Scotophobie

Peur de l'obscurité

a

mère a peur du noir.

M

Quand j'étais petite, il y avait des veilleuses dans toutes les pièces de la maison, pas seulement dans ma chambre et dans la salle de bains. Il y en avait deux dans le couloir de l'étage, une dans chaque chambre d'amis, une dans la cuisine, la salle à manger, les toilettes du rez-de-chaussée, le séjour, partout.

Un jour, je lui ai demandé pourquoi. Nous étions dans la cuisine, moi assise sur le comptoir, battant des pieds dans mon pyjama « 1, me Sésame », regardant ma mère s'affairer.

Maman, pourquoi tu as peur du noir ?

Elle préparait des pancakes et mélangeait vigoureusement sa pâte en y ajoutant de temps en temps des myrtilles.

Je n'ai pas peur du noir.

Alors pourquoi on a des millions de veilleuses dans la maison ?

La cuillère heurtait le grand bol en céramique, celui avec deux rayures beige près du bord.

Je n'ai pas peur. J'aime bien le noir.

Non, ce n'est pas vrai.

Elle m'avait fixée du regard, son visage s'était durci au point de devenir méconnaissable. Elle avait remué trop fort sa préparation et, dans le bol, les myrtilles étaient tout écrasées.

Les pancakes vont être bleus, avais-je remarqué.

Elle avait regardé le bol, froncé les sourcils et posé la cuillère.

Mince !

Pas grave. C'est joli, le bleu.

Elle m'avait embrassée sur le bout du nez.

Je vais te dire quelque chose, Zara. Parfois, il y a des choses dont les gens devraient avoir peur.

Comme le noir ?

Elle avait secoué la tête.

Non. Plutôt l'absence de lumière. Tu comprends ?

J'avais hoché la tête, mais je n'avais rien compris. Rien du tout.

Je claque la porte et descends les marches de la véranda. Je saute réchauffement. Je ne m'étire pas. Je commence tout de suite à courir au clair de lune. Des cristaux de givre couvrent les vitres des fenêtres. Les branches d'arbres semblent ployer sous le poids de l'air.

L'absence de lumière est complète, mais j'ai enfilé sur mon crâne un de ces bandeaux équipés de petites lampes : tant que je fais attention, je ne risque pas de trébucher.

Dès que je me mets à courir, quelque chose dans l'air glacé me déchire les poumons. Chaque respiration est comme un coup de hache dans ma poitrine. Chaque respiration est une décision que je dois prendre - la décision de continuer à vivre.

Ça fait mal, mais je surmonte cette douleur et elle finit par s'atténuer. Elle ne disparaît pas, mais la déchirure n'est plus aussi violente. Je ne trouve pas de meilleur mot : la déchirure.

Respirer devrait toujours être une action simple, mais rien n'est simple dans le Maine. Rien n'est simple dans le froid.

Mais je continue à courir. Je quitte l'allée, m'engage sur la route principale. C'est plus facile de courir sur l'asphalte que sur la terre, le placement des pieds est plus naturel. Mais mes articulations en souffrent davantage, et cela fait un peu peur aussi - comme si quelqu'un était en train de m'observer.

Mes jambes se détendent et j'adopte peu à peu le bon rythme, mais cette sensation revient. Un bruit résonne dans la forêt à côté de moi et je continue de courir. Le Maine me rend nerveuse. Je ne me suis jamais sentie une telle mauviette. À

Charleston, j'ai fait du footing à travers toutes sortes de quartiers, mais je n'ai jamais eu peur.

Je déteste avoir peur.

— Si tu parviens à nommer les choses qui te font peur, alors ta peur disparaîtra, me disait mon père. Les gens ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas.

Je tourne la tête, scrute la forêt, mais je ne vois rien d'autre que des arbres et des ombres. Je n'aperçois personne ni rien d'anormal.

Mon esprit se remplit de visions d'ours et de loups, mais les seuls ours qu'on trouve dans le Maine sont terrifiés par les hommes. Selon les services de protection de la nature du Maine, aucun loup n'a jamais été vu dans la région, juste des coyotes. Je le sais parce que j'ai consulté leur site après avoir vu ces gigantesques empreintes dans la neige, le premier matin.

