Philophobie
Peur de tomber amoureux
Je me réveille le lendemain matin dans mon lit. Pas sur le canapé, dans mon lit. Autrement dit ?
J'ai tout rêvé !
Non?
Non.
Ma main se pose sur ma joue et je sens la cicatrice. Ou plutôt le carré de gaze fixé par de l'adhésif. Je remarque sur mes mains des griffures que je me suis faites en tombant. Elles ne sont pas très profondes, mais leur forme est bizarre. J'ai un peu mal quand je m'assieds. Tous mes os craquent comme si je J venais de courir un marathon. Mes abdominaux sont douloureux.
Je m'extirpe du lit et me traîne jusqu'à un miroir. Le pansement blanc se fond presque dans la pâleur de mon visage.
Betty a dû me le mettre hier soir, mais je ne m'en souviens pas.
Ni du départ de Nick, d'ailleurs.
Mon visage se colore à nouveau tandis que je pense à lui. Oh, mon Dieu... je lui ai demandé qu'on soit amis ! On ne demande pas ce genre de choses...
La catagélophobie est la peur du ridicule - une peur très répandue. Je crois que j'aurais tout intérêt à entretenir soigneusement la mienne.
—
Désespérée... Désespérée et pathétique, dis-je en maugréant à l'horrible reflet que me renvoie le miroir.
Mon horrible reflet articule les mêmes mots.
Je fourrage à travers mes cheveux, mais renonce bien vite.
Catagélophobie.
Pourquoi je réagis comme ça ? Il n'y a absolument aucune raison que je m'intéresse à Nick. C'est juste un type mignon qui a failli me renverser à bord de sa superbe Mini Cooper.
D'accord, il sent bon - l'odeur du confort, de la chaleur, de la sécurité, mais lui-même ne dégage pas une grande impression de sécurité. Je le sais. Je le sais parfaitement.
Et puis, pourquoi voudrait-il de moi ? La fille dans le miroir est trop pâle, trop banale, et elle a un gros pansement sur la joue. Je ne suis pas exactement une top model, ni même une Megan.
Je commence à tirer sur mes cheveux en essayant de ne pas trop me regarder, de ne pas trop prêter attention à tout ça.
La main de Betty posée sur mon épaule me fait tressaillir.
—
Zara ?
Je me retourne et m'appuie contre la commode. J'ai peur de croiser son regard.
Elle glisse les doigts dans mes cheveux.
—
Il faut que tu prennes du démêlant pour cette tignasse !
—
Je sais.
Dehors, un chien aboie.
—
Satanés chiens ! murmure-t-elle en se tournant avant de revenir vers moi. Ce Nick est vraiment un bon garçon.
Je lui jette un coup d'œil.
—
Je ne lui plais pas.
—
Vraiment ? C'est moi ou c'est toi que tu essayes de convaincre ? Parce que je l'ai trouvé hier soir en train de mettre ce pansement sur ta joue tandis que tu étais endormie, bavant à moitié sur le canapé.
—
Je bavais ?
Elle rit.
—
Pas trop.
Je cache ma tête dans mes mains. L'air dans la pièce sent le rance, le sang séché et le doute. Betty m'écarte les mains. Elle sourit.
—
Tu lui plais, Zara. Il s'est occupé de toi. C'est ce que font les hommes quand ils s'intéressent à une femme.
—
A l'évidence, il a un gène de sauveur de princesse prisonnière dans le donjon, ce qui n'est pas du tout adapté à mon cas : je ne suis pas une princesse, et encore moins une prisonnière.
J'ai parlé avec un peu trop d'amertume : même moi je m'en suis rendu compte.
—
En effet. Tu es trop occupée à sauver des gens que tu ne connais pas.
Elle montre la pile de mes lettres pour Amnesty International.
—
Ce n'est pas bien, peut-être ?
—
C'est très bien, Zara. C'est juste que... Bah, on a tous besoin d'être secouru de temps en temps. Ça ne veut pas dire qu'on est faible.
