Chapitre 4

 

Judy Simmons, la tante de Laura, était en train de faire ses bagages pour se rendre à Boston lorsque le téléphone sonna.

David est mort, Judy. Tu auras beau te chercher des excuses, c'est ta faute...

Elle ferma les yeux, s'efforçant de faire taire l'implacable petite voix, mais les accusations continuaient à résonner dans sa tête.

Tu aurais pu l'empêcher, Judy, mais maintenant c’est trop tard. David est mort, et c’est ta faute...

A quarante-neuf ans, Judy vivait seule depuis toujours, sans l'avoir jamais voulu. Elle n'y était pour rien. Moins spectaculaire que sa sœur Mary, elle n'en plaisait pas moins aux hommes. Bien faite, visage agréable, son principal attrait consistait en ses cheveux auburn qu'elle portait mi-longs. Le problème, c'est qu'elle avait toujours attiré des hommes qui n'étaient pas pour elle.

Faux. J'ai failli avoir les meilleurs. Deux fois.

Mais c'était de l'histoire ancienne. Aujourd'hui, elle était heureuse. Professeur d'anglais au collège universitaire de Colgate, elle aimait sa vie sur le campus. Calme, paisible...

Ennuyeuse.

Peut-être. Mais un peu d'ennui n'a jamais fait de mal à personne. En ce moment même, elle en rêvait, de l'ennui, elle l'appelait de toutes ses forces. Elle ne voulait plus de nouvelles surprises.

Sa pauvre nièce. Quel drame horrible. Ou était-ce une intervention divine ? Drôle d'idée pour une femme qui n'était pas croyante, qui avait toujours méprisé le recours à Dieu dans le malheur.

Mais peut-être bien que c'était la volonté de Dieu. Ou alors une coïncidence tragique. Ou...

L'autre solution, elle préférait ne pas y penser. Cela lui donnait la chair de poule. Elle rangeait son gros pull dans la valise, au moment où le téléphone sonna. Elle tendit la main vers le combiné.

— Judy? C'était sa sœur.

— Salut, Mary. Comment tu vas ? Un torrent de larmes lui répondit.

— C'est affreux, Judy. Laura refuse de me parler. Elle me déteste. Je ne sais plus quoi faire.

— Laisse-lui un peu de temps.

— Elle ne changera pas d'avis. Je le sais.

— Laura souffre beaucoup.

— Je suis au courant, figure-toi, la coupa Mary. Je suis sa mère, bon sang. Elle a besoin de moi.

— C'est sûr.

— Judy ?

Il y eut une pause.

— Je ne t'ai pas tout dit.

— Comment ça ?

A l'autre bout du fil, Mary sanglotait de plus belle.

— J'aurais dû t'appeler plus tôt. Je voulais. Sincèrement. Mais je sais que tu aurais tout fait pour m'en dissuader.

Le cœur de Judy manqua un battement.

— Mary, que s'est-il passé ? Tu n'as pas... Les larmes redoublèrent.

— Qu'aurais-tu fait à ma place ? Je n'avais pas le choix. Laura est ma fille. Je ne pouvais pas rester là les bras croisés. Et maintenant... Oh, mon Dieu, ce n'était pas du tout ce que je voulais !

Judy triturait nerveusement le fil du téléphone. Combien de temps encore ? Combien de gens allaient payer avant que cela cesse ? Et pourquoi faire souffrir des innocents ? Pourquoi leur faire expier les péchés des autres ?

Elle raffermit sa voix.

— Allons, raconte-moi ce qui s'est passé.

 

Assise sur l'estrade, Laura cachait ses yeux rouges et bouffis derrière des lunettes noires. A sa droite, se tenait TC, à sa gauche, Serita. Puis Earl. Les photographes se bousculaient pour se rapprocher de la veuve au visage livide, la mitraillant sans relâche. TC, poings serrés, les fusillait du regard.

Faneuil Hall où ils se trouvaient était l'un des endroits préférés des Bostoniens. Il y avait là toutes sortes de commerces - des librairies, des boutiques de prêt-à-porter -, mais surtout, surtout, de la nourriture. Des montagnes de nourriture, un choix illimité. A emporter, à consommer sur place. L'indien voisinait avec le chinois, lequel côtoyait l'italien, le grec, le mexicain, le japonais, le libanais... Les Nations unies de la bouffe.

Et si jamais cela ne suffisait pas, on pouvait arroser son festin exotique de jus de fruits tropicaux, à moins de faire un tour chez le glacier, le vendeur de cookies ou à la confiserie. David disait qu'on prenait du poids rien qu'en traversant le centre commercial.

