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Sanchez avait de nombreux défauts. L’un des pires était le démon du jeu. C’était là un passe-temps qui lui avait coûté une grosse partie de sa relative richesse au fil des ans, pourtant, l’attrait d’un pari et l’occasion de se faire de l’argent sans se faire suer demeuraient à ses yeux irrésistibles.
Dès l’instant où son regard s’était posé sur l’argent contenu dans l’enveloppe qu’il avait trouvée dans sa chambre d’hôtel, il s’était mis à concocter toutes sortes de plans visant à en tirer quelque profit. Et même si Elvis l’avait averti que cette enveloppe était destinée à un tueur à gages, Sanchez ne pouvait pas laisser passer l’occasion. Aussi se rendit-il tout droit au casino de l’hôtel. Il avait coincé l’enveloppe contenant les photos et les 20 000 dollars derrière l’élastique de son short, sur le devant, et sa chemise hawaïenne rouge dissimulait habilement le haut du paquet. Lorsqu’il avait acheté cette chemise, la vendeuse lui avait dit que, avec, il lui serait impossible de cacher quoi que ce soit. Elle s’était trompée.
Étant d’un naturel relativement honnête (en tout cas, selon lui), Sanchez avait l’intention de déposer l’enveloppe à la réception. Après tout, elle ne lui était pas destinée. Et lorsqu’il le ferait, l’enveloppe contiendrait bel et bien l’argent : même somme, même nombre de billets du même montant. Mais avant de la rendre, il allait simplement miser ces 20 000 dollars. Dès qu’il aurait réalisé un bénéfice acceptable, il glisserait 20 000 dollars en coupures de 100 dans l’enveloppe, refermerait précautionneusement celle-ci, et la laisserait à la réception. Ni vu ni connu.
Dans un premier temps, Sanchez avait eu l’intention de s’y prendre prudemment, en ne visant qu’une petite marge de profit. Mais dans l’ascenseur qui le conduisait au sous-sol, il prit la résolution de ne quitter les lieux qu’après avoir remporté deux fois la mise. Vingt mille pour Sanchez, vingt mille pour le tueur à gages. Rien de plus réglo. Les mains moites, il sortit de l’ascenseur et se dirigea vers l’entrée du casino. Un bon pari au bon moment, et ses vacances débuteraient vraiment sous les meilleurs auspices.
Le casino semblait tout droit sorti d’un des rêves de Sanchez (bon, à ceci près que les croupiers n’étaient pas des singes à costume et chapeau rouges ; c’est vrai, les rêves de Sanchez tombaient parfois dans le bizarre). Il était gigantesque, richement décoré, et l’éclairage baignait les lieux dans une chaude lueur dorée. La moquette était d’un bordeaux profond, assez proche de la couleur des gilets portés par les croupiers et les serveuses. Et l’endroit était bondé de clients. Les dés qui roulaient, les cartes qui claquaient sur les tapis, les roulettes qui tournaient, les gagnants qui s’exclamaient, les perdants qui soupiraient, les jetons qui cliquetaient sur les plateaux, tout était à sa place.
Sanchez était au septième ciel.
Sur sa gauche se succédaient des rangées de machines à sous, principalement utilisées par des personnes âgées. Droit devant se trouvait un comptoir où, assis sur des tabourets de bar, des losers qui avaient tout perdu noyaient leur chagrin dans l’alcool. Sur sa droite, des tables de roulette et de black jack, une bonne vingtaine en tout. Autour de chaque table se pressaient un ou deux croupiers, et trois joueurs tout au plus. Il y avait bien assez de place pour Sanchez. Il était libre de jeter son dévolu sur n’importe quelle table, mais pour quel jeu allait-il opter ? Le black jack, le poker, le craps, la roulette ?
Il attendait un signe. Il n’était pas vraiment superstitieux, mais il croyait à la toute-puissance de la fortune. Il était convaincu qu’un heureux présage le guiderait sur la bonne voie. Et il en aperçut justement un. Au beau milieu de la vaste salle trônait une table de roulette autour de laquelle trois joueuses tentaient leur chance. Et l’une d’elles n’était autre que la soi-disant Dame Mystique, Annabel de Frugyn.
Jackpot ! Malgré le dégoût qu’elle lui inspirait, c’était bien sur elle que Sanchez avait espéré tomber. Si la rumeur disait vrai, cette vieille chouette à moitié folle était capable de voir le futur. La voisine idéale pour un pari d’argent.
