— Je suis désolé, dit Monk à voix basse. Je voulais en savoir plus avant de t’en parler. J’espérais en découvrir assez pour pouvoir te dire que tu n’aurais rien pu faire.
Ils étaient dans le salon. Hester était assise très droite, comme figée sur place. Des larmes lui picotèrent les yeux et elle s’en voulut parce qu’elles étaient peut-être dues au sentiment de culpabilité et d’échec qui la submergeait autant qu’au chagrin qu’elle éprouvait pour Hattie. Était-elle trop habituée à la mort des prostituées, même des jeunes, bien avant que leur beauté ait disparu et qu’elles soient ravagées par la maladie ? Lorsqu’elles arrivaient blessées à la clinique, elle savait que, souvent, leur rétablissement n’était que temporaire.
Mais Hattie lui avait fait confiance. Monk lui-même lui avait fait confiance pour garder Hattie en sécurité.
— Pardon, chuchota-t-elle. J’aurais dû pouvoir la protéger. Je suppose que cela détruit tout ton dossier et que Ballinger va être acquitté. Sans le témoignage de Hattie, on va conclure à un doute raisonnable et Rupert sera de nouveau suspect. Oh, quel terrible gâchis !
Elle aurait voulu pleurer comme il faut, laisser venir les sanglots et jurer comme les soldats qu’elle avait connus autrefois, prononcer des mots que Monk lui-même n’avait jamais entendus.
Mais elle ne pouvait s’abandonner ainsi. Mieux valait utiliser son énergie à meilleur escient. Le pire allait être d’annoncer la nouvelle à Scuff, parce qu’il l’accompagnait le jour où ils avaient rencontré Hattie. Il était plus de neuf heures du soir à présent, et elle n’aurait pas beaucoup de temps le lendemain. Elle devrait rester auprès de lui, estimer avec précaution quel réconfort lui offrir. Comment réagirait-il ? Sans doute avait-il été confronté à la mort plus d’une fois par le passé, et avait-il vu mourir des gens qu’il connaissait. Cependant, la manière dont elle se conduirait risquait d’avoir sur lui un effet marquant. Elle ne devait pas manifester de peur, mais pas non plus lui donner l’impression qu’elle était indifférente.
Monk était en train de dire quelque chose. Elle leva les yeux et lut l’anxiété dans son regard.
— Excuse-moi, dit-elle doucement. Je ne t’ai pas entendu. Qu’as-tu dit ?
— Veux-tu que j’aille parler à Scuff ? Il faut le mettre au courant.
— Non, dit-elle en secouant la tête. Tu as assez de choses à faire comme cela. Tu dois te reposer. Je le lui dirai et je resterai avec lui. D’ailleurs, s’il éprouve le besoin de pleurer, nous pourrons le faire ensemble.
Elle sourit, et les larmes roulèrent sur ses joues.
— Il s’y attendra de ma part et ça ira.
Elle se leva et se tourna pour partir.
— Hester !
— Oui ? fit-elle avec un regard en arrière.
Elle croyait qu’il allait la remercier et elle ne voulait pas être remerciée. Ce n’était pas comme si elle lui avait fait un cadeau.
— Je t’aime, dit-il à voix basse.
Elle prit une brève inspiration incertaine, réprimant de toutes ses forces la tentation de se blottir contre lui et de céder aux larmes.
— Je sais. Si je ne le savais pas, crois-tu que je pourrais faire ces choses-là ?
Puis, sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers la chambre de Scuff.
Comme toujours, elle frappa à la porte. Il était important pour Scuff d’avoir un endroit où personne n’entrait sans permission. Elle n’obtint pas de réponse et n’en fut guère surprise. Elle tourna la poignée et entra. La veilleuse était encore allumée au cas où il s’éveillerait. Jamais il ne devait se demander où il était, être envahi par la terreur en imaginant, ne fût-ce qu’un instant, la cale du bateau de Jericho Phillips.
— Scuff, chuchota-t-elle.
Il ne bougea pas. Elle voyait sa tête sur l’oreiller, ses cheveux ébouriffés, encore humides après le bain.
— Scuff, répéta-t-elle plus fort.
Il changea de position. Quand elle parla pour la troisième fois, il ouvrit les yeux et se redressa, la main crispée sur sa chemise de nuit.
Elle alla s’asseoir au pied du lit afin de voir son visage à la lumière.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en remarquant qu’elle avait pleuré. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il avait immédiatement perçu son chagrin et la peur le submergeait. Elle comprit avec un pincement au cœur combien l’univers de Scuff était lié au sien.
— Hattie est morte, répondit-elle aussitôt, afin qu’il ne redoute pas qu’il soit arrivé malheur à Monk. Elle a été tuée. William vient de me l’apprendre. Il voulait attendre de savoir exactement comment cela s’est passé, mais c’est sorti au tribunal aujourd’hui.
— Quelqu’un l’a tuée ?
Il déglutit, puis se pencha en avant et mit sa petite main maigre sur la sienne, si légèrement qu’elle la vit plutôt qu’elle ne la sentit.
— Faut pas pleurer pour elle, murmura-t-il. Elle aurait mal fini, de toute façon. Comme ça, c’est moins douloureux. Plus rapide. Comme quand on doit arracher une dent, si on ne peut pas faire autrement, quoi.
Elle aurait voulu le serrer contre elle, mais ç’aurait été un geste de trop. Tout le monde n’appréciait pas les étreintes.
— Tu as raison, acquiesça-t-elle, irritée contre elle-même d’entendre sa voix trembler. Mais je pense que je devrais essayer de découvrir comment elle est partie de la clinique et qui l’y a aidée. Tu comprends ?
Il hocha la tête. Ses yeux encore pleins de crainte ne se détachèrent pas un instant des siens. Si elle vacillait ne fût-ce qu’un peu, tous ses doutes reviendraient au galop, noyant son courage.
— Tu crois que quelqu’un l’a enlevée ? demanda-t-il.
— Non, je crois plutôt qu’on lui a menti, qu’on lui a dit qu’elle serait en sécurité ou quelque chose du même genre. Je veux savoir qui, parce que je ne dois plus jamais faire confiance à cette personne-là.
Était-ce une réaction excessive ? Lui donnerait-elle l’impression qu’elle ne pardonnait jamais une erreur ? Lui ferait-elle craindre que, s’il en commettait une, il ne perde son affection pour toujours ?
— Si elle a agi délibérément, je veux dire, ajouta-t-elle.
— Comment est-ce qu’on l’a tuée ? chuchota-t-il.
— Vite, répondit-elle. J’imagine qu’elle n’a même pas compris ce qui lui arrivait.
— Comme Mickey Parfitt ?
— Oui. Exactement comme ça.
— C’est la même personne qui l’a tuée ?
— Je suppose que oui. On l’a trouvée dans le fleuve aussi, presque au même endroit.
— Mr. Ballinger n’est pas en prison ?
