6

Le lendemain matin, à dix heures, Hester se tenait sur les marches de la splendide demeure de Lord Cardew dans Cheyne Walk. La journée était claire et venteuse, le fleuve houleux à marée montante. Des bateaux de plaisance oscillaient sur les vagues, les passagers cramponnés à leurs chapeaux, des rubans volant au vent. Une barge tanguait sur l’eau, les voiles gonflées.

Hester était mal à l’aise. Par le passé, il lui était arrivé plusieurs fois de devoir annoncer à quelqu’un que l’un de ses proches était décédé, ou encore qu’il avait été mutilé, brûlé ou défiguré. Ce n’était jamais une tâche aisée que de se confronter au chagrin, sans pouvoir offrir de paroles de réconfort. Si les plaies guérissaient avec le temps, c’était grâce à une force venue de l’intérieur.

Elle s’apprêtait à parler à un homme dont le seul enfant survivant était accusé d’un crime atroce. Si Rupert avait tué quelqu’un lors d’une bagarre ou par vengeance, ç’aurait été suffisamment affreux. Mais être associé dans l’esprit des gens à un individu aussi effroyable que Mickey Parfitt, l’avoir connu, avoir eu recours à ses services et n’avoir rien dit laissait une souillure qui ne pourrait jamais s’effacer.

Et pourtant il semblait par trop cruel d’ignorer la douleur de Lord Cardew, comme si elle n’avait pas d’importance, ou que ce fût un embarras que l’on préférait éviter.

La porte fut ouverte par un majordome à l’expression méfiante.

— Bonjour, madame. Que puis-je pour vous ?

— Bonjour.

Elle présenta sa carte de visite.

— Mr. Rupert Cardew a été extrêmement généreux envers moi et envers la clinique pour les pauvres dont je m’occupe. J’aimerais pouvoir être de quelque service à Lord Cardew.

Elle esquissa un sourire afin de témoigner de sa bonne volonté.

Le visage du majordome se détendit.

— Certainement, madame. Si vous voulez bien me suivre, je vais informer Lord Cardew de votre présence.

Elle déposa sa carte sur le plateau en argent et traversa à sa suite le vestibule agrémenté d’une cheminée sculptée et de corniches en plâtre délicatement ciselées. Le domestique la conduisit dans un petit salon. Un feu était allumé dans l’âtre. Des tapis aux couleurs passées recouvraient le sol et des tableaux représentant des paysages marins étaient accrochés aux murs. Plusieurs bibliothèques étaient pleines de livres aux titres en lettres d’or, de toutes les tailles, visiblement achetés pour être lus et non pour impressionner.

Le majordome s’excusa et sortit, refermant la porte derrière lui. Dans d’autres circonstances, Hester aurait peut-être regardé les titres des ouvrages. C’était toujours intéressant de savoir ce que lisaient les gens, mais elle ne pouvait se concentrer sur rien pour le moment. Malgré le silence, elle ne cessait d’imaginer des pas dans le vestibule. Elle réfléchissait à toute allure, ne voulant pas prononcer des paroles superficielles, comme si elle n’avait aucune notion de ce qu’étaient la souffrance et la tragédie.

Elle alla de la bibliothèque à la fenêtre et revint. Elle fixait le jardin quand la porte s’ouvrit enfin, la prenant par surprise.

— Veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre, Mrs. Monk, dit Lord Cardew à voix basse en refermant la porte derrière lui.

— C’est déjà très gentil à vous de me recevoir, répondit-elle. J’aurais compris que vous refusiez. À présent que je suis ici, je ne sais vraiment que vous dire de sensé, hormis que, si je puis vous rendre service, je le ferai avec plaisir.

Cardew paraissait épuisé. Sa peau était sèche, presque exsangue. Mais c’était le vide de son regard qu’elle trouva le plus douloureux. Il y avait là une sorte de panique diffuse, un désespoir trop profond pour qu’il puisse le supporter.

— Merci. Je ne vois pas ce que quiconque pourrait faire. Mais votre gentillesse est une petite lueur de clarté dans la nuit noire.

C’était un homme à la silhouette élancée, élégante, qui lui rappelait celle des militaires qu’elle avait connus par le passé. Toute la guerre de Crimée semblait appartenir à une autre époque à présent. Il lui rappelait aussi son père, peut-être parce que ce dernier avait lui aussi paru plus âgé qu’il ne l’était, comme écrasé par le poids de l’échec.

Son père était mort seul alors qu’elle soignait des inconnus à Sébastopol. Un homme d’apparence respectable avait abusé de sa confiance et l’avait dupé. Il avait été une des nombreuses personnes ainsi trahies, mais les dettes qu’il ne pouvait honorer l’avaient brisé. Il avait cru que se donner la mort était la seule solution qu’il lui restait.

Hester n’avait pas été présente pour l’en empêcher, pas plus que pour soulager la peine de sa mère. Ce qu’elle aurait pu faire n’avait jamais été mentionné ; elle souffrait d’avoir été absente à un moment où ses parents avaient eu besoin d’elle.

— Nous devons découvrir ce qui s’est passé, dit-elle sur une impulsion. Les choses ne peuvent pas être aussi simples qu’elles en ont l’air. Soit Rupert ne connaît pas l’assassin de Parfitt, soit il le protège parce qu’il croit que c’est son devoir. À moins qu’il n’ait tué Parfitt lui-même, pour un motif qui rendrait son crime compréhensible.

Elle attendit la réponse de Cardew.

Il était aux prises avec une émotion si violente que la douleur se lisait sur ses traits.

— Ma chère Mrs. Monk, malgré toute l’aide que vous apportez aux pauvres femmes qui viennent à vous dans leur détresse, vous ne pouvez savoir quel genre de monde habitent les individus comme Parfitt. Je ne saurais accepter que vous soyez confrontée par ma faute à de telles horreurs, ne serait-ce que par accident. Mais votre gentillesse me touche infiniment. Votre compassion est…

— … inutile, coupa-t-elle gentiment, si vous ne me permettez pas de vous apporter mon aide. J’ai été infirmière sur le champ de bataille. J’ai marché parmi les morts et les mourants à Balaclava. J’ai travaillé à Sébastopol, au milieu des rats, dans un hôpital ravagé par la faim et la maladie. J’ai été infirmière dans un hôpital où l’on soignait les fièvres, ici, dans les quartiers pauvres de Londres, et j’ai attendu dans une maison en quarantaine qu’une épidémie de peste bubonique ait pris fin. Je vous en prie, ne me dites pas ce que je peux ou ne peux pas faire pour venir en aide à un ami qui a des ennuis.

Il ne sut que répondre. Elle incarnait la compassion qu’il idéalisait chez les femmes et en même temps, elle sortait de l’unique moule qui lui était familier.

Elle saisit sa chance et continua.

— Je ne suis pas sans savoir ce qui se passe sur de tels bateaux, Lord Cardew. J’étais là lorsque Jericho Phillips a été arrêté et qu’il s’est échappé avant d’être assassiné lui aussi. Si Mickey Parfitt était du même genre, il y a beaucoup d’arguments en faveur de celui qui a débarrassé le monde d’un individu comme lui. Mais pour défendre Rupert au tribunal, il nous faudra des preuves. Vous avez tout à fait raison de supposer que la plupart des gens aptes à faire partie d’un jury ne savent rien de telles créatures.

— Sûrement la police… commença-t-il.

— Le travail de la police n’est pas de trouver des circonstances atténuantes, mais d’établir ce qui s’est passé. Rupert vous l’a-t-il raconté ? J’imagine qu’il n’a peut-être pas souhaité le faire.

— Il est un peu tard pour me ménager, observa Cardew avec ironie, l’ombre d’un sourire dans son regard. Il a affirmé qu’il n’avait pas tué Parfitt. Je donnerais tout pour pouvoir le croire, mais…

Il détourna les yeux, puis les fixa sur elle de nouveau, alors qu’ils s’emplissaient lentement de larmes.

— Mais les choix qu’il a faits par le passé rendent cela impossible. Je suis désolé, Mrs. Monk, je ne vois pas ce que vous pourriez faire. Je préférerais que vous ne vous exposiez pas au danger, quel qu’il soit. Certaines découvertes peuvent causer une grande détresse. On ne peut oublier les choses que l’on a vues.

Elle lui adressa un minuscule sourire, tel un écho du sien.

— Je ne ferai rien contre ma volonté, Lord Cardew. Merci d’avoir eu la gentillesse de me recevoir.

 

Elle retourna chez elle, perdue dans ses pensées, pesant les paroles de Lord Cardew. Il mourait d’envie de croire à l’innocence de Rupert et pourtant il n’y parvenait pas. Peut-être était-ce sa peur qui l’en empêchait, comme le vertige qui vous attire au bord d’un précipice et qui vous ferait sauter dans le vide rien que pour être libéré de la terreur.

