Malaxiophobie

Peur des préliminaires amoureux

ick et moi quittons l'entraînement plus tôt, car Nm

a tête me fait toujours mal, après ma chute, et peut-être aussi à cause de cette réunion au sommet avec Devyn près de l'armoire électrique.

Je peux la ramener chez elle, propose Ian quand il voit Nick m'accompagner hors de la piste.

Nick lève le bras.

Non ! Cette fois, c'est moi.

Le coach Walsh nous rejoint sur le parking, à l'endroit où finit la piste d'entraînement. Il est appuyé sur son vieux pick-up bordeaux et tient à deux mains son porte-bloc. Dès qu'il me voit, sa posture de prof de sports change du tout au tout : il cesse aussitôt de se tenir bien droit pour s'avachir.

Ne force pas autant ton rythme, Zara, dit-il en secouant la tête.

Je ne force pas.

Il me fixe du regard. Je le fixe à mon tour. Il a les yeux un peu chassieux. Je me demande si je dois le lui dire ou faire comme si je n'avais pas remarqué.

Oh si. Demain, pas d'entraînement. J'ai fait une erreur en pensant que tu pourrais courir aujourd'hui. Betty va me tuer.

Mais...

Il n'y a pas de mais. Colt, tu la ramènes chez elle !

Nick esquisse un salut militaire.

A vos ordres, chef !

L'ironie te va mal, réplique le coach Walsh, mais son sourire montre bien qu'il est en colère seulement contre moi et non contre Super Nick, le garçon préféré des coaches du monde entier.

Si j'étais un mec, je suis sûre qu'il me laisserait courir demain.

Je veux m'entraîner, coach. Je serai en forme demain.

Il n'y a pas entraînement demain.

C'est ridicule.

Mais enfin, c'est dans notre emploi du temps !

M. Walsh soupire et se frotte le crâne.

Bah, autant vous l'annoncer dès maintenant... On vient juste de l'apprendre. Jay Dahlberg a disparu.

Disparu ?

Le mot tourne dans ma tête. Nick m'attrape la main.

Il n'est pas rentré chez lui hier soir après l'entraînement.

Ses parents n'ont aucune nouvelle.

Le coach se frotte la nuque.

Ce n'est pas son genre de faire une fugue.

Il va peut-être réapparaître ?

Je tends la main et la pose sur l'épaule du coach.

On n'a jamais revu les autres, répond-il en s'affaissant un peu plus.

Il se frotte les yeux.

Bon Dieu, je n'aurais jamais cru que ça recommencerait. ..

J'avale ma salive et mon regard passe du coach à Nick. A mes pieds, un vieil emballage de biscuit sur lequel un petit chat orange sourit - piétiné, souillé de terre et de neige. Au rebut, oublié. Je me penche, ramasse l'emballage et me relève avec le tournis. Je fourre l'emballage dans ma poche. Nick ouvre la portière passager de sa Mini et je m'installe. Le coach ne quitte pas des yeux le porte-bloc. Puis il me crie :

— Ne fais pas de bêtises, Zara !

Qu'est-ce qui lui prend ? Que je ne fasse pas de bêtises ? Je parie qu'il ne dirait jamais un truc pareil à Nick. Mais comme je suis une pacifiste, je ne réponds rien.

Je mets ma ceinture de sécurité pendant que Nick discute avec le coach. Bon sang, encore une disparition...

Jay Dahlberg. Le grand blond avec un rire bêta. Il avait l'air sympa. Il traînait parfois avec Ian.

Je déglutis. Et j'inspecte la Mini, à laquelle je n'ai pas vraiment prêté attention hier soir. Les sièges bordeaux foncé ont la couleur du sang. L'odeur rappelle celle de Nick : boisée, virile. Sur le tapis de sol, à mes pieds, quelques manuels scolaires. La pointe de ma chaussure touche une petite boule de poils marron.

Nick doit avoir un chien. Il y a une vague odeur de chien, en grande partie cachée par le parfum rafraîchissant du petit sapin accroché au rétroviseur. Je ramasse un des livres : Bonnes Nouvelles,

d'Edward

Abbey.

Une

petite

ritournelle

post-apocalyptique. Intéressant...

Et si Nick était un lutin ? Il y avait de la poussière sur sa veste. Apparemment, il n'a jamais embrassé une fille.

De toute évidence, ce n'est pas lui qui m'a montrée du doigt, mais il pourrait être l'un de ses sbires - c'est bien comme ça qu'on dit, « sbire » ?

Je repose le livre par terre.

La discussion entre Nick et le coach semble s'envenimer. Je mets le contact pour baisser la vitre et essayer d'entendre, mais je ne distingue aucun mot précis.

Le vent froid s'engouffre dans l'habitacle. Je m'empresse de relever la vitre et je mets le chauffage. La bouffée chaude qui jaillit des aérations pousse la boule de poils sous mon siège.

Nick surgit derrière le volant. Il a l'air humain. Il est tellement humain.

Tu en as mis du temps, dis-je pour le taquiner et balayer mes derniers doutes.

Le regard mauvais, il enclenche la marche arrière.

Avec le coach, on a fait une petite mise au point...