Il remonta les draps sur lui.
— Il l’est à présent, néanmoins il ne l’était pas quand elle a été tuée. Mais Rupert Cardew non plus.
Il ouvrit grand les yeux.
— Tu penses que c’est lui ?
— Non. Cela dit, on pourrait essayer de donner l’impression que c’est lui pour faire acquitter Mr. Ballinger.
— Tu aimes bien Mr. Cardew, hein ?
— Oui, mais la question n’est pas là. Enfin, elle ne devrait pas l’être.
Il parut perplexe.
— Tu ne l’aimerais plus s’il l’avait fait ?
Sa main était restée sur celle d’Hester, comme s’il l’avait oubliée. Elle prit grand soin de ne pas bouger.
— Peut-être que si. On ne cesse pas de bien aimer les gens et même de les aimer tout court parce qu’ils ont fait quelque chose d’horrible. Je suppose que, d’abord, on essaie de comprendre pourquoi. Et s’ils ont des regrets – des regrets sincères –, cela fait une différence. Cela ne veut pourtant pas dire qu’ils ne doivent pas payer pour leur crime ou essayer de le réparer autant que possible. Il faut que les notions de bien et de mal s’appliquent à tout le monde, sinon ce n’est pas juste.
Il acquiesça.
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ?
— Découvrir ce qui s’est passé.
— Demain ?
— Oui. Je suis désolée de t’avoir réveillé pour te l’annoncer, mais je n’aurai peut-être pas le temps demain… et…
Il attendit. Son regard était indéchiffrable dans la pénombre.
— Je voulais te le dire tout de suite.
Sa bouche se crispa.
— Tu pensais que j’allais pleurer.
Il était au bord des larmes et s’en voulait.
— Non, protesta-t-elle. Je croyais que j’allais pleurer, moi. Je vais peut-être encore le faire !
Il lui sourit largement, comme si elle avait dit quelque chose de drôle, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
Cette fois, elle l’entoura de ses bras et le serra contre elle. D’abord, il se laissa faire sans réagir, puis, soudain, il la serra en retour, avec force, avant de se cramponner à elle et d’enfouir la tête dans son épaule, sur les cheveux détachés qui avaient échappé aux épingles.
Le lendemain matin, Monk retourna au tribunal tandis qu’Hester et Scuff partaient pour la clinique.
Squeaky était dans le bureau, penché sur une table pleine de reçus.
— Vous n’êtes pas obligée d’être là, lança-t-il dès qu’elle franchit le seuil. Et toi non plus, ajouta-t-il à l’adresse de Scuff.
— Si, rétorqua Hester fermement. Et Scuff pourra m’aider. Je veux savoir exactement ce qui est arrivé à Hattie Benson, pourquoi elle est partie d’ici et qui l’a poussée à le faire.
Elle avait parlé d’un ton sans réplique et Squeaky la toisa d’un air lugubre.
— Ça ne changera rien. Peut-être qu’elle vous a menti. Vous y avez pensé ?
— Oui, et je ne le crois pas. Elle a été assassinée, Squeaky, exactement comme Mickey Parfitt – étranglée et jetée dans le fleuve, à Chiswick.
— Seigneur, femme ! explosa Squeaky. Pourquoi est-ce que vous dites des choses pareilles devant le gamin ? Des fois, vous êtes une vraie carne, et c’est la vérité !
Scuff bondit en avant, les poings serrés, foudroyant Squeaky du regard.
— Ne lui parlez pas comme ça, espèce de ver de terre ! Vous n’êtes pas digne de cirer ses bottines…
Hester songea à le retenir, puis se ravisa. Elle ne pouvait le priver du droit de la défendre, mais elle dut se mordre la lèvre pour ne pas sourire.
Squeaky recula légèrement, se penchant en arrière sur sa chaise.
— Vous n’êtes pas… continua Scuff.
Puis il prit une profonde inspiration et regarda Squeaky avec mépris.
— Vous pensez que je suis un bébé, alors, à qui on ne peut pas dire la vérité ? Vous allez raconter des bobards si vous pensez que je peux vous entendre ?
Squeaky réfléchit un instant.
— Je t’accorde que t’es plus méchant qu’un chat sauvage, lâcha-t-il. Au lieu de te défendre, je ferais mieux de me défendre de vous deux.
Il se tourna vers Hester, les yeux brillants à la fois d’amusement et d’embarras, comme s’il était content mais ne voulait pas qu’ils le sachent.
— Et comment est-ce que vous allez vous y prendre pour découvrir qui a emmené cette pauvre Hattie à la porte et l’a poussée dehors ?
— Je vais poser des questions, expliqua Hester. Nous allons commencer par faire une liste de toutes les personnes qui étaient là, avec l’heure à laquelle elles sont arrivées et leurs occupations.
— On dirait la fichue police, commenta Squeaky d’un ton dégoûté.
Hester arrêta Scuff au moment où il s’apprêtait à s’élancer sur lui de nouveau, les poings serrés.
— Oui, admit-elle. C’est ça. Que voudriez-vous que je fasse ? Que je demande gentiment à chacune si elle a tendu un piège à Hattie pour la faire assassiner ?
— Je suppose que vous voulez que j’écrive tout ça ? dit-il, accusateur. Ne venez pas me dire après que c’est de ma faute si elles fichent toutes le camp parce qu’elles sont vexées.
Hester envisagea plusieurs répliques, et les réprima toutes à temps. Elle avait besoin de son aide.
— Qui était là ce jour-là ?
— Vous croyez que je m’en souviens ?
— Je crois que vous savez exactement lesquelles étaient là, ce qu’elles ont fait d’utile et ce qu’elles ont mangé. Je serai déçue par vos compétences si ce n’est pas le cas.
Il considéra sa réponse quelques instants, en pesant le sens précis. Puis il décida d’y voir un compliment et sortit ses registres, feuilletant les pages jusqu’au jour de la disparition de Hattie.
Scuff l’observa, fasciné.
— Tout est là, dans ces petits signes ? chuchota-t-il à Hester.
— Oui. C’est merveilleux, non ?
Scuff lui lança un regard en biais. Elle ne l’avait pas encore convaincu de la nécessité d’apprendre à lire. Ces derniers temps, elle n’en avait pas reparlé. Il savait compter et jugeait que c’était suffisant.
Squeaky lut la liste des patientes et des autres personnes présentes ce matin-là, et l’heure de leur arrivée. Il cita aussi les tâches qu’elles avaient effectuées, accompagnant le tout de ses observations sur la qualité du travail.
Hester prit quelques notes sur un bout de papier, empruntant son crayon pour ce faire, puis alla interroger chacune tour à tour.
Pour commencer, elles furent sur la défensive, imaginant que leur travail était critiqué, et redoutant de perdre la sécurité que représentaient un logement et des repas assurés.
Scuff la suivit la plupart du temps, comme s’il voulait la protéger, même s’il ne savait pas au juste de quoi.
