Amaxophobie
Peur de conduire
'est une peur que je n'ai jamais eue. Jusqu'à aujourd'hui.
C
Je crie à mon volant « Je suis amaxophobe ! » et l'étreins à moitié pour bien me faire comprendre. Il ne me rend pas mon étreinte.
Il devrait y avoir une règle selon laquelle on ne doit pas trop se reposer sur les choses, sans quoi on va au- devant de graves dangers. Ah, mais si, cette règle existe : c'est la loi de Murphy.
Selon cette loi, les choses finissent toujours par mal se passer.
Je roule depuis à peine cinq kilomètres quand les pneus de ma Subaru produisent un bruit horrible. Toute la voiture part en dérapage sur le côté droit, en direction de la forêt.
En freinant de toutes mes forces, je hurle :
— STOOOOP !
La voiture ralentit et s'immobilise à un angle de quarante-cinq degrés sur la bande d'arrêt d'urgence.
— O.K., on se calme, dis-je au volant. Pas la peine de paniquer.
Le volant ne panique pas.
— Bon, je suppose que c'est mon karma ; je paye parce que je n'ai pas su prévoir plus tôt le coup du dingue qui me suit partout, c'est ça ?
J'essaye de remettre la voiture sur la route, mais les roues patinent, dégageant une épaisse fumée.
— O.K., petite voiture, tu protestes contre les routes. Ce sont des pièges mortels pour les animaux, elles sont indifférentes à la cause environnementale et, mal entretenues, entravent l'écoulement des eaux... Je suis d'accord. Mais tu ne voudrais pas qu'on proteste plutôt cet été ?
J'essaye à nouveau de manœuvrer.
L'une de mes roues s'encastre dans l'espèce d'ornière sur le bord de la route.
Tout mon corps est pris de tremblements. Nouvelle tentative... La voiture glisse sur le côté.
Bon. J'ai maintenant deux roues coincées dans l'ornière.
— Yoko ! Ne me fais pas ce coup-là !
Quoi ? Je viens de baptiser ma voiture... Yoko ? Pourquoi ?
Aucune idée. Yoko défendait toujours John, alors que cette Subaru vient de m'abandonner lâchement...
— Allez, Yoko ! Imaginons qu'il n'y a pas d'ornière. Essaye, c'est facile. Il n'y a pas de vide sous tes roues, et juste la carrosserie au-dessus.
J'enclenche la marche arrière. J'enclenche la marche avant.
J'essaye de secouer cette stupide voiture dans tous les sens.
J'arrête l'album de Green Day qui tourne sur le lecteur CD.
Peut-être que Yoko n'aime pas Green Day ?
— JE DÉTESTE LE MAINE !
Je frappe du poing le volant.
Le klaxon hurle, terrorisant du même coup tous les petits écureuils de la forêt. Je m'en fous. Je frappe encore.
— Saleté de saleté de Maine !
Je continue de frapper le volant tout en grommelant, jusqu'à ce que des marques rouges apparaissent sur mes mains.
La situation se complique. Le soleil va bientôt se coucher, il fait hyper-froid, ma voiture est coincée, de travers, sur le bas-côté, et le monde entier commence à me sembler lui aussi sens dessus dessous.
Récapitulons : je suis dans le Maine, dans une voiture coincée dans la neige...
Je frappe Yoko, ce qui est une grave erreur de ma part.
Et je ne peux pas me servir de mon téléphone portable.
Pourquoi ?
Parce que j'ai oublié de le recharger.
La vie pourrait-elle être pire ?
J'essaye encore de faire bouger la voiture.
Elle semble se dégager, mais glisse presque aussitôt pour revenir à sa position de départ.
Une violente odeur de caoutchouc brûlé monte dans l'air.
C'est ridicule.
— JE DÉTESTE LA GLACE !
Je frappe le volant avec ma tête et c'est à ce moment- là que je craque. Je me mets à pleurer, à brailler plus exactement. Des larmes, des larmes, des larmes. Parce que je suis coincée sur la glace et que mon père est mort et que ma mère m'a envoyée ici, sans elle, où des gens en apparence normaux se mettent brusquement à croire aux lutins et que Charleston me manque avec son air chaud, ses fleurs et ses routes où il n'y a jamais de glace.