D’après ce que Monk lui avait relaté, il ne s’agissait pas d’un crime commis dans la peur ou la panique. Il faut plus de quelques secondes pour faire une demi-douzaine de nœuds bien serrés à un foulard en soie. Qui confectionnerait une telle arme, fatale au magnifique tissu, sans avoir l’intention de s’en servir ? Aucun argument de légitime défense ne tiendrait face à ce raisonnement, à moins que Rupert n’ait été gardé prisonnier quelque part, sans être surveillé constamment, et qu’il n’ait eu les mains libres.

Elle avait proposé son aide, ne songeant qu’à la gentillesse de Rupert, à son intelligence, à la générosité discrète avec laquelle il donnait tant d’argent. Mais jusqu’à quel point le connaissait-elle ? Toutes sortes de gens pouvaient être charmants. Il fallait de l’imagination, de la compréhension, une intuition de ce qui plaisait à autrui et peut-être un certain sens de l’humour, une certaine vivacité d’esprit. Cela n’exigeait pas d’être honnête ou de vouloir faire passer autrui avant soi-même. Et, avec du recul, elle se souvenait aussi d’une anxiété chez lui, d’une tendance à éviter son regard qu’elle avait prise pour de la gêne à se trouver dans un endroit tel que la clinique. Peut-être était-ce en réalité de la honte au souvenir de ses propres actions, plus laides que tout ce que ces femmes avaient enduré.

Ce qu’elle ne pouvait révéler à Lord Cardew, c’était qu’elle avait ses raisons de vouloir connaître la vérité sur ce qui était arrivé à Mickey Parfitt. S’il avait été éliminé par une de ses victimes, Rupert par exemple, son commerce avait peut-être disparu avec lui. En revanche, s’il avait été assassiné par un concurrent, ou même par son bailleur de fonds, tout reprendrait exactement comme avant dès que le meurtre aurait été éclairci, et que l’agitation serait calmée. L’homme en coulisse trouverait d’autres comparses pour s’occuper du bateau, et sans doute un nouveau lieu d’amarrage. Elle avait besoin de savoir si c’était terminé, pour le bien de Scuff. Les cauchemars ne cesseraient pas avant.

Rupert Cardew n’était-il qu’une victime de plus, condamnée à mourir pour avoir riposté ?

En arrivant à la maison, elle trouva Scuff dans la cuisine en train de manger une grosse tartine beurrée garnie d’une généreuse quantité de confiture. Il cessa de mâcher à sa vue, la bouche pleine, tenant le pain à deux mains.

Elle tenta de dissimuler un sourire. Au moins se sentait-il suffisamment chez lui pour se servir quand il avait faim. Elle devait seulement s’assurer qu’il ne prenait que du pain – et non, par exemple, la tourte froide mise de côté pour le souper du soir.

— Bonne idée, dit-elle d’un ton dégagé. J’en mangerais bien une tranche aussi. Voudrais-tu un thé avec ? Moi oui.

Elle alla remplir la bouilloire et la mit sur le fourneau.

Il déglutit.

— Oui, répondit-il sur le même ton. Tu veux que je t’en coupe une ?

— Oui, s’il te plaît. Avec un peu moins de confiture, si ça ne t’ennuie pas.

Elle ne se retourna pas pour le regarder faire, se concentrant sur la préparation du thé.

— Tu étais où ? demanda-t-il, feignant l’indifférence.

Elle entendit le bruit du couteau sur la croûte du pain.

Elle savait qu’il songeait à Mickey Parfitt. Monk lui avait relaté l’essentiel des faits, les détails importaient peu.

— Je suis allée voir Lord Cardew, répondit-elle, posant la théière bleue et blanche au coin du poêle. J’ai peur de m’être laissé entraîner par mes sentiments, et j’ai offert de l’aider à faire quelque chose pour Rupert.

Elle se tourna vers lui afin de voir sa réaction. Un tressaillement d’effroi se lut sur son visage, qu’il cacha aussitôt. Avait-il peur pour elle, ou redoutait-il de perdre sa nouvelle et précieuse sécurité ?

— Comment est-ce qu’on pourrait l’aider s’il a buté Mickey Parfitt ? demanda-t-il, les yeux rivés aux siens. Ils vont le pendre, même si Parfitt aurait dû être balancé dans le fleuve à la naissance.

— Eh bien, il doit y avoir quantité de gens qui voulaient la mort de Parfitt, commença-t-elle. Il est possible que ce ne soit pas Rupert le coupable. Mais même s’il l’est, nous pouvons peut-être trouver un élément qui atténue la gravité de son crime.

— Comme quoi ?

Il tenait le pain en équilibre dans ses mains, prêt à en couper davantage quand il serait libre de se concentrer sur sa tâche.

— Je ne sais pas au juste, avoua-t-elle. La légitime défense est une possibilité. Et puis, il arrive parfois qu’on tue sans le vouloir, ou qu’on soit en partie coupable parce qu’on n’a pas fait attention.

Il la regarda, se mordant la lèvre avec anxiété.

— Il aurait pu faire ça, je veux dire, le tuer par accident, quoi ?

— Non, répondit-elle honnêtement. J’en doute. À vrai dire, il a affirmé à son père qu’il ne l’avait pas tué du tout.

— Tu le crois, alors ?

— Je ne sais pas. D’après son père, il s’est plutôt mal conduit par le passé, mais jamais à ce point. J’ai besoin d’en découvrir davantage sur lui, peut-être des choses que Lord Cardew ignore parce que Rupert en avait trop honte. Je vais être occupée pendant un bon moment, je crois.

— Qui est-ce que tu vas interroger ? D’autres aristos, des gens comme ça ? Ses amis vont te parler ? Moi, je ne dénoncerais pas un copain, surtout pas à la femme d’un cogne.

Puis il se rendit compte que cette dernière remarque était stupide.

— Sauf que je suppose que tu ne vas pas leur dire qui tu es.

Elle sourit, retira la bouilloire du fourneau et ébouillanta la théière avant d’y jeter les feuilles.

— Bien sûr que non. Je vais d’abord aller à la clinique poser quelques questions aux femmes qui y sont en ce moment. Cela me donnera au moins un avantage. Et demain, j’irai un peu plus loin.

Il acquiesça.

— Tu penses qu’il a peut-être fait une bonne action en tuant Mickey Parfitt ?

— Je n’irais pas tout à fait jusque-là, répondit-elle prudemment. Mais pas totalement mauvaise.

— Tu as raison.

Il hocha la tête, avec plus de conviction.

— Faut qu’on lui donne un coup de main. Tu vas servir ce thé ? Et il reste de la confiture.

 

En arrivant à la clinique, Hester commença par examiner les comptes en compagnie de Squeaky Robinson.

— La situation est saine, dit-il avec une satisfaction considérable, désignant du doigt sur la page l’endroit où se trouvait le total.

En dépit de sa nature lugubre, il ne pouvait s’empêcher d’être content.

— Et nous n’avons pas besoin de grand-chose, ajouta-t-il. Seulement de nouvelles assiettes, parce que quelques-unes ont été cassées. Nous avons des draps, des serviettes et même des chemises de nuit en réserve. Des médicaments : du laudanum, de la quinine, du cognac, toutes sortes de choses.

Hester évita son regard.

— Je sais. C’est parfait.

— Qu’est-ce que vous allez faire, alors ?

— Dépenser cet argent à bon escient, répondit-elle, feignant de ne pas avoir compris sa question.

— Vaudrait mieux, acquiesça-t-il. La source est tarie. Le pauvre gars va être pendu haut et court, à ce qu’il paraît. À moins que quelqu’un fasse quelque chose pour l’empêcher, évidemment !

— Vous avez une idée, Squeaky ?

Elle regretta aussitôt d’avoir posé la question. Ce qu’il envisageait était probablement douteux. Il avait été propriétaire de l’immeuble jusqu’au jour où Oliver Rathbone, au moyen d’une ruse, habile et tout à fait légale, avait obtenu qu’il leur en fasse don. Ils lui avaient donné la possibilité de rester et d’être logé, nourri et blanchi, à condition qu’il tienne les comptes et gère une clinique pour les femmes malades et blessées des rues plutôt qu’une maison close. Avec force indignation et apitoiement sur lui-même, Squeaky avait accepté. Jamais il ne l’aurait admis, mais il était plutôt fier de son nouveau rôle, non seulement respectueux de la loi, mais positivement charitable.

Il n’avait pas pour autant perdu ses liens avec le milieu du crime, et n’était pas fondamentalement différent. Il avait changé de camp, voilà tout. Rien ne l’avait obligé à partir à la recherche de Claudine Burroughs quand elle s’était lancée dans une folle aventure qui s’était conclue par sa rencontre avec un homme qu’elle pensait être Arthur Ballinger devant un magasin qui vendait des photographies pornographiques. Il avait regardé un cliché si obscène qu’elle en avait été horrifiée et s’était enfuie dans le dédale de ruelles où, à bout de forces, elle avait fini par s’égarer. Seule la persévérance de Squeaky lui avait permis de la retrouver1.