Et l'absence quasi totale de sièges ajoutait encore au folklore. Un des petits plaisirs de David, se souvint Laura, avait été d'observer quelque malheureux, debout, un souvlaki dans une main, une serviette dans l'autre, un daiquiri fraise coincé sous un bras, un taco sous l'autre, et Dieu sait quoi entre les genoux.

Avait été...

Se pouvait-il qu'elle ait employé cette tournure en parlant de David ?

Faneuil Hall attirait beaucoup de monde, mais c'était la première fois que Laura voyait une foule pareille. De sa place sur l'estrade, elle contempla les centaines, peut-être les milliers de visages, une mer humaine qui s'étendait à perte de vue.

Aujourd'hui, restaurants, bars, boutiques, salons de thé avaient tous baissé le rideau. Même l'édifice décrépit du Boston Garden semblait assister de loin à la cérémonie, tel un père endeuillé par la perte du fils préféré. Toute la ville, des maisons coloniales en brique aux tours de verre et d'acier, suspendait son souffle pour rendre un dernier hommage à David Baskin.

Derrière ses lunettes noires, le regard de Laura allait de droite à gauche : les amis de David, ses supporters, les joueurs de son équipe, Faneuil Hall, l'enseigne jaune et bleue défraîchie avec l'inscription boston garden. La tête lui tournait. C'était à peine si elle entendait les discours éloquents ; seules quelques bribes parvenaient à franchir la barrière de sécurité que son esprit avait dressée entre elle et le monde extérieur.

David était d'une loyauté à toute épreuve. Les problèmes de ses amis devenaient les siens. Je me souviens d'une fois...

Laura se tourna vers TC. Elle ne l'avait pas revu depuis qu'il l'avait déposée chez Serita, mais on aurait dit qu'il n'avait pas dormi ni ne s'était rasé depuis son arrivée en Australie, huit jours plus tôt. Dans ses yeux injectés de sang, elle lut de l'inquiétude et lui sourit pour le rassurer.

Le siège à côté de Serita était vide à présent. Timmy Daniels avait fini de parler, et Earl avait pris sa place. Elle s'efforça de se concentrer sur ce qu'il disait. Il était en larmes, la voix fêlée ; son immense carcasse tremblait. David lui avait dit une fois qu'Earl était le type le plus sentimental qu'il connaissait.

Qui aurait cru, compte tenu de leur passé, qu'ils deviendraient amis un jour... à part Clip Arnstein, bien sûr, qui avait tout manigancé ?

David et Earl avaient été rivaux depuis leurs années de lycée dans le Michigan. Une rivalité alimentée par les médias, qui ne cessaient de spéculer sur les mérites respectifs de chacun. Les trois matches qui les avaient opposés à l'époque avaient été remportés par l'équipe d'Earl.

Là-dessus, David était entré à l'université du Michigan, et Earl à Notre Dame. Les médias continuaient à confronter le joueur blanc, avec son mètre quatre-vingt-treize, au géant noir de deux mètres dix. En première année de fac, David avait raté un match important pour, manque de chance, s'être fracturé la cheville la veille. Mais il se rattrapa trois ans après.

Lors d'une rencontre mémorable, alors que Notre Dame menait 87 à 86, un tir en suspension de David apporta deux points à l'université du Michigan.

D'après le chronomètre, il restait dix-sept secondes avant la fin du match.

Notre Dame demanda un dernier temps mort. Earl avait déjà marqué trente-quatre points. Encore deux, et ils allaient remporter la coupe tant convoitée de la NCAA.

Le plan était simple : passer la balle à Earl dans la partie basse de la zone, et il se chargerait du reste.

Notre Dame remit la balle en jeu. Les joueurs la firent circuler autour du périmètre, essayant de la faire parvenir à Earl, mais l'équipe adverse le marquait de près.

Plus que huit secondes.

Le meneur-shooteur de Notre Dame finit par repérer une ouverture. Il feinta et lança la balle à Earl. Trois secondes.

Earl pivota, dribbla, se prépara à tirer. La victoire était à portée de main... sauf que ses mains étaient vides.

Earl se retourna vivement. Au même moment, la sonnerie annonçait la fin de la partie. C'était David qui avait le ballon. Il l'avait volé au colosse. L'université du Michigan avait gagné.

