— En quoi ?

— Tu essayes toujours de sauver le monde. Tu crains toujours d'avoir trop quand d'autres manquent de tout. Et tu rêves de ne plus être obligée d'aller au lycée !

Elle s'approche de moi et me serre rapidement dans ses bras avant de me donner une tape sur les fesses. Elle a ce côté entraîneur de foot, parfois...

Je téléphone à ma mère, même si je n'en ai pas envie.

— Je suis arrivée.

— Oh ! Ma chérie. Contente que le voyage se soit bien passé.

C'est comment, le Maine ?

— Froid.

— Ça n'a pas changé, alors.

Elle rit, marque une pause. J'écoute le silence, puis elle me demande :

— Tu m'en veux toujours ?

— Eh oui.

— C'est pour ton bien, tu sais.

— Mais oui. Tu savais qu'un garçon de la région a disparu la semaine dernière ?

— Quoi ? Passe-moi ta grand-mère, d'accord ? Zara... je t'aime.

Je fais signe à Betty.

— Elle veut te parler.

Puis :

— Moi aussi, maman, je t'aime.

Betty me prend le téléphone, plaque sa main contre le combiné et me lance :

— Maintenant monte dans ta chambre et installe tes affaires !

C'est la deuxième porte sur la gauche. Demain, tu iras à la mairie faire enregistrer ta voiture. Puis, direction le lycée. Sans faute. Je ne veux pas te voir bouder chez moi.

J'acquiesce et monte d'un pas trottinant jusqu'à ma chambre.

Je m'arrête à mi-chemin dans l'escalier juste pour entendre Betty dire d'une voix étouffée :

— Tu avais raison : elle est méconnaissable.

Elle traverse le salon d'un pas lourd et s'aperçoit que je l'épie.

— Tu n'es quand même pas en train d'écouter ma conversation avec ta mère ?

D'un signe de tête, je confirme. Ma gorge est sèche.

— Au lit, miss !

Je monte les dernières marches en courant et fonce dans ma chambre. Avec ses rideaux en dentelle et son lit couvert d'une couette en patchwork, c'est une pièce tout aussi chaleureuse que le salon. Les murs clairs ne sont pas en bois. Des cartons remplis de vêtements s'entassent un peu partout. Je retire d'un coup sec mon jean et mon sweat à capuche et attrape le peignoir accroché à la patère derrière la porte. Un Z est brodé sur le tissu moelleux bleu layette.

Je m'enveloppe dans le peignoir et, l'espace d'un instant, je me sens presque heureuse. La douche chaude qui me lave de toute la crasse de l'aéroport me procure un bien fou, j'en oublierais presque les décalcomanies de canards qui décorent le carrelage. Après m'être bien essuyée, je retourne dans la chambre. Betty me laisse m'installer comme je veux. Je peux même sortir mon grand poster Amnesty International, qui représente le symbole de l'organisation : une bougie entourée de barbelés. Je fixe la flamme de la bougie. Je me sens presque

- pas complètement - bien.

Au moment où je sors mes dossiers sur les droits de l'homme, la tête de Betty apparaît par l'entrebâillement de la porte.

— Tout se passe bien ?

— Ouais. Merci beaucoup de m'accueillir chez toi.

Je repose la pile de dossiers, me lève et souris à ma grand-mère.

Elle me sourit en retour et ferme un des stores.

— C'est un honneur de passer un peu de temps en compagnie de mon unique petite-fille.

J'avance vers l'autre fenêtre pour fermer le store, mais je jette d'abord un coup d'œil dehors. J'efface de la main la condensation sur la vitre et n'aperçois que les arbres et la pénombre, la pénombre et les arbres. Je descends les lattes du store.

— Je n'ai vraiment pas envie d'aller au lycée demain.

Betty s'approche de moi.

— Bien sûr que non.

— Je n'ai vraiment pas envie de faire grand-chose.

— Je sais, mais ça va s'arranger.