Ça ressemblait à une dispute.

Non, non, une discussion, c'est tout, répond-il en pesant chaque mot.

Puis il embraye et nous quittons le parking à toute vitesse, comme pour échapper à une tornade.

Peu importe.

Je lui expliquais qu'on devrait arrêter définitivement les entraînements. Lui n'est pas d'accord, bien sûr, il pense à la compétition...

Ses lèvres ne forment plus qu'une ligne. Il reprend :

Cette histoire avec Jay Dahlberg, ça me fout les boules, Zara. Depuis que Devyn a été attaqué le mois dernier, je ne dors plus. J'essaye de comprendre ce qui se passe, mais je n'arrive pas à reconstituer le puzzle. Des lutins ! Bon sang, qui aurait pu croire que c'était des lutins...

Ça va, Nick, dis-je en lui prenant la main. Tu n'es pas obligé de sauver le monde.

— Mais je dois sauver le monde ! s'exclame-t-il avec ce rugissement viril digne d'un catcheur fou.

Les veines de son cou gonflent et saillent sur sa peau.

J'essaye, en tout cas. J'essaye vraiment.

Mais pourquoi te donner tant de mal ?

Sa main est toujours dans la mienne. Nos regards se croisent.

Et toi, Zara, pourquoi ?

La colère surgit du plus profond de moi. Et j'en suis la première surprise, car j'ignorais qu'elle était là.

Parce que je n'ai pas pu sauver mon père... Voilà. Je l'ai dit.

C'est bon ? Tu es content ?

J'essaye de retirer ma main, mais il la garde serrée. Nous arrivons. Il ralentit, puis se gare dans l'allée.

Non. Pas content. Plutôt... honoré que tu te sois confiée à moi.

Sa mâchoire est parfaitement rectiligne, ses yeux profonds évoquent l'écorce noueuse d'un arbre.

Pardon. Je ne sais pas ce qui m'a énervée à ce point.

Ça va.

Son pouce caresse ma main - celle qui n'est pas éra- flée.

Il détache sa ceinture de sécurité et se tourne vers moi. Son corps me fait face, bloquant toute la vitre de la portière conducteur. Mon Dieu, quelle carrure... Il appuie un bras sur le volant, l'autre sur le dossier de son siège. Ses doigts puissants pianotent sur le revêtement. A mon tour, je pivote pour me retrouver face à lui.

Comment va ta main ? me demande-t-il comme si tout était normal.

Bien.

Et ta tête ?

Bien.

Mais je veux des réponses.

Tu changes de sujet...

Il sourit.

— Je sais. La plupart des filles du coin m'auraient déjà soûlé avec leurs petits bobos, leurs dernières trouvailles de shopping et leurs parents « vraiment pas cool »...

Je ne suis pas « la plupart des filles ».

En effet.

Pas du genre non plus à m'apitoyer.

Il lève un sourcil et, en bougeant la main, je vois les éraflures de la nuit précédente. Rien de grave, juste quelques cicatrices.

Nick saisit mon poignet. Je frissonne. Il desserre sa prise.

Tu sais à quoi ressemblent ces cicatrices ?

Je secoue la tête.

A une rune de protection, explique-t-il en traçant des lignes dans l'air, au-dessus de mon poignet.

Tu connais les runes ?

Je n'en reviens pas. Nick a l'air de ne penser qu'au travail et au sport, mais il a un livre d'Edward Abbey dans sa voiture. Qui est ce type, au juste ?

Et toi ?

Une vague de tristesse me submerge. Je me rappelle ma mère essayant de lire mon avenir dans les osselets runiques étalés sur la table basse du salon, et m'annonçant en riant que j'allais avoir plein de petits amis. Puis mon père avait tenté de lire l'avenir du monde...

J'avale ma salive.

Ma mère aimait les runes. Et mon père - enfin, mon beau-père - s'y intéressait vraiment de très près.

Le fils de Betty ?

Ouais.

Je retire ma main et la pose sur mes genoux. Puis je m'aperçois qu'il tente encore de faire diversion.

Tu essayes encore de changer de sujet...

Il hausse les épaules sans pour autant paraître gêné.

C'est déloyal.

Parce que tu veux que je sois loyal ?

Les héros sont toujours loyaux.

Les héros ?

Ce n'est pas ça que tu essayes d'être, monsieur Je-Sauve-le-Monde ?

Je tripote le bouton de réglage d'arrivée d'air, ouvre et ferme la ventilation, passe un doigt sur le tableau de bord poussiéreux.

O.K. Pose tes questions, concède finalement monsieur Je-Sauve-le-Monde.

Vraiment ?

Un million de points d'interrogation se bousculent dans ma tête. Qu'est-il arrivé à Devyn ? Pourquoi fait-il si froid dans le Maine ? Comment retrouver la trace de Jay Dahlberg ou du fils Beardsley ? D'où lui vient ce complexe du héros ?

Mais ce n'est pas là-dessus que je l'interroge. Je choisis de lui poser la plus idiote, la plus creuse des questions. Elle jaillit de ma bouche.

Oh, je n'en suis pas fière...