Earl était anéanti. La presse en fit ses choux gras, soulignant la détestation mutuelle des deux joueurs vedettes, alors que, en réalité, Earl et David se connaissaient à peine en dehors du terrain.

Pendant que le monde sportif se demandait lequel des deux passerait professionnel le premier, Clip Arnstein, petit bonhomme chauve qu'on imaginait plus facilement derrière le comptoir d'une épicerie que propriétaire d'un club de basket, résolut le problème à sa façon.

La veille du recrutement, les Celtics annoncèrent qu'ils avaient acquis le droit de choisir les deux meilleurs joueurs des équipes universitaires. Lorsque le président de la NBA invita Clip Arnstein à sélectionner son premier joueur, ce dernier se leva tranquillement, alluma un cigare, fouilla dans sa poche et lança à Earl Roberts : — Choisis. Pile ou face ?

— Je vous demande pardon, monsieur Arnstein ? répondit Earl.

— Je te dis de choisir. Pile ou face ? Earl haussa les épaules.

— Face.

Clip lança la pièce.

— Ça tombe bien. Face. Tu seras notre première recrue. Baskin, tu es la seconde.

L'assistance était sous le choc. Voilà que, tout à coup, les rivaux de longue date se retrouvaient dans la même équipe.

Earl terminait son éloge funèbre. En conclusion, il se tourna vers Laura et dit simplement :

— Je t'aime, David. Je ne t'oublierai jamais.

Il céda la place à un Clip Arnstein blafard. Les esprits chagrins auraient attribué sa mine à la perte de son investissement le plus rentable, mais Laura avait suffisamment vu Clip et David ensemble pour ne pas prêter foi aux ragots.

Elle le regarda s'approcher du périmètre délimité par une corde où la sculpture en bronze à son effigie était assise sur un banc, un sourire aux lèvres, contrastant douloureusement avec l'expression crispée du modèle. Clip retira la housse pour dévoiler la nouvelle statue. Laura et toute l'assistance s'exclamèrent. L'artiste avait rendu à la perfection la personnalité de David, son sourire en coin, sa prestance...

Laura aurait voulu mourir sur place, pour ne plus ressentir la douleur qui la consumait.

S'il vous plaît, faites que ça s'arrête. Je veux juste me trouver avec David, avec mon beau David. S'il vous plaît, faites qu’il ne soit pas mort. Que mon David ne soit pas mort...

Par chance, la cérémonie se terminait. La foule se dispersa lentement. Comme dans un brouillard, Laura vit des gens se presser autour d'elle.

Des voix. Une cacophonie de voix.

— Toutes mes condoléances... Une véritable tragédie... Quel gâchis... Ce sont toujours les meilleurs... Pourquoi lui ?... Tellement triste...

Elle hochait la tête avec lassitude. Les paroles se fondaient en un brouhaha indistinct. Jusqu'à la phrase qui la tira brutalement de sa torpeur :

— Je suis Stan, le frère de David.

 

Sans savoir comment, Laura parvint à tenir pendant ces heures interminables, ces discours solennels, la mise en terre. Son cerveau était anesthésié, séparé de la réalité par un épais brouillard. Eût-elle été pleinement consciente de la réalité qu'elle aurait hurlé et hurlé à en devenir folle, à se casser la voix.

Son père l'aida à descendre de voiture et l'escorta dans la maison familiale, devant laquelle stationnaient cinq ou six autres voitures. La rue avait été barrée pour tenir les médias à distance, mais Laura entendait le cliquetis incessant des appareils photo armés de téléobjectifs comme autant d'insectes stridulant à ses oreilles. Elle sentit ses jambes se dérober, mais le Dr Ayars était là pour l'empêcher de s'écrouler. Il la soutint plus fermement par le bras et la porta presque au salon.

Cette réunion était privée, réservée aux proches et à la famille. Il y avait là les joueurs de l'équipe, les entraîneurs, Clip, Serita, Gloria, Judy, son père et, bien sûr, Stan Baskin en invité surprise. Curieusement, la seule personne qu'elle ne connaissait pas. Elle savait que les deux frères ne s'entendaient pas, mais maintenant c'était du passé. Stan faisait partie de la famille, et la mort - à quelque chose malheur est bon - rimait avec pardon et oubli.

Au bout d'une vingtaine de minutes, Laura se retrouva assise seule sur le canapé, les yeux rivés au sol. Une paire de chaussures soigneusement cirées apparut dans son champ de vision. Elle leva la tête. Les deux frères ne se ressemblaient guère, mais l'air de famille était indéniable. En regardant le visage de Stan, son cœur se serra, et à nouveau elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ?