— Elle ment, dit-il d’un ton désinvolte alors qu’ils venaient de quitter une jeune femme dans la buanderie, les manches retroussées, les mains rougies par l’eau chaude et la soude caustique nécessaire pour nettoyer les draps souillés par les malades et les blessées.
— Je vérifierai auprès de Claudine, répliqua Hester. Mrs. Burroughs. Elle me dira si Kitty était là ou pas.
— Elle n’y était pas, affirma Scuff. Je parie qu’elle était à la porte de derrière, en train de faire quelque chose qu’elle n’aurait pas dû faire. Tu vas la virer ?
— Non, répondit Hester aussitôt. À moins qu’elle n’ait fait du mal à Hattie.
— Oh !
Elle jeta un coup d’œil vers lui et vit un sourire sur son visage.
Elle questionna deux autres femmes : des patientes qui n’étaient pas encore assez rétablies pour s’en aller, mais qui pouvaient donner un peu d’aide pour la cuisine et le ménage. Leur témoignage contredisait celui de Kitty et celui d’une autre femme aussi.
Ils trouvèrent Claudine dans l’arrière-cuisine, en train de vérifier le stock de provisions. Les produits de base tels que la farine, les haricots, l’orge, l’avoine et le sel, ne manquaient pas. D’autres aliments comme les pruneaux et le sucre brun étaient en bien moindre quantité.
Le regard d’Hester s’arrêta sur le pot à moitié vide de confiture de prunes. Quant à Scuff, il écarquillait les yeux, émerveillé par ces luxueuses réserves qui lui semblaient pouvoir durer une vie entière. Claudine sourit.
— Tu auras une tranche de pain et de confiture tout à l’heure, si tu es gentil, dit-elle.
Hester décocha un coup de coude à Scuff.
— Merci, se hâta-t-il de dire.
— À moins que tu préfères une tranche de cake ? ajouta Claudine.
— Oui, dit-il aussitôt, avant de jeter un coup d’œil à Hester. Oui, je veux bien, merci.
Hester expliqua à Claudine qu’elle avait eu deux versions contradictoires de ce qui s’était passé le matin de la disparition de Hattie.
Claudine fut d’accord pour dire que c’était important.
— Ça ne tient pas debout, acquiesça-t-elle avant de se retourner vers Scuff. Va dans la cuisine et dis à Bessie que je t’ai donné la permission de prendre une part du gâteau aux prunes dans le troisième pot. Le troisième, n’oublie pas. Alors, elle sera certaine que tu dis la vérité. Personne d’autre ne sait qu’il est là.
Scuff prit une profonde inspiration et expulsa l’air de ses poumons.
— Tout à l’heure, répondit-il en faisant un pas vers Hester. Vous allez lui dire qui a ouvert la porte à Hattie pour qu’elle aille se faire tuer. Il faut que je sois là. Merci.
Claudine regarda tour à tour Scuff et Hester.
— C’est vrai ? demanda-t-elle enfin.
Hester hocha la tête.
— J’en ai peur. Elle avait reçu l’ordre strict de ne sortir sous aucun prétexte, et de ne pas même aller dans les pièces où des visiteurs auraient pu la voir. Elle savait qu’elle était en danger et elle avait une peur bleue d’être tuée, comme Mickey Parfitt.
Le visage de Claudine s’emplit de tristesse.
— Et c’est ce qui s’est passé ?
— Oui. Claudine, il faut que je sache qui l’a persuadée de sortir.
— Qu’est-ce que ça va changer à présent ? Plus personne ne peut venir en aide à cette pauvre fille.
— En apparence, ce n’était qu’un geste stupide. Mais si Hattie a été entraînée au-dehors exprès, alors je dois le prouver. Le procès se passe mal. On va peut-être accorder à Ballinger le bénéfice du doute. Nous serons de retour au point de départ.
Elle s’abstint d’ajouter que les choses recommenceraient comme avant, dès que le cerveau de l’affaire aurait trouvé un successeur à Mickey Parfitt. Pourtant, elle ne se faisait guère d’illusions. Passer ce fait sous silence ne tromperait pas Scuff très longtemps…
Claudine la regarda, et ses yeux parurent brusquement las et teintés d’amertume.
— En ce cas, vous feriez mieux d’interroger Lady Rathbone. Elle était présente ce matin-là, dans la buanderie et la réserve, à vérifier les stocks. Elle saura qui a menti.
Hester fut frappée de stupeur.
— Margaret était là ?
Le visage de Claudine était impénétrable.
— Oui.
— Pendant combien de temps ?
— Environ une heure, à ma connaissance.
Claudine continuait à la fixer, avec une tristesse visible.
— Dans la buanderie ?
— Oui. Hester… je ne crois pas qu’aucune des femmes ici vous mentirait. Sans parler de gratitude, et peut-être de la peur de ne pas être soignée à l’avenir, quel intérêt auraient-elles à le faire ? Elles mentiraient à n’importe qui pour vous protéger, sans hésiter, comme elles respirent. Elles savaient toutes que vous vouliez protéger Hattie.
C’était la vérité et Hester ne l’ignorait pas. Seule Margaret avait toutes les raisons de redouter le témoignage de Hattie. Pourtant, il ne lui était jamais venu à l’esprit que Margaret puisse se conduire ainsi. En fait, pour que Hattie retourne à Chiswick et finisse par être repêchée dans le fleuve, Margaret avait dû faire davantage que l’inciter à partir.
— C’est elle qui l’a fait ? demanda Scuff, son regard allant d’Hester à Claudine et revenant sur Hester.
— Ce n’est pas elle qui l’a tuée, dit Hester aussitôt. Mais oui, il semble qu’elle l’ait fait partir d’ici.
— Qui l’a tuée, alors ? insista-t-il, sceptique.
— Je ne sais pas. Je ne sais pas exactement ce qu’elle a fait, ni quelles étaient ses intentions. Mais je vais le découvrir.
Elle se tourna vers Claudine.
— Merci. Je pense qu’il est préférable que vous ne disiez rien à personne ici, même si on vous pose des questions. S’il vous plaît !
— Bien sûr.
Claudine parut sur le point d’ajouter quelque chose puis se ravisa. Hester devina qu’elle avait voulu la mettre en garde, et, à en juger par son visage doux et troublé, lui exprimer sa compassion. Elle sourit en retour. Les mots n’étaient pas nécessaires.
Après une brève discussion avec Scuff, au cours de laquelle Hester lui expliqua fermement qu’il ne pouvait en aucun cas l’accompagner, elle le fit monter dans un fiacre et paya le cocher pour qu’il l’emmène au commissariat de Wapping. Elle donna à Scuff de l’argent pour régler son passage en bac, et partit pour le tribunal.
