Didaskaleinophobie
Peur d'aller à l'école
L'avantage de pleurer, c'est que ça finit toujours par m'épuiser.
J'ai vraiment très bien dormi la nuit dernière, même avec les hurlements de ces chiens stupides sur le coup de minuit.
Par chance, je ne suis pas cynophobe, sans quoi j'aurais sûrement paniqué.
Ce matin, le calme est revenu.
La neige atténue les bruits du monde extérieur et, quand mon réveil se met à sonner, je n'arrive pas à me lever pour affronter cette journée. La maison de ma grand-mère est trop confortable, trop rassurante - en particulier mon lit.
Pourtant, j'arrive à tramer mes fesses jusqu' à la fenêtre. Tout le paysage est tapissé d'un manteau neigeux et nous sommes seulement... à la mi-octobre.
— Ça n'est pas juste, dis-je en ouvrant complètement les rideaux. L'étrange lumière blanche reflétée par la neige envahit ma chambre.
Je me retrouve toute seule devant le petit-déjeuner. Betty m'a laissé un long message posé en évidence au milieu de la table, juste à côté d'une tache d'eau dont la forme évoque la Caroline du Sud. Je déglutis et touche du doigt l'endroit où se trouve Charleston. Puis je lis le message :
Z .ara, j'ai dû partir car un camion transportant des troncs d'arbres a dérapé sur la route Quelques blessures sans gravité. Le lycée est toujours d'actualité : tu n'as pas assez prié. La prochaine fois, ça marchera peut-être ? -Ah, ah... -Aujourd'hui, vous avez sport, donc pense à prendre ta tenue. Prudence sur la route, c'est glissant. Voici un plan : en gros, pour le lycée, c'est tout droit. N'attends pas la nuit pour rentrer. Je serai rentrée en fin de journée. P'ici là, épate-les tous J Les clés sont juste là.
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Une flèche indiquait les clés de la Subaru posées à côté du message.
Je les prends et les lance en l'air. L'une d'elles s'accroche à mon fil, de plus en plus lâche.
Ma matinée désastreuse commence quand je m'élance des marches de la véranda pour m'emplafonner contre un arbre. La neige dissimule une mince couche de glace que je n'ai pas vue.
Je vacille et glisse en battant des bras avant qu'un gros pin arrête mon dérapage. J'attrape le tronc à pleines mains pour éviter de m'écraser le visage contre l'écorce.
— Bon sang !
Lentement, avec précaution, je m'écarte. Quand on n'arrive pas à se remettre d'aplomb sur ses pieds, il faut essayer de glisser sur le côté, comme font les patineurs. Bien sûr, avec des chaussures à talons, c'est tout de suite plus compliqué. Je me répète mentalement : Un pied devant l'autre... un pied devant...
aaaah !
Je vacille à nouveau, agite les bras et file vers la voiture en plaquant les mains sur le capot pour m'arrêter. Ma respiration fait un grand nuage dans l'air. Les jolies chaussures que je me suis achetées à Charleston ? Noyées sous la neige. A côté de mes empreintes, celles d'une paire de grosses bottes et quelques minuscules écailles dorées, semblables à cette poussière d'or qu'on utilise pour faire des dessins au jardin d'enfants. Betty a dû venir vérifier la voiture pendant la nuit - oui : l'étiquette sur le pare-brise a été retirée.
Mes pensées s'interrompent pendant une fraction de seconde, car quelque chose de plus intéressant que les empreintes de bottes vient de me sauter aux yeux.
Quelque chose de beaucoup plus intéressant.
A côté des bottes de Betty se trouvent d'énormes empreintes de pattes de chien. Enfin, je pense que ce sont des pattes de chien. Celles des chats ne sont pas aussi grandes. Je penche la tête. Je ne savais pas que Betty avait un chien. C'est peut-être lui que j'ai entendu hurler cette nuit, et dont j'ai vu l'ombre à la lisière du bois. A moins qu'il s'agisse d'une espèce de CujoI enragé guettant le moment où il pourra se jeter sur moi avec ses yeux rouges, ses bajoues luisantes et ses dents monstrueuses.
De quoi virer cynophobe jusqu'à la fin de mes jours.
Je me donne une tape sur le crâne pour stopper ce genre de pensées.
— J'ai lu trop de Stephen King...
Mais en réalité, je n'ai plus ouvert un de ses livres d'horreur depuis que mon père me l'a interdit. Que m'avait-il dit, déjà ?
J'adore Stephen, mais il donne une très mauvaise image du Maine.
Quand je pense à mon père, ma respiration ressemble à une série de déglutitions douloureuses. Je passe mon sac à mon épaule et monte dans la voiture. Betty a laissé un autre message sur le tableau de bord.
Mets le dégivrage. C'est le bouton avec les petits zigzags.
Je trouve le bouton, mais, avec mes doigts tremblants, j'ai du mal à appuyer dessus. L'air froid jaillit à pleine force dans l'habitacle, j'ai l'impression d'être embrassée par l'abominable homme des neiges ou un monstre sorti de l'imagination de Stephen King pour venir aspirer mon âme... à moins que ce e soit dans Harry Potter ? Je ne m'en souviens plus.
L'air frappe mes lèvres. Je jurerais que je les sens se flétrir.
— Génial...
Le pare-brise et les vitres mettent cinq bonnes minutes à dégivrer. Je profite de ce laps de temps pour retourner dans la maison chercher mon chapeau, tout en gardant l'œil ouvert au cas où les chiens enragés surgiraient. Puis je reviens vers la Subaru, mets le contact et quitte l'allée pour prendre ma première leçon de conduite sur glace. C'est difficile. Impossible de dépasser quarante- cinq kilomètres/heure sans quoi on se retrouve à déraper vers la mauvaise voie.
I Nom du saint-bernard mordu par une chauve-souris dans le roman du même nom de Stephen King. (NDT)
La glace, ça craint.
Quand j'arrive au lycée, les jointures de mes doigts sont blanches à cause de la peur ET de la morsure du froid. Comme mon rythme cardiaque est passé à un million de pulsations/minute, je vocifère quand un abruti au volant d'une superbe Mini Cooper rouge me fait une queue de poisson et file sur la place de parking juste en face de moi. Il a mis des chaînes à ses pneus. Du coup, sa voiture ne dérape pas. J'adore les Mini.
Tout en enfonçant la pédale de frein, je hurle :
— EH!!!