—
Il ne m'aime pas comme moi.
—
Tu sais, il n'y a pas de mal à admettre qu'il t'aime bien. Il n'y a pas de mal à éprouver des sentiments positifs. Ton père ne veut pas que nous cessions de vivre.
Les couvertures sont emmêlées sur le matelas, dans tous les sens. J'essaye de les remettre en place. Ma pile de livres et de dossiers Amnesty International s'écroule sur mon pied. Le livre que mon père avait emprunté attendra...
—
Quel bazar, ici ! dis-je en marmonnant et en essayant d'empiler à nouveau les dossiers. Je suis désolée d'être aussi peu soigneuse. Je parie que maman était soigneuse, elle, quand vous l'avez accueillie.
—
Elle ne laissait pas de bazar, c'est vrai. Mais elle ne refermait jamais le tube de dentifrice.
—
Et ça n'a pas changé ! dis-je en agitant un dossier sur les droits de l'homme pour appuyer mes dires.
Il y a tant de chiffres dans ces pages, et chaque chiffre correspond à une souffrance humaine, à une histoire humaine.
Mon estomac se rabougrit et je pose délicatement le dossier sur la pile. Puis je ramasse le livre de la bibliothèque.
—
Papa a emprunté ce livre, tu sais. Il y a son nom sur l'étiquette des retours.
Elle prend le livre et l'examine. Après ce qui semble être une éternité, elle lit à mi-voix :
— N'ayez pas peur. En ce lieu, des tigres.
—
Tu crois que c'est lui qui l'a écrit ?
J'effleure son bras. Soudain, elle paraît très fragile.
—
Ça ressemble à son écriture.
—
Et ça veut dire quoi, selon toi ?
—
C'est une nouvelle de Ray Bradbury.
Je dois avoir l'air perplexe, car elle ajoute :
—
Un écrivain de science-fiction. Un des meilleurs.
—
Oh ! Je ne m'y connais pas trop en science-fic- tion...
—
Hum...
Betty retrouve son sérieux, ferme le livre et me le rend. Je le tiens serré contre mon cœur pendant une seconde, et tant pis si ça fait trop mélo. C'est un livre spécial - comme un message que mon père m'aurait laissé.
Betty me dévisage.
—
Tu es sortie toute seule, hier soir.
Je place le livre sur ma pile de dossiers Amnesty International.
—
Je sais. Je...
—
Zara ?
La voix de Betty se fait menaçante. J'aurais dû répondre plus vite. J'ajoute aussitôt :
—
Je suis désolée ! J'ai prévenu Nick et Issie... Enfin, je leur ai envoyé un texto pour éviter toute discussion qui aurait pu me décourager. Et puis... je cherchais des réponses.
—
En allant te promener en pleine nuit ?
Betty ramasse un coussin. Je prends une inspiration profonde.
—
Écoute... j'essayais de trouver quelqu'un.
—
Quelqu'un ?
—
Cet homme qu'on a vu sur la route, quand on rentrait de l'aéroport.
Je lisse les draps déjà bien lisses. Ils sont frais, doux et rassurants sous mes paumes.
Betty inspire en sifflant.
—
Zara, ce n'est pas une bonne idée.
Je me redresse.
—
Pourquoi ?
Elle arrête de tapoter sur le coussin, qui se balance entre ses doigts.
—
Cet homme est dangereux.
—
Comment le sais-tu ? Et dangereux comment ?
Elle s'écarte de moi et se met à faire le lit, glissant d'un geste sec les coins des draps sous le matelas.
— Je crois que c'est lui qui a kidnappé le fils Beards- ley.
—
Moi aussi. Dans ce cas, pourquoi la police ne l'arrête pas ?
— Pour arrêter quelqu'un, il faut déjà être capable de l'attraper.
Elle triture mon oreiller et le secoue vigoureusement, avec des gestes presque agressifs. Aux rayons du soleil, ses cheveux gris scintillent comme de la neige.