À une époque, j'étais ce genre de personne toujours en action, occupée à écrire des lettres, à courir dans les rues, à rire avec des amis, à bouger. Toujours de l'avant. Toujours en mouvement.
Puis je me suis retrouvée bloquée. Mon père est mort et les seuls mots que j'ai pu entendre sont devenus mort, mortel, immobile. Ne plus jamais bouger. Ne plus jamais avancer. Ne plus jamais reculer. Rester bloquée. Disparue à jamais comme mon père, un écran vide, une vieille photo sans âme sur un mur, une plaque de glace sur une route vers nulle part, vers rien. Disparue.
Le soleil se couche et il est 17 heures.
Comment font les gens pour vivre ici ? Vivre dans une région où le soleil se couche si tôt devrait être interdit par la loi. Si j'étais dictateur, j'imposerais cette loi. Mais, vu que je ne suis pas dictateur, je sors en titubant dans le froid et allume une balise trouvée dans le kit d'urgence que m'a laissé Betty. Je vérifie les pneus. Puis je remonte dans la voiture.
Quelqu'un frappe à la vitre de Yoko.
Je sursaute dans mon siège et pousse un hurlement. Sans ceinture de sécurité, j'aurais sans doute heurté le plafond de l'habitacle.
Terrifiée, j'enfouis mon visage dans mes mains. Quelqu'un pianote à nouveau à la vitre. Enfin, enfin... je trouve le courage de regarder.
Nick Colt se tient à côté de ma voiture, décontracté, comme si se balader dans les ornières faisait partie de sa routine quotidienne. Je baisse la vitre. L'air glacé envahit la voiture. Je frissonne. Je lui demande, abasourdie :
— Qu'est-ce que tu fabriques ici ?
Il m'a vue crier. On dirait qu'il trouve tout ça très amusant, ses joues sont agitées d'un petit tic comme s'il me trouvait hilarante.
—
En voilà des façons d'accueillir ton sauveur !
Il sourit. Son sourire est parfait.
—
Pardon... c'est juste que... Oh, je ne sais pas ce qui m'arrive.
Je secoue la tête.
—
J'ai paniqué. Je suis désolée.
— Apparemment.
Il parle d'une voix grave et régulière.
Je frotte mon visage.
—
Je n'ai jamais conduit sur glace auparavant. Chez moi, je suis une conductrice émérite !
—
J'en suis certain.
—
Mais oui. Une personne très compétente.
—
J'en suis sûr.
Son sourire creuse une fossette sur sa joue gauche.
Je me force à détourner le regard de ce canon, de cette fossette.
—
Vraiment ! Et d'habitude, je ne crie pas quand quelqu'un frappe à ma vitre.
Je fais mine d'ouvrir la portière, mais il la bloque avec les deux bras.
Il jette un coup d'œil vers la forêt.
—
Reste dans ta voiture, Zara.
—
On ne va pas réussir à la sortir de l'ornière. Il va falloir que tu me raccompagnes chez ma grand-mère.
—
Il vaut mieux que tu restes dans la voiture.
Je lui lance un regard furieux. Je sens quelque chose se modifier en moi. Quel crétin, monsieur-je-sais-tout-mieux-que-tout-le-monde...
—
Je sais quand même si je dois rester dans ma voiture ou non !
—
Je vais plutôt essayer de te remettre sur la route. C'est mieux pour tous les deux si tu peux rentrer chez toi par tes propres moyens.
Il scrute la route et, à nouveau, la forêt.
Je suis son regard, cette fois. Et un cri m'échappe dans le silence. J'ai vu une ombre traverser la route en bondissant et disparaître entre les arbres. Oh ! mon Dieu...
—
C'est un homme qui vient de sauter dans la forêt ?
Une étincelle traverse les yeux de Nick. De colère ? De détermination ? Je ne sais pas. Bon sang, je ne sais rien du tout.
