13

Quand une condamnation à mort était prononcée, la loi exigeait que passent trois dimanches avant l’exécution. C’était à la fois la période la plus longue et la plus courte dans la vie de l’accusé, et sans nul doute la plus douloureuse.

Vers la fin de la première semaine, Rathbone était seul dans son bureau quand son secrétaire vint lui annoncer qu’Hester souhaitait lui parler.

Tout d’abord, il hésita à la recevoir. La pitié, surtout venant d’elle, ne ferait qu’ajouter à sa souffrance, et rien de ce qu’elle pourrait dire ne lui viendrait en aide. Il était impossible de l’aider. Et pourtant, il n’avait jamais eu de meilleure amie qu’elle, hormis son père.

— J’ai quelques minutes, dit-il à son employé. Revenez un peu après dix heures et dites qu’un client demande à me voir.

— Bien, monsieur.

Un instant plus tard, Hester entra. Elle semblait calme et maîtresse d’elle-même, mais très pâle. Elle portait une robe gris-bleu, comme souvent, et cela lui allait toujours aussi bien.

Il se leva.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il doucement.

Elle s’assit en face de lui, comme pour signifier qu’elle avait l’intention de rester.

Il l’imita. Il eût été discourtois de rester debout.

— Sans doute rien, avoua-t-elle avec un léger sourire. C’est moi qui me demandais si je pouvais faire quelque chose pour vous. William m’a affirmé que non, et que vous ne voudriez peut-être pas me voir. Je l’aurais compris. Mais je préférais venir et être priée de partir plutôt que de ne pas le faire et d’apprendre par la suite que j’aurais pu me rendre utile.

— Comme cela vous ressemble, répondit-il. Toujours agir, ne jamais hésiter, ne jamais abdiquer.

Une ombre traversa le visage d’Hester, une douleur.

— C’était un compliment, dit-il avec une pointe d’ironie. J’ai passé une trop grande partie de ma vie à peser et à juger, et en fin de compte à ne pas agir.

— Pas cette fois, répondit-elle. Vous n’auriez rien pu faire de plus. Si Rupert n’avait pas livré ces noms, vous auriez gagné. Je ne suis pas sûre que ç’aurait été souhaitable, même pour Margaret, en fin de compte.

— Ç’aurait été très regrettable pour Monk, dit-il franchement. Tout le monde aurait dit qu’il avait commis une seconde erreur, qu’il s’était trompé de coupable parce qu’il menait une vendetta personnelle contre Ballinger à cause de l’affaire Phillips. Il aurait peut-être même perdu son poste. Je suis heureux que cela ne se soit pas produit.

Étonnamment, il était sincère. Il n’aurait pas cru pouvoir ressentir cette émotion ; le vide en lui était trop profond pour qu’il pense vraiment à quelqu’un d’autre.

Elle haussa les épaules.

— C’est vrai, et je vous en remercie. Mais c’est du passé maintenant. Et vous ?

— Je ne perdrai sans doute pas de clients à cause de cette défaite. Personne ne gagne tous ses procès.

— Pour l’amour du ciel, je ne l’ignore pas ! rétorqua-t-elle avec impatience. La plupart des gens savent pertinemment que vous n’avez accepté cette affaire que parce que Ballinger était un parent et que vous n’aviez pas le choix ! Personne d’autre n’aurait pu réussir à élaborer une défense. Et vous avez failli gagner.

Il la regarda calmement.

— Ainsi, Monk a persuadé Rupert Cardew de parler ?

— Oui, dit-elle en soutenant son regard sans fléchir. Il l’a fait pour Scuff et tous les garçons comme lui.

— Ce commerce n’en sera pas éradiqué pour autant, Hester.

À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche qu’il les regretta.

— J’en suis consciente, avoua-t-elle doucement. Mais cela en arrêtera une partie. Peut-être une bonne partie, au moins pour un temps. Ces gens sauront que nous sommes prêts à lutter et que ceux qui sont attrapés seront punis. Et surtout, Scuff le saura.

Un moment, il fut incapable de parler, la gorge nouée par l’émotion.

Elle mit la main sur le bureau, près de celle de Rathbone. Il lui suffirait de bouger la sienne de quelques centimètres pour l’atteindre.

— Je suis désolée, Oliver. Je suis vraiment désolée.

— Oui.

Elle resta silencieuse pendant quelques instants.

On frappa à la porte.

— Entrez ! lança Rathbone.

Le secrétaire apparut.

— Sir Oliver…

— Ah, oui ! coupa-t-il. Apportez du thé et des petits gâteaux, si vous pouvez en trouver.

— Bien, monsieur.

Le secrétaire se retira aussitôt, le visage empreint d’une compréhension tranquille, voire d’un certain soulagement.

Hester sourit.

— Merci. Je prendrai un thé avec plaisir.

Il avait demandé le thé sans réfléchir, mais maintenant il se rendait compte à quel point il désirait qu’elle reste. Il ne savait pas par où commencer, mais le chaos de ses émotions lui causait une détresse presque insupportable. En l’espace de quelques mois, toutes ses certitudes s’étaient envolées.

— Comment va Margaret ? demanda-t-elle à voix basse. J’ai songé à aller la voir, même si je serais bien embarrassée de trouver que lui dire. Parfois, une simple présence a son importance. Mais je ne crois pas qu’elle me recevrait. Nous… nous sommes quittées en mauvais termes.

— Elle ne vous recevrait pas, admit-il. Elle vous croit responsable, tout au moins en partie. Elle blâme tout le monde hormis son père. Surtout, elle me blâme, moi.

L’amertume perçait dans sa voix, mais c’était plus fort que lui. La colère et la douleur le submergèrent, l’étouffant presque. C’était un soulagement que d’y céder.

— Elle est convaincue qu’il est innocent et qu’il s’agit d’un complot monstrueux, où se mêlent vengeance, lâcheté et malentendu. Quant à moi, elle m’accuse d’avoir fait passer mon ambition personnelle avant ma famille.

Il avait besoin qu’elle proteste, qu’elle dise que ce n’était pas vrai, qu’il avait eu raison.

Elle parut bouleversée.

— Je suis navrée, murmura-t-elle, si bas qu’il l’entendit à peine.

— Je n’aurais rien pu faire de plus ! protesta-t-il.

— Bien sûr. Mais la désillusion est une des pires épreuves que nous ayons à affronter. Personne ne peut lâcher ses rêves sans déchirement. C’est comme si on tuait une partie de soi-même. Elle en veut à tous ceux qui voient ce qu’elle ne peut supporter de voir. Nous ne lui permettons plus de feindre. Que nous le voulions ou non, nous la forçons à affronter la réalité.

