Chapitre 25

 

Les touristes tenaient une occasion unique de faire la photo de leurs vacances. Un shérif du cru, bâti en armoire à glace, se précipitait dans le hall du Pacific International, manquant fracasser les portes vitrées. Graham sauta pardessus les valises, zigzagua entre les clients de l'hôtel et sprinta sur le sol carrelé. Sans ralentir l'allure, il tourna à gauche de la réception, courut encore vingt mètres avant de s'arrêter devant la porte marquée direction. Saisissant la poignée, sans prendre la peine de frapper, il entra.

— Où sont-ils ?

Gina Cassler leva la tête.

— Mon Dieu, Graham, tu es sacrement essoufflé.

— Pas grave, articula-t-il en inhalant à pleins poumons. Où sont les formulaires de passeport ?

— Rangés. Tu ne veux pas t'asseoir et te détendre ? Il s'écroula dans un fauteuil comme une baudruche qui se dégonfle.

— Montre-moi ça, mon chou.

Gina prit une clé pour ouvrir le meuble de rangement derrière elle.

— Je les ai rangés en lieu sûr.

— C'est gentil, merci.

Elle sortit une grande enveloppe kraft qu'elle tendit.

— Tiens.

— Tu y as jeté un œil ?

— Pourquoi ? Je ne sais même pas ce que cherches.

Graham hocha la tête, satisfait, et décacheta l'enveloppe.

— Tu as eu du mal à les obtenir ?

— Aucun.

— On ne t'a pas demandé pourquoi tu en av; besoin ?

— J'ai expliqué que mes registres étaient toujours scrupuleusement tenus, mais qu'un employé négligent avait mal classé des données.

Graham regarda la paperasse qui colonisait la pièce.

— Et ils ont gobé ça ? Une chance pour toi qu’ils n'aient jamais mis les pieds dans ce bureau.

Il sortit les formulaires de l'enveloppe et commença à les trier, mettant de côté ceux des Américains.

— Je te sers quelque chose à boire ? proposa Gina.

Sans lever les yeux, Graham répondit :

— Un whisky.

Gina sortit une bouteille du meuble derrière el remplit deux petits verres et en poussa un vers Graham. Il l'ignora.

— Tu as trouvé quelque chose ?

Graham secoua la tête. Ayant fini de trier les formulaires, il se concentra sur ceux qu'il avait mis de coté. Dans le coin supérieur, le réceptionniste avait noté numéro de chambre. Au-dessous figurait le nom l'adresse, la nationalité, le numéro de passeport, la date et le lieu de délivrance. Quand il arriva au formulaire correspondant à la chambre 607, il vérifia l'adresse à Boston, Massachusetts. Puis il lut le nom. Et eut l'impression de recevoir un coup de marteau sur la tête.

— Bon Dieu...

— Graham, ça va ?

Les autres formulaires lui tombèrent des mains. Graham saisit le verre de whisky et l'avala cul sec.

— Mary Ayars, dit-il. La mère de Laura.

 

Le Dr Eric Clarich vivait à Hamilton, dans l'État de New York, depuis l'âge de trois ans. Après y avoir suivi toute sa scolarité, de l'école primaire jusqu'au collège universitaire, il ne l'avait quitté que pour entrer à la faculté de médecine de Cornell. Puis il était revenu faire son internat dans l'hôpital le plus proche de cette ville où il avait passé son enfance et son adolescence.

Eric était ce que l'on appelait un gars du coin. D'aucuns trouvaient dangereuse cette fidélité presque obsessionnelle à Hamilton : cette méconnaissance du monde extérieur risquait de limiter son horizon. Même si c'était vrai, Eric n'en avait cure. Sa vie était ici. Il avait épousé son amour de jeunesse, qui portait leur deuxième enfant. Son nouveau cabinet se développait bien. Son avenir semblait clairement tracé. On parlait même d'une candidature possible aux prochaines élections municipales.

— Ce ne serait pas ce top model célèbre ? lui demanda une infirmière.