—
Ce n'est rien. Mets-toi au point mort. Je vais essayer de te pousser.
—
Mais cet homme, là-bas, il peut peut-être nous aider ?
—
Il n'y avait personne.
Je vois ses mâchoires se crisper.
J'avale ma salive.
—
Et s'il voulait nous aider, il ne disparaîtrait pas dans les bois, c'est ça ?
—
C'est ça.
—
Bon. Mais il y avait bien un homme.
Ma voix se teinte de colère et j'ajoute, cassante :
—
Tu n'es pas assez fort. Ma voiture est sacrément lourde.
C'est une Subaru.
—
J'ai bien vu que c'est une Subaru, Zara. Laisse- moi essayer, au moins.
Il jette un nouveau coup d'œil vers les arbres. Ses épaules s'affaissent légèrement et il tend le bras pour venir effleurer mes joues. Puis, d'une voix plus douce :
—
Tu as pleuré ?
Je détourne le visage juste une seconde trop tard : ses doigts sur mes joues ont l'effet d'une décharge électrique, d'un aimant duquel je ne dois pas approcher.
—
Je ne pleure pas.
Sur ce mensonge, je m'apprête à relever ma vitre. Sa voix interrompt mon geste.
—
Ce n'est pas grave de pleurer. Se retrouver bloquée, ça doit être drôlement énervant, et tu n'as sans doute pas l'habitude de la glace.
—
Je ne pleurais pas !
Il secoue la tête, à l'évidence il ne me croit pas, puis fait le tour de la Subaru et crie :
—
Maintenant, passe en première !
—
D'accord, mais fais gaffe à Yoko.
—
Yoko?
—
Ma voiture.
—
Tu as baptisé ton car Yoko ? Comme Yoko Ono ?
—
Tu as une meilleure idée, peut-être ?
—
Pourquoi pas Subaru ?
—
Je passe en première !
J'enclenche la vitesse et la voiture bondit sur la route. Je freine, stupéfaite. Yoko n'est plus bloquée. Yahouu !
Nick approche en courant, frottant ses mains sur son jean. Il se penche vers moi avec un sourire impudent.
—
Je t'ai bien dit que je pouvais le faire.
La dureté a disparu de ses yeux.
—
Merci, dis-je.
Je me mords les lèvres, détourne mon visage, puis le regarde à nouveau. La paume de mes mains me picote. Pourquoi est-il si mignon ?
—
Tu ne t'es pas blessé, au moins ?
—
J'ai l'air blessé ?
Il a l'air canon, mais pas question de lui répondre ça.
Je coupe le contact et tente de me ressaisir. La main sur le rebord de la vitre, je me tourne vers lui. Il est tellement chou. Il m'a aidée. Il faut que je sois gentille.
—
Merci. Je n'aurais pas aimé abandonner Yoko et rentrer chez moi à pied.
Ses yeux redeviennent durs.
—
Zara, si jamais tu as besoin de te faire conduire quelque part, appelle-moi ou appelle Issie, d'accord ?
Il place ses mains sur la mienne. Elles sont énormes et chaudes, mais je ne peux retenir un frisson. Pour autant, je ne retire pas la main. Je n'en ai pas envie.
—
Je n'ai pas ton numéro, dis-je lentement, encore sous le choc.
—
Je vais te le donner. C'est celui de mon portable.
Il note le numéro sur un vieux ticket de station-service et me le tend d'un geste emphatique. Je le prends.
—
Tu es qui ? Monsieur le Protecteur des Nouveaux Élèves ?
J'ai posé la question en riant pour qu'il ne la trouve pas trop agressive.
—
Pas de tous les nouveaux élèves.
J'essaye de faire taire mon hurlement de joie intérieur.
—
Seulement de moi ?
Il penche la tête.
—
Peut-être...
Sa voix s'éteint, puis :
—
Tu as vraiment vu quelqu'un entrer dans la forêt, là-bas ?
Je hoche la tête.
—
Pas toi ?
Il ne répond pas. Il s'essuie les mains dans ses cheveux.
Soudain, en grande dame quasi sudiste que je suis, je me rappelle quelques notions élémentaires de politesse - après tout, il a bel et bien déplacé ma voiture.