Pour la première fois de sa vie, il avait été un héros. Il avait adoré.

— Eh bien ? insista-t-elle.

— Vous pensez que c’était un coup monté ? demanda-t-il, étrécissant les yeux.

— Je ne sais pas, dit-elle honnêtement. Ce qui est certain, c’est qu’il y a quantité d’autres gens qui auraient pu vouloir la mort de Parfitt.

— Oui, admit Squeaky, mais est-ce qu’il ne le savait pas ? Il aurait fallu qu’il soit un parfait idiot pour laisser monter à bord un homme qui le haïssait alors qu’il était seul sur le bateau. Moi, je ne l’aurais pas fait. Et croyez-moi, quand on a une petite affaire prospère dans le commerce de la chair, on connaît ses concurrents. On est préparé. On s’entoure de gens en qui on a confiance pour ouvrir l’œil, hein.

Il l’observait, attendant sa réaction.

— Oui, je suppose que c’est vrai. Par conséquent, il a dû être attaqué par quelqu’un dont il ne se méfiait pas.

— Oui. Quelqu’un qui serait venu régler une dette, par exemple, et qui aurait encore besoin de ses services. On ne s’attaque pas à ceux dont on dépend.

Elle poussa un soupir.

— À moins d’avoir un caractère qu’on ne contrôle pas et de ne pas réfléchir aux conséquences de ses actes. Et d’être habitué à avoir quelqu’un d’autre qui fait le ménage derrière vous pour que vous n’ayez pas à payer les pots cassés. Je crois qu’il faut que j’en apprenne beaucoup plus sur Rupert Cardew, si je peux.

— Et que vous l’aidiez, confirma Squeaky. Ça ne me gêne pas qu’on paie pour des femmes qui veulent être dans ces affaires-là de toute manière, mais les gosses, c’est autre chose. Et le chantage ne vaut rien pour le commerce. Mieux vaut demander un juste prix, et on est quitte, voilà ce que je pense.

Elle lui décocha un regard las.

Il haussa les épaules.

— Il faut être juste, reprit-il. Sauvez Mr. Cardew pour la raison que vous voudrez. Moi, je dis, sauvez-le parce que Mickey Parfitt avait besoin d’être buté de toute façon : il fait une mauvaise réputation aux autres. Et parce que Mr. Cardew a été très généreux avec nous. On pourrait s’habituer à vivre comme ça. Ça fait beaucoup de bien à ceux qui n’ont personne pour les aider.

— Pieux sentiment, Squeaky.

— Merci, répondit-il.

Ç’avait en effet été un compliment plutôt qu’un sarcasme, mais il y avait dans son regard une lueur de compréhension, voire d’humour.

On frappa un coup bref à la porte et, avant qu’Hester ait pu répondre, celle-ci s’ouvrit, livrant passage à Margaret Rathbone. Elle était vêtue d’une élégante robe vert foncé, mais il n’y avait guère de couleur dans son visage et ses yeux étaient froids.

— Bonjour, Hester. Je vous dérange ?

— Pas du tout. J’étais sur le point de partir.

Elle se sentait gênée sans pouvoir se l’expliquer, comme si elle se montrait sournoise en voulant aider Rupert Cardew. Pourquoi ? Cela n’avait aucun rapport avec le père de Margaret, sauf que dans son esprit, elle croyait encore au moins à demi qu’il avait quelque intérêt dans le bateau, ne fût-ce que pour découvrir les hommes vulnérables qui seraient prêts à le fréquenter.

— Je vous conseille de ne pas acheter plus de vaisselle que nécessaire, continua Margaret. J’ai peur que la source de nos fonds n’ait été radicalement réduite.

Il y avait sur son visage une expression qu’on aurait pu prendre pour de la pitié, mais qu’Hester jugea plus proche de la répulsion. Elle s’efforça de demeurer impassible, sans toutefois pouvoir empêcher un soupçon de sécheresse de percer dans sa voix.

— J’en suis consciente. Cela dit, c’est seulement une accusation pour l’instant. Il faut encore qu’elle soit prouvée.

Margaret arqua les sourcils.

— Vous ne pensez tout de même pas que Mr. Monk s’est trompé ?

Elle aussi essayait de dissimuler une pointe d’ironie, et pas plus qu’Hester elle n’y parvenait tout à fait.

— Je ne crois pas qu’il se soit trompé, rétorqua Hester. Mais je sais comme lui que c’est toujours une possibilité. Les indices peuvent donner lieu à plus d’une interprétation. De nouveaux éléments apparaissent. Il s’avère parfois que les gens ont menti.

Margaret eut un petit sourire crispé.

— Je suis navrée, Hester, mais vous vous bercez d’illusions. Je comprends que vous trouviez Rupert charmant, mais j’ai peur qu’il ne soit totalement dépravé. Si vous pouviez le voir tel qu’il est réellement, je doute que vous auriez tant de pitié pour lui. Mieux vaudrait la réserver à ses victimes.

— Comme Mickey Parfitt ? riposta Hester. Je ne peux pas être d’accord avec vous.

Elle se tourna brièvement vers Squeaky Robinson.

— Cependant Lady Rathbone a raison concernant les fonds. Pour l’instant, nous ne dépenserons que le strict nécessaire.

Elle passa devant Margaret en sortant, sans chercher à savoir si c’était Squeaky ou elle-même que cette dernière était venue voir. Elle s’en voulait de sa colère mais se sentait incapable de la maîtriser.

Elle se rendit d’abord dans la cuisine pour prendre un thé, puis monta au premier étage et entra dans la première chambre le long du couloir. Elle était occupée par Phoebe Weller, une femme qui pouvait avoir entre vingt-cinq et trente-cinq ans, aux magnifiques cheveux auburn, au corps voluptueux et au visage défiguré par les cicatrices de la vérole.

— Comment allez-vous, Phoebe ?

La jeune femme était étendue sur le dos, les yeux mi-clos, l’ombre d’un sourire aux lèvres. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire au premier abord, elle n’était pas plongée dans un demi-coma, mais assoupie, rêvant peut-être de toujours dormir seule, dans un lit propre, sans rien avoir de dangereux ou de pénible à faire pour se procurer une tasse de thé bien chaud ou une tartine de pain et de confiture.

Elle s’éveilla en entendant Hester prononcer son nom.

— Oh… je crois que je ne suis pas encore rétablie, chuchota-t-elle.

— Sans doute que non, répondit Hester, amusée. Un thé vous ferait peut-être du bien ?

Phoebe ouvrit les yeux et s’assit vivement, ignorant la cheville tordue et la plaie à la jambe, recouverte d’épais bandages, qui l’avaient amenée en ces lieux.

— Vous avez raison là-dessus, ça m’aiderait bien.

Elle prit à deux mains la tasse qu’Hester lui tendait.

Hester s’assit sur la chaise placée à côté du lit et se mit à l’aise, lissant sa jupe grise, comme si elle s’apprêtait à rester.

— Je vais mieux ! déclara Phoebe quelque peu alarmée.

— J’en suis sûre, dit Hester d’un ton conciliant. Vous avez travaillé dans plusieurs endroits différents, n’est-ce pas ?

— Euh, oui… répondit Phoebe, méfiante.

— Dans certains beaux quartiers, du côté de Chelsea, et plus en amont ?

— Oui…

— Avez-vous entendu parler de Rupert Cardew, le fils de Lord Cardew ? J’ai besoin de le savoir, Phoebe, et je veux la vérité.

Phoebe la dévisagea.

— Laissez-moi vous donner un avertissement amical, reprit Hester. Je me moque que la vérité soit bonne ou mauvaise à entendre, mais si vous me mentez et que je l’apprenne, la prochaine fois que quelqu’un vous bat, vous serez à la rue et les fiacres vont rouleront sur le corps avant que je vous tende la main pour vous aider. Vous comprenez ? C’est la vérité qu’il me faut.

Phoebe réfléchit, pesant visiblement un risque contre l’autre.

Hester attendit.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda enfin Phoebe.

— Connaissez-vous des filles qui ont couché avec lui, pour de l’argent ?

— Évidemment, pour de l’argent, répondit Phoebe d’un ton patient. Peu importe qu’il soit beau comme le diable en personne et gentil avec ça et qu’il vous fasse rire, faut bien manger, et puis il y a vos protecteurs qui réclament leur part.

— En connaissez-vous ?

— Mais oui ! Je viens de vous le dire ! Je l’ai fait moi-même, deux ou trois fois.

Hester réprima une pointe de révulsion. C’était stupide. Que s’était-elle imaginée que Rupert ait fait pour si bien connaître les filles des rues et se soucier d’elles au point de donner de l’argent à quelqu’un qui les aidait ?