— Or cet homme ne laisse aucune trace, aucune piste, il apparaît et disparaît. J'étais même surprise de le voir, l'autre soir. J'aimerais bien le revoir.
—
Pourquoi ?
—
Pour l'attraper, grogne-t-elle.
L'espace d'un instant, j'ai l'impression que ma grand- mère n'est plus là, qu'elle est devenue un être différent, primitif. Puis elle ajoute sèchement :
—
Lui ou n'importe quel autre kidnappeur d'enfants.
—
Mais tu n'es pas certaine que c'est bien lui ?
—
Non. Je n'en suis pas certaine.
J'ai hâte d'annoncer la nouvelle à Devyn, Nick et Issie.
—
Je suis hyper en retard pour mes cours !
—
Je t'accompagne.
—
Tu n'es pas obligée.
Je me retourne. Elle a une carrure d'épaules de nageuse, mais elle est plus maigre. Je me demande comment elle peut être secouriste et porter tous ces gens alors qu'elle est tout de même vieille.
—
Ça me ferait plaisir, répond-elle en souriant. Laisse-moi juste être ta grand-mère aujourd'hui et m'occu- per de toi.
D'accord ?
Je souris à mon tour.
—
D'accord. Si tu me prépares un bon chocolat.
—
Et puis, tu as peut-être eu un choc à la tête.
—
Bien sûr que non.
—
Bien sûr que si.
Betty me dépose à l'école. Nous restons un moment dans son pick-up, même si l'heure tourne et que je vais devoir aller chercher un billet de retard chez Mme Nix.
—
Tu manques à ta mère, Zara, dit Betty sans prévenir.
Quelque chose se noue en moi.
—
Hum... Tu savais que certaines personnes ont peur de la laideur ? Il y a même un nom pour ça : c'est la cacophobie.
—
Et certaines personnes ont peur de parler à leur mère.
—
Oh, joli.
—
Pas la peine de rouler les yeux.
Aucune colère dans sa voix. Elle tapote le volant du bout des doigts.
—
Je me fais juste du souci pour votre relation. On dirait que tu cherches à l'éviter.
Je ferme les paupières pour ne pas rouler les yeux.
—
Elle s'est débarrassée de moi.
—
Elle t'a envoyée ici parce qu'elle s'inquiétait pour toi. Tu avais perdu ta niaque...
Betty tend la main vers moi et me presse le genou. La peau de sa main est aussi fragile et mince que du papier.
—
On dirait que tu es en train de la retrouver...
Je lève un sourcil - rien qu'un - pour bien lui montrer ce que je pense de son analyse. Elle me donne une tape sur le genou en riant.
— Ah, quel numéro tu fais ! Allez, va-t'en !
Elle me salue d'un coup de klaxon et disparaît pour une nouvelle journée occupée à sauver le monde. Je traverse des rafales glacées pour entrer dans l'école et pénètre dans les couloirs décorés par une grande statue d'aigle et les autoportraits des élèves de la classe d'arts plastiques. Je n'ai aucune envie d'être ici, mais c'est mieux que de rester seule à la maison, obnubilée par le souvenir de cette voix dans la forêt.
La porte du secrétariat est fermée, mais je l'ouvre et me poste au guichet en attendant que Mme Nix se retourne et s'aperçoive de ma présence. Elle classe des dossiers tout en fredonnant une chanson country. Je finis par toussoter.
Ça marche. Elle se retourne et sourit.
—
Oh ! Zara.
Elle repose les papiers sur son bureau et avance jusqu'au guichet. Ses yeux se plissent, inquiets, en remarquant mon pansement.
—
Eh bien, Zara, qu'est-ce qui vous est arrivé ?
—
Je suis tombée en faisant mon footing hier soir.
Mme Nix secoue la tête et me signe un bon de retard.
—J'espère que votre grand-mère vous a bien conseillé d'enfiler votre blouson à l'envers ?
Le bon glisse entre mes doigts.