— Merci. Elle déglutit.

— Je suis si contente que vous ayez pu venir. Il hocha lentement la tête.

— Je suis désolé. Il y aurait tant de choses à dire... je n'ai que trop attendu.

— Mais non, voyons.

— Si, Laura. J'en ai gros sur le cœur.

Il inspira profondément. Son beau visage était sombre et crispé.

— David était mon petit frère. Je me rappelle encore le jour où il est né. J'avais dix ans à l'époque.

Il rit doucement.

— Je l'adorais, et lui me suivait partout comme un toutou. J'étais son héros. Sans doute parce que notre père était mort, mais vous auriez dû nous voir, tous les deux. On était inséparables. On jouait dans la cour, on fabriquait des bonshommes de neige, on ramassait des chenilles, je l'accompagnais à l'école. Comment est-il possible, quand on a partagé tant de choses, d'en arriver à ne plus se voir ? Je n'ai jamais cessé de l'aimer, Laura. Malgré tout ce qui nous séparait. Je n'ai jamais cessé de l'aimer.

Ses épaules se convulsèrent, et il se mit à pleurer. Laura prit ses mains dans les siennes.

— Je suis sûre qu'il comprendrait, Stan. Je suis sûre que lui non plus n'a jamais cessé de vous aimer.

Stan continuait à pleurer.

Alors là, Stan, mon vieux, bravo ! Elle ne marche pas, elle court. N'en fais pas trop, mon gars, et en moins de deux, tu l'auras dans ton lit.

Le rire qui lui échappa pouvait très bien passer pour un sanglot. Laura resserra ses doigts.

Sacrement chaude ! Elle vient juste d'enterrer son cher et tendre, et déjà elle se cramponne à moi.

Laura l'observait.

 

Quelle tristesse. Stan ne se pardonnerait jamais de ne pas s'être réconcilié avec David. Et maintenant il était trop tard. Que de temps perdu en mesquineries !

Derrière Stan, un visage se profila dans l'encadrement de la porte, bouffi par les larmes et les nuits sans sommeil, les cheveux en désordre et le teint cireux, fantomatique. Laura songea à la relation entre David et Stan, à la querelle absurde dont, depuis le temps, l'un et l'autre avaient dû oublier la cause. Devant le visage d'ordinaire si beau de sa mère, elle s interrogea sur son propre comportement.

Tout le monde croyait que Laura et David s'étaient réfugiés en Australie pour échapper aux médias. C'était vrai, mais en partie seulement. La principale raison du secret qui avait entouré leur voyage de noces venait de passer la tête par la porte. Laura se demanda ce qu'il convenait de faire. Forte de l'expérience de Stan, elle aurait voulu ravaler son ressentiment, tendre la main à sa mère, mais...

« Laura, il faut que je te parle.

Bien sûr, maman. De quoi ?

Du garçon que tu fréquentes.

— David ?

Je pensais te l'avoir dit, je ne veux plus que tu le voies.

Tu me l'as dit, oui. Plusieurs fois même.

Alors, pourquoi tu ne m'écoutes pas ?

Parce que je n’ai plus dix-huit ans. J'ai le droit de choisir mes fréquentations.

Mais je n'aime pas ce garçon.

Ça tombe bien, ce n’est pas toi qui sors avec lui.

Ne joue pas les imbéciles, Laura. Je ne veux pas que tu le rencontres.

Pourquoi ne l'aimes-tu pas ? Tu ne lui adresses même pas la parole.

Pas la peine. Je connais ce genre d'individu.

Quel genre ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Le play-boy bourré aux as. Ce n 'est pas pour toi.

Tu sais bien que s'il était comme ça, je ne serais pas avec lui.

Tu n'imagines pas à quel point un homme peut cacher son jeu.

Ça signifie quoi, au juste ?

Exactement ce que je viens de dire.

Eh bien, David n 'est pas comme ça.

Cesse de le voir, Laura. Un point, c'est tout.

Sûrement pas. Il se trouve que je suis amoureuse de lui. »

Une pause.

« Oh non, s'il te plaît, Laura, dis-moi que ce n'est pas sérieux !

Pourquoi ? Je ne comp...

Précisément ! Tu ne comprends pas. Fais-moi confiance. Il n'est pas pour toi. Pense à son passé familial. Son père...

Ce n'est pas son père ! Et d'ailleurs, comment tu sais ça, toi ?