— À quoi cela servirait-il de mentir ? protesta-t-il. Lui donner un espoir à présent serait une tromperie.

— L’espoir de prouver son innocence ? Ou de lui épargner la potence ?

Il haussa les épaules, impuissant.

— De le sauver, je suppose. Je crois qu’elle n’a même pas envisagé la possibilité qu’il soit coupable de quoi que ce soit. Pas du meurtre de Parfitt, encore moins de celui de Hattie, ou du chantage exercé sur les misérables qui fréquentaient le bateau. Si elle en croyait une partie, j’imagine que le reste devrait suivre. Je ne sais que faire, ni même que dire. Elle me traite comme si c’était ma faute.

Elle secoua la tête.

— C’est parce que vous êtes le seul qui ne soit pas à blâmer. Et le seul qui n’entretienne pas ses illusions.

— Je ne peux pas ! dit-il avec désespoir. Mentir ne sert à rien à présent. Cela n’empêchera rien. Cela ne change rien à la vérité, ni au fait que tout le monde à part elle la voit. Tôt ou tard, elle va devoir accepter qu’il est coupable – non seulement d’avoir corrompu d’autres hommes et nourri leurs vices, mais aussi de les avoir fait chanter pour s’être livrés aux actes qu’il les encourageait à commettre. Il a profité de la torture et de l’humiliation d’enfants et il a assassiné Parfitt. J’ignore encore pourquoi. Cela semble avoir été un acte de violence gratuit et totalement superflu. Quant à Hattie Benson, il l’a tuée parce qu’elle aurait témoigné de l’innocence de Rupert Cardew.

Il prit une inspiration tremblante et poursuivit.

— Si Margaret refuse de l’admettre, elle va passer le reste de sa vie en colère, aigrie parce que son père a été pendu injustement. C’est une sorte de folie terrible.

Hester effleura sa main de la sienne.

— Donnez-lui du temps, Oliver. On ne peut pas faire face à certaines choses sur-le-champ. Tant qu’il clame son innocence, elle ne peut lui tourner le dos, quelles que soient les preuves. Le pourriez-vous, s’il s’agissait de votre père ?

— Mon père n’aurait…

Il s’interrompit. Ce qu’il était sur le point de dire n’aurait fait que renforcer l’argument d’Hester. Son père n’aurait jamais fait une chose pareille. Non. Mais peut-être Margaret croyait-elle tout aussi passionnément en son père, malgré l’évidence. Hester avait raison ; il en serait ainsi tant que Ballinger ne reconnaîtrait pas sa culpabilité. Peut-être ne pourrait-elle jamais l’être sans avoir l’impression de se trahir, et le sentiment de culpabilité qu’elle éprouverait alors la détruirait aussi.

C’était un immense gâchis.

Hester sourit.

— C’est vrai. J’ai beaucoup d’affection pour votre père, et je suis sûre qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de commettre de tels actes. Mais Margaret ressent la même chose envers le sien. Parfois, nous ne connaissons qu’un aspect de ceux que nous aimons.

Il ne trouva rien à répondre.

— Les parents surtout font partie de nous-mêmes, reprit-elle en évitant son regard. J’ai encore du mal à accepter que mon père ait pu se suicider. Peut-être que, si je me bats autant pour défendre mes convictions, c’est pour prouver que je suis différente de lui. Que je ne baisse pas les bras.

Elle leva les yeux de nouveau. Ils étaient pleins de larmes.

— Je m’identifie aux soldats que j’ai soignés en Crimée et je me berce de l’illusion que je suis comme eux, parce que j’ai vu leur souffrance et admiré leur courage.

Il comprit qu’il était déçu lui aussi, non par Ballinger qu’il n’avait jamais aimé, mais par Margaret. Peut-être aurait-il voulu qu’elle ressemble davantage à Hester : qu’elle soit plus honnête face à l’insupportable, plus follement, plus passionnément courageuse. Et pourtant, c’étaient ces qualités-là qui l’avaient effrayé chez Hester, et qui avaient fait d’elle une épouse inappropriée pour lui. Il avait désiré ses vertus, sans le danger qu’elles comportaient. Il aimait Margaret, mais pas avec la ferveur intrépide d’un homme prêt à prendre tous les risques.

Margaret était-elle responsable de sa désillusion ? Ou l’était-il, au contraire ?

— Elle veut que je fasse appel, dit-il, se souvenant de chaque détail de la scène qui avait eu lieu deux jours plus tôt.

Ils étaient debout dans le salon, tandis que s’achevait le crépuscule, les lampes à gaz allumées, mais les rideaux encore ouverts sur le jardin. Elle était vêtue de gris sombre, comme prête à porter le deuil, et son visage était blême. Elle était si furieuse qu’elle tremblait.

— En avez-vous l’intention ? demanda Hester, coupant court à ses pensées. Avez-vous un motif ? Winchester a-t-il commis une erreur ?

— Non, répondit-il simplement.

Elle déglutit et s’éclaircit la voix.

— Et vous ?

— Non, pour autant que je le sache. Une erreur tactique, peut-être. Peut-être que si j’avais fait plus d’efforts, j’aurais pu le persuader de ne pas témoigner, mais il y était résolu. Je ne pense pas qu’on puisse refuser à un homme de parler pour sa propre défense si on l’a averti des dangers et qu’il insiste. Mais peut-être aurais-je dû trouver un argument convaincant.

— On ne peut pas refaire un procès de mille manières différentes pour obtenir le verdict qu’on veut, lui fit-elle remarquer.

Il baissa les yeux sur le bureau. Il savait qu’il n’aurait pas dû dire ce qu’il s’apprêtait à avouer, et pourtant les mots jaillirent d’eux-mêmes.

— Margaret dit que j’aurais dû introduire une faute de procédure quelconque, de manière à pouvoir faire appel par la suite. Elle croit que j’ai fait passer ma carrière avant la vie de son père parce que je suis ambitieux et, au fond, égoïste.

Son regard croisa celui d’Hester.

— Est-ce vrai ? Si je l’aimais réellement, plus que moi-même, l’aurais-je fait ?

— Avez-vous jamais fait une erreur exprès ? demanda-t-elle, comme si elle tournait l’idée dans son esprit.

— Non, dit-il avec amertume. Pas exprès. J’en ai fait beaucoup sans le vouloir. Une cour d’appel ferait-elle la différence ?

— Peut-être, admit-elle. Mais à moins que vous ne soyez totalement incompétent, cela ne justifierait pas un nouveau procès, si ? D’ailleurs, à quoi servirait-il ? Les jurés ne feraient que parvenir à la même décision, sauf que quelqu’un d’autre défendrait Ballinger, sans doute moins bien que vous, et avec moins de dévouement. Ce n’est pas raisonnable, Oliver. N’essayez pas de discuter avec elle. Vous ne gagnerez pas parce qu’elle n’écoute pas. Elle est terrifiée. Toute sa vie, tout ce en quoi elle croit, est en train de lui échapper.

