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Sanchez était plus stressé, plus à cran que les finalistes eux-mêmes. Quelques minutes auparavant, il avait enfermé un tueur à gages à queue-de-cheval rousse dans une chambre froide. Et ce malade était susceptible de réapparaître à tout moment, avec une idée fixe en tête : se venger. À cela s’ajoutait un menu détail, en l’occurrence, le fait que des zombies du désert se dirigeaient droit vers l’hôtel avec l’intention de dévorer tous ceux qui s’y trouvaient.
À en croire tout ce qu’il avait entendu ces dernières heures, son seul espoir de s’en sortir reposait entièrement sur les épaules de Julius, sosie de James Brown, et sans doute treizième apôtre. Si Julius gagnait, alors, en principe, il briserait une sorte de malédiction. Sanchez n’avait cependant pas oublié la remarque de Gabriel, selon qui l’hôtel sombrerait dans les flammes de l’enfer si Julius signait le contrat. Il avait beau envisager les choses sous tous les angles, ça ne présageait rien de bon. Et toutes les réponses aux questions en suspens étaient censées se manifester dans la demi-heure.
Lorsque Nina Forina annonça le passage du dernier finaliste, les nerfs de Sanchez étaient littéralement en pelote. Et le fait que le chanteur en question, Julius en personne, prenne des siècles pour faire son apparition n’arrangea pas les choses. Pourtant, alors qu’il semblait certain que celui-ci ne se pointerait pas, il jaillit des coulisses en souriant comme un abruti.
Sanchez se trouvait sur le côté de la scène, en compagnie d’Elvis et des autres chanteurs, appréhendant la prestation de Julius. Mais il ne les déçut pas. Il avait choisi cette fois « I Got You (I Feel Good) ». À l’instar du Blues Brother et d’Emily, il avait l’avantage de se faire accompagner par l’orchestre. Le « Sweet Home Chicago » de Jacko avait permis aux musiciens de s’échauffer, et la sublime interprétation d’Emily les avait pleinement inspirés. Forts de cette assurance, ils accompagnèrent très efficacement Julius.
Emily avait une voix merveilleuse, Elvis un charisme surnaturel, Janis une maladie à fort potentiel comique, le Blues Brother sa guitare, Freddie Mercury une incroyable ressemblance avec le regretté chanteur qu’il imitait. Julius, lui, avait des pas de danse d’une vivacité confondante. Durant son interprétation, il couvrit la surface entière de la scène. Dès la moitié de la chanson, il transpirait déjà abondamment. Il fit plusieurs grands écarts, se relevant à chaque fois sans s’aider des mains. Il déambulait crânement de gauche à droite, battant le rythme de la chanson en se tapant la tête, et, lorsqu’il ne chantait pas, il comblait les blancs avec des cris et des glapissements. Chaque « Hey ! » et chaque « Ooow ! » qu’il poussait semblait exciter plus encore le public. Comme ils l’avaient fait précédemment, les spectateurs s’étaient levés pour emplir les allées de l’auditorium, secouant la tête et dansant. Et cette excitation était loin de se cantonner au public. La section cuivre de l’orchestre était pleinement entrée dans l’esprit de la chanson.
À la dérobée, Sanchez gardait toujours un œil sur les jurés, afin de jauger leurs réactions. Lucinda Brown remuait sur son siège et battait la mesure en claquant des mains, manifestement très enthousiasmée. À côté d’elle, Nigel Powell ne laissait rien paraître. Même dans les bons jours, son visage était quasi inexpressif. Et s’il fallait en juger par son attitude tout entière, il ne semblait pas très impressionné. Ses bras étaient croisés, et ses lèvres pincées. À côté, Candy Perez souriait, levant et abaissant un bras puis l’autre, en une espèce de chorégraphie qui aurait pu faire penser qu’elle gravissait une échelle invisible. Sanchez fixait ses seins fermement serrés l’un contre l’autre, et qui, suivant les mouvements de ses bras, se relevaient et s’abaissaient à tour de rôle. Nom de Dieu ! se dit-il. Sûr qu’y en a un des deux qui va finir par sortir !
En inspectant scrupuleusement du regard le décolleté de sa veste en cuir, il finit par se convaincre qu’un bout de mamelon dépassait, juste au-dessus de la fermeture éclair. Il écarquilla les yeux et donna des coups de coude à Elvis qui se tenait à sa droite.
