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En vérité, Sanchez était bien plus nerveux qu’Elvis. Le King était monté sur les planches un nombre incalculable de fois. Et il y avait peu de choses en ce bas monde qu’il préférait au fait de jouer face à un public. Sanchez, de son côté, était stressé à cause de tout un ensemble de raisons. Si Elvis cartonnait au point de remporter le concours, qu’est-ce qu’il se passerait ? L’hôtel se mettrait-il à grouiller de zombies, et, si c’était le cas, ceux-ci essaieraient-ils de tuer tout le monde ? Ou se contenteraient-ils du public ? Et si Elvis perdait, et que c’était Julius-le-sosie-de-James-Brown qui gagnait, qu’adviendrait-il ? L’hôtel tomberait-il vraiment en ruine avant d’être aspiré par l’une des bouches de l’enfer ?
À quelque égard que ce soit, Sanchez n’était pas du genre cérébral. Pas plus qu’il n’était rationnel, du reste. Tous ces questionnements le rendaient extrêmement anxieux. Aussi décida-t-il de faire ce qu’il faisait à chaque fois qu’il se sentait nerveux. Il se rendit aux toilettes pour hommes pour remplir sa flasque de sa propre pisse, à l’intention de sa prochaine victime. Au demeurant, cette décision fut loin de le soulager, étant donné ce qu’il avait vécu dans ces toilettes. Mais il avait la quasi-certitude que, dans un hôtel tel que le Pasadena, les lieux avaient dû être nettoyés depuis longtemps, et il décida de tout miser sur cette conviction.
Le couloir qui menait aux toilettes pour hommes était désert, à l’instar de la majeure partie du reste de l’hôtel. Toutes les personnes présentes entre ses murs semblaient avoir afflué dans l’auditorium afin d’assister à l’ultime tour de chant et à l’annonce du nom du gagnant. Les toilettes, elles aussi, étaient vides, et Sanchez eut le plaisir de constater que quelqu’un était passé pour tout nettoyer. La flaque de sang qui s’étalait jadis par terre avait complètement disparu, de même que les cadavres des deux chanteurs. Détail presque aussi important, l’odeur répugnante qui régnait naguère s’était également volatilisée, au plus grand soulagement de Sanchez. Il s’enferma dans la quatrième cabine, et, d’une main remarquablement immobile, tint la flasque en argent dans laquelle il se mit à pisser. C’était là un talent qu’il maîtrisait depuis des années, et, en dépit de sa nervosité, il visa en plein dans le mille. Cerise sur le gâteau, la quantité fut au rendez-vous. Alors qu’il finissait, il entendit quelqu’un entrer dans les toilettes et ouvrir sa braguette pour pisser dans les urinoirs.
Sanchez revissa le bouchon de la flasque et déverrouilla la porte de sa cabine, avant de se diriger vers les lavabos pour se rincer un peu les mains. Sans prêter la moindre attention à l’homme qui pissait dans la vespasienne du milieu, Sanchez posa la flasque sur le bord d’un des lavabos et ouvrit le robinet d’eau chaude. Tout en se frottant les mains sous le filet d’eau, il remarqua du coin de l’œil que l’homme le regardait. Soucieux de ne pas donner l’impression qu’il matait un autre homme en train d’uriner, Sanchez tourna imperceptiblement la tête afin de surprendre le visage de l’inconnu.
Leurs regards ne se croisèrent qu’une fraction de seconde. Mais ce moment infinitésimal suffit amplement. Sanchez attrapa sa flasque et se précipita vers la porte en s’éloignant le plus vite possible des urinoirs. L’homme qui pissait à côté de lui n’était autre qu’Angus l’Invincible. Et il avait reconnu le pauvre patron de bar.
« Attends un peu, espèce d’enfoiré ! rugit Angus. Tu vas me rendre mes putains de 20 000 dollars ! »
Sanchez n’avait plus les 20 000 dollars. Tout ce qu’il avait sur lui, c’était sa flasque pleine de pisse. Il lui faudrait en vendre une sacrée quantité pour réunir 20 000 dollars. En règle générale, sa pisse se vendait 3 dollars le shot, les bons jours.
En traversant le seuil de la porte, il entendit Angus refermer sa braguette. Lave-toi les mains maintenant ! pensa Sanchez de toutes ses forces dans l’espoir d’influer sur ses actes. Mais, en vérité, il n’y croyait pas trop.
ET MERDE !
La porte des toilettes, assez lourde, se referma très lentement après son passage, dans un grincement sourd. Sanchez ne pouvait pas se permettre le luxe de se retourner pour la fermer plus rapidement. Saisi d’une peur panique, il se rua en direction du hall de réception. Il lui faudrait parcourir une bonne cinquantaine de mètres au pas de course pour atteindre la porte en verre à double battant qui, tout au bout du couloir, donnait sur le hall. Il suffisait de regarder Sanchez pour en déduire très précisément sa vitesse de pointe. Et elle était tout sauf fameuse.
Il atteignit cependant la porte de verre, épaula violemment le battant de gauche qui s’ouvrit immédiatement. Dans sa terreur, ses jambes ne répondirent pas aussi rapidement qu’il l’aurait souhaité aux instructions de son cerveau. Il trébucha en traversant le seuil de la porte, et tomba par terre, dans le hall de réception. Il se relevait déjà lorsqu’il aperçut, à l’autre bout du couloir, Angus l’Invincible qui, sorti des toilettes, pointait son revolver dans sa direction. Sanchez n’avait aucune envie de le voir appuyer sur la détente. Il regarda autour de lui, cherchant la meilleure voie à suivre pour s’enfuir.
BANG !