— Je suis encore là, se contenta-t-il de dire. Seulement, elle ne veut pas de moi. J’ai fait tout mon possible pour sauver Ballinger. J’ai échoué. Et je crois avoir échoué parce qu’il est coupable.

— Elle le comprendra un jour.

Il sut à cet instant, et avec un chagrin qui le submergea, qu’il n’était pas sûr de pouvoir éprouver envers Margaret la même tendresse et la même confiance, dût-elle finir par accepter la vérité.

— Elle m’a posé une condition, avoua-t-il.

Hester parut perplexe.

— Une condition ? À quoi ?

— Si je ne parviens pas à obtenir un appel, Margaret me quittera. Elle retournera vivre avec sa mère pour la soutenir et s’occuper d’elle.

À présent qu’il l’avait dit, la menace avait cessé de planer comme un noir cauchemar au-dessus de lui pour devenir réalité. La maison était invivable. Ils s’évitaient, s’adressaient la parole avec une politesse glacée. Il se couchait tard. Soit elle était endormie, soit elle feignait de l’être. Il ne disait rien. Il y avait plus d’une semaine qu’ils ne s’étaient pas touchés, même en un geste insignifiant. C’était infiniment pire que d’être seul.

Hester l’observait, le visage tendu par l’anxiété.

— Et si vous parveniez à trouver une manière d’obtenir un appel, que vous perdriez néanmoins, car les preuves n’auraient pas changé, elle vous pardonnerait ?

Il ouvrit la bouche pour répondre, puis se rendit compte qu’il n’en savait rien.

— Elle est en deuil, Oliver, affirma Hester, répondant à sa propre question. Elle est en proie à une douleur et un désarroi trop profonds pour entendre raison. Elle cherche une échappatoire à la vérité – et au moins une partie d’elle-même sait qu’elle devra l’accepter un jour, mais pour le moment elle est incapable d’y faire face. Elle voudrait que vous la sauviez de cette vérité, et elle vous en veut parce que vous ne le pouvez pas.

— Ce n’est pas une enfant ! s’écria-t-il, laissant échapper chagrin et désarroi. Au fond, elle doit choisir entre son père et moi, et elle le choisit, lui, coupable ou pas.

Prononcer ces mots était comme entailler sa propre chair.

— Vous n’auriez pas fait cela. Vous choisiriez toujours Monk.

— Je ne sais pas ce que je choisirais, répondit-elle honnêtement. Je n’ai pas eu à le faire. Il y a une part de nous tous qui défend le plus vulnérable, celui qui a le plus besoin de nous, parce que nous ne pourrions pas vivre avec le remords de lui avoir tourné le dos.

— Vous pensez à Scuff ?

— Je ne crois pas. Il ne s’attendrait jamais à voir quiconque sacrifier quelque chose pour lui. Je ne suis même pas sûre qu’il comprendrait cette idée, et pourtant il le ferait lui-même, instinctivement.

— C’est ce que Margaret veut de moi. Une loyauté instinctive.

— Quand on aime quelqu’un, on ne lui demande pas de détruire le meilleur de lui-même. L’amour signifie aussi être libre de suivre sa conscience. Si on ne peut pas être fidèle à soi-même, il ne nous reste pas grand-chose à donner à l’autre.

Elle lui effleura le bras de nouveau.

— Ne cédez pas à la tentation parce que ce serait plus facile pour vous à court terme. Elle a besoin de votre intégrité. Avec le temps, elle s’en félicitera.

— Vous croyez ?

Il attendait d’elle la réponse qu’il désirait entendre.

— Je l’espère, fut tout ce qu’elle put dire.

Il la regarda calmement, songeant qu’elle possédait une beauté qu’il n’avait pas vraiment appréciée auparavant. Son visage était trop anguleux, mais il était empreint d’une bonté profonde. Elle était pénible par moments, trop impulsive ; beaucoup trop intelligente, et d’une honnêteté parfois brutale ; mais il y avait chez elle une générosité d’esprit dont il avait besoin ; et toujours, toujours, il y avait du courage.

Elle rougit un peu et se leva, heurtant légèrement le plateau posé sur le bureau.

— Donnez-lui du temps, répéta-t-elle. Et peut-être vaudrait-il mieux ne pas lui dire que je suis venue.

Elle hésita puis décida de ne rien ajouter. Elle passa près de lui pour sortir, mais se contenta de lui adresser un bref sourire.

— Merci pour le thé.

L’instant d’après, elle était partie, et le silence se referma de nouveau sur lui, l’entourant de solitude.

 

Le lendemain matin, on lui apporta un message de la prison de Newgate. Arthur Ballinger voulait le voir de toute urgence. Lié par son devoir d’avocat, sans parler du fait que Ballinger était le père de Margaret et condamné à être pendu quelques jours plus tard, il n’avait d’autre choix que d’y aller. Il ne restait plus que deux semaines avant l’exécution. Rathbone n’osait pas même imaginer ce qu’il ressentirait.

Il redoutait de voir Ballinger transformé en fantôme de lui-même, lui si sûr de lui, si arrogant auparavant. Aurait-il peur de la mort à présent ? Sans doute seul un prêtre pouvait-il l’aider désormais.

Plaiderait-il auprès de Rathbone pour qu’il trouve un moyen, n’importe lequel, de lui éviter la corde ? Ce serait embarrassant, et même répugnant, et il serait prêt à tout pour échapper à cela. Il aurait peut-être même la nausée. Déjà, il avait la gorge serrée et l’estomac noué.

Le trajet en fiacre fut bien trop bref. Les portes de la prison s’ouvrirent et se refermèrent bruyamment derrière lui. Il échangea les politesses de circonstance avec le gardien et le suivit le long des couloirs étroits vers la cellule de Ballinger. L’endroit sentait-il la peur et le désespoir, ou n’était-ce qu’un effet de son imagination ?

L’énorme clé en fer tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit avec un léger grincement et il se retrouva face à Arthur Ballinger. Le sol noir vidait la pièce de lumière. Un ciel terne se reflétait sur les murs blanchis à la chaux, donnant au lieu un aspect sépulcral.

Derrière lui, la porte se referma et fut verrouillée.

Après tout ce qui s’était passé, que diable restait-il à dire ? Comment pouvaient-ils parler normalement ? Il eût été absurde de demander à Ballinger comment il allait.

— Que puis-je faire pour vous ? dit-il simplement.

— Faire appel, bien sûr.