« Putain, mec, regarde un peu ! chuchota-t-il. Je crois que je vois un mamelon de Candy ! »
Il s’attendait à ce que son ami le remercie pour le tuyau, mais, à la place, entendit une voix féminine lui répondre d’un ton assez froid : « Merci bien, c’est très délicat. »
Sanchez se rendit compte que ce n’était pas à Elvis qu’il venait de donner quelques petits coups de coude, mais bien à Emily. Il regarda autour de lui et aperçut Elvis un peu plus loin, en train de bavarder avec Janis Joplin. Il sentit ses joues s’empourprer légèrement.
« Euh… désolé, marmonna-t-il. Je croyais que c’était quelqu’un d’autre.
– Pas de problème, répondit Emily dans un petit rire.
– YO, ELVIS ! cria Sanchez afin de se faire entendre par-dessus la musique. VITE ! CANDY A UN MAMELON QUI DÉPASSE ! »
Abandonnant Janis en plein milieu de leur conversation, Elvis le rejoignit. Par-dessus l’épaule de Sanchez, il plissa les yeux pour voir si son ami avait raison. Au bout d’une poignée de secondes, il acquiesça.
« Joli. »
Sanchez ne sut jamais si la prestation de Julius fut assez bonne pour lui permettre de remporter le concours. Elvis et lui passèrent en effet la dernière minute de la chanson les yeux rivés au mamelon de Candy.
Sanchez était un fan invétéré de Candy Perez depuis qu’elle avait décroché la première place du Top singles avec son tube « I Love Chubbies » (« J’adore les gros »). Un jour, il avait même accroché un de ses posters au mur du Tapioca. Il y était resté durant près d’une heure, avant que quelqu’un le fasse disparaître. Ce vol l’avait empli d’amertume, mais, à présent, tout cela était oublié. Il tenait quelque chose de bien plus précieux : l’image du mamelon de Candy à tout jamais gravé dans sa mémoire. Rien que d’y penser, il était pris de vertiges. Avec tout ce qui lui était arrivé aujourd’hui, il n’avait pas eu le temps de manger un morceau, et la faim qu’il éprouvait, associée à ce spectacle divin, lui faisait tourner la tête.
Lorsque Julius en eut fini et que tous et toutes (y compris Candy) eurent cessé de sautiller, Sanchez éprouva une légère déception. Pourtant il applaudit et cria plus fort qu’il ne l’avait fait à la fin des précédentes interprétations.
« T’as vu ça ? dit-il en envoyant de nouveaux coups de coude à Elvis. Putain, c’était grandiose. J’ai quasiment vu son nib en entier, mec ! Terrible !
– Elvis est retourné derrière, répondit Emily.
– Hein ? Oh ! »
Une fois de plus, Sanchez sentit ses joues rougir. Elvis était en effet à l’écart, en pleine discussion avec Janis Joplin. « Désolé. Je croyais qu’il était encore à côté de moi.
– J’ai bien compris.
– N’empêche, vous avez vu ça ? C’est dingue, hein ? Elle a des nichons incroyables.
– Elvis n’a pas bougé. »
Une note glaciale résonnait dans la voix d’Emily.
« Ouais, je sais. Mais il faut absolument que je partage ça avec quelqu’un. Vous voulez pas faire semblant d’être un mec, juste un instant ? C’est quand même pas trop demander, non ? »
Emily éclata de rire. « Vous voulez que je fasse semblant d’être un mec ? Très bien. » Elle réfléchit un instant, puis s’arracha soudain à ses pensées. « Vous savez quoi ? Je l’ai vue tout à l’heure sous la douche.
– Hein ?
– Carrément. Elle était complètement nue, avec une autre femme. Elles étaient en train de s’embrasser et de se peloter. »
À ses simples mots, les vertiges de Sanchez s’accentuèrent. Ses jambes faiblirent tout d’un coup, et bien qu’il entendît distinctement Emily, il ne la vit plus.
« Sanchez ? Je plaisantais. J’ai tout inventé. J’essayais juste de faire semblant d’être un mec, comme vous me l’avez demandé. Sanchez ? Sanchez ? » Elle répéta son nom à plusieurs reprises, avant de s’écrier : « Hé ! Est-ce que quelqu’un peut appeler les secours ? Je crois qu’il vient de perdre connaissance. »