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Par le passé, il était arrivé à Sanchez de faire des choses stupides. Bon, OK : il lui était arrivé de faire des trucs vraiment complètement cons. La plupart du temps, ces conneries impliquaient soit des femmes, soit des paris d’argent. Sa dernière connerie en date touchait aux deux à la fois, même si la femme en question n’avait pas grand-chose à voir avec celles qui, habituellement, poussaient Sanchez à passer pour un con. Celles-ci avaient tendance à être jeunes, belles et malignes. La Dame Mystique était vieille, moche et stupide, en tout cas aux yeux de Sanchez. Mais qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ?
Les 20 000 dollars de l’enveloppe marron s’étaient envolés. Il avait suffi d’un instant de déraison, où Sanchez avait entassé tous ses pions sur le rouge de la table de roulette. Tout ça parce qu’il avait prêté l’oreille à cette vieille timbrée d’Annabel de Frugyn à la con. Tu parles d’une putain de voyante. Si elle s’avisait un jour de remettre les pieds dans le bar santamondéguin de Sanchez, le Tapioca, elle aurait droit à une nouvelle lampée de sa fameuse cuvée maison. Cette vieille connasse qui servait à rien.
Sanchez se trouvait à présent dans une situation plus que délicate. Il allait devoir déposer l’enveloppe à la réception, déchirée à une extrémité, et allégée de 20 000 dollars. Il aurait dû rancarder Elvis au sujet de l’argent dès l’instant où il avait vu la liasse dans le fond de l’enveloppe. Ils auraient partagé la somme, et il aurait pu compter sur la protection d’Elvis si quelqu’un venait le réclamer. Il était trop tard pour avouer à Elvis ce qu’il lui avait caché. Il se demandait même si le fait de déposer l’enveloppe à la réception était une si bonne idée. Si celui à laquelle elle était destinée se pointait pour la réclamer et constatait qu’elle avait été ouverte, et vidée de ses billets, il se mettrait sans aucun doute sur la piste de Sanchez. Le seul point positif qu’il parvenait à distinguer dans ce bordel improbable, c’était qu’en recevant cette enveloppe de ses mains les réceptionnistes deviendraient, eux aussi, des suspects.
Le choix alternatif (le fait de ne pas déposer l’enveloppe) aboutirait très certainement au même résultat : le destinataire se mettrait à la recherche de Sanchez. Si on retrouvait l’enveloppe dans sa chambre, ses ennuis prendraient des proportions considérables. Sanchez finit donc par se convaincre que le fait de déposer l’enveloppe à la réception était le choix le moins idiot.
À son grand soulagement, les hordes d’hôtes avaient à présent disparu. Le hall de réception ovale était relativement calme. Sanchez en fit plusieurs fois le tour, se demandant si c’était vraiment la meilleure chose à faire, mais après être passé nonchalamment devant la réception une quatrième ou cinquième fois, il se dit qu’on finirait par croire qu’il harcelait la réceptionniste. Et comme celle-ci n’était autre que la fameuse Stephie qu’il avait traitée de « connasse », elle était sûrement en train de se poser des questions. Aussi, avant qu’elle ait le temps d’appuyer sur un bouton d’alarme quelconque, Sanchez s’approcha de la réception. C’était vraiment la meilleure chose à faire, en grande partie parce qu’il avait promis à Elvis de remettre l’enveloppe à la réception, et, à cet instant précis, il n’avait vraiment aucune envie d’emmerder le King. Elvis était son unique allié.
« Re-bonjour », dit-il à Stephie en lui adressant un sourire très peu sincère.
La réceptionniste l’avait vu aller et venir, en jetant à l’occasion un regard dans sa direction, et tout ce manège avait naturellement fini par l’inquiéter. Vu le nombre plus qu’important de nouveaux arrivés, elle avait eu une matinée plus que chargée. Épuisée, physiquement autant que mentalement, elle n’était vraiment pas d’humeur à se faire enquiquiner par Sanchez.
« J’espère de tout mon cœur, mais vraiment de tout mon cœur, que vous n’allez pas m’inviter à boire un verre », lui dit-elle en le regardant droit dans les yeux, et en dissimulant tout juste sa colère.
Salope, pensa-t-il, mais il s’obligea à afficher son plus beau sourire, et posa l’enveloppe sur le comptoir de la réception.