Il y avait foule sur le trottoir devant le bâtiment, et tout le monde brûlait de savoir ce qui se passait à l’intérieur. Elle ne put y accéder qu’avec l’aide d’un huissier qui la connaissait. Il l’escorta dans le couloir, et, usant de son autorité, la fit entrer tout au fond de la salle.
Elle n’eut pas à attendre longtemps. Winchester était en train de conclure, après quoi le juge suspendit l’audience pour le déjeuner. Hester fut bousculée par le public qui sortait. Elle aperçut Lord Cardew. Il était livide et semblait avoir vieilli de dix ans depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu, quelques semaines plus tôt. À sa grande honte, elle fut soulagée qu’il ne l’ait pas remarquée. Qu’aurait-elle pu lui dire pour atténuer, ne fût-ce qu’imperceptiblement, la douleur qu’il devait ressentir ? Combien de courage lui fallait-il pour sortir de chez lui, sans parler de s’asseoir là et d’écouter, de plus en plus gagné par l’horreur, rongé par l’incertitude d’un avenir autrefois si brillant et si sûr ?
Puis elle vit Margaret et sa mère, côte à côte derrière deux autres couples aux visages pâles et tendus. Ils ne regardaient ni à droite ni à gauche, comme s’ils ne pouvaient voir personne. Les femmes se ressemblaient – quelque chose dans l’inclination de la tête, la forme des sourcils – et Hester devina que c’étaient les sœurs de Margaret et leurs maris respectifs.
Mais c’était à Margaret qu’elle avait besoin de parler. En tête à tête.
Elle s’avança d’un pas, barrant le chemin à Mrs. Ballinger. Elle se montrait impolie, à tout le moins, mais quelle autre solution avait-elle ?
Mrs. Ballinger leva brusquement les yeux, le visage empli d’effroi. Margaret n’hésita qu’un instant. Comprenant la situation, elle se tourna vers sa mère.
— Maman, il semble qu’Hester désire me parler. Il a dû se produire quelque chose à la clinique…
— Quoi qu’il en soit, elle peut attendre, siffla Mrs. Ballinger entre ses dents. Il est inimaginable que cela ait de l’importance pour nous en ce moment.
— Maman…
— Margaret, il me serait parfaitement égal que cette clinique ait été réduite en cendres ! S’imagine-t-elle que nous allons faire la chaîne et passer des seaux d’eau ?
Elle pivota, foudroyant Hester du regard.
— Il s’agit d’un élément concernant l’enquête, Mrs. Ballinger, répondit Hester, faisant un effort considérable pour garder un ton égal et poli. Je préférerais ne pas m’adresser à Mr. Winchester.
Mrs. Ballinger devint livide.
— Est-ce une menace, Mrs. Monk ?
Hester sentit la colère bouillonner en elle.
— J’essaie d’attirer votre attention, Mrs. Ballinger. Ou, pour être plus précise, l’attention de Margaret. L’affaire en cours est plus importante que nos sentiments personnels.
Margaret prit brièvement le bras de sa mère.
— Je vous retrouverai quand les débats reprendront, maman. Partez avec Gwen et Celia.
Sans attendre la réponse de sa mère, elle se tourna vers Hester.
— Inutile de nous donner en spectacle ici. Suivez-moi.
Elle se fraya rapidement un chemin parmi les dernières personnes qui restaient dans les couloirs et précéda Hester vers le bureau qui avait été attribué à Rathbone durant le déroulement du procès, afin qu’il puisse y conserver ses papiers et s’entretenir avec quelqu’un en privé s’il le désirait. Le clerc reconnut Margaret et les laissa entrer sans poser de question.
Dès que la porte fut refermée, Margaret pivota vers Hester.
— Eh bien, qu’y a-t-il ? Après les accusations que votre mari a portées à l’encontre de mon père, vous ne pouvez guère vous attendre que je sois contente de vous voir. Et je ne peux imaginer que vous ayez mon bien-être à cœur.
Encore peu de temps auparavant, elles avaient été des amies proches. Margaret avait même confié à Hester ses émois lorsque Rathbone lui avait fait la cour et ses craintes qu’il ne la demande jamais en mariage. Elle ne l’avait pas dit clairement, mais il y avait eu un temps où elle avait eu peur qu’il ne continue à aimer Hester et à s’imaginer en secret que celle-ci l’aurait rendu plus heureux qu’elle-même n’aurait pu le faire. Il avait fallu un certain temps pour qu’elle comprenne que c’était faux.
À présent, elles se faisaient face, à un mètre l’une de l’autre dans cette petite pièce austère, séparées par un monde d’émotion.
Il eût été inutile de tourner autour du pot ou d’essayer de parvenir à une sorte d’entente.
— Vous étiez à la clinique le matin où Hattie Benson est partie, lui fit remarquer Hester.
Margaret était raide, les épaules bien droites, un soupçon de rougeur sur les joues.
— Vous êtes venue pour me dire cela ? Vous avez perdu votre témoin. Je le sais. Elle ne parlera pas pour sauver votre ami. D’ailleurs, que vous puissiez être l’amie de Rupert Cardew est au-delà de ma compréhension. Mais vous n’avez pas assisté au procès, et peut-être est-ce là une excuse. Je vous assure que votre loyauté est déplacée.
Toutes sortes de réponses amères montèrent aux lèvres d’Hester, mais elle se tut. Cela briserait le fil ténu du contact qui subsistait entre elles, et elle avait besoin de savoir la vérité.
— Je veux savoir ce qui est arrivé à Hattie, Margaret. C’est la seule chose qui m’intéresse en ce moment. J’avais promis de veiller sur elle. Peu importe ce qu’elle aurait pu dire à la barre.
— Ce qu’elle aurait pu dire, c’était qu’elle vous avait menti, rétorqua Margaret. Vous avez été gentille avec elle et elle a voulu vous faire plaisir. J’imagine qu’elle savait aussi très bien où était son intérêt, au cas où elle serait malade ou blessée à l’avenir et qu’elle aurait besoin de votre aide d’une manière ou d’une autre. Et elle ne serait pas la première à avoir menti à la police par peur ou par vengeance, ou simplement parce que c’est plus facile que de résister. Vous savez aussi bien que moi que les prostituées survivent en se pliant aux désirs des autres, surtout si elles ont peur d’eux.
Elle eut un petit geste où se mêlaient la pitié et la répulsion.
— Elles savent ce que veulent les gens et le leur donnent. C’est leur commerce.
Hester secoua la tête, comme pour se débarrasser de quelque chose.
— Est-ce là ce que vous pensez d’elle, quelqu’un qui ment pour faire plaisir, c’est tout ?
— Oh ! Pour l’amour du ciel, Hester, ne soyez pas si sûre de votre supériorité morale. Le moment est venu de parler franchement. Oui, c’est ce que je pense des filles comme Hattie. Peut-être que si j’avais eu le malheur de naître parmi elles, je serais pareille. Je ne l’ai pas eu. J’ai eu de bons parents, une bonne santé, de bons exemples à suivre et j’ai épousé quelqu’un de bien. Je témoigne ma gratitude en étant de quelque utilité pour ceux qui ont eu moins de chance, mais je ne suis pas aveuglée par la sentimentalité concernant leur nature ou leurs faiblesses. Parfois, je pense que vous l’êtes.