Ballinger ne semblait pas aussi accablé que Rathbone s’y était attendu. Il aurait dû être soulagé. Il n’aurait pas à affronter le spectacle révoltant d’un homme pleurant et suppliant, privé de toute dignité. Et pourtant, en regardant le visage de Ballinger – ses yeux brillants et pleins de colère –, il se demanda si c’était de la folie qu’il voyait. Mais peut-être la démence était-elle désormais le seul refuge qu’il restait à cet homme. Que répondre ?

Ballinger attendait.

— Pour quel motif ? demanda Rathbone, cherchant à gagner du temps.

Le verdict avait-il affecté la capacité de Ballinger à appréhender la réalité ? Bien qu’effrayé, il n’avait pas le regard affolé de qui a cédé à la panique. Il semblait tout à fait lucide.

— J’ai examiné le dossier, bien entendu, mais je ne vois aucun vice de procédure, et il n’y a pas d’élément nouveau.

— Je me moque de savoir pour quel motif, rétorqua Ballinger en faisant un pas vers lui.

Rathbone se rendit compte qu’il avait peur. Ballinger était un homme imposant, large d’épaules et corpulent. Il allait être pendu. Qu’avait-il à perdre ? Le rendait-il responsable de sa condamnation, lui aussi ? La sueur perla sur son front. Il réfléchissait à toute allure.

— Pouvez-vous me dire quelque chose qui me permette de demander la clémence ? suggéra-t-il, surpris du calme de sa voix. Jusqu’ici vous avez plaidé non coupable, mais si Parfitt vous a attaqué, il y aura peut-être un moyen d’invoquer la légitime défense.

— Et admettre que je suis coupable ? rétorqua Ballinger avec colère. N’avez-vous donc aucun grain de bon sens ? Si j’ai tué Parfitt, il est évident que j’ai tué Hattie Benson aussi. Quelle excuse aurais-je pour cela ?

Rathbone sentit la rougeur lui brûler les joues. Ballinger avait raison. C’était une suggestion stupide, irréfléchie.

— Je ne veux pas d’une pathétique demande de clémence, je veux que le verdict soit cassé, reprit Ballinger. Prouvez que Rupert Cardew a tué Parfitt parce que celui-ci le faisait chanter et qu’il ne pouvait plus payer.

Rathbone avait froid. La pièce aurait aussi bien pu avoir des murs de glace. L’homme qui se trouvait en face de lui était un inconnu.

— Avez-vous tué Parfitt ?

— Bien sûr que oui ! s’exclama Ballinger d’un ton mordant. Mais le verdict n’a été prononcé que sur la base d’une probabilité. Vous pourriez encore donner l’impression que c’était Cardew. Il est clair que la même personne a tué la fille, et je serais donc acquitté des deux chefs d’accusation.

À présent, Rathbone frissonnait. Il faisait un cauchemar. Il devait être chez lui, en proie à un sommeil agité. Il allait se réveiller d’un moment à l’autre. Tout cela allait prendre fin.

Ballinger fit un pas de plus.

— Je ne peux pas, dit Rathbone d’une voix sourde, se refusant à reculer. Il n’y a aucun motif pour faire appel.

— En ce cas, trouvez-en un, Oliver.

Rathbone garda le silence. La scène était ridicule. Il avait vu par le passé des gens en proie au désespoir, comme il en avait vu d’autres refuser jusqu’au bout d’accepter l’idée de leur propre mort. Mais c’était en général parce qu’ils conservaient un espoir insensé d’être sauvés, non parce qu’ils exigeaient quelque chose d’impossible à obtenir. Et Ballinger donnait l’impression d’être tout sauf faible.

— Ne restez pas là avec cet air horrifié et moralisateur, dit Ballinger sèchement. Parfitt était une ordure, un parasite dépravé.

— Je le sais. Et si j’avais pu invoquer des circonstances atténuantes pour votre crime, je l’aurais fait. Mais je ne ferai pas accuser un autre à votre place.

— Vous pensez que Rupert Cardew mérite tellement d’être sauvé ?

Maintenant, la voix de Ballinger était pleine de hargne, son visage enlaidi par le mépris.

— C’est un autre genre de parasite : inutile, bon à rien, totalement égoïste. Il n’a même pas une passion honnête pour le vice. Il n’a fait que saigner son père à blanc et, dès qu’il a eu des ennuis, il a dénoncé tous ses amis.

— Ses amis étant les autres hommes qui abusaient de ces malheureux enfants, et qu’on faisait chanter ?

— Des faibles, des lâches cruels, commenta Ballinger avec dédain. Des hommes que leur vie facile ennuyait et qui cherchaient un peu de danger pour aiguiser leurs appétits. Je n’ai pas créé leur vice, je me suis contenté de le nourrir et d’en profiter – et pour une sacrée bonne raison.

— Une bonne raison ? demanda Rathbone d’une voix rauque, en dépit de sa répulsion.

— Parfois, votre stupidité me laisse pantois ! Vous vivez dans votre petit univers prude et tranquille, faisant mine de combattre le mal et le laissant continuer sous votre nez parce que vous vous refusez à enfreindre les règles et à risquer votre tête. Vous ne voyez pas parce que vous ne désirez pas voir…

Rathbone voulut l’interrompre, mais Ballinger l’ignora, continuant d’une voix dure. Il transpirait malgré le froid et sa présence physique dominait la pièce.

— Vous vous souvenez de cette usine qui souillait les eaux de la Tamise ? Comment diable pensez-vous que j’ai convaincu Garslake de casser le jugement en appel ? Il est à la tête de tout le système d’appel en procédure civile ! La moitié de ses amis possèdent des usines de ce genre.

Soudain Rathbone éprouva une terrible crainte. Des pensées révoltantes tourbillonnèrent dans son esprit.

— Enfin…

Ballinger poussa un profond soupir.

— Comment influenceriez-vous des hommes comme ceux-là, Oliver ? Ils ont l’argent, le pouvoir, la déférence, le respect, la gloire. On ne peut pas les soudoyer, et ils ne sont pas obligés d’entendre raison ou de faire preuve de compassion. Mais par Dieu, ils sont obligés de réagir à la menace d’être dénoncés ! J’ai des photographies du juge Garslake qui vous soulèveraient l’estomac. Et il prendra les décisions qu’il faut, sans quoi je le ruinerai, et il le sait.

Rathbone ne put rien trouver à dire. Les mots se bousculaient dans sa tête et aucun n’était assez fort pour exprimer l’horreur qui l’avait envahi.