— Quel caractère a-t-il ?

— Nom d’une pipe ! Vous ne songez pas à… ?

— Non. Je n’y songe pas, rétorqua Hester sèchement. Mais si c’était le cas ?

— Vous n’y songez pas !

— Je vous l’ai dit. Mais pourquoi pas ?

— Mais parce qu’il a un caractère de cochon, pour sûr ! Même s’il est drôle, qu’il vous fait rire à vous en faire péter la rate, et qu’il n’est pas radin.

Hester se sentit soudain glacée. Un nœud se forma au creux de son estomac.

— Il vous a battue ?

Phoebe écarquilla les yeux.

— Moi ? Non ! Mais il a roué de coups Joe Biggins parce qu’il l’avait roulé. Et pas que lui. C’est un enfant gâté, je suppose. Il n’a pas l’habitude qu’on lui dise non et il le prend mal. J’ai entendu dire qu’il avait failli laisser sur le carreau un maquereau qui l’avait contrarié. Je ne sais pas pourquoi. Il a tabassé un autre malheureux une fois, un pauvre client qui l’avait énervé. Il l’a payé cher pour éviter un scandale.

— C’était à quel sujet ? Vous le savez ?

Phoebe haussa ses épaules pâles et lisses.

— Non. Ç’aurait pu être n’importe quoi. J’ai entendu dire qu’il n’y était pas allé de main morte. Qu’il l’avait à moitié tué. L’autre imbécile avait les deux bras cassés, le crâne fêlé et il était défiguré. Je vous dis qu’il a un caractère qu’on n’imaginerait pas chez quelqu’un qui se conduit en gentleman la plupart du temps. Il vous traite comme il faut, comme si vous étiez quelqu’un. Il dit s’il vous plaît et merci. D’un autre côté, il en veut pour son argent ! Il a une santé de cheval.

Elle haussa les épaules et sourit à Hester, de femme à femme.

Hester hocha la tête, s’efforçant de manifester un intérêt poli, rien de plus. Il y avait des choses qu’elle aurait préféré ne pas savoir. Cette conversation était extrêmement gênante.

— Il boit beaucoup ?

— Pas mal. J’ai vu pire.

— Vous connaissez d’autres filles qui… avec qui il est allé ?

— Une dizaine, peut-être. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il est accusé d’avoir tué quelqu’un.

— Si c’est un maquereau, alors je suppose que ça doit être vrai. Il n’a jamais grandi, celui-là. Il perd la tête et il se met à tout casser, comme un gamin qui n’a jamais eu de correction quand il aurait dû. Si j’avais fait ce qu’il fait des fois, mon père m’aurait donné une fessée qui m’aurait empêchée de m’asseoir pendant une semaine. Excusez-moi, Miss, mais vous vouliez la vérité, et c’est ça.

— Il voyait des tas de femmes différentes ? Pourquoi, à votre avis ? Pourquoi ne pas s’en tenir aux mêmes ?

— Par ennui, j’imagine. Certains de ces aristos s’ennuient facilement.

— A-t-il jamais eu un penchant pour les petites filles, vraiment jeunes ?

— Quoi ? s’écria Phoebe, stupéfaite. Je ne crois pas. Il choisirait plutôt des plus vieilles. Plus expérimentées. Sale caractère, comme je disais, mais il pouvait être gentil aussi. Que je sache, il n’a jamais cherché à profiter d’une nouvelle ou d’une fille qui avait peur. Et on finit toujours par savoir de qui se méfier. Il faut qu’on veille les unes sur les autres.

— Et les garçons ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire, « les garçons » ? Seigneur !

Elle paraissait sincèrement choquée.

— Vous n’êtes pas en train de dire qu’il fait ça avec les garçons ! Nom d’une pipe, pas lui ! C’est contre la loi, mais ça n’empêche pas ceux qui en ont envie. Mais pas lui.

— Vous en êtes sûre ?

— Évidemment que j’en suis sûre ! Seigneur !

Hester la remercia, puis alla interroger d’autres femmes afin de recueillir leurs opinions. Ensuite, armée d’une liste de noms, elle sortit dans les rues, à la recherche d’anciennes patientes qui la connaissaient de nom et de réputation, et qui seraient prêtes à répondre à ses questions.

Si la plupart n’avaient jamais entendu parler de lui, les autres confirmèrent les dires de Phoebe : Rupert était drôle, honnête, parfois gentil, mais doté d’un caractère incontrôlable, et apparemment incapable d’en assumer la responsabilité. Elles le croyaient tout à fait capable de commettre un crime passionnel. En revanche, aucune n’avait jamais eu vent de la moindre rumeur suggérant qu’il ait un goût pour quiconque hormis les femmes : il préférait les voluptueuses aux minces, certainement pas celles qui ressemblaient à des enfants. Il appréciait l’humour, une certaine vivacité et un talent pour la conversation. Des qualités qu’Hester reconnaissait à regret chez elles. Il aurait été impossible de ne pas les croire.

Elle rentra tard à la maison, fatiguée et affamée, les pieds meurtris. Elle avait glané une foule d’informations, mais n’était pas sûre d’en savoir plus long pour autant. Rupert aurait probablement pu tuer quelqu’un dans un accès de rage ; en fait, il avait de la chance de ne pas l’avoir fait par le passé. Pourtant, plus elle en apprenait sur lui, moins il semblait probable qu’il ait eu une raison de tuer Mickey Parfitt en particulier. Lord Cardew avait réglé ses dettes. À maintes reprises, il avait sauvé Rupert des conséquences de sa faiblesse et de son incapacité à se maîtriser. Il avait dû payer Parfitt, lui plus que tous les autres.

Ou bien y avait-il eu un différend entre Rupert et Parfitt en dehors du chantage ? Parfitt gagnait sa vie au moyen de la pornographie et de l’extorsion ; il savait exactement jusqu’où pousser ses victimes sans les acculer au désespoir. Et après la mort de Jericho Phillips, n’aurait-il pas fait preuve d’une prudence accrue, se montrant circonspect plutôt qu’impitoyable ? Une victime poussée au meurtre ou au suicide ne servait plus à rien.

Monk demeura silencieux durant leur souper tardif, perdu dans ses propres pensées. Il se contenta de dire qu’il enquêtait toujours sur les transactions liées au bateau afin de déterminer si d’autres témoins pourraient se révéler utiles. Sous la houlette d’Orme, la directrice de l’hospice des enfants trouvés avait parlé aux garçons recueillis, mais ils étaient trop effrayés et hébétés pour leur apprendre quoi que ce fût, et elle avait très vite mis fin à l’entretien. Elle avait conscience de l’enjeu, mais son premier devoir était envers les enfants qu’elle hébergeait, et non les futures victimes. Blanche comme un linge, un enfant dans les bras, elle avait prié Orme de s’en aller.

Il avait compris et était parti en silence, malade de chagrin.

Hester débarrassa la table en silence. Le regard troublé de Scuff alla de l’un à l’autre, mais il ne posa pas de questions. Il alla se coucher de bonne heure.

 

Le lendemain matin, Monk était déjà parti quand Hester et Scuff prirent leur petit déjeuner. Elle avait préparé du porridge parce qu’elle savait qu’il l’aimait et que cela lui remplirait l’estomac jusqu’à midi au moins.

— Alors, c’est lui qui l’a tué ?

Il avait terminé son assiette et s’apprêtait à manger des tartines de pain et de confiture. Son visage était grave et ses yeux fouillaient les siens, cherchant à comprendre, à apaiser la peur qui grandissait en lui.

Elle alla accrocher le torchon de vaisselle, puis se rassit et se servit du thé.

— Tu sais, je n’en suis pas sûre, dit-elle honnêtement. Il est très difficile d’être certain de ne pas se tromper. Et s’il est coupable, je ne sais pas non plus à quel point c’est grave. On ne peut pas tuer les gens juste parce qu’ils sont mauvais, mais parfois il est facile de perdre son sang-froid et de l’oublier. J’ai sans doute besoin d’en savoir davantage pour me faire une idée.

Scuff acquiesça lentement, cependant elle vit à son regard inquiet qu’il était toujours perplexe.

— Que fait Mr. Monk ? Pourquoi est-ce qu’il est fâché ?

Il baissa la voix.

— J’ai fait quelque chose ?

— Non.

Luttant pour ravaler son émotion, elle avait peine à garder une voix neutre.

— Nous avons de la peine parce que nous aimons bien Rupert et que nous ne voudrions pas qu’il soit coupable, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il l’est.

— Oh !

Le visage de Scuff s’éclaira légèrement.

— Vous l’aimeriez quand même si vous aviez raison et qu’il était coupable ?

— Oui, bien sûr. On ne cesse pas d’aimer les gens parce qu’ils ont fait une erreur. Mais cela ne le mettrait pas à l’abri de la loi.

— On va le pendre, hein ?

— Sans doute.