Je parviens à me garer et, la tête posée contre le volant, je respire un grand coup. J'ai envie de tabasser le conducteur de cette Mini, ce qui n'est pas vraiment une pensée non violente.
Je préfère rester pacifique, bienveillante et faire la fierté de mon père. Je touche le fil sur mon doigt, détendu et effiloché, mais toujours là. Et je psalmodie :
— Je suis non violente, je suis non violente. Je suis pacifique et bienveillante. Je suis pacifique et bienveillante. Je ne ferai un doigt d'honneur à personne.
Je coupe le contact, jaillis hors de l'habitacle et attends.
Le type de la Mini Cooper jaillit à son tour de sa voiture avec cette grâce qui n'appartient qu'aux bons athlètes. Il atterrit sur une plaque de verglas et ne glisse pas. Il porte des bottes. Mon Dieu... les gars d'ici portent des bottes de cuir fauve, genre « je suis charpentier » ? On dirait que j'ai bel et bien quitté la civilisation.
Il claque la portière, se retourne et prend enfin conscience de mon existence. Trop aimable.
Mon cœur s'arrête. Il repart, mais à une fréquence plus élevée quand nos regards se croisent. Je suis gelée sur place, mais le garçon se déplace sur la glace aussi tranquillement que sur du gravier ou de l'herbe. Grâce à ses bottes ridicules, il ne glisse pas. Chacun de ses pas le rapproche de moi et il s'arrête seulement quand je peux détailler les iris marron foncé autour de ses pupilles, le soupçon de barbe sur ses joues et son menton, pas beaucoup, mais juste assez pour laisser deviner l'ampleur de sa pilosité. Je sens l'odeur de musc qui émane de lui. Il est si proche qu'il envahit presque mon territoire - non, mon espace intime. Je recule d'un pas et dérape. Sa main saisit mon coude, m'aidant à rétablir mon équilibre.
— Attention ! Ça glisse drôlement, à cet endroit.
Un sourire traverse son visage. Je lui sourirais bien en retour, mais je suis trop occupée à être chamboulée à l'intérieur. Je force ma voix :
— Ah. Ouais.
Ses épais cheveux noisette volent au vent. Il semble humer l'air.
— Tu es sûre que ça va ?
— Ouais.
Je retire mon coude même si je n'en ai pas envie. J'ai plutôt envie que sa main reste là, à me tenir en équilibre, pendant juste quelques heures...
Ce type est gigantesque, hyper-grand, bien musclé - pas comme ces catcheurs professionnels à la télé, non. Ses muscles ont l'air bien déliés, ça se voit à ses mains et à son cou. Je me demande comment il tient dans la Mini.
Il me lance un nouveau sourire.
— Tu es nouvelle. Zara, c'est ça ?
Je m'agrippe au capot de la Subaru.
— Comment le sais-tu ?
— Je connais Betty. Ta grand-mère.
— Tu connais Betty ?
Je lâche le capot, essaye d'avancer de quelques pas, mais glisse à nouveau.
— Elle nous a donné des cours de secourisme. Elle est géniale.
Il me rattrape par le bras.
— Je n'en reviens pas qu'elle ne t'ait pas obligée à mettre des bottes !
— Elle était déjà partie quand je me suis levée.
— Tu as intérêt à t'équiper !
Il marche lentement à côté de moi, bien que la sonnerie du lycée se fasse déjà entendre.
— Pas la peine de m'aider, tu sais. Ça va. Je vais être en retard, c'est tout.
— Je ne vais pas te laisser tomber, quand même.
J'avale ma salive, lève la tête pour le regarder.
— Merci.
Il me tient la porte.
— De rien.
Le lycée est un endroit beaucoup plus agréable que ce à quoi je m'attendais. Dans les couloirs lumineux flotte une odeur de pancake au sirop d'érable, les murs sont décorés de dessins d'étudiants en art - le contraste est total avec le monde extérieur où tout est livide, blanc et gris, comme irréel. En entrant dans le lycée, j'ai l'impression de revenir enfin dans la vraie vie. Il y a même une grande fresque multiethnique, comme dans la bibliothèque de mon ancienne école.
Je marmonne « Dieu merci » et tape mes chaussures pour les déneiger, espérant que mes orteils se réchaufferont brusquement de vingt degrés. Pour le moment, ils pourraient très bien tomber l'un après l'autre, me laissant difforme et boiteuse. C'est déjà arrivé... (Enfin, pas à moi.)
— Le secrétariat est là-bas, m'annonce mon sauveur en indiquant du doigt une salle vitrée sur la droite. Ça va aller ?
— Ouais. Merci !
Il hoche la tête avec un demi-sourire et agite la main avant de disparaître. Il a une belle démarche. Il est beau, même de dos.
Je secoue la tête pour arrêter de le fixer et marche jusqu'au secrétariat. Je pousse la porte, qui se révèle beaucoup plus légère que je l'imaginais : elle claque violemment contre le mur. Mes joues s'empourprent et je murmure « Désolée ».
La jolie fille pâle qui fait les annonces-micro me lance un regard qui signifie « Qui c'est, celle-là ? ».
Je lui souris et tente de canaliser toute la gentillesse du monde dans un nouveau « Désolée ».
Ça ne marche pas. Elle repousse ses longs cheveux vénitiens derrière ses épaules, et sa lèvre supérieure dessine un arc légèrement méprisant. Je hausse les sourcils en une mimique très cinématographique.
La secrétaire, elle, semble touchée par mes excuses. Toute pimpante, elle avance jusqu'au guichet. On dirait la femme du père Noël, le costume rouge et les biscuits en moins.
— Oh ! Vous devez être Zara White, la petite-fille de Betty.
Elle glisse ses longs cheveux fins derrière ses oreilles, comme une petite fille.
— C'est fou ce que vous ressemblez à votre mère. Vraiment, c'est incroyable. Je vous aurais reconnue tout de suite... De vraies jumelles ! Seuls les cheveux sont différents. Vous devez avoir les mêmes cheveux que votre père.
Elle prend une respiration au milieu de son monologue et je saute sur l'occasion :
— Oui, c'est bien moi, dis-je en hochant maladroitement la tête.
Je viens pour mon inscription. Désolée, ça vous fait du travail en plus...
La Terrible Fille des Annonces-Micro prend son air hautain, je vois vraiment son nez frétiller, mais ça n'empêche pas la secrétaire de sourire.
— Oh, comme c'est charmant ! Elle est désolée... Votre maman vous a bien élevée. A propos, toutes mes condoléances pour votre beau-père...