Hester fut envahie par une colère qui la stupéfia. Elle demeura immobile un instant, tremblante.
— Je suppose qu’il nous arrive à tous d’avoir des pensées peu flatteuses concernant les autres, dit-elle. Voire vraiment méchantes. Pourquoi avez-vous emmené Hattie à la porte et pourquoi l’avez-vous regardée partir alors que vous saviez que je voulais la garder à l’abri à la clinique pour qu’elle puisse témoigner au procès ?
— On croirait entendre un policier, commenta Margaret avec une légère moue. Ne vous donnez pas de si grands airs. Je consacre du temps à la clinique parce que je crois au travail que vous faites là-bas. Mais je ne suis pas votre domestique, pour répondre à vos questions !
— Soit vous répondez, soit c’est William qui vous les posera, riposta Hester sèchement.
— Que William essaie donc ! Je n’ai pas à vous rendre compte des mouvements de Hattie, à supposer que je les connaisse.
— Vous n’y êtes pas obligée, en effet, admit Hester, furieuse contre elle-même parce que sa voix tremblait.
— C’est ce que je viens de dire.
— Parce que je le sais déjà ! Elle est retournée à Chiswick, où elle a été étranglée et son corps jeté dans le fleuve !
Ce fut au tour de Margaret de blêmir et d’avoir le souffle coupé.
— Peut-être à présent comprenez-vous mieux ma préoccupation, ajouta Hester d’un ton mordant. Et les raisons pour lesquelles William risque de vous demander où elle est allée et pourquoi vous l’avez fait sortir.
Non sans mal, Margaret recouvra la maîtrise d’elle-même.
— J’ignorais ce qui lui était arrivé. J’ai quitté la salle du tribunal durant un moment assez long. Quoi qu’il en soit, il est évident que Rupert l’a tuée ! Pour qu’elle ne soit pas appelée à la barre. Parce qu’elle allait dire qu’elle avait menti et qu’elle n’avait pas plus volé son foulard que moi. Il l’a gardé, comme tout le monde le suppose, et il a étranglé Mickey Parfitt parce qu’il ne pouvait plus supporter qu’on le fasse chanter. Si vous étiez un peu moins aveuglée par vos propres croisades, vous l’auriez compris plus tôt. Je suis désolée qu’il ait fallu la mort de Hattie pour que vous vous confrontiez enfin à la réalité.
Hester sentait ses ongles s’enfoncer dans les paumes de ses mains.
— La réalité, c’est que Hattie était la seule personne qui aurait pu innocenter Rupert, répliqua-t-elle. Vous l’avez encouragée à quitter l’endroit où elle était en sécurité et quelqu’un l’a tuée. Ç’aurait pu être Rupert Cardew. Ç’aurait tout aussi bien pu être votre père. C’est lui que le témoignage de Hattie aurait accablé. Et c’est vous qui avez fait sortir Hattie.
Margaret la fixa, blanche comme un linge, les yeux étincelants.
— Comment osez-vous comparer mon père – mon père – à Rupert Cardew ? Rupert est un dépravé, un faible, un pervers… un homme vil, que, pour une raison inconnue qui tient à votre propre moralité, à votre passé ou à votre désir, vous ne semblez pas voir tel qu’il est !
— Bien sûr que je vois qu’il est faible !
Malgré ses efforts, Hester n’avait pu s’empêcher de hausser la voix.
— J’ignore à quel point il est dépravé, et vous aussi. Mais votre loyauté envers votre père vous empêche de voir qu’il pourrait être tout aussi avide, cruel et dépravé à sa manière. Peut-être ne regarde-t-il pas de petits garçons se faire violer et maltraiter, mais vaut-il mieux que Rupert s’il les emprisonne et les livre au bon plaisir des misérables qu’il veut faire chanter ? La corruption d’autrui est-elle préférable à la corruption de soi-même ? Est-elle plus respectable ? Je crois qu’elle est pire, au contraire !
— Je suis assez loyale pour savoir que cela ne peut être vrai, siffla Margaret. Mais vous ne pouvez pas comprendre. Vous étiez en Crimée, occupée à être noble en sauvant des inconnus quand votre propre père avait besoin de vous. Il est mort seul et désespéré pendant que vous couriez après la gloire. Et comme si cela ne suffisait pas, qui a soutenu votre mère dans son chagrin ? Pas vous ! Vous n’êtes même pas revenue pour les obsèques.
Hester était sans voix, incapable de respirer. Tout son corps lui faisait aussi mal que si elle avait été battue.
— Vous ne savez pas ce qu’est la loyauté, reprit Margaret, saisissant son avantage. Avant, je vous plaignais de ne pas avoir d’enfants à vous, seulement ce petit gamin des rues que vous avez recueilli pour combler votre solitude. Au fond, vous ne comprenez pas ce qu’est une famille. Vous êtes trop égoïste pour savoir ce qu’est la réalité.
Elle aspira une goulée d’air puis planta là Hester et ressortit dans le couloir, laissant la porte battre sur ses gonds.
Était-ce vrai ? Seulement en partie ! Hester n’avait rien su du désespoir de son père, dupé et trahi. Elle n’avait appris son suicide que trop tard. Les lettres mettaient deux semaines pour atteindre la Crimée et souvent elle ne se trouvait pas à Scutari quand les navires arrivaient d’Angleterre.
Aurait-elle pu savoir ? Aurait-elle dû ? Son frère James lui avait caché la vérité. Son plus jeune frère avait déjà été tué au front. Y avait-il autre chose qu’elle aurait pu faire ? Aurait-il fallu qu’elle reste à la maison, tout simplement ?
Non ! Elle avait obéi non seulement à son cœur, mais à ses convictions, en se joignant aux infirmières dans l’enfer de Scutari et sur les champs de bataille ensanglantés. Elle avait soulagé des souffrances, sauvé des vies. Et elle avait aimé son père plus que Margaret ne le saurait jamais.
Et elle aimait Monk. Elle aurait voulu avoir des enfants pour lui faire plaisir, pour lui donner tout ce que l’amour pouvait jamais donner, mais elle ne souffrait pas personnellement de ne pas en avoir. Oui, elle aimait Scuff. Pourquoi l’aurait-elle nié ? Mais elle l’aimait pour lui-même et non pour compenser un manque. Monk lui suffisait : compagnon, allié, amant et ami.
Avait-elle commis des erreurs, voire de graves erreurs ? Certes. Mais jamais par indifférence.
Elle attendit immobile, étourdie, la pièce floue autour d’elle, jusqu’à s’être suffisamment ressaisie pour regagner le tribunal et assister à l’audience de l’après-midi.
