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Emily avait vraiment été à deux doigts de ne pas arriver sur scène à temps. Elle se dit qu’elle devait sûrement remercier le Bourbon Kid. Après tout, il lui avait sauvé la vie. (Bon, d’accord, le revolver de Gabriel n’était pas chargé. Mais il aurait très bien pu lui défoncer le crâne avec la crosse. Ou l’étrangler. Ou même… Quand il le fallait, Emily avait un véritable génie pour trouver des justifications.) Et il ne l’avait pas tuée après qu’elle l’eut défié ouvertement. Lorsqu’il avait plongé une main sous sa veste en cuir, elle avait craint qu’il n’en sorte une arme. À la place, il avait tiré un paquet de cigarettes. Il était sans doute capable de tuer quelqu’un avec une cigarette, mais, en l’occurrence, il avait décidé de ne rien en faire. Pour le plus grand soulagement d’Emily. On aurait eu beau tergiverser, cet homme était connu pour tuer des gens sous des prétextes assez mesquins. Comme, par exemple, rien du tout.
Alors que, debout sur les planches, elle réfléchissait à tout ce qu’il venait de se passer, elle prit soudain conscience que Julius la regardait. Elle en fit de même et lui adressa un mouvement de la tête, accompagné d’un sourire peu enthousiaste. Le regard de Julius parut se troubler une fraction de seconde, puis il lui adressa en retour un sourire aussi bref que faux. Si ce que le Kid lui avait dit était vrai, Julius devait s’attendre à ce qu’elle soit morte à cette heure. Pas étonnant qu’il la regarde bizarrement. Emily frémit. Elle ne se sentait pas du tout en sécurité. Une seule personne pouvait l’aider. Nigel Powell.
Après l’annonce des noms des finalistes, tout le monde se mit à quitter la scène, et Emily s’approcha timidement du jury. On venait de déclarer une pause de vingt minutes. Beaucoup de spectateurs avaient quitté leurs sièges pour aller se dégourdir les jambes. Les deux collègues de Powell, Lucinda et Candy, avaient, elles aussi, disparu : c’était l’occasion rêvée pour Emily d’échanger discrètement quelques mots avec Powell.
En la voyant approcher, il lui sourit. « Bonsoir, Emily », dit-il en se levant. On pouvait dire ce qu’on voulait à propos de Nigel Powell, mais c’était quelqu’un d’une courtoisie irréprochable. Quand ça lui convenait. « J’ai craint un instant que vous n’arriveriez jamais sur cette scène. Il s’en est fallu de peu.
– C’est vrai. Je suis terriblement désolée. En fait, c’est justement de ça qu’il faudrait que je vous parle. Est-ce que vous avez un instant ?
– Bien sûr. Prenez un siège. »
Il lui fit signe de s’asseoir à sa droite et, une fois qu’elle l’eut fait, se rassit.
Emily remua sur son siège. Il était encore chaud. « J’ai très mal au crâne.
– Je suis navré de l’apprendre. Voulez-vous que je vous trouve des antidouleur ?
– Quelqu’un m’a cogné la tête avec un pistolet. »
Ce n’était pas rigoureusement vrai, elle en avait bien conscience. Mais c’était plus rapide que de se lancer dans un récit exhaustif.
« Je vous demande pardon ?
– Un pistolet. Un homme est entré par effraction dans la chambre où vous m’aviez installée. Il a abattu les deux vigiles chargés de me protéger, puis il a essayé de me tuer. »
Powell n’aurait pas pu paraître plus abasourdi que ça. « Par tous les diables ! Commençons par le commencement. Qui a essayé de vous tuer ?
– Un biker très costaud qui s’appelait Gabriel. Le crâne rasé, des bras gros comme des troncs d’arbre.
– Où se trouve-t-il à présent ?
– Il est mort. Son corps est toujours dans la chambre, avec ceux des deux agents de sécurité.
– Il est mort ? Qui l’a tué ? Vous ?
– Non. Un certain Bourbon Kid. Il m’a sauvée. Pour des raisons qui, pour être tout à fait franche, me paraissent très étranges.
– Le Bourbon Kid vous a sauvée ?
– Oui. Et selon lui, c’est Julius, le sosie de James Brown, qui a chargé ce Gabriel de me tuer. Apparemment, les trois autres finalistes, du moins ceux qui avaient été présélectionnés pour la finale, sont morts, eux aussi. Vous étiez au courant ? »
Powell acquiesça, sans toutefois prendre la peine d’expliquer ce dont il était au courant. « Julius, hein ? dit-il d’un air pensif. J’aurais dû le deviner. Dès notre première rencontre, il y avait quelque chose en lui qui ne me revenait pas.
– Alors vous croyez que c’est vrai ? Qu’il a bien tenté de tuer les autres finalistes ? »
De nouveau, Powell acquiesça. « Eh bien, oui, je le crois. » Il détourna un instant le regard, plongé dans ses pensées. Puis il se retourna vers Emily et, avec toute la courtoisie qui était la sienne, lui dit : « Merci infiniment d’être venue m’en informer. Je vais de ce pas l’exclure de la compétition.
– Vous allez appeler la police ?
– Bien entendu. Les autorités vont s’occuper de son cas. Elles le jetteront en prison. Et, je l’espère, jetteront la clef de sa cellule. »
Emily poussa un soupir de soulagement. « Dieu merci. J’avais vraiment très peur de vous raconter tout ça.
– Ne vous en faites pas. »
Powell se releva de nouveau. « Allez donc vous mêler aux autres finalistes. Ne dites pas un mot de tout cela à qui que ce soit, et, quoi qu’il arrive, ne vous éloignez pas du troupeau. Restez entourée à tout moment. Je vais nous débarrasser de Julius, ainsi que de toute personne susceptible de travailler à la ruine de ce concours pour son compte. Quant à vous, ne pensez plus qu’à votre prestation. Parce qu’une fois qu’il sera exclu du concours, ce sera pour vous un jeu d’enfant de remporter la première place.
– Ce n’est pas pour ça que je vous ai tout raconté, répliqua Emily, sur la défensive.
– Je le sais. À présent, pressez-vous de rejoindre les autres. »
Il lui décocha un clin d’œil. « On va finir par croire que le concours est truqué, à nous voir bavarder ainsi.
– Merci beaucoup. »
Emily quitta son siège à son tour et se dirigea vers les coulisses. Elle aperçut le dos du cuir jaune de Freddie Mercury qui descendait une volée de marches, et courut pour le rejoindre. La sécurité du plus grand nombre, se dit-elle. Et aussi loin que possible de Julius.
Nigel la vit disparaître dans les coulisses et réfléchit à ce qu’elle venait de lui dire. Ainsi donc, Julius était l’agent perturbateur qui tentait de détruire son show. Les raisons qui l’y poussaient restaient un mystère pour Powell, mais cela n’avait aucune espèce d’importance.
James Brown, le parrain de la soul, serait éliminé avant même de pouvoir chanter en finale.