*
* *
Angus sortit des toilettes telle une tornade, sans se laver les mains après avoir écourté sa miction. Il regarda d’abord à gauche, puis à droite, et aperçut au loin Sanchez qui se relevait. Ce gros con s’était manifestement emmêlé les pattes après avoir poussé la porte de verre. Angus ne perdit pas une seconde : il sortit son pistolet de sous son trench-coat et en pointa le canon droit sur cet enfoiré de voleur qui n’était bon qu’à lui compliquer la vie. Sans prendre le temps de viser avec précision, il ouvrit le feu.
BANG !
Le battant gauche se brisa. La balle l’avait transpercé, et avait manqué de peu l’épaule de Sanchez qui s’était retourné en se relevant. Si elle l’avait touché, elle n’aurait occasionné rien de plus qu’une grosse éraflure. Le gros lard n’attendit pas un deuxième coup de feu : il se précipita dans le couloir qui, sur la gauche, menait au bar. Angus se mit immédiatement à sa poursuite. Plutôt crever que de laisser cette tête de nœud lui échapper de nouveau.
Il enfila le couloir en un clin d’œil, et, arrivé face à la porte, traversa d’un bond l’encadrement du battant de gauche, dont le verre avait été détruit par son tir. Sur le seuil du hall de réception, les éclats de verre crissèrent sous les semelles de ses bottes. Angus sentit plusieurs tessons s’y enfoncer, et enchaîna une espèce de triple saut pour piétiner le moins possible le tapis d’éclats. Il s’arrêta un bref instant pour jeter un coup d’œil au talon de sa botte droite, où était planté un très gros tesson de verre qu’il retira aussitôt. Par bonheur, le talon était très épais, et la pointe acérée n’avait pas atteint son pied. Il jeta l’éclat et le vit glisser sur le sol de marbre, jusque sur le seuil de l’entrée principale, comme pour y attendre sa prochaine victime.
La réception était complètement vide. Pas âme qui vive. Bien que l’absence totale de réceptionnistes parût étrange, Angus prit en compte le fait qu’il les avait prévenus de l’arrivée imminente d’une armée de zombies. En outre, il venait d’ouvrir le feu sur une porte en verre. L’un dans l’autre, ces deux facteurs avaient très probablement quelque chose à voir avec le dépeuplement de cette zone. Angus regarda furieusement autour de lui, à l’affût du moindre signe laissé par Sanchez. Ce gros con avait pris une sacrée avance.
La première des priorités était de lui mettre la main dessus. Angus devait à tout prix découvrir où cet enfoiré avait planqué les 20 000 dollars, et si cela s’avérait impossible, son meurtre ferait un excellent lot de consolation. S’il récupérait son avance, il pourrait rembourser une bonne partie des dettes qu’il avait contractées. Et, avec un peu de chance, il pourrait encore demander à Nigel Powell les 50 000 dollars pour l’assassinat de Sanchez. Mais, avant tout, il fallait l’attraper. Où est-ce qu’il avait bien pu aller ?
En traversant le couloir qui menait au bar, Angus fut surpris de constater que Sanchez se trouvait déjà hors de vue. Le couloir courait sur une bonne cinquantaine de mètres avant de déboucher sur un autre hall, à droite duquel se trouvait le bar. C’était sûrement là que Sanchez avait dû se cacher.
Au bout du couloir, Angus ne vit pas plus de monde qu’auparavant. Le hall était complètement désert, à présent que tout le monde avait rejoint l’auditorium pour assister à la finale. Dans le bar, chaises et tables étaient vides. La seule forme de vie encore présente était un barman qui nettoyait le comptoir, un jeune homme blond d’une petite vingtaine d’années qui portait l’uniforme de rigueur dans l’hôtel : pantalon noir, chemise blanche et veste rouge.
« Par où il est passé, putain ? » lui beugla Angus.
Le barman resta muet, mais indiqua d’un mouvement de la tête la porte qui se trouvait derrière le comptoir. Angus acquiesça et accourut jusqu’à la partie amovible du bar, un clapet qui permettait de laisser passer les serveurs. Il le souleva, le laissant retomber violemment derrière lui, et reprit sa course. Avec un peu plus de soin, il poussa lentement la porte qui menait en cuisine. Il jeta un coup d’œil par l’entrebâillement, afin de ne pas se faire prendre en embuscade par Sanchez. Inquiétude bien inutile, mais Angus ignorait tout de la lâcheté légendaire du patron de bar. En revanche, il avait appris à se montrer méfiant dès le début de sa carrière de tueur à gages.
Les cuisines étaient, elles aussi, désertes. Toute la brigade avait disparu, sans doute pour assister au show. Quoi qu’il en fût, ils avaient laissé derrière eux un sacré foutoir. Des chariots d’1,80 mètre étaient éparpillés un peu partout, et de nombreux plans de travail étaient encore recouverts de nourriture, de plats et d’ustensiles sales. Mais pas le moindre signe de Sanchez.
Angus inspecta les lieux du regard, afin de voir s’il existait une autre issue. On ne pouvait sortir de là que par une autre porte, tout au bout de la pièce, sur la gauche. C’était une porte blanche, percée par un petit œil-de-bœuf. En vérifiant bien où il mettait les pieds, Angus s’en approcha prestement, pistolet au poing au cas où Sanchez pointerait le bout de son nez. Arrivé face à la porte, il en fit tourner la poignée, et s’aperçut qu’elle était verrouillée. De deux choses l’une. Ou bien Sanchez était passé par là, et avait verrouillé derrière lui. Assez peu vraisemblable.
Ou bien, et c’était de loin le plus probable, sa proie était toujours en cuisine. Cachée quelque part.