L’idée était si affreuse qu’elle en eut la gorge nouée et que des larmes lui picotèrent les yeux. Elle s’efforça de chasser la vision de son esprit, en vain.

Scuff prit une profonde inspiration.

— En ce cas, vaudrait mieux qu’on fasse quelque chose, hein ? lança-t-il, les yeux rivés sur elle.

— Oui. J’avais l’intention de commencer ce matin.

Il avala d’une bouchée le reste de sa tartine grillée et se leva.

Hester s’apprêta à lui dire qu’il ne devrait pas venir parce que l’entreprise pourrait s’avérer dangereuse et qu’il n’était pas vraiment en mesure de l’aider, mais elle savait qu’elle avait tort sur les deux points. Elle but donc une dernière gorgée de thé et se leva à son tour. Il avait besoin d’agir.

Elle savait déjà tout ce qu’il y avait à apprendre sur Rupert, et cela ne l’avait avancée à rien. À présent, elle avait besoin de se renseigner plus amplement sur Mickey Parfitt, le commerce de la pornographie en général et le rôle qu’il y avait joué en particulier. Son premier instinct fut de protéger Scuff des détails, mais elle se souvint avec tristesse qu’il les connaissait déjà mieux qu’elle. La seule question était de savoir si les lui rappeler risquait d’aggraver ses cauchemars.

Mais s’il évitait d’y faire face, ne deviendraient-ils pas de plus en plus présents, nourris par la croyance qu’ils étaient trop affreux pour être surmontés ?

— Par où allons-nous commencer ? demanda-t-il, depuis la porte d’entrée.

— C’est le problème, admit-elle. Il y a beaucoup de « peut-être » et peu de certitudes. Il pourrait être utile de parler aux amis de Rupert, mais il est peu probable qu’ils me disent des choses qui risquent de faire mauvaise impression, et je suppose que c’est précisément cela qu’il me faut.

Le visage de Scuff était plissé par le dégoût.

— Nous pouvons parler à d’autres prostituées, suggéra-t-elle. Il y a peut-être eu des rumeurs susceptibles de nous mettre sur une piste, mais je crois que cela risque de prendre du temps. Squeaky Robinson m’a donné les noms de quelques personnes par qui débuter.

Il la regarda avec méfiance.

— Quel genre de personnes ?

— Des gens qui ont des dettes envers lui. Et j’en connais quelques autres moi-même ; quelques tenanciers de maisons closes, une faiseuse d’anges, un apothicaire.

— Je pourrais aller demander à la Sonde s’il sait quelque chose ? Si tu veux ? proposa-t-il.

— Nous pourrions aller le voir, en effet. C’est une excellente idée. Sais-tu où le trouver ?

— Bien sûr que oui, mais ce n’est pas un endroit pour une dame, répondit-il, visiblement inquiet.

— Scuff, dit-elle gravement, je vais te proposer un marché.

Il parut sceptique.

— Je veillerai sur toi, sans pour autant m’occuper de toi, si tu fais la même chose pour moi.

Elle tendit la main pour sceller leur accord.

Il réfléchit quelques secondes, puis l’empoigna de ses petits doigts maigres et la serra.

— Ça marche.

Ils descendirent Paradise Row jusqu’à Princes Stairs et prirent le bac pour Wapping, passant devant le commissariat de Monk. Ensuite, sur les instructions de Scuff, ils empruntèrent High Street en direction de l’ouest, du port de Londres et des plus grands docks.

Ils ne parlaient pas. Scuff semblait observer et écouter. Sa veste était boutonnée jusqu’au menton et sa casquette solidement enfoncée sur son crâne. Il portait des bottines neuves, une vraie paire. Hester était plongée dans ses réflexions, songeant à ce qu’elle devait apprendre et aux questions qu’elle pouvait poser sans les mettre l’un et l’autre en danger. La pornographie et la prostitution étaient des commerces importants et lucratifs. Et bien sûr, ils comportaient des risques vis-à-vis de la loi. Non seulement le profit mais la survie reposait sur la discrétion.

Après avoir passé la majeure partie de la matinée parmi le bruit et la circulation, les chariots, grues et piles de bois et de marchandises, ils trouvèrent enfin la Sonde dans un immeuble de Jacob’s Street, juste en retrait de St Saviour’s Wharf, sur la rive sud du fleuve. C’était un homme dégingandé, âgé d’une bonne trentaine d’années, au front haut et aux cheveux noirs comme le charbon, qu’il peignait en arrière et qui lui arrivaient aux épaules. Son visage semblait lugubre au moment où il souriait, d’un grand sourire éclatant qui révélait des dents blanches et saines.

Ils avaient failli le manquer. Il descendait les marches, sa sacoche à la main, vêtu d’une redingote usée et d’un pantalon tout juste assez long pour ses longues jambes. Il fut visiblement ravi de voir Scuff et son regard s’attarda sur lui avant qu’il salue Hester.

— Bonjour, Mrs. Monk ! Qu’est-ce qui vous amène dans ce quartier ? Des ennuis ?

— Bien entendu, répondit-elle en lui tendant la main.

Il tendit ses propres doigts minces et les regarda avec dégoût.

— Je suis sale, dit-il en secouant la tête.

La Sonde reporta son attention sur Scuff, comme s’il voulait s’assurer qu’il allait bien. Il n’avait pas hésité un instant à participer aux recherches lorsque l’enfant avait été enlevé par Jericho Phillips.

Hester n’insista pas et lui rendit son sourire, puis régla son allure sur la sienne alors qu’ils remontaient la rue étroite en direction de la Tamise, prenant soin d’éviter le caniveau.

— Vous avez entendu parler du meurtre de Mickey Parfitt ?

— Naturellement. Et, sans vouloir être méchant, Mrs. Monk, j’espère que vous ne trouverez pas le pauvre bougre qui l’a eu. Si vous êtes venue me demander de vous aider, je suis désolé mais je suis trop occupé. Vous seriez étonnée de savoir combien il y a de gens malades par ici.

Il leva la tête vers les bâtiments denses qui s’élevaient à leur droite et à leur gauche, noircis par la fumée, et dont les avant-toits dégouttaient constamment.

Elle jeta un coup d’œil vers lui. Son visage s’était durci et il ne souriait plus. Elle l’avait rencontré lors de la première enquête que Monk avait menée sur le fleuve, un an auparavant ou à peu près, et se rendait compte à présent qu’elle ne savait presque rien de lui. Il ne parlait jamais de ses origines, mais il avait acquis de solides connaissances en médecine et s’en servait pour aider ceux qui vivaient à la limite de la légalité ou étaient prisonniers de l’étau de la pauvreté. Il acceptait le paiement qu’on lui offrait, se contentant de la promesse d’un règlement ultérieur si nécessaire, et une gentillesse en retour quand il en aurait besoin.

Elle n’avait aucune idée de ce qui l’avait empêché d’obtenir son diplôme et d’exercer en tant que médecin qualifié. Son accent n’était pas celui des docks, mais elle n’aurait su le situer. Il avait de l’affection pour Scuff, et c’était tout ce qui comptait. On connaissait la plupart des gens beaucoup moins bien qu’on ne l’imaginait. Les parents, le lieu et la date de naissance, l’éducation, en disaient moins long sur le cœur que quelques actions sous la pression, quand le coût en était élevé.

— Je crains que nous n’ayons déjà une idée très claire de qui il s’agit, répondit-elle en faisant attention à ses pas sur les pavés abîmés. J’essaie de trouver une raison pour jeter le doute sur sa culpabilité ou, faute de cela, au moins montrer qu’il ne mérite pas la pendaison.

— Vous voulez qu’il s’en tire sans rien ? demanda la Sonde, stupéfait.

Hester ne se serait pas exprimée tout à fait aussi brutalement et prit une inspiration pour nier. Puis elle vit Scuff qui la regardait et se rendit compte que la Sonde avait peut-être raison, et que c’était cela qu’elle voulait. Difficile de répondre à la question honnêtement en présence de Scuff, qui ne perdait pas une miette de la conversation. Peut-être était-il préférable de dire toute la vérité.

— Je veux la fin de ce commerce, sa disparition totale, dit-elle. Pour cela, j’ai besoin de briser l’homme qui tire les ficelles – celui qui a l’argent. Je préférerais ne pas sacrifier Rupert Cardew au passage.

La Sonde écarquilla les yeux, incrédule.

— Et vous ne voudriez pas aussi les joyaux de la Couronne, pendant que vous y êtes ?

Il contourna une pile de détritus et un rat prit la fuite.

— Pas particulièrement, rétorqua Hester, gardant un visage impassible. Je n’aurais pas assez d’occasions pour les mettre. Il faudrait marcher terriblement droit pour empêcher la couronne de tomber. Je ne crois pas que j’en serais capable.

Scuff la dévisagea, perplexe.