J'en ai parlé à ma grand-mère et qu'a-t-elle répondu ?

— Ils ont peur d'admettre que ce sont des loups, mais, ici, tout le monde le sait. Peu importe : tu n'as aucune raison de t'inquiéter. Les loups ne veulent aucun mal aux humains.

Je ne cesse de me le répéter : Les loups ne veulent aucun mal aux humains. Les loups ne veulent aucun mal aux humains.

Je ne suis pas rassurée pour autant.

Les loups ne veulent aucun mal aux humains. Les lutins veulent du mal aux humains.

De nouveau, cette impression que de minuscules araignées grouillent sous la paume de mes mains.

Soudain, je l'entends.

Mon prénom.

Zara.

Je trébuche légèrement, bute sur une pierre ou quelque chose qui traîne sur la bande d'arrêt d'urgence. Pourquoi n'y a-t-il pas de voitures par ici ? Oh, c'est vrai : le Maine n'est pas exactement l'État le plus peuplé d'Amérique, surtout l'endroit où vit Betty.

Je continue de courir, retrouve mon rythme, reste aux aguets.

Puis je l'entends encore. Mon prénom qui semble ricocher, comme en écho, sur chaque arbre de la forêt. Il résonne des deux côtés de la route, derrière moi, partout autour de moi.

Pourtant, c'est une voix douce. Un doux murmure impérieux.

Zara. Viens à moi, Zara.

On dirait un refrain tiré d'une mauvaise comédie musicale, une phrase sirupeuse, même pas effrayante.

Hum... le mensonge est trop gros, là : je suis terrorisée.

Foutaises... Foutaisesfoutaisesfoutaises...

C'est ce que je voulais. Je voulais le faire sortir de sa tanière.

Et maintenant ? La peur accélère ma course, mes battements cardiaques... Mon cœur martèle ma poitrine, comme s'il essayait de s'enfuir. Mais de quoi ? D'une voix ? D'une ombre ?

Je suis sortie pour le trouver, et c'est lui qui m'a trouvée.

La vérité me frappe de plein fouet :

Je n'ai pas imaginé cet homme à l'aéroport.

Je n'ai pas imaginé cette sensation sous ma peau chaque fois que je le voyais.

Je n'ai pas imaginé la poussière dorée ni les mots écrits dans les livres.

Le claquement de larges ailes fendant le ciel me fait lever les yeux. Un aigle vole au-dessus de moi, puis pique à travers les arbres. Sa tête blanche scintille.

Idiote... Je suis une idiote. C'était sûrement les cris de l'aigle, rien de plus.

Si mon père était là, il rirait et me traiterait de poule mouillée.

Je ris en pensant « Quelle poule mouillée ! » et je continue de courir. Ma respiration produit de petits nuages effilochés.

J'inspire, j'expire, me concentre sur mes pieds.

Zara !

Je m'arrête. La colère monte en moi. Au diable, la poule mouillée et les citations de Booker T. Washington !

Quoi ?

L'air glacé me pétrifie. Mes mains se transforment en poings.

Je hurle :

Qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi tu me suis ?

Je me force à écarquiller les yeux et regarde autour de moi en balayant le décor avec mes lampes frontales.

Qu'est-ce que je cherche ? Un homme, peut-être ? Un homme avec un costume sombre ? Le genre d'homme qui montre du doigt les avions et transforme votre peau en avenue où défilent les araignées ?

La forêt paraît regarder avec moi. Chaque branche d'arbre semble se tendre vers la route pour essayer de palper cette présence autour de moi. Soudain, un mouvement parmi les troncs. J'attrape un morceau de bois sur le bas-côté, le brandit devant moi et me retourne pour faire face au danger. Les faisceaux lumineux bougent avec moi et je continue de scruter la nuit. Il n'y a pas vraiment de bruit, c'est plus un pressentiment, une sensation de mouvement.