—
Pardon ?
Ses yeux croisent lentement les miens et elle ouvre la bouche.
Elle se met à parler avec une lenteur hivernale.
—
Oh. Je pensais que Betty vous en aurait parlé... Je fais non de la tête.
—
Votre mère non plus ?
—
Non. Pourquoi, elle aurait dû ? Je me sens de plus en plus troublée. Je sais que Mme
Nix est très gentille, mais elle a parfois un comportement bizarre, comme si c'était elle qui était estomaquée par la situation.
—
Pourquoi ? Ah, tout le monde continue de nier l'évidence et l'histoire se répète... marmonne-t-elle.
Du bras, elle renverse une boîte contenant des trombones colorés. Son contenu se répand sur le carrelage, recouvrant le dessin de la mascotte du lycée.
—
Oh, quelle idiote ! dit-elle en s'agenouillant pour ramasser les trombones.
Je me baisse et, genoux contre genoux, lui vient en aide.
—
Ça va.
—
C'est très gentil, Zara, merci. Tu es vraiment comme ta mère.
Elle se relève.
—
Merci !
—
Ce n'est rien.
Je glisse mes cheveux derrière mes oreilles. Ils tombaient sur mes yeux, m'empêchant de bien voir Mme Nix et je voudrais vraiment la regarder, tirer cette histoire au clair.
—
Alors, pourquoi faut-il porter son blouson à l'envers ?
Elle rougit et, d'un geste évasif de la main, semble vouloir effacer ses paroles.
—
Oh, c'est une vieille superstition : quand on est seule dehors la nuit, on dit qu'il faut porter son manteau à l'envers. Je pensais que tout le monde savait ça.
—
Pourquoi ?
Son visage s'empourpre. Au même moment, le téléphone sonne, à la grande joie de Mme Nix. Elle me fait signe de partir, décroche et répond d'une voix inhabi- tuellement enjouée :
—
Allô, madame Nix à l'appareil, secrétariat du lycée. Que puis-je faire pour vous en cette belle journée ensoleillée ?
Je récupère mon bon de retard et m'en vais.
Le Maine devient de plus en plus bizarre...
Devyn me retrouve après le cours d'espagnol. Ian m'a mis le grappin dessus, mais Devyn lui dit :
—
Salut. Je voudrais parler à Zara une minute.
—
Pas de problème, répond Ian sans cesser de me suivre.
—
Seul.
—
Oh ! bredouille Ian. Compris. A tout à l'heure, Zara.
—
Entendu, dis-je en le regardant s'éloigner. Le pauvre...
—
Il va s'en remettre, m'assure Devyn. Tu sais, j'ai repensé au livre. Tu l'as apporté ?
—
Oui, oui.
Je le récupère parmi tous les autres et le lui montre.
—
Je peux te l'emprunter ?
Mon cœur s'arrête.
—
Euh... oui, bien sûr.
—
J'en prendrai soin, Zara, je te promets. Je sais que ton père l'a pris, lui aussi, et que c'est quelque chose de très spécial pour toi.
Je pose le livre sur ses genoux tandis que nous traversons le couloir.
—
Je suis si prévisible ?
—
Si j'étais toi, je le considérerais vraiment comme un livre à part. Je veux juste le lire dès que possible.
—
Je comprends. A propos, j'ai réfléchi à la citation sur les tigres.
—
Et?
—
Elle a sûrement une importance particulière.
—
Je sais.
Issie nous rejoint à grands pas.
—
Je suis furieuse contre toi !
Je me montre du doigt.
—
Contre moi ?
Elle m'attrape par le coude.
—
Oui, toi ! Tu es sortie courir toute seule en pleine nuit. Tu es une idiote !
—
Merci, Issie.
Je dégage mon bras.
—
Il aurait pu te kidnapper, murmure-t-elle en cherchant du regard le soutien de Devyn.
—
C'était stupide, confirme-t-il. Nick nous a raconté ce qui s'est passé. Il nous a parlé du type qui t'appelait par ton prénom...