Eric hocha la tête d'un air grave. Deux femmes venaient d'être admises aux urgences. Il avait reconnu la première ; il connaissait très bien la seconde. Il savait aussi que la plus jeune était la nièce de l'autre. Eric avait rencontré Judy Simmons dix ans plus tôt.

C'est elle qui l’avait initié à Shakespeare le jeune Eric Clarich, frais émoulu du lycée, lui faisant profiter d'une intelligence et d'une érudition qui stupéfiaient et stimulaient tous les étudiants ayant eu la chance d'être acceptés dans sa classe. Elle s'enorgueillissait d'être disponible pour ses élèves, et Eric en avait largement bénéficié. Jamais il n'oublierait les heures passés à discuter avec elle, dans son bureau de la fac ou chez elle, devant une tasse de thé. Aujourd'hui, d'après ce qu'il avait entendu dire, ce bureau n'était plus qu’un tas de cendres.

Les souvenirs remontèrent doucement à la mémoire d'Eric. Le Pr Judy Simmons lui avait écrit une fervente lettre de recommandation à la faculté de médecin de Cornell, décrivant Eric comme un « véritable humaniste ». Pour elle, c'était le compliment suprême. Nombre d'apprentis médecins pouvaient revendiquer un savoir scientifique froid et impersonnel, mais combien étaient capables de combiner cette qualitéavec un amour sincère de la littérature et des arts. C'était, avait-elle expliqué dans sa lettre, ce qui faisait la supériorité d'Eric Clarich, son élève et ami.

Cela dit, Judy Simmons lui était toujours apparue comme une énigme. Il n'avait jamais compris pourquoi elle ne s'était pas mariée, pourquoi elle n'avait pas de soupirant ni même d'amis proches. Lorsqu'il avait abordé le sujet avec elle un jour, elle avait répondue en plaisantant que ses relations sentimentales se lisaient comme un roman de Dickens. Il l'avait toujours trouvée légèrement décalée. Un observateur inattentif aurait vu en elle une jolie femme enjouée, mais, derrière la façade, Eric devinait un personnage solitaire et triste, digne des héroïnes des romans gothiques que Judy affectionnait. Le roman, aujourd'hui, avait viré au drame.

Judy Simmons n'était plus.

Eric observait le corps calciné de son amie, espérant que la mort avait été rapide, que Judy n'avait pas survécu assez longtemps pour connaître l'horreur. Ses terminaisons nerveuses avaient brûlé, sa peau fondu, sa chair été dévorée. Il priait pour qu'elle ait perdu connaissance avant que le feu ne se soit emparé de son corps.

Morte. Nouvelle tragédie pour une famille qui semblait pourtant si favorisée par le sort. D'abord David Baskin. Maintenant Judy.

— Plus d'oxygène, réclama-t-il à l'infirmière.

— Bien, docteur.

Eric avait reporté son attention sur sa plus jeune patiente. Laura Ayars-Baskin, la belle et célèbre nièce de Judy, était couchée sur un brancard dans la salle des urgences. Il lui prit le pouls, puis appliqua de la pommade sur une brûlure. Avec les soins adéquats et du repos, elle se remettrait vite. Un vrai miracle, en vérité. Un quart d'heure plus tôt, elle gisait, inconsciente, au milieu d'un brasier infernal. Par un heureux hasard, quelqu'un était passé par là à ce moment, un homme courageux qui s'était précipité à l'intérieur de la maison en flammes et avait réussi à en extraire les deux femmes. Puis il avait appelé l'hôpital. Une ambulance avait aussitôt été dépêchée sur place, mais, à son arrivée, le sauveteur inconnu avait disparu. Très étrange... A l'heure qu'il était, la plupart des gens dans sa situation seraient en train d'appeler les médias pour donner une interview aux infos de onze heures.

— Vous avez trouvé les numéros à joindre en cas d'urgence ?

— Oui, docteur. Ils figuraient dans son répertoire téléphonique.

L'infirmière les lui tendit.

— Appelez-moi s'il se passe quelque chose.