—
Merci pour la voiture, et pour tout le reste.
Il me sourit encore et, du coin de l'œil, je distingue quelque chose sur la route. C'est insupportable. Insupportable de ne pas savoir. J'ouvre la porte d'un coup sec et bondit sur le bas-côté, vers l'endroit où j'ai vu l'homme.
—
Qu'est-ce que tu fais ? crie Nick derrière moi. Zara !
—
Je l'ai encore vu !
Je continue de courir sans quitter des yeux le sol. Nick se lance à ma poursuite.
—
Mais qu'est-ce que tu fais, enfin ?
—
Je cherche des traces, dis-je en m'arrêtant.
Je lui montre le sol. Là, sur une parcelle de boue séchée, quelques brindilles se mêlent à des paillettes de poussière dorée, encore plus petites en fait que des paillettes. Je recule, chancelante, et bouscule Nick.
—
Oh ! mon Dieu...
Il me serre les épaules, puis se penche pour toucher les paillettes.
—
On dirait de la poussière, mais d'or.
—
De la poussière de lutin, dis-je. Comment est-ce possible ?
—
De la poussière de lutin ? Qu'est-ce que tu racontes ?
—
Devyn et Issie ont une théorie à propos d'un truc qui m'arrive en ce moment. Je n'arrête pas de voir le même type, partout. Ils pensent que c'est un lutin. Je sais, ça a l'air débile dit comme ça. Or les lutins sont censés laisser derrière eux de la poussière dorée...
Il approche son doigt scintillant de nos yeux. Je sens sa respiration chaude sur mon visage. Une odeur de menthe. Son doigt tremble imperceptiblement.
—
Comme celle-ci.
—
Oui.
Je me recule. Observe son visage pour voir s'il me trouve ridicule.
—
Cette histoire de lutin en elle-même est peut-être complètement bidon, mais ce type pourrait être un tueur en série ou un cinglé. Qui se sert de cette poussière comme d'une signature, d'une sorte de carte de visite. Je ne sais pas. Je n'aime pas ça, en tout cas.
—
Moi non plus.
Il tire sur ma manche.
—
Retournons à la voiture.
—
Tu ne veux pas partir à sa recherche ? dis-je en indiquant la forêt.
—
Tu n'as pas de bottes.
—
Oh, exact.
Nous marchons jusqu'à la Subaru, et c'est alors que je remarque, sur la veste de Nick, des petites paillettes dorées...
comme de la poussière.
Nick me suit en voilure jusqu'à la maison pour être sûr que je rentre saine et sauve. Je n'ai pas réussi à aller faire enregistrer Yoko, mais, compte tenu des circonstances, c'est totalement justifié.
Ce n'est pas tous les jours qu'on se met à croire aux lutins ou qu'on panique à l'idée de sortir de voiture et de franchir à pied les six mètres séparant le trottoir de la maison.
Tu deviens parano, Zara. Complètement parano.
Mais ça ne me rassure pas de me le répéter.
Le soleil a presque complètement disparu. J'ouvre ma portière et traverse l'allée glacée qui mène à la porte d'entrée. Ma grand-mère - charmante attention de sa part - a laissé allumée la lanterne de la véranda et saupoudré le sol de granulés bleus chimiques pour faire fondre la glace. Je devrais faire ça demain, histoire de rendre service à mon tour.
Soudain, dans les bois de l'autre côté de la route, un craquement de branches.
Je réprime un cri et presse le pas vers la véranda en allongeant mes foulées d'une façon totalement disgracieuse et mollassonne. Puis j'ouvre grand la porte et la referme aussitôt derrière moi en la verrouillant. Et je ris de ma peur en songeant que c'est sans doute le poids de la neige qui a fait craquer une branche.
Je vérifie la serrure.
Bon, soyons réalistes, le Maine est une région flippante. Il n'y a rien à faire. Flippante, flippante, flippante et où on se gèle.