Ma gorge rétrécit d'un coup, mais j'arrive à répondre :
— Merci.
— Vous savez, vos parents, je les connaissais.
La secrétaire retire ses lunettes, me fixe avec ses petits yeux compatissants, puis tire sur ses poignets de chemisier. Elle sort un dossier et l'ouvre sur le guichet. La Terrible Fille des Annonces-Micro roule des yeux et nous tourne le dos.
La secrétaire ne s'en aperçoit pas. Elle tire du dossier un formulaire qu'elle me tend.
— Voilà, ma jolie. Tous vos cours sont indiqués là. Je suis madame Nix.
Je prends le formulaire d'une main tremblante. La feuille se met à trembler. Bon Dieu...
— Ça va bien se passer, rassurez-vous. Le premier jour est le plus difficile !
Mme Nix se tourne vers la Terrible Fille des Annonces-Micro.
— Megan, vous voulez bien accompagner Zara usqu'à son premier cours ?
Megan : le prénom parfait pour la Terrible Fille des Annonces-Micro. Les Megan m'ont toujours détestée.
Celle-ci n'est pas près de faire exception à la règle.
Elle se retourne et me fusille du regard.
— J'ai des annonces à faire.
Mme Nix se tape le front.
— Ah oui, c'est vrai. Ian ! crie-t-elle par-dessus son épaule.
Vous voulez bien accompagner Zara à sa salle de classe ?
Avec un petit sourire satisfait, Megan indique mon jean :
— Sympa, le signe « Peace ». Hippie attardée ?
Je lui souris et réplique dans ma tête : « Sympa, les chaussures fabriquées par des enfants-esclaves en Asie, espèce de sale matérialiste. »
Elle me tourne le dos. Je couvre ma bouche d'une main au cas où mes pensées décideraient de se faire entendre. Mme Nix se lève d'un coup, à la recherche de Ian.
— Ah, le voilà ! claironne-t-elle. Vous voulez bien montrer à Zara sa salle de classe ?
Le garçon au fond du bureau déplie ses longues jambes de sous son ordinateur et me jauge avant de répondre en souriant :
— Bien sûr.
Il marche nonchalamment jusqu'à moi et se tient si près que je suis obligée de tendre la tête pour regarder son long visage blafard couronné d'une tignasse hirsute aux boucles blond roux. Tous les garçons sont immenses, dans cette ville ? Mon beau-père n'était pas si grand, même si j'en ai toujours eu l'impression comparé à moi.
— Pullman ? dit-il en lisant mon formulaire. Pas de problème, c'est là que je vais.
Il prend son sac à dos et me sourit à nouveau.
— Madame Nix, vous avez son numéro de casier ?
Mme Nix se frappe encore le front. Si ça continue, elle va se faire des bleus.
— Mais oui, naturellement. Comment ai-je pu oublier ?
Elle secoue la tête.
— Désolée... C'est l'âge !
— Pas de problème, dis-je. Merci.
Je jette un dernier coup d'œil à Megan, constate avec stupeur qu'elle me déteste déjà et m'élance hors du secrétariat tandis que Ian prend plusieurs longueurs d'avance sur moi. Il s'en aperçoit et ralentit.
— Pardon... j'ai des grandes jambes...
J'accueille sa remarque avec un petit sourire. Il rougit violemment et commence à bafouiller :
— Je ne veux pas dire que tu es petite ou je ne sais quoi...
c'est juste que mes jambes sont... heu... bah... grandes, et que du coup...
Je lui touche le bras.
— C'est bon.
— Vraiment ?
Il me regarde avec ce sourire de petit garçon qui vient de recevoir un cookie alors qu'il a renversé le café moulu sur le tapis persan.
— Vraiment.
Je reprends mon souffle.
— Tu as l'habitude de courir ?
— On peut dire ça comme ça.
Il m'attrape par le coude.
— J'ai gagné le mille six cents mètres inter-Etats au printemps dernier et je suis champion de Nouvelle-Angleterre en...
— Encore en train de frimer... marmonne quelqu'un n me bousculant, ce qui a pour effet de m'écarter de lan dont \a main serre soudain mon coude étrangement in Le garçon de la Mini Cooper agite la main.
— Excuse-moi !
J'observe ce géant. Le pull laisse deviner une carrure d'épaules hors du commun - non que je les détaille particulièrement. Et le pull est en cachemire, ce qui semble un peu snob pour un gars du Maine. Il doit y avoir des magasins MEGA-XXL dans la région, ou alors il commande ses vêtements sur Internet.
Ian émet un petit grognement, que je fais semblant de n'avoir pas entendu. Mais je touche à nouveau son bras pour essayer de le calmer.
— C'est qui?
Il frissonne et, se penchant vers moi :
— Nick Colt. Surnom : Problème à l'horizon.
J'éclate de rire. Problème à l'horizon ?
— Quoi ? me demande Ian en roulant de gros yeux dans son visage étiré.
— Vous parlez tous comme des types de cinquante ans, ici ? «
Surnom : Problème à l'horizon »...
Il pose la main sur mon épaule et me guide à travers les couloirs.
— Personne n'utilise ce genre d'expression, là d'où tu viens ?
A Charleston ? En voyageant avec mes parents hors des États-Unis, j'ai découvert toutes sortes de façons de parler, mais, la dernière fois que j'ai vérifié sur une carte, le Maine est
toujours en Amérique.
— Tu viens de Charleston. Pas étonnant...
— Pas étonnant que quoi ?
Il s'arrête devant une porte de classe.
— Non, rien.
— Allez, dis-moi.
J'espère qu'il ne me prend pas pour une plouc ou une bigote, comme sont parfois perçus tous ceux qui ont le malheur de vivre au sud de New York.
— Tu as l'air différente, c'est tout.
— Un peu... creuse, peut-être ?
— Quoi ?
Je traîne des pieds, honteuse d'avoir prononcé le mot.
— Rien, rien. Désolée.
Il ne semble pas surpris.
— En tout cas, si tu as besoin de renseignements, n'hésite pas à revenir vers moi. Je suis dans l'équipe de cross-country et de basket. Je suis chef de classe, je dirige le Key Club du lycée et aussi d'autres clubs, alors si tu as envie d'en faire partie, demande-moi : je pourrais te faire entrer comme ça !
Il claque des doigts, puis :
— Oh, pardon... Encore un truc ringard.
