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Sanchez ne savait vraiment pas quoi faire. Julius n’avait pas gagné. PAS. GAGNÉ.
Et Sanchez eut tout le temps de réfléchir à ce problème majeur, car cela faisait déjà une bonne minute que Nina avait déclaré : « Pour cette édition de notre concours “Back From The Dead”, la victoire – oui, j’ai bien dit la victoire – revient à… » Après ces mots, avait retenti un roulement de tambour qui n’avait toujours pas cessé. Sanchez s’attendait presque à voir un lapin rose géant dans la fosse d’orchestre, en train de martyriser sa caisse claire dans des dodelinements, parce que, manifestement, le vacarme n’était pas destiné à s’interrompre de sitôt. Sanchez consulta de nouveau sa montre. Ce fichu contrat devait être signé avant une heure du matin.
Et il était 00 h 55.
Les spectateurs étaient comme pris de folie : ils hurlaient des encouragements à leur favori, et des injures au batteur. Tout d’un coup, le roulement de tambour se tut. Un silence absolu tomba sur l’auditorium. Nina finit alors sa phrase :
« … le Blues Brother ! »
Un rugissement d’approbation s’éleva du public. Nina, qui tenait les deux finalistes par la main, dressa en l’air celle de Jacko afin de signifier sa victoire. À droite de Nina, celui-ci sourit et leva également sa main droite pour remercier le public de l’avoir choisi. À gauche de Nina, Emily baissait la tête, terrassée par la déception. Puis, avec une grâce et une classe infinies, elle lâcha la main de la présentatrice pour féliciter Jacko. Elle le serra dans ses bras, puis alla rejoindre la troupe des perdants sur l’estrade du fond de scène.
Sanchez hocha la tête, et ses pensées revinrent à ce qui allait se passer à présent. C’était Julius qui était censé signer ce contrat. Mais Julius n’avait pas gagné, et il n’allait quand même pas pousser Jacko de côté pour signer le contrat à sa place. Alors qu’allait-il faire ? Et si la réponse était « rien du tout », Elvis avait-il un plan ? Parce que là, Sanchez était fin prêt à rentrer chez lui. Genre, tout de suite.
De nouveau, il remua frénétiquement les bras dans l’espoir d’attirer le regard d’Elvis. Il était grand temps de se casser de ce putain d’hôtel. Elvis finit par remarquer les gestes désespérés de son ami, et lui répondit par un acquiescement. Avec un peu de chance, il pensait exactement à la même chose. Le King saisit le bras de Janis Joplin, lui chuchota quelque chose à l’oreille, et tous deux quittèrent la scène pour rejoindre Sanchez.
« T’es prêt à foutre le camp d’ici ? demanda le patron du Tapioca.
– Putain, tu m’étonnes, répondit Elvis. Mais attendons juste une minute. Histoire de voir ce que va faire Julius. »
Sanchez avait vraiment hâte de dégager le plus vite et le plus loin possible. À présent qu’il avait Elvis à ses côtés, il savait que ses chances de s’en sortir vivant venaient d’augmenter considérablement. Se foutant à présent complètement de ce qui pourrait bien se passer sur la scène, il se dirigea vers la volée de marches qui donnait sur le couloir menant au hall de réception. Alors qu’il descendait, il entendit un bruit de verre brisé. Ça venait du hall. Quelqu’un avait dû casser une fenêtre dans cette zone. En arrivant au bas de la volée de marches, il entendit des bruits de pas, des tas de bruits de pas, qui avançaient dans sa direction. Et plutôt rapidement.
Il s’arrêta sur le seuil de la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir, vers le hall de réception. Sa mâchoire inférieure tomba, et son cœur s’arrêta de battre un bref instant. Les zombies du désert avaient fracturé la porte à double battant de l’entrée, et pénétraient à présent dans l’hôtel par centaines. Ils se pressaient dans toutes les directions, en quête de chair dont ils pourraient se repaître. Sanchez tourna les talons et remonta les marches pour se précipiter vers la scène. L’idée de devenir un apéritif était loin de le charmer. D’autant plus qu’il ferait un apéritif franchement conséquent, de quoi contenter plusieurs morts-vivants. Son instinct avait repris le dessus, le poussant à faire ce en quoi il excellait : fuir le danger.
En haut des marches, Elvis et Janis assistaient à la suite des événements. Nigel Powell avait quitté son siège et tenait dans les mains ce qui ne pouvait être que le fameux contrat. La vision de cauchemar dans le hall de réception avait frappé Sanchez d’un mutisme passager. Il s’immobilisa derrière Elvis et inspira plusieurs fois à pleins poumons. Le King ne l’avait pas remarqué. Il parlait à Janis.
« Dès que quelqu’un aura signé ce contrat, faudra qu’on foute le camp d’ici, baby, lui dit-il.