— Réfléchissez ! cria Ballinger. Trouvez une raison de faire appel, Oliver. Parce que je possède des photographies très nettes et très explicites, bien plus nombreuses que celles qu’on a montrées au tribunal, de gentlemen en train de se livrer à des actes non seulement obscènes mais illégaux car commis sur des enfants du même sexe. Certains appartiennent à d’excellentes familles et occupent des postes élevés dans le système judiciaire et le gouvernement. Un ou deux sont même des proches de la reine. S’il devait m’arriver quelque malheur, hormis la maladie ou une mort due à la vieillesse, ces photographies tomberont entre les mains de quelqu’un d’autre, et vous ne sauriez pas qui ni ce qu’il compte en faire. Cela ne vous plairait pas, parce qu’il ne les utiliserait peut-être pas aussi judicieusement que je l’ai fait. Ce sont des armes très, très puissantes. Par conséquent, quelle que soit votre opinion de moi, vous ferez en sorte que je reste en vie et en bonne santé.

Rathbone était atterré, sans voix. Il fixa Ballinger comme si ce dernier était une apparition diabolique surgie des entrailles de la terre et pourtant horriblement, passionnément humaine. Tout prenait un sens à présent.

— Et ne perdez pas de temps à les chercher, continua Ballinger. Vous ne les trouverez pas – pas en deux ans, et encore moins en deux semaines.

Il sourit.

— L’appareil judiciaire serait particulièrement mis à mal. Par conséquent, vous feriez mieux de vous débrouiller pour faire casser ma condamnation, par n’importe quel moyen. Je ne crois pas devoir vous mettre les points sur les « i », mais je le ferai si nécessaire. Si vous échouez, il y en aura d’autres que moi pour exiger qu’on leur vienne en aide, ou pour vous faire endosser le blâme.

Rathbone s’était imaginé que le cauchemar ne pouvait empirer, et pourtant si.

— Pourquoi avez-vous tué Parfitt ? demanda-t-il.

Peu importait au fond, mais le mobile l’intriguait.

— Était-il trop gourmand ? Ou menaçait-il de révéler le pot aux roses ?

— Non, il n’y avait rien à reprocher à Parfitt, admit Ballinger avec désinvolture, comme si c’était là une question accessoire.

Soudain, sa voix s’emplit d’une intense émotion et il fixa Rathbone dans les yeux.

— Mais il faut que je garde ce pouvoir. Il y a encore tant à faire, pas juste pour la dégradation du milieu, mais les taudis, le travail des enfants…

Ses yeux étaient brillants, fiévreux, à l’affût de la moindre nuance d’expression de Rathbone.

— Qu’accomplissez-vous, Oliver, avec tous vos brillants arguments au tribunal ? Troublez-vous le confort de ces hommes et leur pouvoir, ne serait-ce que d’un iota ?

Rathbone ne prit pas la peine de répondre – la question était purement rhétorique. Ils savaient l’un et l’autre qu’il ne pouvait rien.

— Moi, oui, reprit Ballinger. Mais je savais que Monk ne lâcherait jamais l’affaire. Il pensait que j’étais le commanditaire de Phillips et il était résolu à me faire condamner. La mort de Parfitt, impliqué dans le même commerce, allait forcément l’attirer comme un aimant. S’il avait fait pendre Rupert Cardew à tort, sa carrière dans la police aurait été finie une fois pour toutes.

— Seigneur ! s’écria Rathbone. Vous avez tué Parfitt pour avoir Monk ?

— Non, imbécile ! grogna Ballinger avec une sauvagerie soudaine. Pour me sauver. Monk est comme un rat, il n’aurait jamais lâché prise. Je n’ai pas l’intention de passer le reste de ma vie à regarder par-dessus mon épaule pour voir quel nouveau plan il a échafaudé afin de causer ma ruine.

— Et la pauvre Hattie allait témoigner qu’elle avait volé le foulard et l’avait remis à… qui ? Un de vos hommes ?

— Taff Wilkin, si vous tenez à le savoir.

— Je vois.

— Trouvez un moyen, Rathbone, siffla Ballinger entre ses dents. Un échec serait lourd de conséquences.

Rathbone ne bougea pas. Il avait l’impression que ses membres étaient de plomb, qu’un étau lui enserrait la poitrine.

— Ne restez pas là comme un fichu valet ! lança Ballinger furieux. Vous n’avez pas de temps à perdre !

Sans un mot, Rathbone se retourna et tambourina à la porte pour être libéré.

 

Hester était rentrée de la clinique un peu plus tôt que d’habitude, mais Monk venait de franchir le seuil quand Rathbone arriva à Paradise Place. Il était si blême qu’Hester en fut effrayée. Ses yeux cernés et ses traits tirés disaient clairement qu’il était presque à bout de forces. Elle lui offrit du thé immédiatement et alla mettre la bouilloire sur le fourneau sans attendre sa réponse. Et sans le lui demander non plus, elle y versa une généreuse rasade de cognac.

Lorsqu’elle revint après avoir rempli une grande tasse, Rathbone était installé au coin du feu dans le fauteuil normalement occupé par Monk, mais il frissonnait toujours. Monk était assis sur une chaise.

Hester posa le plateau sur la table entre eux, puis regarda Monk. Il était pâle aussi, et les rides de son visage n’étaient pas dues qu’à la fatigue.

Il lui fit signe de prendre place sur son fauteuil habituel, en face de Rathbone, et elle s’exécuta.

— Ballinger a des photographies, dit Monk simplement. Elles sont aux mains de quelqu’un qui les rendra publiques s’il est pendu. Nous ne savons pas qui est photographié, en tout cas, d’après Ballinger, toutes sortes de gens y figurent, bien placés au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire, des affaires, et même de la maison royale. Il les fait chanter non pour de l’argent mais pour obtenir des réformes qu’il croit justes. Tout au moins, c’est ce qu’il a dit à Rathbone. C’est peut-être la vérité, et peut-être un mensonge, mais nous ne pouvons courir le risque.

— Il veut que je fasse appel, expliqua Rathbone en la regardant. C’est la condition de son silence. Mais c’est impossible. Il n’y a pas de motif.

L’espace d’un moment, elle demeura sans voix. C’était monstrueux. Pourtant, à mesure qu’elle y songeait, cela lui paraissait logique. Ballinger disait peut-être la vérité. Sa conduite lui avait été dictée par une conviction profonde et presque compréhensible. Si elle avait joui de pouvoirs aussi vastes que les siens pour réformer le système de soins apportés aux malades, elle aurait peut-être été tentée de les utiliser. Plût à Dieu qu’elle ait rejeté cette idée, mais elle n’en était pas si sûre. D’un autre côté, Ballinger avait peut-être trouvé là une manière brillante de se défendre, même si près de la pendaison, parce qu’ils ne pouvaient se permettre d’ignorer ses menaces.

— Je suis surprise qu’il les ait confiées à quelqu’un d’autre. Comment savez-vous qu’elles sont aux mains d’une seule personne ?