Je n'ai pas peur ! dis-je en revenant vers la route. Sors et viens me parler ! J'ai lu des choses sur toi. J'ai trouvé un livre.

Ma voix se disloque. La main qui tient le morceau de bois n'est plus si ferme.

Zara. Viens à moi.

C'est ça...

S'il te plaît.

Non. Si tu veux parler, viens ici.

L'aigle pousse un cri, comme pour me mettre en garde.

Un bruit de craquement dans la forêt, à l'opposé de l'endroit d'où semble venir la voix. Je pivote d'un coup, prête à tomber sur n'importe quoi - un fou furieux, un loup, un ours, un dinosaure...

Je sais que tu es un foutu lutin et si tu crois que j'ai peur, tu es un crétin ! Et je sais aussi que tu me suis partout...

La forêt reste silencieuse. Les araignées battent en retraite sous ma peau.

Quoi ? Tu t'en vas ? Tu joues avec moi ? C'est vraiment lamentable...

Rien.

Si tu veux que je devienne ta stupide reine, tu ferais mieux d'arrêter de te cacher. Mais je vais te dire un truc, monsieur le Lutin, il n'y aura plus de garçons torturés tant que je serai là, pigé ?

La colère me tétanise et je rugis, de toutes mes tripes je rugis comme un catcheur fou pendant un combat. Je hurle ma colère avec une sorte de virilité gutturale. Je suis venue jusqu'ici parce que je veux voir le lutin, je veux savoir ce qui est vrai dans toute cette histoire, et parce que je veux y mettre un terme.

La lumière aveuglante de phares frappe mes yeux lorsqu'une Mini Cooper sort du virage dans un vrombissement de moteur.

Le conducteur klaxonne de toutes ses forces et j'ai juste le temps de bondir sur le bas-côté de la route, puis de tomber dans le fossé. Je m'érafle la joue sur une pierre. Une seconde suffit pour que je comprenne ce qui se passe. Je me lève, j'ai lâché mon bout de bois, devant moi le monde ondule, flou et vaporeux. Le bandeau lumineux n'est plus sur ma tête, je ne le retrouve plus.

Zara !

Nick claque la portière après avoir rangé sa voiture quelques mètres plus loin. Il court et s'arrête juste devant moi. Je ne vois pas les traits de son visage à cause des phares derrière lui. Ce n'est qu'une silhouette massive, mais je la reconnaîtrais entre mille.

Qu'est-ce que tu fous dehors ?

Sa voix est pleine de colère. La mienne n'est qu'un faible murmure :

Je voulais le trouver.

Quoi ?

Il serre les poings et tout son corps semble parcouru d'un tremblement.

Ça ne va pas bien, ou quoi ?

Je me fais toute petite. Personne ne m'a jamais hurlé dessus comme ça. Personne.

Il a l'air tellement hors de lui que je m'attends presque à ce qu'il me frappe. Je me relève et dois tituber, car il passe un bras autour de ma taille et me conduis vers sa Mini.

—Je voulais juste que ça s'arrête. Je voulais juste sauver quelqu'un alors que je n'ai pas pu sauver mon...

Je te ramène chez toi, dit-il d'un ton beaucoup plus calme.

Dans sa voiture, je retrouve son odeur - une odeur de pins et d'embruns. Je touche mon visage : le sang macule mes doigts.

Nick attrape un mouchoir dans la boîte à gants et le presse sur ma joue.

Ça va, dis-je.

Ses yeux n'ont pas l'air d'y croire. J'ajoute :

— Ne m'en veux pas ! Et pose les doigts sur le mouchoir.

J'effleure ses doigts. Une décharge électrique - violente et agréable - me parcourt aussitôt. Peut-être l'a-t- il sentie lui aussi, car il retire sa main. Il regarde le sang sur ses doigts et sa mâchoire se crispe.

Verrouille ta portière, ordonne-t-il.

J'obéis.

Il met le contact et me conduit jusque chez Betty. Le trajet est bref, mais Nick ne dit pas un mot et son silence m'oppresse.