Je ne réponds rien. Issie s'adoucit et passe le bras autour de ma taille.
—
On sait que tu voulais te sacrifier.
—
Je ne voulais pas me...
Elle me coupe.
—
On ne veut pas que tu te sacrifies. On va trouver ensemble le fin mot de l'histoire. Personne ne joue les martyrs. Pas vrai, Devyn ?
Il acquiesce.
—
Exact. Ou alors pas tout seul.
—
Zara, c'est génial ! s'exclame Issie en sautillant entre les bureaux. Regarde un peu ce monde !
Je balaye du regard la salle de classe où va se tenir notre réunion d'Amnesty International. Nick n'est pas là.
— Il y a dix élèves, Issie, dis-je en soupirant. Ce n'est pas beaucoup, quand des dizaines de milliers de gens ont besoin de notre aide.
Ian me fait signe. Son sourire lui mange le visage, comme s'il avait à lui seul ramené les dix personnes présentes - ce qui est, reconnaissons-le, probablement le cas.
—
Dix, c'est le nombre parfait, renchérit Issie avant de m'indiquer du coude l'arrivée de Ian. Oh, oh... regarde qui voilà...
—
Au moins, il est venu, lui, dis-je en posant mes stylos et mes enveloppes préaffranchies. Contrairement à d'autres...
Quelque chose s'effondre dans mon estomac quand je pense à l'absence de Nick. Ian est tout près de moi et je reprends :
— Au moins, lui s'intéresse...
Ian me sourit.
—
Salut, Zara. Il y a du monde, c'est bien.
Je glisse un regard vers Issie qui me renvoie un coup d'œil genre « je te l'avais bien dit ».
—
Il y a seulement dix personnes.
—
Par ici, dix c'est bien. Si cinq élèves se pointent à nos réunions du Key Club, on est fous de joie !
Il me montre les formulaires d'Action urgente.
—
Je peux t'aider à les distribuer ?
—
Oui, je t'en prie.
Il est vraiment adorable.
C'est seulement après avoir expliqué la mission importante d'Amnesty International et distribué à chacun des lettres à écrire que je vois la porte s'ouvrir sur Nick.
Comme Ian est déjà assis à côté de moi, Nick se poste devant mon bureau.
—
Sympa de venir maintenant, Colt, ironise Ian.
Tout à coup, il ressemble à un serpent. Ça n'est pas très attirant : je l'imagine avec des écailles, enroulé sur lui-même.
Issie porte ses mains à ses yeux comme si elle craignait déjà le bain de sang.
Je lève les yeux sur Nick.
—
Tu es en retard.
Il me sourit. Une brindille d'épicéa est restée coincée dans son sweat-shirt.
—
J'étais occupé ailleurs, grommelle-t-il en détournant le regard pour le fixer sur Ian.
Les deux garçons se jaugent du regard et des épaules, comme les mâles alpha d'un troupeau.
Devyn glisse à Issie, dans un aparté théâtral :
—
Ils font vraiment de la peine parfois.
—
Je sais, répond-elle.
Nick retire la brindille de son sweat-shirt et commente :
—
Vous trouvez aussi, hein ?
Puis il me sourit et mon cœur se met à battre la chamade. J'ai honte de l'avouer, mais c'est la vérité... Le cœur peut vous trahir de cette façon. C'est pour cette raison qu'il est parfaitement légitime d'être cardiopho- be - d'avoir peur des cœurs.
—
Pardon pour mon retard, Zara. Dis-moi ce que je peux faire.
Il se tient devant moi, se balançant sur les talons d'un air décontracté. Ian manque de casser en deux son stylo.
Je me lève et vais installer Nick devant des formulaires d'Action urgente.
Toute la journée le ciel est d'un bleu éclatant, le genre de ciel du Maine que les peintres immortalisent, le genre de ciel qui apaise et fait sourire, même une fille de Charleston comme moi.