Rathbone la fixa, le visage empreint d’horreur.

— Je suis désolée, dit-elle à voix basse. Mais je ne les donnerais pas toutes à une seule personne, et vous ?

— Oh, Seigneur ! s’écria-t-il, accablé.

— Vous êtes certain que Ballinger a tué Parfitt ? Que ce n’est pas une victime de Parfitt qui l’a fait ? demanda Monk.

— Oh, oui ! Il me l’a dit.

Un sourire amer se dessina sur les lèvres de Rathbone.

— À vrai dire, il l’a fait en partie pour vous éliminer, vous écarter de son chemin à jamais. Il voulait que vous accusiez Rupert Cardew. Il aurait fait en sorte de prouver son innocence juste à temps pour le sauver, s’assurant la gratitude éternelle de Lord Cardew et votre exclusion de la police. Votre réputation aurait été en lambeaux. Après cela, personne n’aurait écouté ce que vous auriez pu dire contre lui, ou prêté attention aux preuves que vous auriez pu réunir.

Monk parut stupéfait.

— Il savait que vous soupçonniez son rôle dans l’affaire Phillips et que vous finiriez par vous en prendre à lui, poursuivit Rathbone. Vous n’auriez jamais lâché l’affaire.

Hester regarda Monk, envahie par une vague de chaleur, comme si, même dans cette épouvantable situation, elle avait envie de sourire, qu’elle croyait encore en l’existence de la bonté, d’une beauté intérieure qui survivrait.

— Je suis désolé, dit Monk en secouant la tête. Que pouvons-nous faire ? Si un appel était possible, tenteriez-vous de l’obtenir ?

— Je ne sais pas, admit Rathbone. Mais il n’y en a pas. Il n’y a aucun nouvel élément et aucune raison juridique. La seule chose qui me vient à l’esprit, c’est de retrouver ces photographies et de les détruire. Mais je n’ai pas la moindre idée de la direction dans laquelle chercher. À qui aurait-il pu faire confiance pour garder de telles preuves ? Il ne peut y avoir grand monde.

Le regard de Monk alla de l’un à l’autre.

— Êtes-vous certain qu’il disait la vérité ?

Rathbone passa la main dans ses cheveux.

— Je le crois. Il veut continuer à imposer les réformes qui lui tiennent à cœur.

Hester parla lentement, pesant ses mots, incertaine de ses propres émotions.

— Même si nous pouvions trouver ces photographies et les détruire, et que nous soyons certains qu’il n’en existe pas d’autres, voudrions-nous vraiment le faire ? Sans parler du péché moral que constitue l’abus sexuel des enfants, la sodomie est illégale, même avec des adultes. Pourquoi protéger des hommes qui commettent de tels actes ? Je ne suis pas sûre de le désirer. Et je ne suis pas sûre de vouloir que ce genre de pouvoir repose entre les mains de quiconque, même les miennes. Comment décide-t-on la manière de les utiliser, quand cesser, combien de vies on peut détruire en plus de celle des coupables ?

Elle secoua la tête imperceptiblement, les épaules rigides, les muscles noués et douloureux.

— Personne…

— Bon ! Bon ! coupa Rathbone sèchement, d’une voix émue.

Il passa une fois de plus la main dans ses cheveux.

— J’aurais dû y songer. Mais quoi qu’il prétende, je n’ai toujours pas de motif pour faire appel.

— En ce cas, nous devons chercher les photographies, dit Monk. Au moins, cela nous apprendra qui est vulnérable, même si nous n’avons aucune garantie qu’il n’existe pas d’exemplaires multiples.

— Seigneur, quel cauchemar ! soupira Rathbone doucement.

Il sembla sur le point d’ajouter quelque chose, puis se ravisa.

— Nous aurons besoin d’aide, dit Hester, pragmatique. Nous n’y parviendrons pas seuls. Nous ne savons même pas où chercher, ni comment forcer les gens à nous écouter.

Rathbone leva la main.

— À qui pourrions-nous faire confiance ?

— Aux gens de la clinique, répondit-elle, réfléchissant tout haut. Squeaky Robinson, Claudine, peut-être ?

— Que diable voulez-vous qu’elle fasse ? demanda Rathbone, incrédule.

— Poser des questions dans la bonne société. Je ne fréquente pas de gens assez fortunés pour être victimes de chantage, et vous n’êtes guère en mesure de les interroger.

Rathbone rougit presque imperceptiblement. Sans doute songeait-il qu’à tout autre moment ils auraient demandé à Margaret de les aider. C’était impossible à présent, mais elle ne voulait pas le dire, pas plus qu’elle ne voulait souligner le fait qu’il n’avait probablement aucune envie de fréquenter son cercle d’amis habituel. Il n’avait peut-être pas encore mesuré la manière dont sa vie changerait après la pendaison de son beau-père. Ce n’était pas un simple mauvais rêve auquel il pourrait échapper en se réveillant.

— Je parlerai à la Sonde, ajouta Monk. Et à Orme. Il connaît la Tamise mieux que moi.

— Je demanderai à Rupert Cardew de nous aider.

Hester regarda Monk puis Rathbone, attendant qu’ils protestent, prête à riposter.

— Après ce qu’il a déjà fait, il risque de se mettre en danger, avertit Monk.

— Je sais. Et je le lui rappellerai. Mais il faut que je le lui demande. Il a un long chemin à faire et je crois qu’il est prêt à s’y engager.

— S’il reste à Londres, il est fini, affirma Rathbone d’un ton sombre. Ne comprend-il pas cela ? On ne lui pardonnera jamais sa trahison.

— Il le sait, assura Hester, se souvenant du visage blême de Rupert. Ce sera pareil partout en Angleterre. J’imagine qu’il partira pour l’Australie ou un endroit similaire. Qu’il recommencera à zéro.

— Quelle tragédie pour son père ! murmura Rathbone. Pauvre homme.

— Mieux vaut partir en s’étant racheté que rester ici comme il était avant.

Elle secoua la tête.

— Il ne s’est guère laissé d’autres possibilités. Il a fait le choix le plus courageux, le plus net. Mais il peut faire encore une chose avant de s’en aller. Il est peut-être le seul qui connaisse certains des hommes que Ballinger tenait sous sa coupe. Et Ballinger a sans doute donné les photos à quelqu’un qui avait lui-même été photographié. Ce serait la meilleure garantie d’être obéi.

Monk étouffa un juron, mais ne protesta pas. Il se leva.

— Nous ferions mieux de commencer. Où est Scuff ?

Hester parut horrifiée.

— Tu ne vas pas l’emmener ?

Il haussa les sourcils.

— Bien sûr que si ! Crois-tu qu’il serait mieux seul ici ? Crois-tu qu’il resterait ? Au moins, si je l’emmène, je saurai où il est.