Tout mon corps fourmille, tendu dans l'expectative et la crainte.

> _ __

A côté de moi, Nick pianote sur le volant.

Tu veux me raconter ce qui s'est passé ? me de- mande-t-il.

Mes yeux restent fixés sur la route. La lune flotte au- dessus de nous, elle aussi dans l'attente, qui sait ? Les arbres sont noirs.

Je touche ma tête, à la recherche du bandeau.

Enfin je réponds :

Je ne sais pas. J'ai cru que le lutin était dehors et appelait mon nom, comme dans un film d'horreur. Alors j'ai hurlé, et j'ai vu un aigle, et j'ai hurlé encore plus et il a disparu.

—- Tu veux dire que... tu as fait peur au lutin ?

—- Je ne sais pas.

Pourquoi tu es sortie ?

Je voulais qu'il me prenne. Je ne veux pas qu'il te fasse du mal, ni à Devyn, ni à personne d'autre. Alors j'ai pensé que...

Oh, c'est stupide.

Tu voulais te sacrifier pour sauver tout le monde ?

Je voudrais entrer sous terre.

Mais je me suis dégonflée...

Nick se gare devant chez Betty et bondit hors de la Mini. Je déverrouille la portière et il m'aide à sortir en plaçant ses deux grandes mains autour de ma taille, comme si j'étais une petite fille.

C'est bon, dis-je en essayant de me dégager, je peux marcher toute seule.

Il hausse les sourcils, mais me lâche et me regarde remonter l'allée en oscillant.

Tu es encore sous le choc, remarque-t-il.

Ben, tu as failli me renverser, quand même !

Tu étais au beau milieu de la route ! se défend-il tout en me poussant vers la maison.

Je décide de le taquiner.

Tu accélérais !

J'ouvre la porte d'entrée et me retourne.

Je n'accélérais pas, répond-il en ajustant sa casquette ornée d'un grand B - pour « Bedford ».

Je suis désolée, dis-je.

C'est la vérité.

Je m'adosse à la porte. Ce qu'il y a de bien avec les portes, c'est qu'elles ne disent rien, elles ne se plaignent pas de votre comportement ou de quoi que ce soit d'autre. Le sang a filtré à travers le mouchoir. Je le tiens toujours contre ma joue.

Il m'observe, sans bouger.

Tu sais, à Charleston je sortais tous les soirs.

On n'est pas à Charleston, ici.

Je ris.

Ça, j'avais remarqué.

Zara, c'est une affaire sérieuse.

Il me pousse doucement à l'intérieur.

« Une affaire sérieuse »... Pourquoi ? Parce que ça concerne des lutins ?

Je me retourne et vais l'installer sur le canapé. Je me sens ridicule, car j'ai complètement perdu ma décontraction pour me transformer en je ne sais quel dictateur diabolique.

Je dois retrouver un semblant de dignité. Je me tapis dans un recoin du canapé et m'agrippe à l'accoudoir. Nick reste debout.

Naturellement. Il ne va quand même pas me donner l'impression qu'il veut rester un peu avec moi, boire un chocolat chaud et bavarder - m'expliquer, par exemple, pourquoi tous les habitants de cette ville déprimante ont l'air cinglés, paranoïaques et d'où leur vient cette faculté de courir aussi vite...

Quoi ? finis-je par dire. Tu ne pars pas ?

J'ai promis à Betty.

Il serre les mâchoires, puis ajoute, d'une voix calme un rien forcée, comme un acteur dans le rôle d'un flic :

Tu ne dois pas sortir quand il fait nuit.

Je ne suis pas un jeune homme.

— Ah, non ? Vraiment ?

Sa bouche s'affaisse.

Mais c'est quand même toi que le lutin veut.

Tu crois ? Dans ce cas, pourquoi il ne m'a pas prise ?

Pourquoi il s'est contenté de prononcer mon nom ?

Je retire le mouchoir de mon visage. Le sang s'égout- te doucement.

C'est peut-être comme ça que ça doit se passer... Je ne sais pas. J'ai l'impression que je ne sais pas grand- chose.