— Bien, docteur.

Eric Clarich se dirigea vers le téléphone dans le hall, composa le 9 pour sortir de l'hôpital, puis le numéro des parents de Laura. À la quatrième sonnerie, le répondeur se mit en marche. Eric laissa un message et raccrocha.

Il consulta sa montre. Presque sept heures et deni. Même s'il arrivait à joindre les parents, Boston se trouvait à plusieurs heures de route d'ici... surtout par ce temps. Il feuilleta le carnet de la jeune femme et trouva le numéro professionnel de son père. Un médecin. Il avait donc de fortes chances pour que le Dr Jan Ayars soit encore à son bureau, à l'hôpital, le Boston Mémorial. Ça valait le coup d'essayer.

Une standardiste répondit à la deuxième sonnerie

— Boston Mémorial, j'écoute.

— Pourrais-je parler au Dr James Ayars, s'il m plaît?

— Qui dois-je annoncer ?

— Dr Eric Clarich. C'est une urgence.

— Ne quittez pas, je vous prie.

Une minute plus tard, James Ayars prenait la communication.

— Docteur Ayars, je suis le Dr Clarich, de l'hôpital St. Catherine, à Hamilton.

— Oui?

— Je crains d'avoir de mauvaises nouvelles.

La voix demeura ferme et autoritaire.

— Je vous écoute.

— Un incendie s'est déclaré dans la maison de votre belle-sœur. Votre fille a été blessée...

— Blessée ? s'écria James Ayars. Comment va-t-elle ?

— Elle va bien, docteur. Elle a quelques brûlures et a inhalé pas mal de fumée, mais nous la soignons. Votre belle-sœur n'a pas eu cette chance. Je suis désolé, docteur. Judy Simmons est décédée.

Lourd silence.

— Décédée ? répéta doucement James. Judy ?

— Hélas, oui.

— Je... Je prends le premier avion. J'appelle ma femme à la maison et...

— Je viens de téléphoner chez vous. Il n'y avait personne.

Une fois encore, le silence. Lorsque James reprit la parole, ce fut d'une voix sans timbre.

— J'arrive aussi vite que possible, docteur Clarich. Dites à ma fille que je suis en route.


James raccrocha d'une main tremblante. Sa jambe s'agitait... le tic transmis à sa fille.

Laura, blessée. Judy, morte.

Il décrocha et appela chez lui.

Réponds, Mary, je t'en supplie.

Mais, à la quatrième sonnerie, le répondeur se mit en marche. James ferma les yeux, attendant impatiemment le bip. Puis il parla d'une voix calme et posée.

— Mary, il y a eu un incendie chez Judy. Laura a été blessée, mais elle est hors de danger. Je prends le premier avion. Fais la même chose dès que tu rentreras. Elle se trouve à l'hôpital St. Catherine à Hamilton.

Il jugea inutile de l'informer dès maintenant de la mort de Judy. Elle paniquerait à coup sûr.

Il raccrocha, pensif. Mary était pratiquement to jours à la maison à cette heure, sinon elle lui laissait i ; message pour éviter qu'il ne s'inquiète. Pour autan qu'il s'en souvienne, jamais elle n'avait oublié de prévenir de son absence.

A moins qu'elle ne soit tout simplement sous douche. James voulait y croire, se persuader que Mar n'était pas loin, partie faire une course, ou chez le coiffeur, ou à...

Hamilton ?

James sentit ses genoux flancher. Oh, par pitié, ne Mary avait peut-être rendu visite à sa sœur, po avoir une petite conversation tranquille...

Judy aurait-elle pu se montrer aussi stupide ? Aval elle pu parler à Mary ? Non. Judy n'aurait jamais fa part de ses soupçons à sa sœur ; elle n'aurait rien dit quiconque avant d'être sûre d'elle.

Mais alors, que faisait Laura là-bas ? Une simple visite sur le campus de Colgate ? La coïncidence eu un peu grosse.