— Elle plaisante, expliqua la Sonde en lui mettant la main sur l’épaule. Enfin, je l’espère.

— À moitié, admit Hester, avant de sourire. J’en serais peut-être capable, mais si je laissais tomber quoi que ce soit, quelqu’un d’autre devrait le ramasser à ma place.

— Si vous portiez une couronne, je suppose qu’on s’y sentirait obligé.

Scuff rit, mais la peur d’être de nouveau séparé d’elle était sous-jacente, aussi douloureuse que la pointe d’un couteau.

Ils cheminèrent en silence pendant quelques centaines de mètres, passant devant d’autres caisses, tonneaux et piles de bois. Enfin, ils atteignirent les marches qui menaient au bac. La marée était en train de tourner et la Tamise était agitée. Des barges la remontaient, chargées de charbon, de bois et de fûts ronds arrimés ensemble. La lumière était vive sur l’eau et le vent butait contre la crête des vagues, projetant de fins embruns.

— Je veux les détails que la police ne pourra pas trouver, dit Hester à la Sonde quand ils eurent débarqué sur la rive nord. Les rumeurs.

Elle ne savait pas au juste ce qu’elle demandait. Les faits désignaient Rupert. Pouvait-on justifier devant la loi le meurtre d’un homme comme Parfitt ? Les membres du jury pourraient-ils être persuadés de faire preuve de clémence ? Ou croiraient-ils au contraire que tout homme mêlé à ce commerce, fût-ce par stupidité ou par ignorance, ne valait guère mieux que Parfitt lui-même ? Ses victimes étaient riches, sinon elles n’auraient été d’aucune utilité pour lui. Ces hommes n’étaient pas affamés, transis, ou à la rue. Ils s’ennuyaient, voilà tout. Était-ce là une excuse ?

Ou le fait était-il simplement qu’elle aimait bien Rupert et que, pour le bien de Scuff, elle tenait désespérément à trouver le cerveau de l’affaire, afin de l’empêcher de recommencer à sévir ailleurs ? Scuff avait besoin de les voir réussir, de croire que c’était possible, et de contribuer à l’obtention d’un tel résultat.

— La Sonde… Pensez-vous qu’il ait pu s’agir d’une banale affaire de concurrence ? Parfitt a dû gagner beaucoup d’argent avec ce bateau. Si quelqu’un d’autre reprenait son commerce et ses clients, il en gagnerait tout autant, n’est-ce pas ? Peut-être que, ce qu’il me faut vraiment savoir, c’est comment l’affaire était gérée. Qui profite de sa mort, au point de vue financier ? Laissons tomber le chantage ou l’aspect moral un instant – concentrons-nous sur l’argent.

Il hocha la tête très lentement et son sourire s’élargit.

— Donnez-moi deux jours. Je suppose que vous voulez les détails, plutôt que mes conclusions ?

— Oui, s’il vous plaît. Mes conclusions pourraient être différentes des vôtres.

Il ne répondit pas, mais une brève lueur amusée traversa son regard.

— Ça ne sera pas joli, avertit-il.

— Certes non.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Elle remercia la Sonde et ils se séparèrent.

— Où est-ce qu’on va maintenant ? demanda Scuff, qui sautillait de temps à autre pour rester à sa hauteur. Nous n’allons pas le laisser tout faire, si ?

Le doute perçait dans sa voix, et une pointe de déception.

— Non, répondit-elle d’un ton déterminé. Nous allons voir si quelqu’un d’autre était dans les parages quand Parfitt a été tué.

— Comment est-ce qu’on va faire ça ?

Elle ne lui avait rien révélé de ce que Sullivan avait dit concernant Arthur Ballinger, et, soupçonnait-elle, Monk non plus. S’il y avait réellement quelque vérité là-dedans, l’ignorance était le meilleur bouclier pour lui.

— Eh bien, si c’est une des personnes auxquelles je pense, il aura fallu qu’il remonte le fleuve pour venir de chez lui. Si je peux trouver quelqu’un qui l’a vu, ce sera un début.

— Comme un cocher ?

— Je crois que je vais commencer par le passeur. Les cochers ne voient pas grand-chose du visage de leurs clients, surtout à la nuit tombée.

— Évidemment ! s’écria-t-il avec enthousiasme. Quand on est assis dans un bateau, le passeur vous voit forcément ! Alors s’il ne voulait pas être vu et que les gens se souviennent de lui, il aurait ramé lui-même. Ou s’il ne pouvait pas, il aurait traversé à un endroit où il risquerait moins d’être remarqué.

— Tout à fait. Commençons par les passeurs à Chiswick. Le plus rapide pour venir de la plupart des quartiers de Londres serait d’emprunter un fiacre pour franchir Putney Bridge, de traverser Barnes Common et de prendre un bac jusqu’à l’endroit où le bateau de Parfitt était amarré, juste après Corney Reach.

— Ouais, acquiesça-t-il, bien qu’elle sût qu’il n’en avait pas la moindre idée.

Il connaissait le port de Londres aussi bien qu’elle connaissait le jardin de la maison de son enfance, mais très peu d’endroits au-delà. Ce qu’il voulait dire, c’était qu’il tenait à participer.

Ils quittèrent l’est de Londres et les grands docks, traversant toute la ville en omnibus pour gagner les faubourgs ouest, plus verts et plus cossus, puis la campagne luxuriante au-delà, avant de franchir la Tamise et d’atteindre la rive sud. Il n’y avait pas d’omnibus de Barn Elms Park à la petite bourgade de Barnes proprement dite et finalement à High Street, tout au bord de l’eau. L’après-midi était bien entamée et ils étaient tous les deux fatigués lorsqu’ils s’arrêtèrent au White Hart Inn. Ils avaient soif et mal aux pieds, mais Scuff ne se plaignit pas une seule fois.

Hester se demanda si son silence était dû au fait qu’il songeait à cet endroit si différent : verdoyant, bien entretenu, presque étincelant dans la lumière vive et dure reflétée par l’eau. En apparence, il semblait aux antipodes de la rive obscure où Jericho Phillips amarrait son bateau. Là-bas, la marée apportait et emportait les détritus du port, bouts de bois à la dérive, fragments de tissu et de corde, restes de nourriture… On entendait la rumeur de la cité même la nuit, le claquement des sabots sur les pavés, les cris, les rires, le cliquetis des roues, et il y avait toujours de la lumière, les réverbères des rues, les lanternes des voitures à cheval, à moins que la brume ne tombe et ne les étouffe. Ces soirs-là s’élevait la plainte lugubre des cornes de brume.

Ici, la Tamise était plus étroite. Il y avait des ateliers de construction de bateaux sur la rive nord, un peu plus bas. Les magasins étaient ouverts, animés ; de temps en temps, des charrettes passaient ; des gens s’interpellaient ; mais tout était plus petit, et l’air ne sentait pas la fumée des cheminées industrielles, le sel et le poisson, on n’entendait pas le cri des mouettes. Une barge solitaire remontait le fleuve, ses voiles à peine gonflées dans la brise.

Scuff ne pouvait s’empêcher de regarder autour de lui les femmes vêtues de robes claires et propres, qui marchaient en riant comme si elles n’avaient rien d’autre à faire.

Hester et Scuff commencèrent par manger : un déjeuner tardif de tourte au gibier froide, accompagnée de légumes et – exceptionnellement – d’un très léger panaché.

Scuff termina son verre et le reposa, se léchant les lèvres et regardant Hester avec espoir.

— Quand tu seras plus grand, répondit-elle.

— Combien de temps est-ce qu’il faut que j’attende pour être plus grand ? demanda-t-il.

— Tu vas grandir peu à peu.

— Oui, mais avant que je puisse en boire un autre ? insista-t-il.

— Environ trois mois, dit-elle, réprimant un sourire. Mais tu peux avoir une autre part de tourte si tu veux. Ou du pâté aux prunes, si tu préfères.

Il décida de pousser son avantage et fronça les sourcils.

— Les deux ?

Elle pensa à la mission qu’ils étaient en train d’accomplir et aux événements qui les y avaient menés.

— Bonne idée, dit-elle. Je vais peut-être faire pareil.

Quand il n’y eut plus rien dans leurs assiettes, elle régla l’addition. Scuff la remercia gravement, puis lâcha un rot. Ils descendirent jusqu’au fleuve et commencèrent à chercher des passeurs, pêcheurs, quiconque traînait au bord de l’eau à bavarder, à s’affairer avec des bateaux ou des articles de pêche, regardant passer l’après-midi.

Deux heures s’écoulèrent, agréables mais infructueuses, avant qu’ils trouvent un passeur aux jambes arquées qui déclara avoir transporté un gentleman venu de la ville tard le soir, la veille du jour où le corps de Mickey Parfitt avait été retrouvé à Corney’s Reach.