Elle expulsa lentement l’air de ses poumons. Il avait raison, mais cela ne la contentait pas pour autant. Scuff ne serait pas suffisamment en sécurité. Sans doute ne le serait-il jamais. La vie était un danger perpétuel.

 

Ils travaillèrent six jours d’affilée, se levant avant l’aube et rentrant tard dans la nuit. Monk et Orme sillonnèrent le fleuve. Rathbone parla à toutes les relations personnelles et professionnelles de Ballinger qu’il put trouver. Claudine écouta les potins de la bonne société et posa des questions curieuses, parfois dérangeantes. Squeaky Robinson se renseigna auprès des tenanciers de bordels, prostituées et petits malfaiteurs de sa connaissance, et la Sonde fit de même avec les membres les plus douteux du monde médical, fournisseurs de drogue et avorteuses. Rupert Cardew mit en danger sa sécurité et même sa vie en menant sa propre enquête. Une fois, il fut battu, et s’estima heureux de s’en être tiré sans autre dommage que de sévères contusions et une côte fêlée.

Chaque piste s’effilocha, ne leur laissant que des craintes et des hypothèses quant à l’identité du détenteur des photographies. Ils ne savaient même pas si elles existaient réellement, mais ils n’osaient supposer le contraire.

Rathbone décida de plaider une fois de plus auprès d’Arthur Ballinger. Dans l’intérêt de sa famille, sinon d’autre chose, il lui demanderait de lui avouer où étaient les clichés et de lui permettre de les détruire.

Il irait le lendemain matin. À minuit, encore debout dans le salon de sa maison silencieuse, il fixait les portes-fenêtres qui donnaient sur le jardin. L’air sentait la pluie et la terre humide, mais il en avait à peine conscience. Le vent avait chassé les nuages et les branches des arbres dessinaient des motifs compliqués sur le ciel qu’un doux clair de lune baignait d’une lueur pâle et laiteuse. Il ne faisait pas froid dans la pièce, mais il était glacé à l’intérieur.

Finalement, il ferma les rideaux et monta au premier étage, marchant sans bruit, comme s’il était dans une demeure étrangère et qu’il ne souhaitât pas déranger les propriétaires. Il se changea dans le boudoir et gagna la chambre pieds nus. La lumière était éteinte. Il n’entendait pas Margaret bouger, ni même respirer. Il en éprouvait un sentiment aigu d’isolement, parce qu’il savait qu’elle était là.

Il s’éveilla à six heures et se leva aussitôt. Il fit sa toilette, se rasa et s’habilla sans bruit avant de descendre. La bonne avait allumé des feux dans les cheminées, mais la maison était encore froide après la nuit.

Elle fit bouillir de l’eau et lui prépara une tasse de thé ainsi que deux tartines grillées. Il se força à les manger, debout à la table de la cuisine, devant la jeune fille visiblement mal à l’aise. Le maître n’avait rien à faire là, seul et abattu. Ce n’était pas dans l’ordre des choses.

Il la remercia et s’en alla. Il attrapa un fiacre à quelques rues de là et, trop vite, se trouva devant les grands murs gris de la prison. Il n’était que huit heures moins vingt et le ciel couvert semblait encore assombri par la nuit en train de se dissiper.

En tant qu’avocat d’un condamné à mort, il fut admis immédiatement.

— Bonjour, monsieur, lança le gardien gaiement.

C’était un homme corpulent, aux épaules carrées, qui souriait volontiers, révélant un espace entre ses dents de devant.

— Ce n’est pas souvent qu’on a de la visite à cette heure-ci, hein ? Mr. Ballinger, c’est ça ? Il n’en a plus pour longtemps, lui. Vivement que ce soit fini, c’est ce que j’en dis. Les trois semaines les plus longues au monde.

Rathbone ne protesta pas. L’homme ne pouvait pas savoir que Ballinger était son beau-père et ignorait tout de leur relation amère et complexe. Il le suivit docilement dans les couloirs en pierre. Aucun son ne lui parvenait hormis celui de ses propres pas prudents. Pourtant le quasi-silence semblait fébrile, comme si des bruits lui échappaient, juste hors de portée de voix. Il faisait froid. L’air sentait le renfermé. Ni le vent ni la lumière ne venaient déranger le désespoir qui s’accumulait là depuis des siècles.

Ce n’était pas un endroit où finir ses jours. Le souvenir de Mickey Parfitt ne fit qu’ajouter à sa morosité. Il s’obligea à songer aux enfants comme Scuff, maigres, humiliés, terrifiés. Il put alors redresser les épaules et accepter la nécessité de la tâche qui l’attendait. Rien au monde n’aurait pu le forcer à y prendre plaisir.

Le geôlier s’arrêta devant la cellule et le tintement soudain des clés rompit le silence. Il en introduisit une dans la serrure, la tourna et poussa la porte. Elle s’ouvrit vers l’intérieur avec un grincement.

— Voilà, monsieur.

Rathbone prit une profonde inspiration. La situation était abominable. Il n’aurait pas désiré entrer dans la chambre de Ballinger et le trouver dans sa chemise de nuit, à demi endormi, même dans les meilleures circonstances possibles. C’était là une atteinte à sa dignité dégradante pour eux deux.

Il franchit le seuil. La pièce était faiblement éclairée par une petite fenêtre à barreaux, haut dans le mur d’en face. Il lui fallut un moment pour comprendre que ce qui ressemblait à un tas de draps sur le sol était en réalité le corps d’Arthur Ballinger.

Sans même s’en rendre compte, il lâcha un cri et tituba, tombant à genoux pour saisir la main tendue. Il palpa la chair et sentit l’os dessous. Elle était froide.

— Doux Jésus ! s’écria le gardien derrière lui, d’une voix tremblante.

Il brandit la lanterne, que ce fût pour Rathbone ou pour mieux voir lui-même.

Ballinger, vêtu de sa chemise de nuit, était étendu gauchement, une jambe repliée. Une flaque de sang poisseux était visible à l’arrière de son crâne, mais à en juger par son regard fixe et sa langue pendante, il avait dû être étranglé. On distinguait des marques de doigts déjà sombres sur son cou.

— Venez, dit le gardien. Feriez mieux de vous lever, monsieur. Nous ne pouvons rien faire pour lui. Faut sortir et aller avertir le gardien-chef. Ça ne va pas lui plaire, pour sûr.

Rathbone était figé sur place. Ses muscles refusaient de lui obéir.

— Venez, répéta le geôlier, plus doucement. Levez-vous, monsieur. Venez par ici.

Rathbone sentit que l’homme le tirait, le soutenait, et il se releva, les jambes flageolantes.