James devait rejoindre l'hôpital d'Hamilton au vite que possible ; il devait protéger sa fille avant qi le monde entier ne s'écroule autour d'elle.

S'il arrive quelque chose à Laura, mon Dieu, s arrive quoi que ce soit à ma petite fille...

James Ayars préféra laisser sa pensée en suspens.


Laura eut un mal fou à soulever ses paupières q semblaient peser des tonnes. Une violente lumière devant les yeux l'empêchait de voir autre chose que blanc. Grâce à Dieu, on retira la lampe et, lentement, vision lui revint. En découvrant la chambre immaculé imprégnée d'une forte odeur de désinfectant, elle aussitôt où elle se trouvait.

— Madame Baskin ?

Sa langue lui parut collée à son palais.

— Oui?

— Je suis le Dr Clarich, dit l'homme penché au-dessus d'elle. Vous êtes à l'hôpital St. Catherine, d'Hamilton. Vous souvenez-vous de ce qui vous est arrivé ?

Pas rasé, les yeux injectés de sang, le jeune médecin la scrutait avec une inquiétude et une maturité qui n'étaient pas de son âge.

— Le feu, réussit-elle à dire.

— Oui; il y a eu un incendie. Vous souffrez de brûlures superficielles, mais vous allez vous remettre très vite.

Laura articula un seul mot :

— Judy ?

Voyant le médecin baisser les yeux, elle sentit son estomac se contracter.

— Elle est morte, dit-il. Je suis sincèrement désolé. J'aimais beaucoup votre tante. Elle et moi étions de bons amis.

La tête de Laura retomba en arrière. Elle avait les yeux rivés au plafond, ses paupières battaient convulsivement. Les derniers instants avec sa tante lui revinrent en mémoire, la lueur désespérée dans son regard alors que les flammes se rapprochaient. Elle se rappelait avoir trébuché sur quelque chose, s'être cogné la tête, avoir tendu la main vers Judy... puis le noir.

— Comment je m'en suis sortie ? demanda-t-elle. Le médecin eut un demi-sourire.

— C'est assez mystérieux. Un inconnu vous a extraites du brasier toutes les deux. Hélas, il était déjà trop tard pour le Pr Simmons.

— Qui était-ce ?

— Nous l'ignorons. Il a appelé les urgences, pui a disparu.

— Disparu ?

— Je sais, moi aussi, je trouve ça un peu bizarre. Malgré son chagrin, Laura tenta de réfléchir.

L'incendie n'était pas accidentel, elle en était su Quelqu'un avait assommé Judy, puis aspergé le bure d'un liquide inflammable dans l'intention de tuer tante. Mais qui ?

Le meurtrier de David.

Forcément. D'une manière ou d'une autre, Judy avait découvert la vérité sur le décès de David et l'avait payé de sa vie. Mais pourquoi mettre le feu, alors qu'une enquête de police prouverait facilement qu’il s'agissait d'un incendie criminel ? Pourquoi ne pas avoir utilisé un pistolet ou un couteau ? Pourquoi prendre la peine de réduire la maison en cendres, s’il s'agissait seulement de la faire taire...

Non, pas la maison. Le bureau.

Laura se sentit envahie par un grand froid, bureau. L'incendie avait eu lieu dans le bureau.

— J'ai parlé à votre père, dit Eric Clarich, interrompant le cours de ses pensées. Il est en route. Il devrait être là dans deux heures.

— Merci, docteur. Quand pourrai-je sortir ?

Eric sourit et ramassa ses notes.

— Il est un peu tôt pour en parler, non ? Vous feriez mieux de vous reposer.

Même en fermant les yeux, Laura savait que le sommeil ne viendrait pas. Elle avait peur et se sentait tellement seule... une enquêteuse amateur, en butte à des assassins sans pitié. Quelles chances avait-elle ? Aucune, en réalité. Et qu'était-elle censée faire, maintenant ? Tante Judy était morte, réduite au silence avant d'avoir pu lui parler.

« ... à te montrer, Laura. Te montrer. »

Sans un adieu
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