Elle me donne un coup de hanche, puis passe un bras autour de mes épaules, en une sorte de demi-étreinte.

— Il ne te reste plus qu'à prier pour une tempête de neige...

Je la serre à mon tour.

— Excellente idée. Je vais faire la danse de la neige.

Elle rit.

— Ton père t'a appris ça ?

— Oui, oui. Il faut jeter un glaçon dans les toilettes et danser tout autour en chantant « Neige ! Neige ! Neige ! ».

— Jusqu'à ce que le glaçon soit fondu... Ah, mon fils ! Ce qu'il peut me manquer...

Betty s'appuie contre moi pendant une seconde, en me tapant le dos de ses larges mains.

— Mais je suis heureuse que tu sois venue pour me tenir compagnie, et tant pis si ça te semble égoïste. Maintenant, fini les soucis. Tout va bien se passer, Zara. Je vais tout faire pour.

— Je me demande juste si j'ai la force d'aller au lycée.

Je m'écarte de Betty, croise les bras.

Elle pose un baiser sur mon crâne.

— Ça va aller, princesse. Et si quelqu'un t'embête, je me charge personnellement de lui casser la figure, compris ?

J'imagine ma grand-mère jouant les bons Samaritains à grands coups de poing et j'éclate de rire - même si, je le sais, la violence n'a rien de drôle.

— Je suis sérieuse, Zara. Si quelqu'un te cherche, préviens-moi. Si quelque chose t'inquiète ou te fait peur, préviens-moi. C'est ma mission de grand-mère. Je m'en occuperai. D'accord ?

Dehors, la neige tombe à gros flocons. Je frissonne. Je fixe les yeux de Betty, leur reflet ambré comme ceux d'un chat sauvage. Ses pupilles se dilatent légèrement, signe qu'elle pense ce qu'elle dit. Qu'elle le pense vraiment.

Je lui prends la main.

— D'accord.

Le hurlement me réveille au beau milieu de la nuit.

C'est un long cri chargé de souffrance.

Je tremble. M'assieds dans mon lit.

Quelque chose dehors hurle à nouveau. Pas très loin de la maison.

Des coyotes ?

Une série de glapissements nerveux précède un autre hurlement. Je me souviens de ce documentaire qu'on nous avait projeté en classe de biologie : il étudiait le comportement des coyotes au moment de partir en chasse.

Leurs cris ressemblaient à ce que j'entends, mais pas exactement : cette nuit, ils sont un peu plus graves. Des gros chiens, peut-être, ou des loups ?

J'avance à pas feutrés jusqu'à la fenêtre, écarte les rideaux et regarde dehors. Une nappe blanche recouvre la pelouse et ma voiture. La lune jette ses reflets sur la neige, lui donnant l'apparence de cristaux ou de diamants. Tout scintille, étincelle.

C'est magnifique.

Je respire. Ai-je retenu ma respiration jusqu'à présent ?

Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

Parce que je pense à mon père.

Mon père a grandi ici. Et il ne reverra plus jamais la neige, cette maison, la forêt ou moi. Il est enfermé loin de tout ça, loin de moi, de ma vie - c'est un prisonnier. Je ferais l'impossible pour le libérer.

Je pose la main sur le châssis glacé de la fenêtre. Quelque chose bouge à l'orée de la forêt, une ombre, une pénombre qui se détache à peine sur les troncs d'arbres et les branches.

J'incline la tête, plisse les paupières. Rien.

C'est alors qu'elle arrive - la sensation. La sensation d'araignées imaginaires trottinant sous ma peau.

Je retire la main de la fenêtre. Le rideau se referme tandis que je regagne mon lit sur la pointe des pieds, le plus vite possible en me retenant de courir.

— Ce n'est rien.

C'est ça qui craint, avec les mensonges : impossible de se mentir à soi-même et d'y croire vraiment. Mieux vaut se réciter la liste des phobies, affronter la vérité et continuer son chemin.

Mais je ne peux pas le faire.

Pas encore.