— Ah ! Je ne connais pas son nom, madame, dit-il d’un air de doute. Je ne demande jamais le nom des clients – je n’ai pas de raison de le faire, hein ! Je ne leur demande pas où ils vont non plus. Ça ne me regarde pas. Je me contente d’être poli, de parler un peu pour tuer le temps, quoi, et je les fais traverser sans encombre. Mais je me souviens que ce type-là était un aristo, un vrai, qui connaissait toutes sortes de choses.

L’estomac d’Hester se noua. Soudain, la possibilité d’une profonde tragédie devint réelle, d’une douleur qui marquerait à jamais.

— Ah bon ? Quel âge pouvait-il avoir, d’après vous ?

Il pencha un peu la tête de côté et les regarda tour à tour.

— Pourquoi voulez-vous le savoir, madame ? Il vous a fait du tort ?

Hester devina ce qu’il pensait et n’eut aucun scrupule à jouer là-dessus.

— Je ne sais pas, à moins d’être sûre que c’était bien lui, répondit-elle, dissimulant son amusement.

Elle eut envie de rire, puis songea à toutes les femmes pour qui ç’aurait pu être vrai et son amusement se dissipa. Soudain honteuse, elle se reprocha sa dureté.

— Je ne crois pas, mon petit, dit-il tristement, en se mordant la lèvre inférieure. Celui-là était un peu trop vieux pour vous.

— Trop vieux ? répéta-t-elle, surprise.

Elle déglutit. Il ne pouvait s’agir de Rupert. Il n’avait guère plus de trente ans. Il était plus jeune qu’elle.

— Vous en êtes sûr ?

Elle voulait gagner du temps, cherchant une excuse pour lui demander de décrire l’homme avec plus de détails.

Le batelier aspira ses joues, puis poussa un soupir.

— Je n’aurais peut-être pas dû dire ça. C’était encore un assez bel homme.

— Aux cheveux blonds ? demanda Hester, songeant à Rupert debout au soleil, sur le seuil de la clinique. Mince, mais plutôt grand ?

— Non, dit-il fermement. Désolé, mon petit. Il pouvait avoir soixante ans, et il avait les cheveux bruns, presque noirs, pour autant que j’aie pu en juger à la lueur de la lanterne, hein ! Mais un homme costaud, qu’il était, et pas grand comme vous dites. De taille normale.

Étant donné qu’il était plutôt courtaud lui-même, Hester se demanda ce qu’il considérait comme normal. Cependant, il risquerait d’être offensé si elle lui posait la question et, en dehors de toute autre considération, elle avait besoin de son aide.

Elle changea de sujet.

— Il est revenu plus tard ?

Elle se sentait gênée, à présent qu’il était établi que l’homme n’était pas l’imaginaire mari volage qu’elle avait suggéré. Une nouvelle idée lui vint à l’esprit.

— Voyez-vous, j’ai peur que ce n’ait été mon père. Il a un caractère très vif et…

Elle laissa le reste en suspens, une suggestion dans l’air.

— Il n’était pas… blessé, au moins ?

Le passeur haussa les épaules.

— Dites donc, vous les choisissez, vous. Non, il n’avait rien. Ses vêtements étaient peut-être un peu salis, un peu froissés, comme s’il avait été bousculé, mais il était en pleine forme. Il a marché le long du quai et sauté dans le bac. Ne vous inquiétez pas pour lui. Par contre, pour ce qui est du jeune aux cheveux blonds, je ne peux pas vous dire. Je ne l’ai jamais vu.

— Peut-être qu’il n’était pas là, répondit-elle, envahie par une bouffée de soulagement.

Elle la savoura, sachant que c’était absurde. Cela ne signifiait rien, hormis un écueil écarté sur cent possibles.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Scuff alors qu’ils s’éloignaient après avoir remercié l’homme. C’est bien ?

— Je ne sais pas.

Cela au moins était vrai.

— Ce n’était pas Rupert, c’est sûr. Même en pleine nuit, on ne pourrait pas le prendre pour un homme de soixante ans. Et à en juger par son état, celui-là donnait l’impression de s’être battu, et, dirait-on, d’avoir gagné.

— Comme s’il avait tordu le cou à Mickey Parfitt et qu’il l’avait balancé à la flotte ?

— Comme s’il l’avait assommé, avant de l’étrangler avec un foulard en soie et de le faire passer par-dessus bord, rectifia-t-elle.

Il frissonna.

— Il y avait d’autres gens sur le bateau ?

— Pas ce soir-là, apparemment, à part les garçons enfermés.

Il hésita.

— Ils sont où maintenant ?

La tension perçait dans sa voix, et son regard était hanté par le souvenir, net et atroce.

— Ils sont tous à l’abri, dit-elle fermement. Nourris et soignés, dans un endroit où on s’occupe d’eux.

Il fallut quelques secondes pour qu’il se résolve à la croire. Peu à peu, la raideur disparut de son dos et de ses épaules.

— Qui était-ce, alors ? Celui qui a tué Mickey Parfitt ?

— J’ai mon idée là-dessus. Pour le moment, nous allons rentrer à la maison.

— On ne va pas le chercher ?

Il tremblait très légèrement, mais s’efforçait de se tenir bien droit pour n’en rien montrer. Il resserra les pans de sa veste autour de lui, bien qu’il ne fît pas plus froid qu’avant.

— Il faut que je pose quelques questions à William d’abord. Je ne veux pas rater ma chance, alors je dois prendre quelques précautions.

— Il ne va pas te laisser faire, avertit Scuff. Moi non plus, je ne te laisserais pas faire, à sa place.

— J’imagine que non, convint-elle, sans prendre la peine de cacher son sourire. C’est pourquoi je ne vais pas lui demander la permission, et toi non plus.

— Peut-être que si.

Elle le regarda. Ce n’était pas une menace. Il avait peur pour elle. Hester le voyait dans ses yeux, comme une douleur sourde, lancinante. Pour la première fois de sa vie, il avait trouvé une sorte de sécurité, et elle était déjà menacée. Il avait perdu des gens qu’il aimait mais cette fois, l’épreuve était trop dure à surmonter seul, et pourtant il était trop habitué à la solitude pour pouvoir partager ses craintes, trop vulnérable pour les avouer.

— Je viendrai avec toi, dit-il en l’observant, s’attendant à un refus.

Sa réaction fut impulsive. Peut-être leur coûterait-elle cher à tous les deux.

— Merci, dit-elle. Si William est fâché, je lui dirai que tu n’es venu que pour t’assurer que j’étais en sécurité. Et que ce n’est pas ta faute.

Il sourit et enfonça plus profondément les mains dans les poches.

— Non, ce n’est pas ma faute, admit-il avec soulagement.

 

Hester voulait demander à Monk s’il savait où se trouvait Arthur Ballinger la nuit où Parfitt était mort. La description du passeur lui correspondait extraordinairement bien – sauf que, bien sûr, elle s’appliquait d’assez près à plusieurs milliers d’autres hommes. Elle osait à peine y penser, parce que Rathbone en souffrirait, et bien sûr, Margaret. Mais dans l’intérêt de Scuff, le commanditaire des bateaux comme ceux de Phillips et Parfitt devait être mis hors d’état de nuire, et une pendaison pour meurtre ferait aussi bien l’affaire qu’une peine de prison pour enlèvement et abus sexuel d’enfants. Elle doutait fort que le chantage puisse jamais être prouvé, car personne n’admettrait y avoir cédé. Réduire ses victimes au silence faisait partie de l’habileté du maître chanteur.

— Pourquoi cette question ? demanda-t-il aussitôt.

Ils étaient debout l’un à côté de l’autre, devant les portes-fenêtres entrouvertes sur le petit jardin, respirant l’odeur humide de la terre. On était au crépuscule et le silence n’était rompu que par le bruissement du vent dans les feuilles et, de temps à autre, le ululement d’une chouette. Peut-être venait-elle de Southwark Park, à cent mètres de là. Le ciel était dégagé et les dernières lumières du jour se reflétaient sur le fleuve au-dessous comme la patine d’une assiette en étain. D’ici, le bruit des bateaux était inaudible, on n’entendait ni cris ni cornes de brume. Une barge à voile latine glissait sur l’eau tel un fantôme.

— Pourquoi ? répéta Monk en l’observant.

Elle n’avait jamais eu l’intention de le tromper, seulement de garder ses pensées pour elle un peu plus longtemps.

— Parce que j’ai parlé à la Sonde ce matin, au cas où il pourrait aider.

— Aider qui ? demanda-t-il doucement. Rupert Cardew ? Je ne peux pas lui en vouloir d’avoir tué Mickey Parfitt, mais la loi ne le pardonnera pas, Hester, si vil Parfitt ait-il été. Pas à moins que ça ne soit de la légitime défense. Et honnêtement, ça ne tient pas debout. Vois-tu un homme comme Parfitt rester les bras ballants pendant que Cardew retirait son foulard, y faisait une demi-douzaine de nœuds et le lui passait autour du cou ?