Nick me prend par les bras et me force à me relever, puis m'amène dans la cuisine. L'odeur des spaghettis flotte toujours dans l'air.

Il prend un torchon, le passe sous le robinet, puis l'applique sur ma joue. L'eau dégouline.

Pardon ! J'ai oublié de l'essorer.

Il rougit - il rougit vraiment - en essorant le torchon au-dessus de l'évier. Ses doigts tordent et serrent le tissu. Puis il le pose à nouveau sur ma peau. Ses gestes sont empreints de douceur et son regard semble s'être adouci. Appuyée contre le plan de travail, je lève les yeux sur lui. Il est si proche. Il pose sa main libre sur mon autre joue et incline la tête. Il me regarde intensément. Il regarde en moi.

Je n'arrive pas à te comprendre, Zara.

Je déglutis. Ses yeux observent les mouvements de mon cou, puis se durcissent en se posant sur le torchon appliqué sur ma plaie.

Tu essayes de me rendre fou, c'est ça ?

Non.

Si je garde les yeux ouverts un peu plus longtemps, je pourrai peut-être comprendre où il veut en venir, mais ai-je vraiment envie de le savoir ?

Sans doute.

Betty va te tuer.

Son pouce caresse légèrement ma joue et c'est assez pour me donner un frisson - pas du tout désagréable. Il se passe quelque chose, c'est évident, mais je ne sais pas quoi.

Je tends la main.

J'ai pris peur. Avant que tu arrives, j'ai pris peur. J'ai cru entendre... Je pense que je deviens folle, tu sais ? Est-ce que c'est le froid qui envahit notre cerveau et nous empêche de tenir des raisonnements logiques ? En gelant nos neurones, peut-être

?

J'arrête de parler, car je commence à entendre une pointe d'hystérie dans ma voix. Mes mains happent l'air, seulement l'air, cherchant à se raccrocher à des mots ou à autre chose.

Nick secoue la tête et ses cheveux flottent dans l'air comme les poils d'un chien.

Tu n'es pas folle.

Pourquoi ?

Parce que... eh bien, moi non plus je ne sais pas ce qui se passe. Pose-moi des questions sur la situation au Darfour, je pourrai tout t'expliquer. Tu veux savoir combien de prisonniers attendent dans le couloir de la mort aux États-Unis ? Ça aussi, je le sais. Mais pourquoi il y a des lutins dans un trou paumé du Maine, alors ça je n'en ai aucune idée...

Moi non plus.

Je soupire, porte ma main à ma joue blessée, puis me frotte les yeux. Je suis épuisée. Le sol se dérobe légèrement sous mes pieds, mais je parviens à regagner le salon pour m'affaler dans le canapé. Nick se retrouve aussitôt à côté de moi, pose sa main sur mon épaule et me dévisage. Il s'est déplacé si vite que je ne m'en suis même pas rendu compte.

— Je me sens un peu patraque. C'est sans doute pour ça que j'ai l'air... que j'ai l'air...

Patraque ?

— Je sais, c'est débile, comme mot. Ma mère l'utilise tout le temps. C'est elle qui m'a envoyée ici, tu comprends ? Et elle dit souvent ça : patraque.

Il tire de derrière le canapé une couverture en laine.

Elle te manque ?

Ouais. C'était une vraie battante avant la mort de mon père.

Moi aussi, je voudrais bien être une battante comme elle. Tu préfères quoi : les filles battantes ou les filles plus discrètes ?

C'est une question que je me suis toujours posée. Pas à propos de toi, hein. A propos des mecs en général. Tu dirais que je suis une... battante ?

Sans aucun doute.

Ouais, c'est ça. Moi, j'ai l'impression d'être tout le contraire.

C'est quoi, ça, le contraire d'une battante ? Une débattante

?

Il étend la couverture sur moi et s'assied à côté de moi, tout près. Sans même m'en rendre compte, je me rapproche un peu plus.

Je déteste ça, dis-je. Ne pas être capable de comprendre ce qui se passe.

Ça te donne l'impression d'être impuissante ?