– Tu veux pas rester pour le rappel ? demanda Janis.
– Nan, faut vraiment qu’on se casse. Le mec qui a gagné va signer un contrat avec le diable. Va lui vendre son âme. Deviendra une âme damnée.
– Quoi ?
– Je suis sérieux, ma belle. Et puis y a aussi tout un tas de putains de zombies qui se dirigent droit sur cet hôtel. Ils vont tous nous tuer, à moins que James Brown signe ce foutu contrat.
– Mais le Blues Brother a gagné à la régulière », protesta Janis.
Sanchez retrouva enfin sa voix : « Elvis ! Les zombies ! Ils sont déjà ici ! Ils sont dans ce putain d’hôtel ! »
Elvis se retourna pour considérer Sanchez, puis jeta un coup d’œil à sa montre. « Merde ! Minuit cinquante-sept. »
Sanchez porta son regard sur la scène. « Si c’est Jacko qui signe le contrat, les zombies resteront ici pour nous tuer, c’est ça ? »
Elvis acquiesça. « C’est ce que disait Gabriel.
– Mais s’il l’a toujours pas signé à une heure du mat’, alors cet hôtel à la con s’enfoncera dans les flammes de l’enfer, et on crèvera tous, pas vrai ?
– Exact.
– Alors pourquoi on est encore ici ?
– Parce que si c’est Julius qui signe, on a une chance de s’en tirer.
– Qu’est-ce qui se passe si c’est Julius qui signe ? Je crois me souvenir que Gabriel a pas été super clair, là-dessus.
– Putain, mec, je t’en pose des questions, moi ? lança Elvis, exaspéré. Écoute, je suis pas très sûr de ça, mais il me semble qu’y a que Julius qui peut briser la malédiction. Même si j’ai pas la moindre idée de ce que ça peut être, comme malédiction. »
Janis les regardait comme s’il s’agissait de deux aliénés patentés. « Mais qu’est-ce que vous – merde, putain, enculé – êtes en train de raconter ?
– Pas le temps de t’expliquer, répondit Elvis. Faut qu’on empêche ce type de signer !
– Trop tard », dit posément Janis en pointant la scène du doigt.
Nigel Powell se tenait à présent au beau milieu des planches, à côté du Blues Brother, face au public. Il tenait le contrat maléfique, Jacko avait un stylo à bille à la main. Prêt à passer un pacte avec le diable. Prêt à vendre son âme.
Jacko enleva ses lunettes noires et les rangea dans la poche de poitrine de sa veste. Puis il tendit la main et attrapa l’une des extrémités du contrat que tenait Powell. Il releva son stylo, signalant qu’il ne trouvait pas l’endroit où il était censé signer.
Elvis hocha la tête en détournant les yeux. « Le pauvre con, soupira-t-il. Il sera damné à jamais.
– Je préfère que ce soit lui que moi », marmonna Sanchez.
Powell consulta sa montre. Son regard trahit son impatience de voir de l’encre sur le papier. Le contrat était un vrai monstre d’au moins 5 centimètres d’épaisseur. Jacko n’avait pas le temps de le lire en entier. Le message semblait être en substance : Signe, un point c’est tout. Jacko approcha le stylo du contrat, prêt à céder son âme, et Sanchez et Elvis se figèrent, se demandant ce qui s’ensuivrait. Et ce qu’ils devraient faire.
Sanchez entendit alors un bruit dans son dos. Il tourna la tête et vit deux zombies passer en courant devant la volée de marches, en contrebas. D’ici une minute, ce putain d’hôtel grouillera de ces pourritures, pensa-t-il. Il reporta son regard sur la scène.
Juste à temps pour voir Julius réagir enfin.
Quittant l’estrade des perdants, le chanteur au costume violet se précipita vers Jacko et Powell. « ARRÊTEZ ! hurla-t-il. Ne signez pas ! »
Il bouscula au passage Nina Forina, manquant de peu de la jeter à terre. Powell pressa Jacko de signer.
« Ne faites pas attention à lui. Vite, signez ! »
Du haut de l’auditorium, un autre fracas de verre brisé retentit soudain. Il ne fut pas aussi bruyant que celui que Sanchez avait entendu une minute auparavant, mais cela suffit à le faire sursauter. Il se retourna en direction du bruit, juste à temps pour voir la vitre principale de la régie tomber en morceaux sur les spectateurs, telle une cascade de cristaux de glace.
Sur la scène, Julius attrapa Jacko par le col de sa veste, dans l’espoir de le tirer à lui avant qu’il signe le contrat. Il garda le pan de tissu moins d’une seconde dans sa main.
BANG !