Mon doigt trace une ligne sur le tableau de bord, qui se courbe pour prendre la forme d'un cœur. Je m'arrête juste à temps et pose ma question :

Est-ce que je te plais bien ? Je veux dire... est-ce que je te plais vraiment ?

Sitôt les paroles prononcées, je me hérisse intérieurement et enfouis mon visage dans mes mains. L'odeur du sang et de la terre s'insinue dans mes narines. Quelque chose s'engloutit au fond de moi. Quoi donc ? Ah, je sais : le peu de dignité qu'il me restait.

— On peut effacer de nos mémoires ce que je viens de dire ?

dis-je à mi-voix derrière l'écran de mes mains.

D'une voix grave et chaleureuse, Nick répond :

Non.

Je jette un coup d'œil entre mes doigts.

Non, on ne peut pas l'effacer, ou non, je ne te plais pas ?

Ses doigts entourent les miens et il écarte mes mains pour pouvoir me regarder, ou pour que je puisse le regarder.

Non, on ne peut pas effacer ce que tu as dit. C'est ta question.

Sa voix vibre de tellement de tendresse, de profondeur et de tout un tas d'autres choses que toute envie de me mettre en colère contre moi-même m'abandonne. Ça doit être ça, « fondre

» devant quelqu'un. Je me sens toute ondulante.

Oh. D'accord.

Je ravale ma salive. Ses yeux sont d'un marron profond et...

Comment les yeux d'un homme peuvent-ils être aussi incroyablement beaux, séduisants, remplis d'énigmes que j'ai envie de percer ?

Alors, dis-je dans un murmure de crainte de tout faire rater, quelle est ta réponse ?

Ces yeux s'élargissent imperceptiblement.

Je retiens mon souffle.

Tu me plais, Zara.

J'expire. Quelque chose comme de l'exultation bondit en moi.

Je me rappelle lorsque j'étais appuyée contre lui, étendue sur le canapé. Je me rappelle la sensation de son torse contre ma tête.

Ainsi, ce n'avait pas été une hallucination ? Ce choc reçu à la tête ne m'avait pas complètement envoyée dans les vaps ?

Peut-être ce que j'espérais était-il possible ?

Une rafale jette quelques feuilles mortes en travers de l'allée.

Je te plais ?

Je le répète parce que, oui, je veux être vraiment, vraiment certaine que je l'ai bien entendu. Ce n'est pas le genre de choses qu'on a envie de comprendre de travers...

Il acquiesce.

Beaucoup.

Je te plais beaucoup ?

Il lâche mes mains et me caresse la joue.

Trop.

Trop ?

J'essaye de modérer ma voix.

C'est impossible...

Si tu savais, Zara.

Eh bien, dis-moi...

Il se penche vers moi. Trois centimètres, deux centimètres...

Oh ! mon Dieu ! Oui. Je crois qu'il va m'em- brasser. O.K., O.K. Plus qu'un centimètre... De toute évidence, ce n'est pas un lutin...

Mais brusquement il se redresse, droit comme un I, comme s'il venait de recevoir une décharge. Ses yeux se voilent. Je jure que j'ai vu ses narines se dilater comme si l'odeur de mes cheveux ou d'autre chose en moi le révulsait. Puis il me lance, tout à trac :

Rentre, vite. Je dois partir.

Partir ? Où ça ?

Quoi ? Qu'est-ce qui vient de se passer ? Il n'était pas sur le point de m'embrasser ? Je l'ai rêvé ? Mon cœur stoppe brutalement et devient muet. Je ne suis pas sûre qu'il batte encore. Un grand trou a pris sa place. Nick ne m'aime pas du tout, pas vrai ?

Je voudrais l'agripper par le bras, l'obliger à rester, mais je ne fais rien. Je ne ferai rien. Je ne suis pas à ce point pathétique.

Où tu vas ?

Dans la forêt. Je reviens tout de suite.

Il bondit hors de la Mini et court vers les bois sans même prendre la peine de refermer la portière. Je sors, ferme ma portière et, contournant, la voiture m'élance à sa poursuite.

Nick ! Qu'est-ce qui se passe ?

Pour toute réponse, il lance quelques mots par-des- sus son épaule sans pour autant ralentir. Bon sang qu'il est rapide ! Plus

qu'au cross-country ou qu'en cours de sport, d'une rapidité presque inhumaine. Plus rapide, même, que Ian.

Rentre à la maison ! Ne laisse personne rentrer à part moi et Betty. Je reviens tout de suite.

Tout en moi s'effondre, mes organes s'écroulent, mais ce n'est pas ce même vide douloureux que je ressens depuis plusieurs mois. Non. C'est le genre de souffrance que j'ai éprouvée à la mort de mon père : fulgurante, perforante, omniprésente.

Je reviens ! crie-t-il une dernière fois, puis, avalé par la forêt dense et obscure, il disparaît en courant à travers les arbres.

Je retourne à la voiture et ferme sa portière. Je tremble. Le soleil commence à se coucher.

Rentre à la maison, Zara !

Je ne le vois plus, mais sa voix me parvient encore, lointaine et affaiblie. Rentre à la maison.

J'obéis.