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Même dans ses bons jours, Angus l’Invincible avait l’air en rogne. Et ce n’était pas un de ses bons jours. Lorsqu’il apprit qu’on avait cédé sa chambre à quelqu’un d’autre, la rage déforma littéralement ses traits. Par-dessus le marché, la réceptionniste lui avait remis une enveloppe adressée à M. Claude Balls (l’un de ses pseudonymes), et qu’on avait déposée à son attention. Cela aurait dû l’apaiser, mais en se saisissant de l’enveloppe, il avait aussitôt remarqué qu’elle avait été endommagée. Bien entendu, tout le personnel de la réception niait l’avoir ouverte. Selon eux, la personne qui occupait sa chambre la leur avait remise dans cet état.
Il faut préciser ici qu’au fil des ans Angus avait torturé un très grand nombre de personnes. Parfois par simple amusement, soit, mais le plus souvent afin d’obtenir des informations. Fort de cette expérience, il sentait d’instinct si la personne qu’il avait en face lui racontait des conneries. Et les réceptionnistes de l’hôtel avaient bien trop peur de lui pour lui mentir. Cela, il en était sûr à 100 %. L’enveloppe contenait encore les photos et la liste des cibles à abattre. Le vrai problème, c’est que le fric avait disparu.
En proie à une grande nervosité, Stephie, la réceptionniste, l’informa qu’il ne restait plus une seule chambre de libre, et l’invita à aller boire un verre dans le bar le plus proche (aux frais de l’hôtel, bien entendu), pendant qu’elle tenterait de lui trouver une nouvelle chambre. Angus savait qu’elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour trouver une solution, pour la simple et bonne raison qu’il avait réussi à les terroriser, elle, mais aussi tout le reste de l’équipe, y compris les agents de sécurité. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’un tueur à gages de 2 mètres arrivait à la réception de l’hôtel pour apprendre que la chambre qu’il avait réservée avait été refilée à quelqu’un d’autre.
En se dirigeant vers le bar, Angus tira les photos de l’enveloppe pour les consulter, et jeta un coup d’œil aux noms des cibles qui figuraient sur un bout de papier. S’il avait survécu aussi longtemps, c’était bel et bien grâce à son instinct, et, en l’occurrence, son instinct lui avait dit dès le début que ce contrat puait le coup foireux. Soit, l’écrasante majorité de ses employeurs étaient des enfoirés (c’était l’un des mauvais côtés de la carrière qu’il s’était choisie), mais le type qui lui avait proposé cette mission était pire encore. Il prétendait s’appeler Julius, mais cette information elle-même était douteuse.
Même selon les standards du milieu trouble où évoluait le tueur à gages, ce Julius paraissait très peu fiable. Angus l’avait lu sur son visage dès leur première rencontre. Ce mec suintait la traîtrise et la dissimulation. Par-dessus le marché, il semblait être du genre à confier une même mission à plusieurs tueurs à gages, à seule fin de s’assurer de la réussite du coup. Il n’était jamais bon de faire affaire avec ce type d’individus. Avec eux, on finissait toujours par bosser avec d’autres assassins dans les pattes, qui, en plus des cibles désignées, essayaient d’abattre leurs concurrents, le salaire revenant au dernier survivant. Quand on se fait pas carrément trahir par son employeur, pensa Angus qui enrageait déjà. En temps normal, il aurait refusé la mission pour toutes ces raisons, mais étant donné la dèche dans laquelle il se trouvait, il s’était dit que la récompense qui l’attendait au bout valait le coup de prendre tous ces risques. Il n’en demeurait pas moins que depuis le début la malchance l’avait suivi où qu’il aille, chose qui arrivait à chaque fois qu’il acceptait un job qui ne lui plaisait pas.
Il restait néanmoins convaincu d’une chose : Julius était tout sauf franc du collier, et ses intentions étaient peu claires. Angus avait accepté de travailler pour lui à la seule condition de recevoir une avance de 20 000 dollars. Il était sûr de pouvoir mener cette mission à bien, mais, au cas où les choses ne se passeraient pas comme prévu, ces 20 000 dollars lui permettraient d’éponger une dette qu’il avait contractée auprès de chefs de gang particulièrement peu recommandables. Un carton plein lui vaudrait 30 000 dollars supplémentaires, mais les probabilités d’empocher cette somme étaient assez minimes. Et il était hors de question qu’Angus prenne tous ces risques gratuitement.
Une autre chose le taraudait, un point bien précis qui avait fini de le convaincre que cette mission était ou bien un coup foireux, ou bien un coup monté : le fait que la chambre qu’il avait réservée avait été cédée à un certain Sanchez Garcia, uniquement parce que lui, Angus, était arrivé un peu en retard. C’était ce même Garcia qui, apparemment, avait déposé l’enveloppe à la réception. Il était plus que probable qu’il fût à présent en possession du fric, et qu’il connût les détails de la mission. Peut-être était-ce un autre tueur à gages ?
Tout à ces questionnements, Angus entra dans le bar, d’humeur proprement massacrante, et avec une sacrée envie de boire un coup. C’est alors que la chance parut soudain tourner en sa faveur. Assis à une table au fond du bar se tenait un Black pas très grand vêtu d’un costume violet. Angus le reconnut immédiatement : il s’agissait de Julius, le salopard qui l’avait engagé. Une petite tanche au crâne ras qui détournait le regard à chaque question qu’on lui posait. Peut-être allait-il pouvoir lui expliquer ce qui se passait au juste. Ou, tout du moins, cracher 20 000 dollars.