— Non, non, ça... peut aller. Mais, dis-moi, tu es du genre entreprenant ?
— A quoi bon passer inaperçu ? Il faut prendre le pouvoir là où il se trouve.
Il secoue la tête en s'entendant parler.
— Ouh, c'est terrible, ce genre de formules ! Je veux dire qu'il faut aller de l'avant, faire ce qu'il faut pour entrer en fac, ce genre de trucs... Voilà, on est arrivés.
D'un sourire de biais, il indique la porte de la salle. A l'intérieur, on entend les élèves poser leurs affaires, s'asseoir à leurs places, bavarder à propos de choses dont je n'ai pas la moindre idée. Ils sont tous habillés en Gap et leurs vêtements proviennent tous du même centre commercial. Seule entorse au look décontracté : les bottes en cuir des garçons. Je remarque aussi quelques vestes en flanelle, des sweat-shirts noirs. Et moi, avec mon jean troué orné du signe de la paix... Je ne vais jamais me faire accepter ici, surtout en milieu d'année. Ma situation est désespérée.
La douleur monte en moi.
Auroraphobie : peur des aurores boréales.
Autodysomophobie : peur de sentir mauvais.
Automatonophobie : peur des poupées de ventriloques.
Automysophobie : peur d'être sale.
Autophobie : peur de soi-même.
La terrible Megan n'est pas dans la salle de classe, mais je la retrouve en cours d'espagnol. Ian m'accompagne aussi dans cette salle, et elle nous jette un regard soupçonneux. Si c'était une chatte, je suis prête à parier qu'elle feulerait.
Pour la quatrième fois, Ian m'explique :
— Ça ne me gênerait absolument pas de venir te chercher à la fin de ton cours et de t'emmener en salle de chimie. Je n'ai pas envie que tu te perdes...
— Entendu. Oui. Merci. Oh, dis-moi, c'est qui cette fille, là-bas ?
— Megan Crowley.
Je me dresse sur mes pointes de pied et murmure à l'oreille de Ian :
— Je crois qu'elle me déteste.
Il rit et acquiesce tandis que je redescends.
— C'est probable.
J'attends qu'il développe. Il se contente de se frotter l'épaule et de saluer bruyamment un type en maillot de football qui le salue bruyamment à son tour.
Je pose les mains sur mes hanches.
— Alors, selon toi, pourquoi elle me déteste ?
Ian revient sur moi. Une étincelle passe dans ses yeux.
— Sans doute à cause de ton odeur.
— Quoi ?
Je recule. Je pensais que c'était un type sympa, pas une tête à claques - non que je sois particulièrement portée sur les claques, mais peu importe.
Il lève les mains.
— 3e plaisante, je plaisante \ Tu es une rivale potentielle.
Megan déteste les rivales potentielles. Elle kiffe Nick Colt et elle t'a vue arriver avec lui. Point barre. Et naissance d'une rivalité.
— Ben voyons, j'ai bien une tête de rivale. Moi, la demi-portion !
J'entre dans la classe. Quand Mme Provost, la prof, me présente aux autres élèves et me trouve une place, je vois Megan murmurer je ne sais quel commentaire sournois à sa voisine, qui glousse derrière ses mains en me regardant.
Je ne m'aperçois même pas que Mme Provost vient de me dire :
— Zara, quel prénom inhabituel.
Son regard s'attarde sur mon jean décoré. Un ange passe.
— Sois la bienvenue dans mon cours, en tout cas ! Allez, au travail. Tout le monde passe en espagnol !
Je regarde vers la fenêtre, me perds dans mes pensée et me prends à rêver que je suis de nouveau chez moi, que mon père est encore en vie, que ma mère est heureuse et que nous mangeons des aubergines à la mo- zzarella...
Bref, que tout est redevenu normal. Mais rien ne sera plus jamais normal.
Dehors, un bouleau ploie sous la couche de neige. Dès le retour du printemps, il se redressera, redeviendra bien droit.
En sera-t-il de même pour moi ?
La réponse est un bon gros NON.
Megan Crowley n'arrête pas de se retourner pour m'observer.
Une lueur démoniaque traverse son regard et, pendant une seconde, j'ai l'impression qu'elle n'est
pas réelle, pas humaine. Elle tend un ongle parfaitement manucuré vers moi et articule « Je t'ai à l'œil ».
iQué? No entiendo.
J'articule à mon tour : « Quoi ? »
Elle recommence : « Je t'ai à l'œil. » Mme Ptovost intervient.
— Les filles, croyez bien que je suis ravie de voir Zara se faire de nouvelles amies, mais l'heure n'est pas au bavardage.
L'heure est à l'espagnol. Zara ? Tu veux bien nous parler de Charleston ?
— Euh...
Du regard, je cherche de l'aide. Je ne vois que des adolescents pâles aux yeux braqués sur moi. Bon sang, pourquoi tout est si blanc dans le Maine ?
— Eh bien... Charleston est une très belle ville, il y fait très chaud. Beaucoup de maisons datant d'avant- guerre et...
— En espagnol, por favor ! m'interrompt Mme Pro- vost en remontant la bretelle de son soutien-gorge.
Elle veut que je parle des maisons d'avant-guerre en espagnol
? Je déteste cet endroit ! Megan pouffe derrière ses mains. Je tremble. Il fait si froid, ici.
Je reprends :
— Charleston es calientey hermoso. Lo amo alU.
Une fille mince avec une crinière brunâtre me fait signe quand nous quittons la salle. Elle a un sac à dos « Hello Kitty »
orange. Elle fronce le nez comme un lapin et sautille sur place pour que je la voie.
— E h !
Elle me fait signe à nouveau, un geste exagéré de la main, comme pour arrêter un taxi dans une avenue encombrée. Mais on est dans un couloir de lycée et on ne peut pas dire que le trafic soit intense.
—
Salut.
Je range mon manuel d'espagnol tout-beau-tout-neuf dans mon sac, que je referme. L'un des passants est cassé.
—
Sympa, ton sac ! Tu l'as trouvé dans un surplus de l'armée ?
Elle sautille sur la pointe des pieds quand elle parle, comme pour expulser de son corps un trop-plein d'énergie.
—
Oui, oui.
—
A Bangor ?
— Non, à Charleston.
Son sourire s'élargit.
—
Tu es Zara White ?
Je recule et passe mon sac sur mon épaule.
—
Pourquoi est-ce que tout le monde connaît mon nom ?