Il touche le fil autour de mon doigt.

Ouais.

On va bien finir par trouver une explication.

Je hume son odeur de pin, comme si je respirais un sapin de Noël.

On a intérêt !

-— J'avais peur, dis-je en me souvenant de la voix.

Tu l'as déjà dit.

Il passe son bras autour de moi, juste sur mes épaules -

exactement comme Blake Willey lors de notre premier rendez-vous, en classe de sixième, quand on était allés voir

Shrek.

Je le laisse poser son bras et me mords la langue pour ne pas me remettre à babiller. Et j'essaye de ne pas penser à ce que Ian penserait s'il nous voyait. Ian qui veut sortir avec moi. Ian qui, malgré son amitié bizarre avec Megan, se montre toujours gentil avec moi, contrairement à Nick.

Nick.

Nick a d'épais cheveux noirs.

Nick a de grands yeux noisette.

Nick a de belles dents blanches.

Nick a un large torse et des poumons de coureur.

Lui pourrait gonfler ses joues, souffler et faire s'envoler ma maison comme fétus de paille. Mais je m'en moque. Je me laisse aller contre lui. Il est si chaleureux, si confortable - ce qui ne m'empêche pas de trembler en repensant à la forêt.

Mes paupières ne veulent pas s'ouvrir, mais j'aimerais tellement continuer de regarder Nick, lui qui est si mignon quand il ne me fait pas la leçon...

Merci de m'avoir raccompagnée.

Mes lèvres sont si fatiguées que je dois les forcer à bouger.

— Je recommence quand tu veux, Zara. Vraiment. Je suis sincère.

On dirait qu'il respire l'odeur de mes cheveux.

Je sais que tu me détestes, mais on devrait être amis...

dis-je en fermant les yeux.

-— Je ne te déteste pas. Pas du tout.

Alors qu'est-ce qui t'arrive ? Tu souffres de parthénophobie ?

De parthénophobie ?

La peur des jeunes filles.

Tu es tellement étrange...

Il s'approche encore un peu plus de moi. Dans son œil, une lueur malicieuse trahit son effort pour ne pas céder à un éclat de rire moqueur. Sa main presse ma tempe. Personne ne m'a jamais touchée comme ça auparavant, avec douceur mais fermeté.

Je n'ai pas peur des jeunes filles.

-—Alors pourquoi n'en as-tu jamais embrassé une ?

Un éclair passe dans son regard.

Peut-être parce que je n'ai pas encore trouvé la bonne ?

Quelle réplique ! dis-je.

Je regarde ses lèvres. Pour une raison étrange, je répète :

On devrait être amis...

Ouais, on devrait.

Une sensation chaude me submerge, et je me blottis encore plus près.

— Je veux dire... Je n'ai pas l'intention d'être comme ces femmes insupportables qu'on voit dans les films, qui tombent amoureuses de l'homme qui leur sauve la vie - parce qu'enfin, tu ne m'as pas sauvé la vie, pas vrai ?

Sauvé la vie ?

Mon estomac se crispe.

Peu importe...

Il se met à rire. Je lui tape sur la cuisse.Arrête !

Je ne peux pas !

Tout son corps est pris d'un hoquet, et il paraît soudain tout petit, plus jeune et encore plus mignon. Un jour, quand nous regardions en famille cette comédie idiote à la télé, mon père a subi le même genre de métamorphose. Tout à coup, il était redevenu un petit garçon et tous ses soucis - les factures, moi, les secours humanitaires - s'étaient envolés, évanouis grâce à je ne sais quel gag scato.

Nick prend une ample inspiration, si ample qu'elle me fait bouger puisque je suis appuyée contre lui. Quand il expire, il dit à voix basse, si basse que je l'entends à peine :

Je ne veux pas te faire de mal, Zara. Je veux que personne ne te fasse du mal.

Je souris.

Tant mieux. Mais, tu sais, je ne suis pas une princesse en danger...

Puis je m'endors, ce qui est évidemment une grosse faute de timing, car la conversation commençait tout juste à devenir intéressante...