S'il te plaît, Laura, je t'en supplie. Ça ne peut que se terminer par un désastre. Romps avec lui avant qu'il ne soit trop tard. »

Leurs regards se croisèrent un bref instant. Les gens s'exclamaient sur la ressemblance physique entre la mère et la fille, c'était le plus beau des compliments pour Laura. Elle eut envie de se lever, de courir se jeter dans les bras de Mary. Mais elle avait trop mal, et il fallait que quelqu'un paie pour tout ce qu'elle endurait.

Laura baissa les yeux et détourna la tête.

 

Debout dans un coin, Gloria triturait nerveusement ses doigts. Pourquoi fallait-il que ça arrive à des gens comme Laura et David ? Toute sa vie, elle avait joué à cache-cache avec la mort, elle l'avait narguée, mais la mort n'avait pas voulu d'elle. La mort n'avait que faire des nullités comme elle.

Elle se tourna vers le bar que son père avait dressé pour les invités. Pour la première fois depuis que Laura l'avait traînée à la clinique, elle avait besoin d'un verre, d'une taffe, d'un sniff... n'importe quoi pour s'étourdir, ne plus penser. Son père en avait conscience. Lui et le Dr Jennifer Harris, la psy de Gloria, ne la laissaient pas tomber, et elle leur en était reconnaissante.

Gloria revenait de loin, mais il lui restait encore beaucoup de chemin à parcourir. Elle avait suffisamment récupéré pour savoir qu'elle n'était pas tirée d'affaire, que son équilibre était encore fragile.

Elle n'en voulait donc pas à son père de garder un œil sur elle pendant qu'il parlait avec Timmy Daniels. Elle lui sourit et se tourna vers sa sœur.

Un long frémissement la parcourut de la tête aux pieds. Elle se mordit la lèvre. Juste une petite taffe. Un petit sniff. Pour l'aider à tenir le coup jusqu'à demain.

Et demain ? Peut-être deux taffes, deux sniffs ? Elle connaissait la suite. Elle se mettrait à dégringoler jusqu'à ne plus se soucier de se réveiller le matin, jusqu'à toucher le fond une fois de plus. Sauf qu'elle n'aurait plus la force de rebondir.

Un doigt lui tapota l'épaule. Elle se retourna. L'homme qui lui faisait face était très séduisant, et lui semblait familier.

Sa voix était douce.

— Excusez-moi de vous déranger. Si vous préférez rester seule...

— Non, non, ça va.

— Vous devez être Gloria. Elle hocha la tête.

— Mon nom est Stan Baskin. Je suis le frère de David.

— Je suis vraiment désolée, pour votre frère. Je l'aimais énormément. Il était formidable.

Stan baissa la tête en signe d'acquiescement.

— Moi aussi, je l'aimais, Gloria.

— C'est trop injuste.

— Je... J'ai du mal à croire qu'il n'est plus là. Je n'arrête pas de me demander pourquoi c'est arrivé, si j'ai fait quelque chose...

— Vous ?

— La vérité, c'est qu'on s'était disputés. Vous n'imaginez pas à quel point je le regrette. Si j'avais été un meilleur frère...

— Vous avez tort de vous tourmenter.

— Je n'ai jamais eu l'occasion de lui demander pardon, de lui dire combien je l'aimais.

Stan lui prit la main, plongea son regard humide dans le sien. À son corps défendant, Gloria se sentit attirée. Il était beau, il ressemblait à David. Et il n'avait pas hésité à lui ouvrir son cœur...

Le voyant au bord des larmes, elle voulut le serrer dans ses bras, mais il s'écarta.

— Désolé de vous importuner, Gloria.

— Ne soyez pas bête.

— Vous êtes si belle, et si gentille avec moi. J'espère qu'on se reverra bientôt.

— Moi aussi.

— Je ne connais pas Boston, et je me sens en confiance avec vous et votre sœur. Je... Ça ne vous ennuie pas que je vous appelle de temps à autre ?

Pourquoi son cœur avait-il bondi pendant qu'il parlait ?

— Ça me ferait très plaisir, Stan. Sincèrement.

 

Non, mais vous avez vu cette carrosserie ! Stan mon vieux, j'ai bien cru que tu allais tourner de l'œil. En plus, il y a du monde au balcon. Je la fais craquer, ça se sent...

Bang !

Alors qu'il se dirigeait vers la sortie, on le heurta violemment. Le choc de la collision tira Stan de sa rêverie. Lorsqu'il eut repris ses esprits, il reconnut un visage qu'il n'avait pas revu depuis une bonne dizaine d'années.