—
C'est une petite ville, dit-elle avec un sourire contrit. Les nouvelles vont vite. On est toujours excités quand un nouvel élève arrive. Je m'appelle Issie.
—
Ah, donc tu savais bien que je n'avais pas acheté mon sac à Bangor.
—
En quelque sorte, oui.
Elle serre les dents et sourit de plus belle. Ses yeux s'écarquillent à l'unisson et elle passe à la vitesse supérieure :
—
Mais comme j'adore Bangor, tu vois, j'espérais... Parce que j'adore aussi ton sac. Oh, et voilà, je me mets à parler à tort et à travers... Je déteste ça ! Devyn dit que c'est mignon, mais je sais que c'est tout sauf mignon. C'est super-agaçant.
Bref... Donc, tu t'appelles vraiment Zara ?
J'essaye de garder mon sang-froid et de rester amicale. Je souris.
—
Vraiment, oui.
—
Comme Sara, mais avec un Z. C'est encore plus cool.
Elle agite la tête de haut en bas.
—
Cool, cool, cool. Sympa de te rencontrer. Tu vas à quel cours, maintenant ?
—
Sport.
Je souris encore. J'aimais les cours de sport à Char- leston. Ça se passait toujours en plein air. On n'avait besoin d'aucun manuel. Ni de parler à sa voisine, sauf pour la gêner. On pouvait se fondre dans la masse.
Issie se dandine d'avant en arrière. Sa jupe flotte autour de ses jambes. Elle est très longue et très vaporeuse, comme ses cheveux.
—
Cool. C'est dans le gymnase. Bah, évidemment, hein, le sport c'est dans le gymnase...
Elle se frappe le front avec la main, si brutalement que j'ai presque envie de lui apporter une poche de glace, mais elle a l'air de s'en remettre.
—
J'y vais aussi, je t'accompagne.
—
Oh!
Je m'arrête au milieu du couloir et cherche Ian du regard. Je ne le vois pas. Je me demande si c'est bon signe ou non. Tout à coup, je me sens un peu abandonnée.
—
C'est Ian que tu cherches ?
Je hausse les épaules.
—
Euh... oui, normalement il devait me guider dans le lycée.
Le sourire d'Issie fait place à un froncement de sourcils.
—
Quoi ?
—
Il doit bien t'aimer. Je lui dirai que j'ai pris la relève. C'est un garçon très perfectionniste. Si tu le laissais faire, il t'escorterait jusqu'à la fin de l'année.
Elle sort son téléphone portable et lui envoie un texto pour le prévenir qu'elle m'accompagne au gymnase.
—
Voilà, c'est réglé !
Une fille efficace ! Ça me plaît. Elle passe son bras autour du mien et, d'un ton de conspiratrice :
—
C'est difficile, hein, d'être la nouvelle ? Ça m'est arrivé aussi.
— Ah oui ? Quand ça ?
—
En maternelle.
Je lui lance un sourire en coin. Elle rit.
—
C'était difficile, je t'assure ! Je m'en souviens encore comme si c'était hier. Vraiment pas cool. Tout le monde me regardait, venait me renifler parce que j'étais la nouvelle et que je devais faire mes preuves pour être acceptée par tel ou tel groupe. L'horreur. Pendant tout le premier mois, personne n'est venu jouer avec moi pendant la récré ! Faire de la corde à sauter toute seule, ça craint... surtout tous les jours. Surtout quand tout le monde autour de toi joue à chat ou à la balle au prisonnier.
Elle semble si triste. Je l'attire vers moi. J'ai envie de la protéger.
—
C'était il y a longtemps.
Elle hausse les épaules et me sourit.
—
Ouais... Et puis, ça n'a pas duré, pas vrai ? Mais je me rappelle comme c'était dur...
Sa voix se transforme en chuchotement quand nous passons devant Megan Crowley et sa petite bande de minettes qui veulent à tout prix paraître branchées.
—
Megan Crowley aussi me détestait, m'avoue Issie.
—
C'est si évident que ça ?
Elle acquiesce.
—
Elle déteste toutes les filles qu'elle considère comme des rivales.
—
En quoi suis-je une rivale ?
Issie retire son bras du mien et me tape avec son classeur.
—
Ne joue pas à ce petit jeu avec moi !
Elle glousse encore et ouvre la porte du vestiaire. L'odeur de talc et de baskets sales frôle mes narines et m'arrache un sourire. C'est une odeur tellement familière. Si je fermais les yeux, je pourrais presque me croire de retour chez moi.
Mais ce n'est pas le cas.
—
Cette Megan, dis-je en baissant la voix, car la voici justement qui fait son entrée dans le vestiaire avec ses poissons-pilotes, tu ne trouves pas qu'elle est un peu bizarre ?
—
Comment ça ?
—
Je ne sais pas...
Je me rappelle que tout à l'heure, pendant une fraction de seconde, elle m'a parue irréelle.
—
... non, laisse tomber, ce n'est rien.
—
Rien n'est jamais « rien », répond Issie avant de s'exclamer
« Oh la vache ! » en faisant un bond en arrière.
—
Quoi, qu'est-ce qui se passe ?
Je scrute le sol à la recherche d'une araignée ou d'une autre bestiole. Peut-être Issie souffre-t-elle d'arachno- phobie ; c'est assez commun.
Issie tourne vers moi des yeux affolés, avale sa salive et les mots qu'elle prononce semblent jaillir de sa bouche comme s'ils avaient une vie propre :
— On court, aujourd'hui ! Ils nous testent sur le mille six cents mètres. Bon sang, ce n'est pas cool du tout... C'est hyper-méga pas cool !
Je bondis à mon tour, mais pour lui sauter dans les bras.
— Le mille six cents mètres ? Génial !
— Génial ? Tu es vraiment cinglée.
Elle ouvre son casier et en retire ses vêtements de sport.
—
Bah, après tout, tu vas peut-être te faire accepter ici...
J'enfile mon vieux t-shirt gris U2, celui de l'album War. Tout doux, délavé, c'est le vêtement idéal pour courir le mille six cents mètres. Mon père l'a rapporté d'un concert dans les années 1980.
— Ça t'embêterait que je réussisse à m'intégrer ici ?
—
Disons que c'est toujours bien de connaître quelqu'un de différent. Une fille différente de celles-là, par exemple...
Elle me montre Megan et son troupeau de copines, arborant le même débardeur à fines bretelles. Megan se fait une queue de cheval, ajuste sa poitrine parfaite sous son débardeur parfait et me lance un regard parfaitement assassin.