— Comment cela a-t-il pu arriver ? demanda-t-il, fixant toujours Ballinger.

— Je n’en sais rien, monsieur. Il va falloir qu’il y ait une enquête. Ce n’est pas à nous de le dire. Mieux vaut sortir d’ici et avertir quelqu’un. Vous n’avez rien touché, au moins ?

— Sa… sa main, bégaya Rathbone. Elle est froide.

— Oui. Ça a dû se produire dans la nuit. Venez, monsieur. Faut qu’on sorte d’ici.

Rathbone se laissa emmener, trébuchant un peu, à peine conscient de traverser les couloirs avant d’être introduit dans un bureau bien chauffé. On le fit asseoir dans un fauteuil confortable et on lui apporta une tasse de thé. Il était brûlant et trop fort, néanmoins Rathbone l’apprécia. Il entendit des pas précipités au-dehors, des voix anxieuses, mais il ne saisit pas ce qu’elles disaient et, pendant un moment, il ne s’en soucia guère.

Comment cela avait-il pu arriver ? Ballinger devait être pendu moins d’une semaine plus tard. Pourquoi l’avait-on tué ? Et comment ? Un des geôliers avait dû être complice, participer au crime. Quelqu’un avait payé, sans doute une somme considérable. C’était forcément la preuve que les photographies existaient bel et bien et que Ballinger avait dit vrai. Par une tragique ironie, le soin qu’il avait pris à les garder pour préserver son pouvoir avait finalement abouti à son assassinat. Ses secrets étaient-ils morts avec lui, ou attendaient-ils simplement d’être exposés un à un ? Il était probable qu’on ne ferait que deviner l’existence des clichés quand une trahison aurait lieu, qu’un jugement inexplicable serait prononcé, qu’il y aurait un suicide, une loi votée contre toute attente.

Comment allait-il annoncer la nouvelle à Margaret ? Que lui avouer ? Il eut une grimace de douleur à la pensée qu’elle allait le blâmer pour cela aussi. S’il avait obtenu l’acquittement, Ballinger se serait trouvé chez lui, entouré de sa famille, en sécurité, détenant encore son pouvoir.

Ou bien aurait-il été assassiné quand même, dans un endroit différent ?

Et s’il n’y avait eu aucun risque d’appel, aurait-on attendu qu’il soit pendu ?

Non. En cas d’exécution, quelqu’un avait reçu pour instruction de rendre les photographies publiques. Par conséquent, le meurtrier devait avoir l’intention de les détruire, ou de s’en servir lui-même. Seigneur, quelle effrayante hypothèse !

 

Ce fut encore pire que ce à quoi il s’attendait. Quand il le lui apprit, Margaret resta debout dans le salon, blanche comme un linge, chancelante.

Redoutant qu’elle ne s’évanouisse, il fit un pas vers elle. Elle recula vivement, presque comme si elle craignait qu’il ne la frappe.

— Margaret ! dit-il d’une voix rauque.

— Non !

Elle secoua la tête et leva les mains pour le maintenir à distance.

— Non ! Tu mens…

— Je suis désolé… commença-t-il.

— Désolé ! Tu n’es pas désolé. C’est ta faute, accusa-t-elle. Si tu n’avais pas préféré ta carrière à ta famille…

— Je ne pouvais pas le défendre ! s’écria Rathbone, déchiré par l’injustice de son accusation. Il était coupable, Margaret. Il a tué Mickey Parfitt…

— Parfitt était une vermine, rétorqua-t-elle. Il méritait d’être tué.

— Et Hattie Benson ?

— C’était une prostituée, une traînée qui allait mentir pour protéger Rupert Cardew.

— Le protéger de quoi ? Il n’a pas tué Parfitt. Et tu viens de dire que Parfitt méritait d’être tué. Tu ne peux pas dire tout et son contraire.

Les larmes roulaient sur ses joues et elle avait du mal à respirer.

— Mon père a été assassiné, et tu es là à te justifier ! Tu me dégoûtes. Je t’aimais tellement, je pensais que tu étais courageux et loyal et que tu te battais pour la vérité. Maintenant, je vois que tu n’es qu’un ambitieux. Tu ne sais même pas ce qu’est l’amour !

Il eut l’impression d’avoir été giflé, si fort que sa chair en fut meurtrie. Il demeura immobile tandis qu’elle se détournait et gagnait la porte. Une fois dans le vestibule, elle lui lança un dernier regard.

— Je rentre chez moi prendre soin de ma mère. Elle va avoir besoin de moi. J’enverrai chercher mes affaires.

Elle s’en alla dans un froissement de soie, suivi du bruit de ses pas.

 

Le ciel était si bas qu’à cinq heures de l’après-midi le crépuscule était déjà installé. Quand Monk rentra, un feu crépitait gaiement dans l’âtre devant lequel étaient assis Hester et Scuff. Il y avait une théière sur la table entre eux, et ils mangeaient des crumpets chauds tartinés de beurre. Scuff avait des miettes sur la poitrine. Il était assis dans le fauteuil de Monk et eut l’air un peu coupable quand ce dernier franchit le seuil, mais il ne fit pas mine de se lever. Il attendit de voir ce qui se passait, peut-être pour savoir jusqu’à quel point il faisait partie de la famille.

Hester se leva et s’approcha de Monk. Elle l’embrassa sur la joue, puis sur les lèvres. Il enroula un bras autour d’elle et la serra contre lui jusqu’à ce qu’elle se dégage enfin.

— Je suis au courant, dit-elle doucement. La Sonde est venu nous avertir qu’on avait assassiné Ballinger dans sa cellule.

Monk regarda Scuff. Le garçon l’observait, attendant toujours, le crumpet à la main, le beurre dégoulinant sur ses vêtements. Ses yeux étaient écarquillés.

— Ce n’est pas ainsi que j’aurais voulu le voir mourir, commenta Monk. En tout cas, peut-être est-ce la fin de toute cette affaire. C’est terrible pour Rathbone et pour Margaret, mais nous n’aurions rien pu faire pour y changer quoi que ce soit.

Scuff continuait à l’observer.

Monk lui sourit.

— Ce commerce n’aura plus lieu sur ces bateaux, affirma-t-il.

— Et ces photographies que vous cherchiez ?

— Je ne sais pas. Peut-être ont-elles été détruites, et peut-être pas. Mais ce ne sont que des photographies. Si les gens qui y figurent sont victimes de chantage, nous nous en soucierons le moment venu. Finis ton crumpet avant qu’il refroidisse.

Scuff sourit et en prit une grosse bouchée, éparpillant des miettes sur le sol et le fauteuil de Monk.

— Et la prochaine fois, c’est ma place, ajouta Monk en le désignant.

Scuff se cala davantage contre les coussins et continua à sourire.