Pendant les cours, je regarde les arbres aux couleurs vives. Je suis censée travailler sur un collage - un aigle -, mais mes pensées ne cessent de dériver vers les prisonniers politiques et les lutins.
Je déchire un morceau de brocart rouge pour rehausser l'aile gauche de l'aigle. Je suis en train de l'enduire de colle quand Nick fait son apparition dans la classe. Il s'assied à la table voisine.
—
Ça va si je m'installe là ?
Je hoche la tête. Mon cœur palpite un million de fois, sur un rythme endiablé. Mon cerveau se demande pourquoi il s'est assis là. Il y avait des millions de milliards d'autres places, sans parler de sa place habituelle. Ne t'excite pas ! N'en fais pas tout un plat ! Il veut sans doute juste parler de lutins.
Nick va chercher son travail dans le placard à fournitures et le déplie sur sa table. C'est un loup tapi dans la forêt, réalisé en papier bolduc.
—
Joli, dis-je.
Il sourit.
—
Le tien aussi.
Nous restons assis sans parler pendant une minute. Je donnerais cher pour qu'il dise quelque chose. N'importe quoi.
Enfin, pas n'importe quoi, quelque chose de gentil tant qu'à faire. Je finis par lâcher :
—
Tu es trop silencieux.
Il rit.
—
Pas toi, peut-être ?
—
Je ne suis pas venue m'asseoir à côté de toi.
—
Exact, mais hier soir tu m'as demandé qu'on soit amis.
Ses yeux pétillent.
—
Chut ! Certaines choses ne devraient jamais être répétées, voyons !
Il cramponne ses mains à son cœur, comme si ma remarque l'avait blessé.
—
Quoi ? Tu ne me l'as pas demandé, peut-être ?
—
Ça me donne l'air tellement désespérée...
—
Mais non.
—
Mais si.
Il sourit et ce sourire gagne peu à peu sa voix.
—
Zara, tu n'es pas une fille désespérée.
J'arrache un autre morceau de papier dont je coupe les bords irréguliers à l'aide d'un cutter tout en marmonnant :
—
Ouais, c'est ça...
Je fignole l'aile et la logique de mon raisonnement avant de reprendre :
—
Et puis, un véritable ami ne ressortirait pas devant moi quelque chose d'aussi embarrassant et pathétique.
Il rit à nouveau, mais son rire ressemble à un grognement.
—
Embarrassant et pathétique ?
Je fais semblant d'abattre la lame de mon cutter sur son avant-bras sculptural. Geste qui n'échappe pas à la prof de dessin. Elle pointe le bout de son pistolet à colle dans ma direction.
—
Zara !
—
C'est juste une blague...
—
Dois-je demander à monsieur Colt de changer de place ?
Ses lèvres se tordent.
—
Je ne voudrais pas interrompre une idylle naissante...
Ricanements dans la classe - pas des rires, des ricanements.
Je sens le rouge me monter aux joues.
—
Ça va, ça va. Il ne me dérange pas.
—
Il ne me dérangerait pas non plus, murmure une fille aux cheveux noyés de laque assise à la table d'à côté.
Elle et sa voisine se tapent dans la main.
—- Au travail, tout le monde !
La prof tire sur son chemisier et laisse apparaître la naissance d'un décolleté.
—
Laissons tranquilles Nick et la nouvelle.
L'air renfrogné, je plante mon cutter à travers le journal.
—
Je déteste être la nouvelle.
—
Pourquoi ?
Je lui jette un regard en coin, en m'efforçant de ne pas fondre devant ses yeux, son menton ou ses mains. Je ne réponds pas.
Nous reprenons nos collages pendant une minute. Je suis intensément consciente de sa présence à mes côtés, tout près, c'en est ridicule. J'ai l'impression très agréable de sentir la chaleur qui se dégage de son corps.
—
Bon, ce matin, quand je suis arrivée au lycée, je suis allée voir Mme Nix qui m'a dit un truc vraiment bizarre : quand on sort la nuit, il faut toujours enfiler son manteau à l'envers.