— Je ne suis pas comme elles, Issie.
Et, pour le prouver, je passe un doigt à travers le trou qui borde le bas de mon t-shirt.
— Cool.
— J'aime courir, c'est tout.
Elle sort un joli t-shirt Snoopy bleu ciel.
—
Pourquoi ? Pourquoi tu aimes faire un truc pareil ?
Nous nous penchons sur nos chaussures pour les .acer.
— Ça me donne une impression de sécurité.
Je n'ajoute pas qu'en courant, je me sens plus proche le mon père.
Pendant que je m'étire, M. Walsh, notre professeur ie sport, hoche la tête et note mon nom. Puis, dès le coup de sifflet, nous nous élançons sur la piste pour un tour d'échauffement.
—
Le lycée de Bedford est le seul dans tout le Maine à être équipé d'une piste de course couverte, m'annon- ce-t-il fièrement une fois mon tour bouclé. La municipalité a entièrement financé sa construction. Il y a eu des levées de fonds et tout le bataclan...
—
En effet, c'est cool.
Je m'étire à nouveau. Je suis la seule à le faire, à l'exception d'Issie qui manque de tomber à la renverse chaque fois qu'elle se penche pour toucher ses orteils. C'est drôle de voir une fille si mignonne aussi peu coordonnée. Ses cheveux ont la même couleur que ceux de mon père.
Megan m'observe d'un air renfrogné et une sensation de vague me fait vaciller. Je presse mes doigts contre mes yeux.
Le professeur me rattrape par le coude et me secoue.
—
Ça va ? Tu as des problèmes de circulation ou quelque chose dans le genre ?
Je passe une main dans mes cheveux. Issie stoppe ses étirements et me fixe du regard. Tout le monde a l'air de me fixer du regard.
J'éprouve une très légère ophtalmophobie, qui fait partie des phobies très courantes : la peur d'être observé.
—
Non, non, je me sens mieux.
Je mens. Ce qui n'empêche pas le coach Walsh, après m'avoir scrutée de ses yeux d'acier, de lâcher mon coude.
—
O.K. Alors en place.
Nous nous mettons tous en file indienne sauf un garçon en fauteuil roulant, Devyn. Il me sourit quand je prends place sur la ligne de départ et se présente. Il a un sourire de star du cinéma, tout en dents blanches et en charisme.
Ses yeux sont immenses, sa peau mate. Il serait physiquement parfait s'il n'avait pas ce nez proéminent, mais, à dire vrai, ce nez lui va bien. Il a quelque chose de naturel et de puissant. Devyn adresse un clin d'œil à Issie qui vire aussitôt pivoine.
—
Tu peux le faire, Issie ! lance-t-il.
Elle roule les yeux, plisse les lèvres et répond :
—
Du moment que je ne m'évanouis pas...
—
Si tu t'évanouis, je te récupère sur mes genoux et on passe la ligne en fauteuil roulant.
Une proposition qui, curieusement, n'a rien de scabreux tant le regard de Devyn montre combien il tient à Issie. J'aime instantanément ce garçon.
Le rougissement d'Issie empire. On a l'impression, à voir son visage, qu'elle a déjà couru les mille six cents mètres !
Je sautille sur place, folle de joie de pouvoir courir même si c'est à l'intérieur, même si la parfaite et insipide Megan Crowley me lance des regards noirs. A côté d'elle, Ian affiche un demi-sourire.
—
Tu te prends pour une athlète ou quoi ?
Elle ajuste sa queue de cheval, qui accentue ses superbes pommettes.
—
Joli t-shirt.
Je hausse les épaules.
—
En ce qui me concerne, je trouve qu'elle a tout d'une athlète, intervient Ian.
Ses paroles ne sonnent pas vraies. Elles ont l'air creuses, comme s'il s'amusait à flirter avec moi. C'est sans doute une des conséquences de la mort de mon père : l'impression que rien n'est vrai. J'effleure le fil enroulé à mon doigt.
Les sourcils de Megan forment un arc parfait.
—
Elle courait peut-être dans je ne sais quel trou paumé du Sud, mais pas ici. Les coureurs d'ici sont une race à part. Et puis, quelle coureuse aurait des jambes si ridiculement petites ?
—
Garde tes vacheries pour toi, Megan. C'est tellement plus cool d'être gentille.
La riposte de Megan est cinglante :
—
Comme si tu avais la moindre idée de ce qui est cool !
Je serre les poings et je tente d'imaginer une parade, mais tous mes mots semblent coincés quelque part du côté de mon cœur.
Soudain, une autre voix résonne derrière nous, une voix grondante, pleine de profondeur. Je la reconnais tout de suite et les poils se dressent aussitôt sur mes avant-bras.
—
Issie est au-delà de la coolitude, déclare Nick Colt.
Il pose la main sur l'épaule d'Issie. Elle lui sourit. Elle et le type de la Mini Cooper sont amis ? Ils sortent ensemble ? Pitié, Seigneur, faites qu'ils ne sortent pas ensemble.
Nick se tourne vers la parfaite Megan.
—
Tu as peur, Megan ? Peur qu'elle puisse être plus rapide que toi ?
Il n'y a aucune chaleur dans le sourire que Nick adresse à Megan. Il m'arrache un frisson. C'est un sourire de prédateur.
O.K., d'un prédateur incroyablement séduisant avec un superbe menton.
Je secoue la tête pour en faire sortir cette image. Non, c'est le sourire d'un mauvais conducteur, d'un homme en face de qui mon corps hurle « Danger ! Garde tes distances ! ».
Waow. Quelle menteuse je fais.
C'est le sourire d'un type canon. Qui continue de charrier Megan.
—
Elle est peut-être plus rapide que toi...
—
Ouais, c'est ça.
Megan se penche pour toucher la pointe de ses baskets. Ses mouvements sont gracieux comme ceux d'un chat, on dirait qu'elle soigne l'apparence de chacun de ses muscles.
—
Une fille pareille, me faire peur ?
Quelque chose comme de la colère monte des profondeurs de mon être, une fureur noire et altière. Je n'ai pas l'habitude de ressentir ce genre de choses. Je n'ai pas l'habitude de ressentir quoi que ce soit sinon un vague engourdissement, mais cette Megan me fait de l'effet.
L'air dans le gymnase se rafraîchit, devient de plus en plus coupant comme dans l'expectative de quelque chose - un combat, peut-être. Mais il est hors de question que je laisse ce quelque chose se produire. Il est hors de question que le monde s'emplisse de haine à cause de moi.