« J’ai trouvé ça dans la chambre que vous m’avez gentiment dégottée. M’suis dit qu’il vaudrait mieux que je dépose ça ici, vous voyez ? Au cas où le type à qui cette enveloppe était destinée la demanderait. »
Stephie baissa le regard sur l’enveloppe posée face à elle. « Excellente initiative, dit-elle d’un ton sarcastique. Mais je vois que vous l’avez déjà ouverte.
– Nan, nan. Elle était dans cet état quand je l’ai trouvée.
– Bien sûr. »
Elle se saisit vivement de l’enveloppe et se leva de son siège, hochant la tête d’un air condescendant. « Je vais la ranger dans un coffre, histoire qu’elle ne s’ouvre pas une deuxième fois toute seule.
– C’est sympa, merci, répliqua Sanchez sans se départir de son sourire horriblement faux. Oh ! et euh… genre, si le mec en question vient la réclamer…
– Claude Balls.
– J’vous demande pardon ?
– Claude Balls. L’homme dont vous occupez la chambre.
– Ouais, lui-même. S’il vient la chercher, peut-être que vous pourriez me prévenir par téléphone, dans ma chambre ? Histoire que je sache qu’il l’a bien récupérée ? Je dormirais plus tranquille.
– J’imagine. »
Après lui avoir lancé un dernier regard désapprobateur, Stephie disparut avec l’enveloppe par une porte qui se trouvait au fond du hall de réception. Une autre réceptionniste la croisa. Il s’agissait d’une femme petite et boulotte, d’une cinquantaine d’années, dont le visage évoquait la gueule d’un bulldog en train de mâcher une guêpe. Elle s’assit à côté du siège de Stephie et sourit à Sanchez. C’est le moment de procéder à une retraite stratégique, pensa celui-ci. Elvis allait bientôt passer son audition pour le concours « Back From The Dead ». Sanchez tenait à être présent, afin de bien se faire voir du King en l’applaudissant bruyamment et en le félicitant pour sa prestation.
Alors qu’il se dirigeait vers une porte en verre à double battant, en direction de l’auditorium, il entendit une voix puissante tonner dans son dos. À première vue, ce devait être la voix d’un homme excessivement balèze et excessivement dominateur.
« Bonjour, mademoiselle, dit la voix, assez poliment. Vous devriez avoir une chambre réservée à mon nom. Claude Balls. »
Sanchez sentit les poils de sa nuque se hérisser. Par pitié, pensa-t-il. Faites que ce type soit pas aussi patibulaire que sa voix.
Redoutant que sa prière s’avère vaine, il se retourna. Ses pires craintes se concrétisèrent alors. Face à la réception se dressait un véritable titan. Il devait bien mesurer 2 mètres de haut, et portait un long trench-coat gris. Ses cheveux roux, épais et sales, étaient attachés en une queue-de-cheval dont l’extrémité tombait en dessous de ses omoplates. Il avait en outre un bouc assorti, dont la pointe de la tresse atteignait quasiment sa poitrine. Sous son manteau, il portait ce que Sanchez interpréta comme une tenue militaire. Un ex-soldat, peut-être ? Un impitoyable assassin ? À en juger par le contenu de l’enveloppe qu’avait ouverte Sanchez, sans le moindre doute possible.
Le patron du Tapioca, déjà fort inquiet, n’aurait pas été rassuré d’apprendre que l’homme qui se faisait présentement appeler Claude Balls était en réalité un tueur à gages bien connu dans le coin. En fait, on le connaissait mieux sous le nom de « Angus l’Invincible », à cause de son incroyable résistance. Il avait été poignardé, mitraillé, mutilé, assommé, écrasé, tout ce que vous voulez, mais toujours, il s’était relevé. Et il avait toujours eu raison de sa cible.
Sanchez n’eut pas à le regarder trop longtemps pour comprendre qu’il valait mieux décamper avant qu’une des réceptionnistes informe ce tout dernier hôte qu’un pli endommagé avait été déposé à son attention. À cet instant précis, Angus l’Invincible se sentit observé : il se tourna vers Sanchez, à qui il lança un regard noir de menace.
« Qu’est-ce qu’y a ? Tu veux ma putain de photo, gros tas ? » lui cracha-t-il.
Inutile de lui répondre. Sanchez tourna simplement les talons, et s’empressa de rejoindre Elvis.