Autophobie

Peur d'être seule

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sais que je devrais passer l'heure qui vient à faire du ménage Jdans la maison de Betty et à cesser de me faire du souci, mais ça ne marche pas du tout. L'angoisse revient loger dans mon sternum. S'y nicher. Et si Nick disparaissait lui aussi, après Jay Dahlberg et le fils Beardsley ?

Pourquoi ne l'ai-je pas interrogé sur cette histoire ?

C'est trop horrible, je ne veux même pas y penser.

Je fais réchauffer de la purée au four et commence à écrire une lettre pour défendre Vettivel et Valarmathi Jasikaran, un couple de Sri-Lankais emprisonnés sans avoir été jugés.

Valarmathi venait de subir une intervention chirurgicale quand elle a été arrêtée, et elle est peut-être en train de mourir. Ils sont pris au piège, emprisonnés, sans doute torturés, et seuls, alors qu'aucune charge n'est retenue contre eux.

Frémissante de rage, j'écris, les doigts tellement crispés sur le stylo que ma cicatrice se rouvre, mais je m'en moque. Ce n'est rien comparé à ce que sont en train de subir les époux Jasikaran ou Jay Dahlberg. Ou bien Nick...

Non. Il va bien.

Je ne comprends toujours pas comment des humains en arrivent à s'infliger de telles souffrances les uns aux autres.

Comment peut-on survivre en sachant que de tels actes sont commis chaque jour ? Comment peut-on choisir délibérément de ne pas aider ? Nick est dehors, dans la forêt, seul. Et moi je suis ici, en train de faire quoi ? Écrire une lettre.

J'ai besoin d'un plan.

O.K. Si ces êtres sont bel et bien des lutins, il doit forcément exister un moyen de les combattre, n'est-ce pas ?

Je me connecte à Internet. Cela prend un temps fou, car Betty a encore une connexion téléphonique. Je maudis le ciel, mais parviens enfin à lancer une recherche sur Google : « Lutter contre les lutins. » Les sept premières pages sont entièrement monopolisées par des sites de jeux vidéo.

A la huitième, enfin, je trouve une information un peu plus pertinente.

la seule arme efficace pour lutter contre les lutins est le fer. Le fer provient de l'acier. C'est un matériau indispensable dans la construction des traverses de voies ferrées, des gratte-ciels et des voitures. Les lutins évitent à tout prix d'entrer en contact avec le fer.

C'est sans doute la raison pour laquelle ils sont ici. La plupart des maisons de Bedford ne sont pas en fer, mais en bois, leur structure est faite de rondins. Il n'y a de gratte-ciels nulle part -

juste des arbres. Il n'y a même pas beaucoup de voitures, car il y a très peu d'habitants.

J'ai hâte d'apprendre la nouvelle à Nick, mais je dois d'abord le trouver.

O.K. Donc, le fer est issu de l'acier.

Mes yeux parcourent la pièce et s'arrêtent sur le poêle en fonte. Je ne peux pas l'emporter avec moi, bien sûr, mais je peux prendre le tisonnier avec lequel on tourne les bûches.

Sans perdre de temps, j'appelle le standard des ambulances et demande à parler à Betty, mais elle est partie pour Trenton où un minivan a été percuté par un semi- remorque.

Elle risque d'être coincée là-bas assez longtemps, m'explique Josie.

O.K. Tu peux lui demander de rappeler Zara ?

Bien sûr, ma jolie. Je lui passe le message dès qu'elle rentre.

Me voilà donc seule à la maison avec un million de questions et zéro réponse.

Je sors sur la véranda et prête l'oreille. Aucun chant d'oiseau, pas même un pépiement. Le vent souffle et bruisse entre les branches d'arbres. Une pomme de pin tombe sur le toit de la maison, roule et tombe à mes pieds. Je sursaute et cramponne le tisonnier.

— Froussarde...

— J'avance jusqu'à la Mini et pose ma main éraflée sur la poignée de la portière. J'ouvre. Je retrouve l'odeur de Nick. Je caresse le volant du bout des doigts. Quelque chose en moi vibre, mais ce ne sont pas des bonnes vibrations. Je ne veux pas que Nick soit en danger. Je retire ma main du volant - j'y ai senti comme une piqûre. Mes cicatrices, une rune de protection... quelle idée étrange. Je ressors et regarde tout autour de moi. Une sensation de picotement se faufile dans ma main, mon bras, monte vers mon cœur. Je chuchote :

Nick?

J'écarte les cheveux de mon visage. Le vent les rabat sur mes yeux. Je retire l'élastique que je porte au poignet et me fais une queue de cheval. Le soleil est presque couché derrière les arbres, jetant une lumière orange comme un baroud d'honneur avant la nuit.

Haussant la voix, je répète :

Nick?

Aucune réponse. Une troisième fois, encore plus fort :

Nick? Tu es là?

C'est alors que je l'entends : le hurlement furieux d'une espèce de chien. Je reste figée.

Et j'entends autre chose, de plus effrayant encore. De la lisière de la forêt monte un murmure rauque qui n'est pas la voix de Nick, mais je le reconnais. Je l'ai entendu lorsque je courais l'autre nuit.

Zara. Viens à moi...