Mon père me citait souvent Booker T. WashingtonI. Il citait aussi tout un tas d'autres gens très cool, mais c'est la phrase de Booker T. Washington qui m'a le plus marquée : « Je n'autoriserai aucun homme à rétrécir et avilir mon âme en me poussant à le haïr. »
Je feins un sourire, me mets dans la peau d'une version blanche et féminine de Booker T. et, de la voix la plus adorable, annonce à Megan :
—
Je n'essaye pas de te faire peur, tu sais.
Elle tourne vers moi des yeux féroces et intenses.
—
Tant mieux. Parce que tu n'y arriverais pas.
Issie me prend par le bras et me regarde, inquiète. Megan décide brusquement que nous n'existons plus et se rapproche d'un groupe de blondes, la brigade des bimbos de la classe, je suppose. Nick et Ian s'examinent mutuellement, comme deux chiens sur le point de se jeter l'un sur l'autre, jaugeant les forces en présence. Ian détourne le regard le premier en se baissant pour resserrer ses lacets.
Nick me sourit. Un sourire beaucoup plus avenant. Un vrai sourire ?
—
Tu t'es déjà fait une amie, à ce que je vois.
—
Très drôle, dis-je en changeant de position. Ah, ah. Elle est bien bonne.
Ragaillardie, Issie passe un bras autour du mien.
— Exact, Nick. Zara se débrouille très bien. Et je suis son amie.
Il acquiesce. Cette fois, son sourire est encore plus chaleureux, encore plus vrai.
—
Tant mieux, Issie. Ça ne m'étonne pas.
—
Qu'est-ce qui ne l'étonné pas ?
Personne ne répond à ma question. Je change donc de tactique et chuchote à l'oreille d'Is :
—
Tu sors avec lui ?
Elle lève brusquement la tête.
—
Devyn ?
—
Non. Nick.
Elle se met à rire.
—
Oh ! non. Il ne m'intéresse pas du tout.
I Ancien esclave né en 1856 et mort en 1915, devenu un représentant majeur de la communauté afro-américaine.
Devyn observe le visage de Nick. Ses doigts pianotent l'accoudoir de son fauteuil roulant.
—
Tu penses à quoi ?
Nick secoue la tête.
Le coach s'approche de la ligne de départ, donne à Devyn un chronomètre et un porte-bloc.
—
Tout le monde est prêt ? Aujourd'hui, c'est du sérieux.
Allez au bout de vos forces. Faites de votre mieux.
Nick se penche vers moi et je sens son haleine tiède sur mon visage quand il me dit :
—
Il a fait un pari avec tous les autres profs de sport du comté. Si on ne décroche pas le meilleur temps général, il doit leur payer à tous un strudel.
—
Un strudel ?
Nick lève les mains en l'air.
—
Va comprendre...
—
Les profs de sport aiment les strudels, commente Issie. Je me demande pourquoi. C'est tellement dégoulinant...
—
C'est bon, quand ça dégouline, répond Nick.
—
Sérieux ? Tu aimes le strudel ?
Ma question amène un lent sourire sur les lèvres de Nick.
—
J'aime beaucoup de choses qui ne sont pas bonnes pour moi.
Ma bouche doit rester grande ouverte, car il éclate de rire et tend la main vers mon menton qu'il remonte tout doucement. Je ferme la bouche d'un coup.
—
Tu l'as fait rougir ! s'exclame Issie. Ne rougis pas, Zara, il te taquine, c'est tout.
Le coach Walsh siffle un coup sec et nous nous élançons. La plupart des filles partent sur un rythme de jogging, mais Megan Crowley part à toute allure et je me lance à sa poursuite.
Je déteste la foulée parfaite de ses belles et longues jambes, je déteste le balancement cadencé de ses pieds qui frôlent la piste à toute allure. Est-ce que Nick a remarqué à quel point elle est parfaite ? Et pourquoi ça me tracasse ? Megan tourne la tête et me sourit. Ça n'a
rien d'amical. C'est quoi, son problème, à cette fille ? Et c'est quoi mon problème ?
— Vas-y, rattrape-la ! halète Issie.
Elle est à bout de forces. Ses foulées sont trop larges, trop molles, ses bras battent dans tous les sens.
— Ne m'attends pas !
— Mais...
—
Tu sais, moi, l'endurance... Mon truc, c'est plutôt le sprint.
Elle a un sourire déconfit.
— Enfin... disons la marche.
Le tour de piste n'est pas encore bouclé que le visage d'Issie est déjà cramoisi.
— Allez ! Rattrape-la, je te dis !
Elle sourit et agite la main, avant d'ajouter :
— Tu en meurs d'envie.
3' accélère le rythme, parviens très vite à la hauteur de Megan et lui lance ma propre version du sourire superinamical avant de la dépasser au repère des quatre cents mètres.
Il n'y a rien de mieux que de courir vite et efficacement. Il n'y a rien de mieux que cette sensation d'étirer les jambes pour piquer un sprint en sachant que nos poumons, notre cœur peuvent tenir le rythme.
Mes baskets martèlent le tartan rouge de la piste et je ne tarde pas à rattraper les garçons dans le groupe de tête.
Le coach choisit ce moment pour allumer la sono et passer un morceau de hip-hop ultra-hardcore, ce qui manque de me faire perdre mon rythme. Écouter du hip-hop ultra-hardcore dans un gymnase du Maine est sans doute la chose la plus bizarre qu'on puisse imaginer - parce que le Maine est l'État le plus blanc de tout le pays, et que c'est flippant !
Le jour où mon père est mort, à Charleston, nous étions sortis courir. Ma respiration se met à hoqueter, ma respiration devient irrégulière. Bordel...
Je me murmure à moi-même : « N'y pense pas... accélère ! »
C'est quoi, mon problème ? Je ne me suis jamais sentie nerveuse en courant. Je prends un tour aux jog- geuses. Je les entends reprendre en chœur le refrain du morceau de hip-hop.
Je prends un tour à la pauvre Issie. Ses bras sont toujours aussi flapis et elle me fait de grands signes avant de crier :
— Attention, elle se rapproche !
Mais je cours plus vite. Je passe à la hauteur du dernier coureur du groupe de tête. Je lui fais un clin d'œil et le dépasse.