Sanchez s’avança en direction de la table, droit sur Annabel. Elle était assise sur un tabouret, entre deux menues Chinoises d’âge mûr. Chacune avait devant soi d’énormes piles de jetons, ce qui indiquait assez clairement qu’elles enchaînaient victoire sur victoire. Ou alors qu’elles venaient tout juste de commencer à jouer. Sanchez se saisit d’un tabouret qui se trouvait à une table voisine, et parvint à le caser entre la Dame Mystique et la plus petite des Chinoises, qu’il poussa du coude afin de se faire une place à gauche d’Annabel. Sa soudaine apparition à ses côtés eut le résultat escompté : elle se réjouit de le revoir.
« Je savais que j’allais vite vous manquer, Sanchez, dit-elle en lui décochant un clin d’œil d’une coquetterie absolument épouvantable.
– Ah ! ah ! ouais, c’est exactement ça, répondit-il avec un enthousiasme honteux tant il était forcé. Alors, la chance vous sourit ?
– Ah ça, oui ! Une vraie baraka. Le patron de l’hôtel m’a donné 500 dollars et j’ai déjà triplé la somme. »
OK. Powell lui avait passé 500 dollars. Pas besoin de lui demander contre quoi.
Sanchez porta la main à l’enveloppe qu’il avait cachée dans son short. Il l’avait si bien calée entre sa bedaine et son élastique qu’il dut tirer dessus trois ou quatre fois avant de l’en déloger, suscitant un certain nombre de regards choqués autour de la table. L’enveloppe finit par céder brusquement, et Sanchez heurta du coude le visage de la Chinoise, qui glissa de son tabouret et tomba par terre de tout son long. Et merde ! pensa Sanchez. Bon, pas le temps de s’excuser. Elle s’en remettra de toute façon.
Recouvrant son calme, il ouvrit l’enveloppe, en sortit l’épaisse liasse de billets qu’il balança d’un air indifférent sur la table, en direction du croupier. Celui-ci resta totalement impassible. C’était un jeune homme chauve, légèrement basané, la trentaine approchant, et il avait un réel talent pour réprimer toute expression d’intérêt ou de surprise lorsqu’on lui lançait de gros montants en liquide.
La petite dame se releva et reprit place sur son tabouret dans des marmonnements furieux, comme si elle s’apprêtait à faire subir à Sanchez une prise spéciale de kung-fu. Pourtant, lorsqu’elle aperçut la grosse liasse de billets, elle parut changer d’avis, et tenta même d’adresser un faible sourire au patron du Tapioca. Les mecs qui ont du fric ont toujours du succès. Et pour une fois, Sanchez avait du fric. Il sentait que les dames qui l’entouraient étaient quelque peu impressionnées par son apparente richesse.
Annabel confirma son sentiment : « Dites-moi, Sanchez, les affaires roulent au Tapioca, on dirait !
– Plutôt, oui, répondit-il d’un ton vaniteux. Comme homme d’affaires, je me débrouille plutôt bien.
– À mon avis, on aurait tout intérêt à s’associer, proposa Annabel. Avec votre sens des affaires et mon don de clairvoyance, on pourrait faire un malheur.
– Complètement d’accord. Et on n’a qu’à s’y mettre tout de suite. Dites-moi rouge ou noir, et j’aligne le fric.
– Oh ! cette fois-ci, aucun doute : c’est le rouge qui va sortir.
– Z’êtes sûre ?
– Absolument. »
Et en vérité, le ton d’Annabel dénotait une confiance absolue en sa prédiction. Détail plus révélateur encore aux yeux de Sanchez : elle déposa une pile de jetons sur le rouge.
« Faites vos jeux », déclara le croupier. Bien qu’il s’adressât à tous ceux qui se trouvaient autour de la table, c’était sur Sanchez qu’il dardait son regard, comme pour le pousser à prouver qu’il avait les couilles de miser un peu plus qu’un minable jeton pour son premier pari.
Sanchez réfléchit aux choix qui se présentaient à lui. Il fallait vite se décider. Oh ! et puis merde. De toute façon, je l’ai trouvé, ce pognon, finit-il par se dire.
Et il posa tous ses jetons sur le rouge.