Rathbone se battait pour son client, comme Hester savait qu’il devait le faire. Il n’avait pas le choix. Son métier l’y obligeait, comme ses liens avec l’accusé.
Un par un, il appela à la barre divers témoins qui décrivirent les activités de Parfitt et évoquèrent les clients qu’il avait parmi les hommes fortunés, permettant à Rathbone de souligner que Rupert Cardew en faisait partie.
— Seulement des riches ? insista-t-il auprès du témoin, un homme à l’air sournois et onctueux qui se tenait très droit dans la tribune, les mains le long du corps.
— Évidemment, rétorqua-t-il. À quoi ça servirait de faire chanter les pauvres ?
Il y eut quelques débuts de ricanements dans la tribune du public, aussitôt étouffés.
— Et des gens connus ? reprit Rathbone. En vue dans la bonne société ?
Le témoin lui lança un regard méprisant.
— On n’a pas besoin de payer quand on n’a rien à perdre. Si on n’est rien, on peut dire à celui qui vous fait chanter de foutre le camp et d’aller vendre ses photographies à qui bon lui semble.
— Certes, acquiesça Rathbone. Merci, Mr. Loftus.
Il se tourna vers Winchester.
— Je vous en prie.
Winchester se leva. Hester remarqua que son visage était pâle et sa main crispée.
— Mr. Loftus, vous paraissez très bien informé quant à cette affaire. Beaucoup plus, me semble-t-il, que je ne le suis, et pourtant j’ai dû me renseigner autant que je le pouvais, afin de me préparer à ce procès. Comment cela se fait-il, monsieur ?
— Oh, je sais toutes sortes de choses.
Loftus tapota l’aile de son nez, comme pour suggérer une extraordinaire sensibilité sensorielle.
— Je veux bien l’admettre, monsieur, mais comment ? insista Winchester avec un léger sourire. Par exemple, dans quelle mesure êtes-vous personnellement mêlé à ce commerce ?
Loftus prit une inspiration, puis rencontra le regard de Winchester et sembla se raviser.
— Eh bien… je vois certaines choses.
— Vous voyez certaines choses, répéta Winchester d’un air sceptique. Quelles choses, Mr. Loftus ? Des hommes bien vêtus qui vont et viennent sur le fleuve, par exemple ?
— C’est ça. Tard le soir et, croyez-moi, ils ne vont pas à la pêche.
De nouveau, des rires fusèrent dans la tribune. Un juré porta la main à sa bouche afin de dissimuler un sourire.
— Tard le soir ? dit Winchester doucement. Dans la nuit ?
— Bien sûr ! Vous ne pensez tout de même pas qu’ils se promènent quand on peut les reconnaître, hein ? Vous n’écoutez pas, monsieur, ironisa-t-il, appuyant sur le « monsieur ». Ils ne sont pas là pour la bonne cause.
— Quand il fait trop sombre pour qu’on les reconnaisse. Et pourtant, vous savez qui ils sont ?
Winchester lui rendit son sourire, arquant les sourcils.
Loftus comprit qu’il s’était fait piéger.
— Très bien ! admit-il avec colère. J’ai aidé de temps en temps. Mais de l’extérieur seulement ! Je n’ai jamais rien fait à ces gamins.
— Vous avez aidé de l’extérieur. Par bonté de cœur ? Ou avez-vous été payé en nature, peut-être ? Vous a-t-on donné des photographies à revendre aux misérables créatures qui y figuraient, en train de se livrer à des actes qui les ruineraient si leurs amis étaient au courant ? Est-ce pour cette raison que vous êtes si sûr que Rupert Cardew était présent ?
Rathbone bondit sur ses pieds.
— Pourrait-on se limiter à une question à la fois, Votre Honneur ? Je vais avoir du mal à décider quelle réponse s’adresse à quelle question.
Une vague de rires se fit entendre dans la salle.
— Je suis désolé, s’excusa Winchester. Ma perplexité doit être contagieuse.
Il se retourna vers Loftus.
— Quelle a été votre récompense pour l’aide que vous avez apportée, monsieur ? De quelle nature était-elle ?
— J’ai été payé ! riposta Loftus, indigné. En argent, comme vous-même, monsieur.
— Ce n’est pas le même argent, Mr. Loftus, répliqua Winchester avec un sourire. Mais puisque vous savez que Mr. Cardew était là, vous devez aussi connaître le nom des autres. Qui assistait à ces… soirées ?
Loftus passa la main en travers de sa bouche.
— La loi du silence, monsieur. Comprenez ? Il y a toutes sortes de gens qui ont des plaisirs un peu osés. Je pourrais ruiner la moitié de Londres si j’en disais trop, croyez-moi.
— Sans parler de vos futurs revenus, et de ceux de l’homme qui est derrière toute l’entreprise et qui devra se trouver un autre gérant maintenant que Parfitt est mort. Pourriez-vous être ce remplaçant, Mr. Loftus ?
Soudain, un silence total se fit dans la salle.
Rathbone se leva.
— Votre Honneur, Mr. Winchester se livre à des suppositions que personne n’a prouvées. Il ne cesse de se référer à cette présence inconnue derrière Parfitt, mais personne n’a démontré l’existence de cet homme, encore moins qu’il paie Mr. Loftus pour quoi que ce soit.
— Votre Honneur, répondit Winchester, quelqu’un a envoyé un message à Mickey Parfitt pour qu’il se rende seul sur le fleuve la nuit où il a été tué. Quelqu’un lui a donné l’argent nécessaire pour acheter et aménager son bateau. Quelqu’un a trouvé des hommes susceptibles de se livrer à de telles débauches, les a espionnés et encouragés. Quelqu’un les a fait chanter et en a acculé au moins un au suicide, et, semble-t-il, un autre au meurtre. Et puisque Mr. Loftus a juré que Rupert Cardew était une victime de ce commerce, et que d’autres témoins nous ont décrit en détail son passage de l’état d’ami crédule à celui de spectateur de scènes révoltantes et dégradantes, il ne peut s’agir de lui. On ne se fait pas chanter soi-même.
Le juge réfléchit un instant, puis haussa une de ses lourdes épaules avec résignation.
— Mr. Winchester semble avoir raison sur ce point, Sir Oliver. Vous ne pouvez accuser Mr. Cardew sur les deux tableaux. Soit il était le maître chanteur, soit la victime qui s’est révoltée.
— Votre Honneur, répondit Rathbone en s’inclinant, il me semble indéniable que Mickey Parfitt était un homme vil qui en poussait d’autres sur le chemin de la déchéance et les encourageait à une dépravation qui doit susciter la répulsion de tout être décent. Il faisait payer deux fois ses victimes : une première fois pour obtenir leur plaisir, et ensuite pour s’épargner le déshonneur devant leurs amis et la société dans son ensemble. Nous ignorons comment il a pu jeter son dévolu sur les êtres affligés de telles faiblesses. On peut imaginer une foule d’hypothèses. En admettant qu’il y ait réellement un cerveau derrière cette entreprise, nous ignorons qui il est. Personnellement, j’aimerais voir cet individu envoyé à la potence, comme vous aussi, j’imagine. Mais il me répugne de penser que notre dégoût puisse nous amener à déverser notre colère sur un homme innocent !