L'espace d'un instant, je me prends à regretter que Nick Colt ne m'ait pas suivie jusqu'au bout. Il est tellement mignon, avec cet air de dire tout le temps je-vais- te-protéger. Non qu'il y ait des raisons d'avoir peur : après tout, les lutins, ça batifole dans les parterres de fleurs, rien de plus !
Sauf que ce type m'a montrée du doigt.
Je marche jusqu'à la fenêtre donnant sur l'allée, les bois, la pelouse.
-— Je deviens ridicule...
Mon regard scrute l'étendue de gazon assombrie par le crépuscule. Les bois, de l'autre côté, paraissent remplis de secrets et de choses inexpliquées...
Je n'aurais jamais dû lire ces histoires effrayantes quand j'étais petite. Qu'est-ce qu'il lui a pris, à mon père, de garder ce genre de bouquins chez nous ? Le chagrin submerge mon cœur, bientôt suivi par la douleur.
Mon père. C'est tellement dur, même de penser à lui.
Je vais m'installer dans le canapé où il aimait s'asseoir.
J'enfouis mon visage entre mes mains et me balance doucement d'avant en arrière, mais je ne pleure pas.
Je ne pleure plus.
Betty sort en catastrophe de la cuisine, dans une odeur de viande grillée.
—
J'ai carbonisé les côtes de porc, annonce-t-elle. Un vrai massacre.
—
Ce n'est pas grave.
—
J'ai de la soupe en boîte. Poulet-vermicelles.
—
Cool.
Elle me jauge du regard.
—
O.K. Qu'est-ce qui ne va pas ?
—
Parle-moi du garçon qui a disparu la semaine dernière.
Qu'est-ce qui s'est passé ?
Betty se retourne vers la fenêtre.
—
Il fait presque nuit. Il faut absolument que tu rentres avant la tombée de la nuit. Tu ne connais pas les routes, par ici. Elles sont dangereuses.
—
J'étais chez Issie.
—
Ah, tant mieux. C'est une fille adorable. Un peu nerveuse.
Ses parents travaillent à la banque.
— Oui, oui... Sinon, je me suis payé une petite sortie de route.
La voiture n'a rien, promis ! Nick m'a aidé à la dégager de l'ornière.
—
Nick?
Elle s'essuie le visage avec le torchon et me fait signe de la suivre dans la cuisine.
—
Nick Colt?
J'acquiesce.
—
Tu ne t'es pas fait mal ? Tu roulais vite ?
—
C'est à cause de la glace.
Elle comprend.
—
C'est un bon garçon. Et mignon, en plus. Oh, épargne-moi tes soupirs ! C'est vrai, non ?
—
Parle-moi de l'autre garçon, celui qui a disparu. S'il te plaît.
—
Il est sorti tout seul, en pleine nuit. Il avait quatorze ans. Le matin, il n'est pas venu au collège.
—
Et alors ? C'est la routine, dans la région ?
— Non. Des fouilles ont été organisées. La police est arrivée.
Ses chaussures claquent sur le plancher.
—
Je te sens beaucoup plus motivée, tout à coup. Le Maine est peut-être déjà en train de te faire du bien...
—
Les policiers ont des pistes ?
Elle ouvre le placard et en sort deux boîtes de soupe.
—
Non.
—
Et quelle est ton opinion sur la question ?
Elle ouvre les boîtes, en verse le contenu dans deux bols et les glisse dans le micro-ondes. Soixante secondes.
Enfin, elle me répond :
—
Je pense qu'il a fait une fugue.
J'attends. Elle se retourne et s'accoude au comptoir, comme si cette histoire était trop pénible pour rester debout.
—
Bon... Ce que je vais te raconter s'est passé il y a longtemps. Presque vingt ans. Des garçons disparaissaient tout le temps. Pas des filles, hein, juste des garçons. Un chaque semaine. Toujours la nuit. Ça a fait la une des journaux dans tout le pays.
La minuterie du micro-ondes égrène les secondes, se rapproche du zéro.
—
Maman et papa ne m'en ont jamais parlé.
— Normal. Ce n'est pas quelque chose dont on a envie de se souvenir, par ici.
—
Et tu penses que ça recommence ?