Il sent l'oignon et son t-shirt est marqué de larges cercles humides sous ses bras. Il accélère, mais ne parvient à tenir mon iythme que sur deux cents mètres, puis il me laisse filer. A présent, Nick entre dans ma ligne de mire.
Je calque mon rythme sur le sien. C'est une sorte de dieu de la course, car il n'a pas du tout l'air fatigué. Ses foulées sont longues, puissantes, vives.
—
Salut !
Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça. Il est mignon. D'accord, les mecs mignons, je ne résiste pas. Et puis, il a été sympa avec Issie. Sans compter qu'il a de beaux cheveux et qu'il n'est pas
aussi pâle que les autres gars du Maine. On dirait qu'il travaille au soleil, en tout cas qu'il a déjà vu le soleil au moins une fois -
il y a plusieurs semaines de cela, peut-être. Enfin, le but de la vie, c'est bien de faire l'amour, pas la paix ? Mon père était un fan de John Lennon, je connais le truc.
—
Tu es rapide, répond-il d'une voix détendue.
Il ne gonfle pas ses joues. Il ne souffle pas. Et la maison ne s'envole pas.
—
Toi aussi.
Nous courons côte à côte, au même rythme. Le seul coureur devant nous est Ian, qui avale les tours de piste comme s'il n'y avait rien de plus facile.
Tout en courant, Nick hausse les épaules en me regardant, ce qui n'est pas rien : quand moi je cours à fond, je suis incapable de parler et encore moins de hausser les épaules.
—
Tu peux courir encore plus vite, pas vrai ? par- viens-je à articuler entre deux souffles.
Il se contente de me lancer son petit sourire, puis ses yeux deviennent brusquement froids, comme des pierres tombales sur lesquelles sont tout juste gravées les dates de naissance et de mort.
—
Zara, murmure Nick.
Je me penche vers lui pour mieux l'entendre.
—
Quoi ?
Ma voix n'est pas un murmure. Elle se calque sur le martèlement sourd de mon cœur, les basses de la musique qui hurle dans les haut-parleurs.
—
Génial, la nouvelle ! crie Devyn en applaudissant à mon passage.
Les yeux de Nick se plantent dans les miens.
—
Tu devrais te méfier de Ian.
—
Pourquoi ?
—
Je ne sais pas... C'est juste... c'est juste un type intéressé.
—
Intéressé ?
Nous dépassons à toute allure le groupe des joggeu-ses/chanteuses.
—
Comment ça, un type intéressé ?
Nous effaçons en un éclair quelques garçons hors de forme, parmi lesquels le coureur qui sent l'oignon.
Nick hume l'air.
— On sent que c'est fini pour eux...
Que c 'est fini pour eux. Comme pour mon père.
J'avale ma salive et tourne la tête pour regarder Nick. Il ne prête plus attention à moi. Le visage de mon père apparaît dans mon cerveau, la bouteille d'eau par terre, mon impuissance à l'aider. Je souffre, je souffre, et ça me rend dingue. Je pique mon dernier sprint. C'est beaucoup trop tôt, mais je dois prendre le large et faire le vide en moi, comme si je pouvais battre la mort à la course, comme si je pouvais fuir la réalité.
C 'est fini.
Tous mes muscles se rebellent, mais je les ignore et distance Nick tout en me rapprochant de Ian. Dans le dernier tour, je ne fais plus attention aux coureurs que je dépasse. Certains crient, mais je ne les entends pas vraiment. Chaque foulée accroît la distance entre moi et Nick, entre moi et les mauvais souvenirs.
C'est fini.
Cours. Cours. Cours !
La distance entre Ian et moi diminue de moitié. Du quart.
Je crois entendre des gens crier. Hurler. Mes baskets rouges ne sont plus qu'une trace floue sur la piste granuleuse. Mes bras battent en cadence. Je les monte de plus en plus haut pour refaire mon retard, je jette toutes mes forces dans ce sprint, je suis si près de Ian que je sens son odeur, une odeur froide et glacée comme mon pare-brise ce matin. Il se retourne et me regarde.
Il n'a pas l'air gêné. Un coureur ne se retourne jamais vers ses poursuivants sauf s'il est sûr d'être imbattable.
Il me sourit gentiment - un sourire amusé, je trouve - et accélère. Aucune trace de sueur sur son t-shirt, aucune perle salée sur son front. Rien.
Seigneur, c'est incroyable d'être capable de courir comme ça.
Il franchit la ligne d'arrivée avec trois longueurs d'avance sur moi. Il reste debout, tout sourire.
Je trébuche en franchissant la ligne et m'écroule par terre, haletante, mains serrées sur mon estomac tendu, tentant de réprimer cette envie de vomir qui monte parfois en moi après une course intense.
—
Tu as été géniale ! s'exclame Ian en se penchant vers moi et en me tendant la main pour m'aider à me relever.
Je prends sa main et, de nouveau debout, je sens le monde tourner autour de moi. Ian passe un bras autour de ma taille pour que je retrouve mon équilibre. Mon père faisait la même chose et ça me plaisait bien, j'aimais ce sentiment rassurant.
Une part de moi constate que le bras de Ian n'est même pas chaud. Un bras froid. C'est absurde.
— Tu es incroyable, dis-je. Je n'ai jamais vu personne courir aussi vite.
—
Je me débrouille.
—
Tu te débrouilles ?
—
Je m'entraîne beaucoup.
Mes yeux rencontrent ceux de Nick. Il n'a pas l'air épuisé, mais il est en sueur et dégage une odeur de musc. Il me lance un regard noir et j'ai soudain conscience du bras de Ian autour de ma taille.
—
Vous êtes tous des coureurs de folie, ici ! dis-je en haletant et en me pliant à nouveaux en deux. Je n'en reviens pas comme vous êtes bons...
—
Toi aussi, dit Ian. Tu as juste besoin d'un petit entraînement dans le Maine.
Le coach vient me taper dans le dos. — Toi, je te veux dans l'équipe ! Le chrono que tu m'as fait... Une minute de mieux que le record féminin de l'État ! Je n'en reviens pas.
Je hoche la tête et souris. Mon cœur se gonfle et ses battements redeviennent réguliers. Le monde perd ses contours flous. Ian me tient toujours par la taille. Il dit quelque chose, mais je suis trop épuisée pour l'entendre. Nick se tient à côté de Devyn, mains sur les hanches. Il essuie du revers de la main la mince pellicule de sueur sur son front, puis ses yeux se vrillent dans les miens.
Il ne m'en faut pas plus. Je suis accro.