Angus s’avança vers la table de Julius. En chemin, il apostropha la barmaid : « Hé ! grognasse, amène-moi un double scotch on the rocks. »
Profondément indignée, Valerie le considéra des pieds à la tête, au prix d’une tension de la nuque presque douloureuse. En remarquant qu’elle avait affaire à un vrai géant, elle laissa s’échapper un simple « oh ». À l’instar de la plupart des gens auxquels Angus donnait des ordres, elle se dit qu’il valait mieux obéir sagement.
Angus s’assit lourdement sur une chaise face à Julius. Le sosie de James Brown parut d’abord étonné de le voir, mais la surprise laissa vite place à une placidité de façade. Il saisit sa bouteille de Shitting Monkey et but une gorgée au goulot. Des tas de mecs faisaient le coup à Angus : ils répondaient à son allure intimidante en se la jouant nonchalants. Angus prenait un plaisir vicieux à se dire que, malgré les apparences, Julius était probablement sur le point de chier dans son joli pantalon pattes d’eph.
Le tueur à gages jeta sur la table l’enveloppe marron qui contenait les photos et la liste de noms, puis s’adossa à sa chaise en dévisageant Julius d’un air furieux. « Ils sont passés où, les 20 000 ? » gronda-t-il, la pointe de son bouc roux tressautant à chaque syllabe.
Julius reposa sa bière sur la table. « Vous êtes en retard », dit-il. S’il était intimidé, il le cachait rudement bien. « J’ai chargé quelqu’un d’autre d’effectuer cette mission.
– Quoi ?
– Vous n’êtes pas arrivé au moment convenu. Quelqu’un d’autre se charge d’honorer le contrat. Vous auriez peut-être mieux fait de tendre l’oreille quand j’ai souligné l’importance d’arriver à l’heure.
– J’t’écoute à peine en ce moment même, espèce de con.
– C’est vous seul que ça regarde. »
Angus serrait les poings de colère. « Sale enculé, grogna-t-il en plantant un regard noir dans les yeux du chanteur.
– Désolé, mon vieux. Après l’heure, c’est plus l’heure. »
Angus se pencha au-dessus de la table, se rapprochant dangereusement de Julius. « Tu sais quoi, je suis même pas convaincu que tu es ce que tu prétends être. Alors fais bien attention à la façon dont tu me parles, connard. »
Valerie arriva à ce moment précis pour se camper derrière Angus. Elle se pencha pour déposer sur la table un dessous de verre en argent sur lequel se trouvait un double scotch on the rocks. Les glaçons fondaient dans de légers craquements et sifflements, seuls sons à briser le silence qui s’était installé entre les deux hommes.
« C’est pour moi », lança généreusement Julius. Son expression alliait savamment l’insouciance et la fausseté.
« Parce que je t’ai donné l’impression que j’allais payer ? »
Julius tendit à Valerie un billet de 10 dollars qu’il accompagna d’un sourire amical. Elle rangea l’argent dans la petite poche noire qui pendait à sa taille. Puis elle eut la présence d’esprit de se réfugier prestement derrière le comptoir.
« Merci », lâcha Angus d’un ton mauvais avant de boire sa première gorgée. Les glaçons glissèrent dans le verre pour venir se presser contre sa moustache. Du dos de la main, il s’essuya, et reposa son scotch sur le dessous de verre en argent. « Alors, qu’est-ce qui est arrivé à mes putains de 20 000 dollars ? J’ai au moins le droit à ça, rien que pour le déplacement.
– Je ne sais pas à quel petit jeu vous jouez, monsieur Balls, mais les 20 000 se trouvaient bel et bien dans l’enveloppe. En tout cas, ils s’y trouvaient lorsque je l’ai glissée sous la porte de votre chambre. Comme je vois les choses, c’est vous qui me devez 20 000 dollars.
– Va te faire foutre. La nana de la réception m’a dit qu’on avait passé ma chambre à un mec du nom de Sanchez Garcia. Pourquoi est-ce qu’il a pris ma chambre ? »
Un bref instant, Julius parut sincèrement surpris.
« Qui est-ce ?
– C’est justement ça que je voudrais savoir. C’est à lui que t’as repassé le job ?
– Merde, j’ignore complètement le vrai nom du type auquel j’ai confié la mission. Je sais seulement que tout le monde l’appelle “le Bourbon Kid”. Il n’a pas vraiment l’habitude de révéler sa véritable identité.
– Le Bourbon Kid, hein ? Ce sale enculé… Et il a déjà honoré le contrat ? Parce que moi, je suis prêt à rattraper mon retard dès maintenant. »
Julius poussa un soupir, avant de hausser les épaules d’un air détaché. « S’il est à la hauteur de sa réputation, il en aura fini d’ici dix minutes.
– Eh ben, c’est ce qu’on va voir. »
Angus vida d’un trait son verre de scotch, croqua férocement les glaçons comme pour prouver à Julius sa très forte résistance aux basses températures. Puis il reposa violemment le verre vide et se leva. « Je vais trouver ce Sanchez Garcia et récupérer mes 20 000 dollars. Et après ça, je finirai le boulot. » Son « finirai » était teinté d’une nuance clairement menaçante.
« Bonne chance à vous. »
Angus considéra Julius en hochant la tête. Cette petite merde n’avait même pas l’air mal à l’aise. Les soupçons d’Angus se confirmaient : il fallait se méfier de ce mec comme de la peste. Tournant les talons et se dirigeant d’un pas féroce vers la sortie, Angus se demandait contre qui il convenait de s’énerver. Passer ses nerfs sur Julius aurait été une perte de temps pure et simple. Mieux valait se rabattre sur ce Sanchez Garcia.
Le moment était venu de mettre au point un nouveau plan.