Il y eut des sourires approbateurs. Une voix s’éleva même pour signifier son accord.
Le juge regarda autour de lui, mais ne lança aucun avertissement.
Rathbone attendit un instant que le calme fût revenu avant de reprendre la parole.
— Arthur Ballinger est accusé du meurtre de Mickey Parfitt. Eh bien, en dépit de son exposé brillant sur la nature du commerce de Mickey Parfitt, Mr. Winchester ne nous a pas démontré que Mr. Ballinger y était mêlé, soit en tant que bailleur de fonds, soit en tant que victime.
Il s’adressa au jury.
— Au cours des deux jours à venir, je me propose de vous présenter d’autres personnages en marge de ce commerce, des individus violents et enclins à la tromperie qui tous auraient facilement pu tuer Parfitt. Je vous donnerai vingt raisons pour lesquelles ils auraient pu le faire, la plupart ayant trait à l’appât du gain. Comme la démonstration en a été faite, il y a beaucoup d’argent à gagner et à perdre dans le chantage. Des réputations sont détruites, des fortunes ruinées, des vies brisées. De telles circonstances sont propices au meurtre.
Hester ne resta pas pour l’écouter. Rathbone allait émettre avec soin toute une série de suggestions qui rendraient l’issue du procès plus incertaine encore. Il ne tenterait peut-être pas de prouver spécifiquement la culpabilité de Rupert Cardew, mais il ne serait guère difficile de créer dans l’esprit des jurés un doute suffisant pour qu’ils se refusent à condamner Ballinger. Ensuite, tout recommencerait.
L’après-midi tirait à sa fin quand elle sortit. Les bruits de la rue et la circulation semblaient presque appartenir à un autre monde. Elle s’efforça de ne pas penser à ce qu’un acquittement signifierait pour Monk. Margaret ne lui pardonnerait pas d’avoir accusé son père. Que penseraient ses collègues de la police fluviale ? Qu’il avait accusé un innocent, ou qu’il avait vu juste mais qu’il n’avait pu fournir des preuves suffisantes ? Dans un cas comme dans l’autre, ce serait un échec.
Mais l’important était d’avoir eu raison, et non d’en avoir ou non donné l’impression. Elle avait besoin de découvrir ce qui était arrivé à Hattie. Si Margaret l’avait emmenée à la porte et lui avait suggéré de partir, pourquoi Hattie lui avait-elle obéi ? Où était-elle allée ? Qui était-elle allée rejoindre ? Qui avait su où la trouver et l’avait tuée pour l’empêcher de témoigner ? De quoi ? De l’innocence de Rupert ? Ou de sa culpabilité ?
À présent, ils ne sauraient jamais à qui Hattie avait donné le foulard, si tant est qu’elle l’eût réellement volé. Était-il possible que Rupert fût coupable, après tout ? Pourquoi cette pensée la faisait-elle souffrir ? Était-ce seulement à cause de la désillusion ? De l’humiliation de s’être trompée ? Où à cause de la pitié déchirante que lui inspirait son père ?
Le lendemain matin, elle se rendit tôt à la clinique et interrogea de nouveau les uns et les autres afin de déterminer aussi précisément que possible l’heure à laquelle Hattie était partie. C’était une journée calme et lourde, et la pluie menaçait. Debout devant la porte, elle regarda à droite et à gauche. Des gens allaient et venaient, comme toujours. Lesquels passaient chaque matin ? Qui avait des courses régulières, des visites chez le boulanger ou le blanchisseur, ou se rendait à son travail ?
Il était trop tard pour les employés de la brasserie Reid ; ils commençaient leur journée à l’aube. Les usines et les échoppes étaient ouvertes depuis deux heures au moins. Y avait-il un marchand ambulant ? Elle n’en voyait pas.
Elle resserra son châle autour d’elle et descendit Leather Lane, puis tourna vers le nord. Cent mètres plus loin, un vendeur de journaux annonçait les nouvelles de sa voix chantante. Au grand déplaisir de l’homme, elle l’interrompit pour lui demander s’il avait vu Hattie, décrivant la jeune femme de manière aussi détaillée que possible. Il ne savait rien.
Elle revint sur ses pas et partit vers le sud, allant presque jusqu’à High Holborn, mais personne n’avait vu de jeune femme répondant à la description de Hattie.
Déçue, songeant qu’il s’était sans doute écoulé trop de temps, elle remonta Leather Lane, puis s’engagea de nouveau dans Portpool Lane, qu’elle suivit jusqu’à Gray’s Inn Road, à l’autre bout. Elle continua à marcher vers le nord et avait presque atteint l’église St Bartholomew quand elle remarqua un marchand de sandwiches. Elle s’arrêta et en acheta un, non parce qu’elle avait faim mais pour engager la conversation. Cela devait être affreusement ennuyeux de passer sa journée debout et pratiquement seul, en échangeant de temps à autre un mot avec un inconnu, dans l’espoir de vendre quelque chose.
Le sandwich était savoureux et Hester complimenta le vendeur ambulant.
Il sourit, montrant une bouche édentée, et la remercia.
— Je travaille un peu plus bas, dit-elle en désignant l’endroit de la main. Dans Portpool Lane.
— Je sais qui vous êtes.
— Vraiment ? fit-elle, surprise.
Elle était à moitié convaincue qu’il l’avait confondue avec quelqu’un d’autre.
— Oui ! C’est vous qui hébergez les prostituées qui sont malades ou qui se sont fait cogner.
Elle ne sut pas à son expression s’il pensait que c’était bien ou mal. Mais il ne servait à rien de nier.
— C’est cela, oui. J’en cherche une qui est partie mardi dernier, et qui a disparu depuis. Elle est encore souffrante et je m’inquiète pour elle.
Elle ne savait pas jusqu’à quel point dire la vérité. La panique la submergea et elle dut se faire violence pour la refouler, se refuser à envisager les conséquences d’un échec de sa part. Peut-être avait-elle presque aussi peur des révélations qu’un succès apporterait et qu’elle ne pourrait ignorer.
— Ne vous inquiétez donc pas, mon petit, dit le vendeur de sandwiches gentiment. Si elle a besoin, elle ne va pas tarder à revenir.
Hester fut momentanément désemparée. Elle sortit une autre pièce.
— Puis-je avoir encore un sandwich, s’il vous plaît ? Ce jambon est vraiment délicieux.
Il lui en tendit un avec plaisir et lui rendit la monnaie.