— Qu'est-ce que tu fous ici ? siffla TC, le regard noir.

Stan se ressaisit rapidement.

— Tiens, le petit Terry Conroy ! Ça fait un sacré bail. Tu as pris quelques kilos, mon pote.

— Je t'ai posé une question.

— On n'a pas le droit de pleurer la mort de son propre frère ?

— Une ordure comme toi, non.

— Quel langage dans la bouche d'un flic ! Tu es dans la police maintenant, pas vrai, TC ?

— Qu'est-ce que tu fais ici ?

— C'est un interrogatoire ou quoi ?

— Appelle ça comme tu veux.

— Que dirais-tu de « mêle-toi de tes oignons » ?

— Que dirais-tu de te faire balancer par la fenêtre ?

— Bonne idée, TC. Vas-y, fais un esclandre devant tous ces gens en deuil. Qu'est-ce que tu attends ?

— Si tu importunes qui que ce soit...

— Voyons, TC, pourquoi irais-je faire une chose pareille ?

— Fiche-moi le camp d'ici.

— Oh, pardon. J'ai eu l'impression d'être chez les Ayars. Je n'avais pas compris que c'était ta maison. Ça paie drôlement bien, la police de Boston.

— Qu'est-ce que tu fabriques en ville, au fait ?

— Je viens présenter mes condoléances à ma ravissante belle-sœur.

— Je te préviens, fumier, si jamais tu cherches à lui nuire...

— TC, ne vois-tu pas que j'ai changé ? Je ne suis plus le même homme.

— La merde ne change pas d'odeur. Elle se décompose, c'est tout.

— Très imagé, comme comparaison. Je tâcherai de m'en souvenir. Bon, c'est pas que j'm'ennuie, mais là, faut vraiment que j'y aille.

— Tu retournes dans le Michigan ?

— Pas tout de suite. Je vais rester un peu à Boston.

— Je ne te le conseille pas, Stan. Cette ville peut se montrer très dure envers les étrangers.

— Une menace ? Comme c'est charmant. Si tu veux bien m'excuser...

TC lui empoigna le bras.

— Je te préviens, Stan. Pas de conneries, tu m'entends ? Souviens-toi de ce que tu as fait à David.

Pour la première fois, une lueur de colère brilla dans les yeux de Stan.

— Tu ne sais rien de ce qui s'est passé entre David et moi.

Il voulut se dégager. TC ne céda pas. Il tira plus fort.

— Lâche-moi, connard, murmura-t-il. Sa voix monta dans les aigus.

— Je suis son frère. Je fais partie de la famille. Alors que toi, tu es un de ces parasites qui tournaient autour de mon frère pour lui pomper du fric.

TC desserra son emprise.

— Va-t'en, Stan. Tout de suite.

Stan alla faire ses adieux à Laura et partit. En sortant, il essuya une larme, étonné du naturel avec lequel il pleurait un frère qu'il avait toujours détesté.

Ce soir-là, Judy Simmons rentra seule à l'hôtel, éreintée par les événements de la journée. Elle s'assit sur le lit et sortit son portefeuille de son sac. Ses doigts se glissèrent derrière le permis de conduire pour attraper une photographie vieille de trente ans.

S'allongeant, elle leva l'image en noir et blanc à bout de bras et contempla la jolie étudiante en compagnie d'un bel homme plus âgé.

Pourquoi te torturer ?

Parce que son passé continuait à la hanter. Il les hantait tous, et il n'y avait pas de raison que cela cesse. Sauf si je dis la vérité.

Mais à quoi bon ? Se sentirait-elle moins coupable ? Probablement pas. Mieux valait se taire. Garder le secret. D'ailleurs, elle n'était pas sûre de ce qui s'était réellement passé en Australie. Peut-être s'agissait-il réellement d'un accident, comme ils disaient. Un accident tragique.

Tu parles.

Elle se rassit, posa la photo sur la table de nuit. Et si ce n'était pas un accident... Elle chassa cette pensée de son esprit. David était mort. Sa nièce, sa délicieuse nièce, était anéantie. Elle ne pouvait rien y changer. La vérité n'était pas une machine à remonter le temps qui leur permettrait de revenir en arrière et de tout recommencer. Elle ne rendrait pas la vie à David.

Judy jeta un coup d'œil à la pendule et ramassa sa valise. La seule chose que la vérité pouvait faire aujourd'hui...

... c'était tuer.

Sans un adieu
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