— Ne l’a-t-il pas assommé d’abord ? Si Parfitt était inconscient, il n’aura pas pu se défendre. Rupert aurait…

Elle se tut. C’était exactement là que Monk voulait en venir.

— Oui, je comprends, admit-elle. S’il était inconscient, il ne menaçait pas Rupert, ni personne d’autre.

— Précisément. Tu ne peux pas l’aider, Hester.

Il y avait du chagrin dans sa voix, un accent de défaite, et dans ses yeux une ironie teintée d’amertume. Elle savait qu’il se souvenait du combat que Rathbone leur avait livré au tribunal lorsqu’il avait défendu Jericho Phillips. Ils avaient été si sûrs de gagner, croyant que la victoire allait de soi parce qu’ils étaient convaincus de son entière culpabilité morale.

Elle aurait voulu protester, mais chacun des arguments qui émergeait péniblement à la surface de son esprit semblait futile quand elle essayait de le formuler. Tous en revenaient au même point : elle ne voulait pas que Rupert soit coupable. Elle avait de l’affection pour lui et elle lui était reconnaissante du soutien qu’il avait apporté à la clinique. Elle était profondément peinée pour son père. Elle savait parfaitement qu’il n’était pas celui qui tirait les ficelles du commerce de Parfitt ou qui l’avait financé, et c’était cet homme-là qu’elle voulait détruire. Elle tentait de forcer les éléments de l’enquête pour qu’ils répondent à ses besoins, ce qui était non seulement malhonnête mais, en fin de compte, ne servait à rien.

— Non, je suppose que non, concéda-t-elle.

Il tendit le bras et prit doucement sa main. Il n’y avait rien à ajouter.

 

Depuis qu’ils avaient secouru Scuff blessé, terrorisé et sans forces sur la péniche de Phillips, il avait sa chambre chez eux et y dormait chaque nuit. Cet arrangement s’était fait sans que rien ait été dit. Au début, la question s’était lue dans ses yeux lorsqu’il rentrait – et il s’était fait un point d’honneur de sortir presque tous les jours, dès qu’il avait été assez rétabli, juste pour prouver qu’il était encore indépendant et tout à fait capable de se débrouiller seul. Monk et Hester prenaient soin de ne pas faire de commentaires.

Trois jours après leur rencontre avec la Sonde, Scuff entra dans la cuisine, humant d’un air appréciateur l’odeur de la pâtisserie qui cuisait. Il vit Hester décrocher la poêle et la poser sur le fourneau.

— La Sonde a du nouveau pour toi, annonça-t-il gaiement. Il me fait dire qu’il te retrouvera demain midi au bord de l’eau en face de Chiswick Ait. Le moins cher serait qu’on prenne le train et puis un fiacre jusqu’au pont de Hammersmith. Je connais le chemin.

Il inspira profondément.

— C’est du pâté aux pommes ?

Le lendemain matin, Hester et Scuff étaient au lieu convenu pour le rendez-vous avec une heure d’avance et regardaient passer les bateaux sur le fleuve. Du coin de l’œil, Hester saisit un mouvement et se retourna pour voir la silhouette dégingandée de la Sonde qui s’avançait sur le quai, son manteau flottant autour de lui, ses cheveux noirs volant au vent.

Elle alla à sa rencontre.

Il jeta un coup d’œil vers Scuff.

— Est-ce quelque chose qu’il ne devrait pas savoir ? se hâta de demander Hester. Je peux l’envoyer faire une course. Il a insisté pour m’accompagner. Il… il veille sur moi.

Sûrement, elle n’avait nul besoin d’expliquer cela à la Sonde.

— C’est encore pire que je ne croyais, dit-il à voix basse. Mais je ne sais pas quel bien cela fera à votre ami. Si j’avais su ce que ce monstre faisait subir aux petits garçons, je l’aurais tué de mes propres mains, et pas aussi gentiment que d’un coup à la tête.

Son visage était dur, ses lèvres serrées.

— J’aurais effectué une opération chirurgicale qu’il n’aurait pas approuvée, et j’aurais fait en sorte qu’il voie et qu’il sente tout du début à la fin. Il se serait vu saigner à mort.

Comme Scuff se retournait, toute la rage disparut du regard de la Sonde. Il s’obligea à sourire en retour, de ce grand sourire qui lui était habituel.

— Tu as quelque chose pour nous ? demanda Scuff avec espoir.

— Bien sûr, répondit la Sonde. Tu crois que je serais venu jusqu’ici, au bout du monde, si ce n’était pas le cas ? C’est par là.

Et, sans autre explication, il les précéda dans la rue, bordée d’un côté par des magasins et des tavernes et, de l’autre, par une pente raide qui menait à la Tamise.

Au bout d’une centaine de mètres, il traversa, évitant les quelques charrettes qui passaient, et s’engouffra dans une ruelle étroite courant entre les maisons et les échoppes. Ensuite, il les conduisit le long d’une étendue herbeuse et entra dans un autre passage qui partait de Chiswick Field. Il frappa à la porte d’une des maisons, puis, après une légère hésitation, frappa de nouveau exactement de la même manière.

Une jeune fille d’environ dix-neuf ou vingt ans vint ouvrir aussitôt. Elle était rondelette et avait la peau très claire, parfaitement lisse, et des cheveux si blonds qu’ils paraissaient presque blancs dans l’entrée sombre. À la vue de la Sonde, la peur crispa son visage, mais elle ne tenta pas de refermer la porte.

La Sonde lui adressa un sourire éblouissant et ouvrit davantage le battant de sorte qu’il touchait presque le mur derrière.

— Bonjour, Hattie, lança-t-il gaiement. Je ne te dérange pas, j’espère ? J’ai amené quelqu’un pour te voir.

Sans se retourner il fit signe à Hester et à Scuff de le suivre à l’intérieur.

Scuff referma la porte et resta un peu à la traîne, regardant autour de lui, manquant de marcher sur les talons d’Hester.

Hattie les emmena dans une cuisine exiguë où un petit feu brûlait dans la cuisinière. Dans le coin, une pompe à eau gouttait dans une jatte en fer-blanc.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle, visiblement tendue.

Ses grands yeux bleu clair étaient fixés sur la Sonde, comme s’il n’y avait eu personne d’autre dans la pièce.

— Répétez à Mrs. Monk ce que vous m’avez dit à propos de Rupert Cardew, répondit-il.

Sa voix était douce, presque cajoleuse, mais on y décelait un pouvoir qui démentait son expression tranquille.

Hattie déglutit. Hester s’aperçut que les mains de la jeune fille tremblaient.

— Je l’ai pris, avoua-t-elle, s’adressant toujours à la Sonde et non à Hester comme il le lui avait demandé.

— Qu’est-ce que vous avez pris, Hattie ? insista-t-il.

Elle posa sa main blanche sur sa gorge.

— Son foulard. Il l’avait ôté et j’en ai profité pour le piquer pendant qu’il avait le dos tourné. Il était trop soûl pour se rendre compte qu’il ne l’avait plus en partant.

— Son foulard. De quelle couleur était-il, Hattie ?

— Bleu avec des petits animaux jaunes dessus.

Elle dessina un gribouillis dans l’air avec son doigt.

— Pourquoi avez-vous fait cela, Hattie ?

— Je ne sais pas.

— Si, vous le savez. Est-ce Mickey Parfitt qui vous a demandé de le voler ?

— Non ! C’était…

Elle déglutit de nouveau.

— C’était la veille du jour où on l’a repêché.

— À qui l’avez-vous volé, Hattie ?

— À Mr. Cardew. Je vous l’ai dit.

— Et pour qui ? À qui l’avez-vous donné ?

Elle secoua la tête et se raidit tout entière.

— Non… je ne sais pas qui l’a eu. Je ne dirai rien ! On me tuerait pour moins que ça !

La Sonde se tourna vers Hester.

— Je ne peux rien en tirer de plus. Je suis désolé.

Hester regarda Hattie, n’ayant aucun mal à croire que son aveu puisse la mettre en danger de mort.

— Peu importe, dit-elle tout bas. Tout ce qui compte, c’est que Rupert ne l’avait pas, et qu’il ne peut donc pas être celui qui l’a noué et mis autour du cou de Mickey Parfitt. Merci. Cela fait toute la différence.

Elle sourit à la Sonde. Certes, la jeune fille n’avait pas révélé à qui elle avait remis le foulard, mais il serait peut-être possible de l’apprendre autrement. D’autres gens auraient remarqué un inconnu, comme n’importe quel visiteur, d’ailleurs. Pour le moment, il lui suffisait de savoir que Rupert n’était pas coupable.

Quant à découvrir qui avait assassiné Mickey Parfitt et qui était le mystérieux propriétaire des bateaux, cela viendrait ensuite, petit à petit. Elle remercia de nouveau Hattie en souriant.

1- Voir Mémoire coupable, op. cit.