—
Mon Dieu, j'espère que non !
—
Mais c'est possible ?
Le micro-ondes sonne. Betty jette les côtes de porc dans la poubelle.
-— C'est possible. Mais c'est peut-être une fugue.
— Franchement... Pourquoi maman m'a envoyée ici ? La semaine où un garçon a disparu ?
— Ce genre de choses ne se produit jamais à Charles- ton ? Je parie que le taux de crimes est bien plus élevé qu'ici.
Elle avale sa salive. Elle inspire par les narines comme si c'était la dernière fois qu'elle respirait.
—
Elle pensait faire ce qui était bon pour toi. Tu sais, Zara, ça n'a pas été facile pour elle. Ton comportement était devenu complètement inhumain. Elle a pensé qu'un changement de décor pouvait te faire du bien.
—
J'allais si mal que ça ? Vraiment ?
Son regard passe au-dessus de l'évier, au-delà de sa collection d'isolateurs en verre, et se perd par la fenêtre.
—
Oui.
Juste après dîner, mon téléphone sonne pendant qu'il se recharge et je me précipite vers le comptoir pour décrocher, même si c'est sans doute ma mère. Sur l'écran, un numéro du Maine.
— Allô?
—
Salut, Zara ! C'est moi, Ian.
A sa voix, il est très content.
-— Salut, Ian.
Je m'appuie contre le comptoir. Betty écarquille les yeux, comme surexcitée à l'idée qu'un garçon m'appelle. Je refuse de la regarder.
pose de m'accompagner au service d'immatriculation de la mairie.
Elle me tend une assiette à essuyer.
—
Waow... Ça c'est de l'amour.
Je grogne.
—
C'est le champion de course à pied, pas vrai ? Le meneur de jeu de l'équipe de basket ?
— Je ne sais pas. Je sais qu'il fait de la course, oui, et qu'il participe à des tonnes de clubs.
—
Classique chez les hyperactifs. Sa famille est une des plus anciennes de Bedford. Son père pêche le homard. Son grand-père était bûcheron. Ils sont dépourvus de tout, vivent en gros dans une simple cabane. La réussite de ce gamin est tout bonnement incroyable...
Tout en essuyant l'assiette, je pense à Ian, à tous ses clubs et à toute cette énergie...
—
Ouais.
Elle me pointe du bout de sa fourchette.
—
Et, s'il t'a déjà remarquée, il a manifestement bon goût.
Je pose l'assiette et lui prend la fourchette des mains.
—
Il veut juste rendre service.
—
Mais oui...
Je me réveille en pleine nuit. J'ai entendu du bruit au rez-de-chaussée, des petits coups sur le parquet. J'attrape la grosse lampe torche métallique posée à côté du lit et me glisse hors des couvertures. Mais je n'allume pas la lampe : je la tiens comme font les flics, prête à assommer quelqu'un. Je descends l'escalier sur la pointe des pieds et c'est alors que je la vois : Betty, devant la fenêtre.
Son corps est tendu, robuste. On dirait une athlète, une guerrière - pas une grand-mère.Craignant de la faire sursauter, je murmure :
—
Betty ?
Elle me fait signe de la rejoindre. Bientôt, je suis à ses côtés, dans l'obscurité.
—
Qu'est-ce que tu fais ?
—
Je cherche des choses dans la nuit.
—
Et tu en vois ?
Elle rit.
-—Non.
Elle me serre contre elle et m'embrasse sur la tête.
—- Remonte te coucher. Je contrôle la situation.
Je retourne dans l'escalier et, en posant le pied sur la première marche :
—
Mamie ? Tu cherches vraiment des choses dans la nuit?
-— On ouvre toujours les yeux dans le noir, Zara. On a peur de ce qu'on pourrait voir. La nuit dehors, la nuit dans notre âme, mais je crois qu'il vaut mieux garder les yeux ouverts plutôt que ne jamais savoir. Tu comprends ?
—
Pas vraiment.
Elle s'écarte de la fenêtre et me pousse dans l'escalier.
— Au lit ! Demain, tu as cours. Compris ?
Compris.