— Je ne crois pas qu’elle se rende compte de la gravité de sa maladie, continua-t-elle, improvisant au fur et à mesure afin d’éveiller son intérêt. Certaines de ces affections sont contagieuses. Je crois qu’elle n’était pas seule. Elle pourrait la transmettre à d’autres.
Il secoua la tête.
— Peut-être même à des enfants, ajouta-t-elle. Les enfants tombent malades si facilement.
— Eh bien, je ne sais pas comment vous allez la retrouver. Les rues sont pleines de filles.
— Celle-ci sortait de l’ordinaire. Elle avait de longs cheveux très clairs, presque blancs, et un teint parfait. Elle n’était pas jolie à proprement parler mais… il y avait chez elle une sorte d’innocence. De pureté, si vous voyez ce que je veux dire.
Elle le regarda avec espoir.
— Mardi, vous dites ?
— Oui. Vous l’avez vue ? Vers cette heure-ci, peut-être un peu plus tôt.
— Et elle était avec quelqu’un d’autre ?
— Je ne sais pas. Une autre femme, peut-être…
— Plus âgée, hein ? L’air respectable. Un peu courtaude. Les cheveux bruns.
— Oui ! Oui, c’est possible.
Elle n’avait aucune idée de qui cela pouvait être, mais elle n’avait pas d’autre piste.
— Où sont-elles allées ?
— Comment je le saurais ? Par là.
Il désigna le nord, au-delà de l’église.
— Vers l’église ? St Bartholomew ?
Il leva les yeux au ciel.
— Non, mon petit, vers les cabs qui attendent souvent par là. C’est le meilleur endroit pour en prendre un.
— Oh !
Elle se sentit rougir.
— Oui, bien sûr. Comment était l’autre femme ? Vous vous souvenez de ce qu’elle portait ?
— Vous me prenez pour qui ? Évidemment que non. Rien de spécial, ça je peux vous le dire. À part ses gants. Elle portait des gants de vraiment bonne qualité. En cuir. Avec un petit motif sur la manchette, par ici.
Il montra son poignet.
— Elle avait dû les piquer ou alors elle avait eu un richard pour client. Ou celui qui les avait piqués.
— Pourriez-vous me la décrire un peu plus ? Comment était sa peau ? Ses dents ?
— Quoi ?
— Sa peau ? Ses dents ? répéta-t-elle.
— Qu’est-ce que j’en sais ? fit-il avec indignation. Ses dents étaient juste… des dents ! Plutôt bonnes, à la réflexion.
Le cœur d’Hester battit plus vite.
— Un peu de travers devant, mais saines ?
— Ouais, c’est ça. Vous la connaissez ? C’est l’une des vôtres ?
— Peut-être.
Disait-il vrai ? Ou bien lui avait-elle mis cette idée en tête, et essayait-il seulement de lui faire plaisir pour en finir avec ses questions ?
— Merci.
Elle termina le sandwich et le remercia de nouveau, puis se dirigea rapidement vers l’endroit où il avait indiqué qu’il y avait des fiacres.
La description qu’il avait donnée correspondait à une des femmes qu’elle avait vues au tribunal avec Margaret et sa mère. Ou à toute autre femme à Londres ayant une dentition légèrement irrégulière et assez d’argent pour s’offrir de beaux gants. Mais la sœur de Margaret aurait été prête à aider celle-ci en emmenant Hattie Benson… où ? Savait-elle qu’elle envoyait la jeune femme à la mort ou s’était-elle imaginée que Hattie irait seulement loger dans un lieu discret en attendant qu’il soit trop tard pour témoigner ?
Durant le reste de la journée, elle dépensa une fortune en fiacres, sandwiches, tasses de thé et pots-de-vin insignifiants pour trouver autant de réponses qu’elle pouvait en espérer si longtemps après les faits. Deux femmes, répondant à la description de Hattie et de Gwen ou de Celia, avaient pris un fiacre à côté de St Bartholomew à destination d’Avonhill Street, à Fulham, juste avant Chiswick, et cela presque une demi-heure après que Margaret eut fait sortir Hattie de la clinique de Portpool Lane.
Hester passa une heure de plus à poser des questions fastidieuses, à inventer des excuses. La nuit tombait quand elle trouva enfin la maison où Hattie s’était rendue.
— Oui, admit la logeuse à contrecœur, en essuyant les mains sur sa jupe. En quoi ça vous regarde, dites ? Ma maison est respectable et il n’y a pas de femmes de mœurs légères ici. C’est une vraie dame qui l’a amenée et elle m’a dit qu’elle resterait quelques jours.
— Mais ça n’a pas été le cas, n’est-ce pas ? insista Hester. Elle est partie au bout de quelques heures.
— Elle a changé d’avis, voilà tout. Sa chambre était payée, pourquoi est-ce qu’il aurait fallu que je m’en inquiète ?
— Avec qui est-elle partie ?
Hester avait la gorge nouée, les mains moites.
— Il a dit qu’il s’appelait Cardew. Je n’ai pas vu son visage, en tout cas il parlait bien.
Hester la remercia et se tourna pour partir. Sa main heurta le chambranle mais elle sentit à peine la douleur.
— Ça n’a pas de sens, dit Monk gentiment alors qu’ils étaient assis devant le feu, tard ce soir-là, l’horloge approchant de minuit.
Elle était épuisée, et encore transie malgré la chaleur qui régnait dans la pièce.
— Pourquoi Margaret aurait-elle aidé Rupert Cardew à faire quoi que ce soit ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle, accablée. Peut-être qu’il lui a menti ?
Elle sut elle aussi dès que les mots eurent franchi ses lèvres que son hypothèse était absurde. Elle leva la tête et le lut dans les yeux de Monk.
— Et si Hattie a menti et qu’elle n’a jamais volé le foulard ? Rupert a pu la payer pour qu’elle dise le contraire. Et puis elle a pris peur et décidé qu’elle ne pouvait pas témoigner.
— Si c’est lui qui a tué Parfitt, il serait logique qu’il l’ait tuée aussi, admit-il. Mais pourquoi Margaret aurait-elle fait sortir Hattie ? N’aurait-elle pas préféré qu’elle reste, pour qu’elle puisse se rétracter ?
— Peut-être que Hattie avait peur de le faire ? Qu’elle voulait seulement se sauver, sans rien dire ?
Monk acquiesça lentement.
— C’est possible. Dans ce cas, elle se serait enfuie parce qu’elle n’avait pas le courage de t’affronter – ou de m’affronter, moi. Pour la défense de Ballinger, cela revenait plus ou moins au même. La déposition initiale de Hattie allait forcément être remise en question. Par conséquent, Margaret l’a aidée à partir, sans doute avec sa sœur, et Hattie s’est rendue dans une maison où elle se croyait en sécurité. Mais comment Rupert l’aurait-il retrouvée ?
— Peut-être y était-elle déjà allée ?
Hester enfouit le visage dans ses mains.
— Oh, William, qu’avons-nous fait ?