Algophobie

Peur de la douleur

Bon. Disons que je suis une froussarde, O.K. ?

OK : Je suis une froussarde.

Je me relève du canapé et arpente le salon en répétant :

Oh ! mon Dieu. Oh ! mon Dieu. Oh ! mon Dieu. Je me précipite vers le poêle et tends mes mains vers le feu pour m'assurer que je ne suis pas folle et que je peux encore ressentir sa chaleur. Un feu, c'est quelque chose de réel.

Les gens fous perdent souvent tout contact avec la réalité.

Ce n'est pas possible... Mais ça l'est.

Un rire hystérique s'échappe de ma gorge. Je plaque mes mains sur ma bouche.

C'est bon, dis-je en bafouillant. Ça va aller. Tu peux te faire à cette idée. Ma grand-mère n'est pas humaine.

Nick n'est pas humain. Il y a des humains qui ne sont pas humains.

Nick reste silencieux. Assis sur le bord de la table basse, il m'observe. Il se tient tout raide, comme un soldat sur le point de tomber dans une embuscade ou de recevoir une balle dans le ventre. Je parviens enfin à m'arrêter.

-— Merci de me croire, murmure-t-il.

Il bascule la tête en arrière et semble se détendre. Puis, l'index dressé, il me fait signe d'attendre et se rend dans la cuisine. Je reste à ma place et, un instant plus tard, il revient, plus pâle que d'habitude, la couverture nouée à la taille.

Il a enfilé un large sweat à capuche bleu marine appartenant à Betty. Il remonte la fermeture éclair jusqu'à son menton, puis croise les bras sur sa poitrine et va s'adosser au mur près du poêle.

— Donc... commence-t-il.

Donc.

Donc, je suis un loup-garou et ta grand-mère est un tigre-garou. Tu encaisses la nouvelle ?

J'acquiesce, comme une petite fille bien sage. Tout cela est parfaitement normal.

Il faut bien. Tu as mal ?

Ça va.

Ma main effleure mon front. Le monde semble à nouveau tourner autour de moi. Nick doit s'en apercevoir, car il me prend la main et me ramène sur le canapé - cet affreux canapé avec sa couverture ridicule. Nous nous asseyons l'un à côté de l'autre.

— J'ai cru que tu allais t'évanouir, dit-il d'un air renfrogné.

Je déteste quand il prend cet air en me parlant.

Je me cale contre l'accoudoir et attrape un coussin que je serre contre moi, comme pour dresser une barrière entre nous.

C'est aussi comme ça que Nick perçoit mon geste, je le vois à ses yeux tristes. Je repose donc le coussin en haut du canapé, mais il retombe sur la tête de Nick. Je ris. Il rit aussi et me frappe avec le coussin. Un tourbillon de poussière me fait éternuer.

Je lui arrache le coussin des mains.

C'est juste bizarre, d'accord ? C'est bizarre de découvrir que quelqu'un est un loup-garou. Je ne crois même pas aux loups-garous ! C'est quelque chose d'impossible. .. De physiquement impossible.

Pas vraiment.

On dirait, oui.

Je fais un geste de la main dans sa direction, avant de la reposer sur ma cuisse.

— Et si Betty est aussi un garou, et si c'est génétique, alors ça signifie que mon père - enfin, mon beau-père - en était un aussi.

Brillante déduction.

La ferme !

Il devient agaçant, à me sourire comme s'il prenait plaisir à me voir au supplice. Un million de questions agitent mon cerveau. Je pose la première :

Dis-moi : comment es-tu devenu un loup-garou ?

C'est de naissance. Ou bien j'ai été mordu...

Il remue les sourcils.

—- Tu veux essayer ?

Je pousse un petit cri d'effroi et fais un bond en arrière, cognant ma hanche contre l'accoudoir et manquant de tomber par terre.

Non !

Ses deux mains immenses me rattrapent par la taille et me remettent en place. Il rit d'un grand rire jovial et sincère.

Je plaisantais, Zara ! Je ferais tout pour que tu ne sois jamais mordue !

— Ah oui?

Son regard me fait fondre.

Oui. Je ferais tout pour qu'il ne t'arrive jamais rien.

Ben voyons... Le complexe du héros. Tu es un loup-garou avec un complexe du héros. C'est marrant...

Il ne répond pas. La lumière floue qui règne dans le salon nimbe le décor d'une sorte de halo romantique, même si le feu semble assécher l'air et me fait mal à la gorge. Mon cœur tinte dans ma poitrine, l'espoir accélère ses pulsations, presque trop... Nick tend les mains vers ma tête, ses doigts brassent mes cheveux, et tout recommence : la sensation de fusion, la sensation de désir... Je veux que mon corps épouse son corps, je veux donner voix à cette chose qu'on appelle le désir. Sa couverture frotte contre nos jambes.

Et maintenant je vais t'embrasser, d'accord ?

Il a parlé d'une voix rauque. Comme je ne suis plus capable de prononcer le moindre son, je hoche la tête.

La chaleur de ses lèvres sur les miennes...

Mes bras enserrent ses épaules, il me sert contre lui. Ici, je suis au chaud, en sécurité... Les creux de mes genoux me picotent et j'éprouve une parfaite sensation de non-vide. J'ai l'impression que ma vie est gorgée de bien.

Enfin, je dis :

Je n'arrive pas à croire que tu m'as embrassée.

Il s'allonge et sa grande main se pose sur l'arête de mon visage.

Quoi ? Tu ne m'as pas embrassé aussi, peut- être ?

Je hausse les épaules.

Je pensais que...

Que quoi ?

Que peut-être... Oh, je ne sais pas. Que tu n'embrassais pas les filles, voilà. Ne t'énerve pas ! C'est ce que disaient Devyn et Issie.

Que je n'embrasse pas les filles ?

Ouais. J'en suis arrivée à croire que tu étais un lutin... J'ai remarqué de la poussière d'or sur ta veste.

De la quoi ?

L'angoisse pointe soudain dans sa voix.

Je ne le croyais pas vraiment. C'était juste une idée en passant.

Je me blottis contre lui pour tenter de l'apaiser.

Quand as-tu vu de la poussière sur ma veste ?

Quand tu as dégagé ma voiture coincée dans le fossé.

Il hoche la tête.

Je venais de le poursuivre dans la forêt... J'avais retiré ma veste... C'est sans doute là que j'ai attrapé de la poussière. Je n'en reviens pas que tu m'aies pris pour un lutin...

Juste un petit peu.

Nous restons silencieux un instant.

On devrait appeler Issie et Devyn pour les prévenir.

Qu'on est sortis ensemble ?

Je lui donne un coup de coude.

Non. Pour leur parler des lutins et des garous.

Je m'extirpe du canapé et prends le téléphone posé sur le foyer en brique. Le combiné est tiède. Je compose le numéro.

Et après, on devrait tous partir à la recherche de Jay.

Un signal curieux retentit dans le combiné. Sur l'écran, le message « Pas de signal ».

Génial... dis-je.

Nick se lève et va prendre l'autre téléphone.

Les lignes sont mortes.

J'ouvre mon portable. Pas de signal non plus. Je le range dans ma poche.

Nick montre du doigt les fenêtres. Des lumières bleues clignotent au-dehors.

— La police est arrivée.