—
Quoi ?
—
Je sais. Étrange, non ? J'ai fait une recherche sur Google...
—
Et?
—J'ai découvert qu'un lutin pouvait s'attaquer aux humains se promenant seuls dans les bois la nuit, sauf s'ils portent leurs vêtements à l'envers comme protection.
Il met de la colle sur un morceau de papier qu'il presse ensuite sur son support.
—
Vraiment bizarre...
Il marque une pause.
—
J'ai parlé à Betty.
—
Oui, tu me l'as déjà dit.
—
Elle a plusieurs choses à te montrer ce soir.
—
Pourquoi tu ne peux pas m'en parler maintenant ?
—
Parce que.
—
Parce que quoi ?
Il montre la classe d'un geste évasif.
—
On pourrait nous entendre.
—
Tu dois me donner un indice.
— Et voilà, tu boudes. Tu n'as pas le droit de bouder. C'est trop mignon.
Mon cœur s'ouvre, béant, mais soudain le visage de Nick se transforme. Ses yeux se plissent. Il devient sérieux.
— Allez, Nick, dis-le-moi maintenant !
—
Hors de question.
—
S'il te plaît.
—
J'ai promis à Betty.
—
Et alors ?
—
Tu sais très bien qu'on ne plaisante pas avec Betty...
—
En effet.
J'abandonne.
Après un court instant, je trouve le courage d'ajouter :
—
Si nous sommes amis, il y a des choses que je dois savoir sur toi.
Il écarte les bras.
— Vas-y !
— Euh...
Je réfléchis une seconde.
—
Quel métier font tes parents ?
-— Ils sont photoreporters naturalistes. Ils voyagent beaucoup.
— Vraiment ? Où ça ?
—
Partout. En ce moment, ils réalisent un film en Afrique.
— Je ne te crois pas. -— Je t'assure.
J'applique un filet de colle. Une goutte gicle sur mon doigt.
— Donc, tu es tout seul ?
—
Oui, oui.
Je frissonne. Quelle tristesse...
— Tu ne trouves pas ça affreux, qu'ils partent comme ça ? Tu ne te sens pas abandonné ?
Il secoue la tête.
— Non. Ma place est ici.
— Très philosophique.
Je touche ma tête à l'endroit où une bosse se forme. C'est toujours douloureux. Je me demande si Betty en a parlé à maman.
Nick me lance un regard profond.
— Non, c'est la pure vérité.
Il est évident que, pour lui, le sujet est clos, mais j'insiste, car je déteste nous sentir si différents.
— Ça doit être agréable, de savoir où est sa place.
— Tu le découvriras un jour, Zara. Je hausse les épaules.
— J'en doute.
J'ai toujours eu des amis, mais je ne me suis jamais sentie capable de me fondre avec le reste du monde. Maman m'a dit un jour que c'était une sensation classique chez les adolescents.
Je l'ai immédiatement détestée d'avoir pu dire ça, et j'ai quitté la pièce avec fracas pour aller courir jusqu'à Battery Park.
— Je crois que je ne trouverai jamais où est ma place, dis-je lentement en me concentrant sur mon collage au lieu de regarder Nick - il faut que j'apprenne à cesser de le contempler en permanence.
—
Je ne suis pas quelqu'un qui s'intègre, mais ce n'est pas grave.
—
Je suis certain que tu y arriveras.
— Ah oui?
A
—
A cent pour cent.
Il me montre mon pinceau à colle.
—
Tu permets ?
Je m'apprête à le prendre pour le lui donner, mais il tend la main au même instant et nos doigts se rencontrent - juste quand les rampes de néon au plafond grésillent, puis s'éteignent.
Tout le monde soupire, même si on y voit encore parfaitement. La lumière du dehors suffit, même si elle ne permet pas de travailler sur les petits détails.