Paralysé par la terreur, Sanchez vit la tête de Julius exploser. Un trou net perça son front et, une fraction de seconde plus tard, la partie postérieure de sa tête éclata, répandant sur les planches une nuée de sang et de cervelle. Dans un bruit particulièrement répugnant, un énorme bout de matière molle et humide atterrit sur la robe argentée de Nina Forina. Des taches écarlates lui éclaboussèrent le visage, et elle poussa un cri d’horreur. Le hurlement suraigu en suscita des centaines d’autres chez les spectateurs terrorisés qui assistaient à la scène.
Sanchez vit le corps sans vie de Julius tomber sur les planches dans un bruit sourd et sinistre. Le sang qui giclait de sa tête coulait sur ce qui restait de son visage pour se répandre sur la scène. Sa perruque, arrachée par la force de l’impact, était tombée dans la flaque de sang, dont elle s’imbibait peu à peu. Ses yeux morts croisèrent un instant ceux de Sanchez, avant de se révulser pour ne plus laisser paraître que leurs blancs. Putain, c’est au moins la cinquième fois que ça arrive aujourd’hui, se dit Sanchez. Pris de nausée, et tout à fait terrifié, il jeta un coup d’œil à l’homme qui avait tiré de la régie. Sanchez put voir qu’il s’agissait du type habillé en noir, au visage dissimulé sous sa capuche, qu’il avait croisé plus tôt dans le couloir, et qu’il avait vu entrer dans la régie juste avant l’annonce des résultats. En tout cas, ce mec-là, je risque pas de l’oublier, pensa Sanchez.
Il tira violemment sur la manche dorée d’Elvis et pointa la régie du doigt. « Ce mec a tiré sur Julius !
– Sans déconner, Sherlock.
– Tu crois qu’il est mort ?
– Vu que sa cervelle est répandue aux quatre coins de cette foutue scène, je crois que je vais être dans l’obligation de dire que, bien sûr, il est mort, espèce de gros con.
– Mais c’est le treizième apôtre ! »
Tout naturellement, Janis Joplin semblait un peu perdue. « De quoi ? demanda-t-elle.
– C’était le treizième apôtre, corrigea Sanchez en désignant d’une main tremblante le cadavre de Julius. Il était le seul à pouvoir nous sauver, et maintenant il est mort. On est complètement foutus ! »
Janis fronça les sourcils. « Arrête d’être con. Ça voudrait dire qu’il a plus de 2 000 ans.
– Moi, je suis prêt à le croire, répliqua Sanchez.
– Ah ouais ? Pourtant on dirait qu’il a à peine 30 ans. Trente-cinq, à tout casser.
– Et alors, ça semble logique, non ? C’est un apôtre. »
Janis refusait tout bonnement de croire un seul mot de cette histoire. « Tu veux dire que les apôtres ont, genre, droit à de la crème anti-âge gratuite ?
– Peut-être bien. »
Sanchez ne voyait pas trop sur quoi cette conversation allait déboucher.
« Bah, c’est vraiment con qu’il en ait pas profité pour prendre de la lotion antichute de cheveux. »
À son tour, Sanchez fronça les sourcils. Lorsqu’elle ne jurait pas à tort et à travers, Janis pouvait être extrêmement sarcastique. « Écoute, reprit-il, le mec qui nous a raconté tout ça en connaît un rayon sur ce genre de trucs. Pas vrai ? » Sanchez détourna le regard en direction d’Elvis.
« Ouais, répondit celui-ci. Quoique, au final, j’en sais trop rien, mec. Si ça se trouve, c’était des conneries, tout ça.
– En tout cas, Gabriel y croyait.
– Ouais, en même temps, si tu lui avais dit que Joan Rivers avait 21 ans, il t’aurait cru. »
Sanchez éprouva un regain de terreur. Gabriel s’était-il laissé duper par Julius ? « Alors cette histoire de treizième apôtre, c’est du flan ?
– Je crois bien, répondit Janis. Même si j’ai lu un truc à ce sujet, une fois. Il paraîtrait qu’il est enterré quelque part en Afrique, ou un truc du genre.
– C’est peut-être ce mec », dit Elvis en pointant Jacko, qui venait de signer le contrat que Powell lui avait tendu.
Il était de plus en plus difficile de s’entendre. La majorité du public criait. En fait, à l’exception de Powell et de Jacko, à peu près toutes les personnes présentes sur scène hurlaient et couraient dans tous les sens, terrifiées par la vision du cadavre de Julius, ainsi qu’à l’idée que le tireur de la régie pouvait faire feu de nouveau. Cette fois-ci, sur eux.
En cherchant à fuir, les spectateurs trouvèrent une autre raison de hurler d’horreur. Ils étaient littéralement enfermés dans l’auditorium : chaque issue était bloquée par des attroupements de zombies.
Le carnage ne faisait que commencer.