Les doigts de Nick frôlent doucement les miens, si doucement que j'ai peine à croire que c'est bien réel. Je sens quelque chose grésiller en moi comme les néons de la classe.
Mais rien ne s'éteint. Je tourne la tête pour regarder Nick droit dans les yeux.
Il se penche vers moi et murmure :
—
Ça va être difficile d'être seulement ton ami.
Les lumières se rallument.
—
Une petite coupure de courant, intervient la professeur en souriant avant d'ajouter, bras tendus : Bienvenue dans le Maine, Zara ! Pays des pannes momentanées et des coupures de courant...
Le souffle de Nick effleure mon oreille.
—
J'ai appris que tu n'étais pas venue à l'école en voiture. Je te ramène chez toi après le cross-country, d'accord ?
—
D'accord, dis-je en m'efforçant de rester calme alors que je rêve d'une seule chose : sauter de ma chaise et exécuter une danse joyeuse à travers toute la classe.
Nick me raccompagne à la maison !
Devyn nous attend à la sortie du cours d'arts plastiques.
—
Qu'est-ce qu'il y a ? lui demande Nick.
Le visage de Devyn se ferme.
—
Un problème avec Issie ?
—
Non, dit Devyn, mais j'ai trouvé quelque chose.
Il nous fait signe de le suivre et nous nous retrouvons dans une petite alcôve juste à côté de l'entrée principale. Nous avons tout juste la place de nous glisser entre la porte rouge d'une armoire à fournitures et celle du panneau électrique. Nick s'accroupit pour arriver au niveau de Devyn. Je fais de même.
—
Bon, commence Devyn, ce ne sont pas des bonnes nouvelles.
—
Dis-nous !
—
Ils embrassent les gens.
Je ris.
—
Qui ça ?
—
Les lutins !
Il montre le livre de la bibliothèque.
—
C'est très sérieux, Zara.
—
Désolée. O.K. Ils embrassent les gens...
Je regarde Nick qui n'a jamais embrassé une fille.
Devyn doit le remarquer, car il précise rapidement :
—- Je ne parle pas d'un baiser agréable. C'est un baiser terrible. Mortel.
—
Un baiser fougueux, quoi, dis-je.
—
Zara... dit Nick d'une voix agacée.
Je lève les mains et m'adosse contre le mur.
—
Pardon !
Devyn me montre du doigt :
—
Tu arrêtes de m'interrompre et tu arrêtes d'essayer de dissimuler ta peur derrière de pathétiques tentatives de sarcasmes, même si j'apprécie tes efforts. Bref : ce baiser donne au roi des lutins un pouvoir sur l'esprit de la femme. Et transforme cette dernière en lutin.
—
Et ça signifie quoi ?
—
Je n'en suis pas sûr... Mais si elle est entièrement humaine et n'a pas une goutte de sang de lutin, ça peut la tuer.
—
Attends un peu, interviens-je. Si je comprends bien, si notre lutin embrasse une femme, soit elle meurt, soit elle devient la reine ? Et, quelle que soit l'issue, son âme appartient au lutin ?
—
Exact.
—
Ça craint. Mais tu disais « si elle est entièrement humaine
»... Qu'est-ce qu'elle pourrait être d'autre ?
Devyn hausse les épaules.
—
Elle peut déjà avoir du sang de lutin dans les veines.
D'après ce livre, beaucoup de gens descendent d'une lignée de lutins. Ou bien...
Devyn regarde Nick et conclut :
—
... elle pourrait être une garou.
—
Encore des garous ? Des loups-garous ?
Je secoue la tête et me lève. Mon bracelet glisse le long de mon avant-bras.
—
C'est dingue…
—
Zara ?
Nick se lève à son tour et m'attrape par la main.
—
Tu y crois déjà à moitié.
—
Je sais ! Mais un lutin qui te vole ton âme en t'embrassant
? Du sang de lutin ? Des garous ? C'est dingue, je te dis !
J'arrache le livre des mains de Devyn.
—
Beaucoup trop dingue pour moi...