Debout dans le salon, Oliver Rathbone attendait Margaret. Ils devaient dîner chez les parents de celle-ci et, comme toujours, ce serait une soirée un peu formelle. Ses deux sœurs et leurs maris seraient également présents.
Il s’approcha des fenêtres et regarda le jardin gagné par les ombres. Le soleil chaud de septembre brillait sur l’or et le mauve des dernières bordures d’herbacées, couleurs d’automne. C’était la saison la plus riche ; bientôt les feuilles elles-mêmes allaient s’embraser. Les baies allaient mûrir. L’époque n’était plus très loin des gelées matinales et de la fumée bleutée du feu de bois. Sa splendeur éveillait toujours en lui une certaine tristesse, une prise de conscience du temps qui passait et de la vie qui changeait, l’idée que la beauté était une chose vivante, fragile, qui pouvait souffrir, et même mourir.
Ce serait la première fois qu’il dînerait avec Arthur Ballinger depuis les noyades d’Execution Dock. Il redoutait leur rencontre, et pourtant elle était inévitable, bien sûr. Ballinger était son beau-père et Margaret était extrêmement attachée à sa famille.
Sullivan, en accusant sans preuves Ballinger d’être responsable de sa déchéance, avait laissé Rathbone impuissant sur le plan juridique comme sur le plan moral. Ce n’étaient que les paroles d’un désespéré, irrémédiablement déshonoré.
Au-dehors, une volée de moineaux s’éleva en tourbillonnant dans le ciel du crépuscule. Des nuages arrivaient du sud.
Pour Margaret, il devait faire semblant. Ce serait une tâche délicate. Les réunions de famille n’étaient jamais faciles pour lui de toute façon. Il était très proche de son propre père, mais leurs dîners ensemble avaient le charme tranquille des réunions de vieux amis, lorsque la conversation roule sur l’art et la philosophie, le droit et la littérature, qu’ils s’amusent gentiment des bizarreries de la vie et de la nature humaine. Des silences détendus s’installaient tandis qu’ils mangeaient du pain et du fromage, du bon pâté, qu’ils buvaient un peu de vin rouge. Parfois, le soir, ils dégustaient une tarte aux pommes avec de la crème au coin du feu, en échangeant quelques plaisanteries.
La porte s’ouvrit et Margaret entra. Elle vit Rathbone debout et s’excusa aussitôt de l’avoir fait attendre. Elle était ravissante dans une robe d’un vert doux et chaud, la jupe en crinoline bouffante bordée d’un motif de clé grecque couleur or.
— J’étais en avance, assura-t-il, le sourire lui venant plus aisément qu’il ne s’y était attendu. Mais cela ne m’aurait pas gêné de patienter. Tu es splendide. C’est une robe neuve ? Je n’aurais certainement pas pu l’oublier.
La raideur de Margaret disparut, cédant la place à la grâce qu’il avait remarquée chez elle la première fois qu’il l’avait vue. Il avait été séduit par son sens de l’humour et par la dignité innée qui était la plus belle de ses qualités.
L’anxiété de Rathbone se dissipa. Ils viendraient à bout de cette soirée, quels que soient les défis qu’elle présentait. C’était une réunion de famille ; le passé et les accusations infondées devaient être laissés de côté. Le seul fait d’y penser était injuste.
— Allons-y, dit-il en lui offrant son bras. La voiture sera à la porte d’un moment à l’autre.
Il lui sourit de nouveau et vit le plaisir briller en retour dans ses yeux.
Ils arrivèrent tout de suite après la sœur de Margaret, Gwen, et son mari Wilbert, et les suivirent dans le grand salon lambrissé de chêne. Wilbert était un homme maigre, aux cheveux clairs et au tempérament plutôt austère. Rathbone n’avait jamais su au juste quelle était son occupation, mais apparemment il avait fait un héritage et s’intéressait à la politique. Gwen n’avait qu’un an ou deux de plus que Margaret et lui ressemblait assez. Même front lisse, même chevelure soyeuse ; ses traits étaient plus beaux, mais il y manquait un peu de la personnalité de Margaret. Cela la rendait moins séduisante à ses yeux.
L’aînée des sœurs, Celia, était déjà là, assise sur le canapé en face de son mari, George. C’était la plus belle des trois. Elle avait des yeux et des cheveux bruns magnifiques, mais Rathbone remarqua que sa taille commençait à s’épaissir et qu’elle était déjà trop plantureuse à son goût. Les diamants qui scintillaient à ses oreilles avaient dû coûter autant qu’une paire de chevaux de carrosse, sinon davantage.
Mrs. Ballinger abandonna sa seconde fille pour venir accueillir Margaret, qui avait été la dernière à se marier, et aussi celle qui avait fait le plus beau mariage. Non seulement Rathbone était fortuné, mais il possédait désormais un titre et, pour couronner le tout, il avait fort belle allure.
— Quel plaisir de vous revoir, Oliver ! dit-elle avec chaleur. Je suis si heureuse que vos obligations vous aient laissé le temps de vous détendre un peu. Margaret, ma chérie, tu es superbe !
Elle embrassa Margaret sur les deux joues et offrit sa main à Rathbone.
Un instant plus tard, ce fut au tour de Ballinger de serrer fermement celle de Rathbone. Cependant son regard était réservé, ne trahissant aucune vulnérabilité, ne révélant rien de ses pensées intimes. En avait-il toujours été ainsi, ou Rathbone ne le remarquait-il que maintenant, après la mort de Phillips et les accusations de Sullivan ?
Ils eurent tout juste le temps de saluer les autres convives et d’échanger quelques politesses sur la santé et les récents engagements de chacun quand on annonça que le dîner était servi. Ils entrèrent dans la somptueuse salle à manger aux murs rouge indien et aux lustres étincelants. Des coupes débordaient de fruits sur le buffet et la table aurait largement pu accueillir seize personnes. Elle était magnifiquement dressée, avec le meilleur cristal et la meilleure argenterie, des bonbonnières en verre taillé et des serviettes en lin d’un blanc immaculé pliées en forme de cygne. Au centre trônait le bouquet le plus beau que Rathbone eût jamais vu – un mélange de roses tardives écarlates et abricot et de chrysanthèmes bronze fauve, rehaussé de fleurs d’un riche violet sombre.
— Belle-maman, dit-il spontanément, c’est tout à fait splendide. Jamais je n’ai vu table plus exquise.
Elle rosit de plaisir.
— Merci, Oliver. Je crois que même les mets les plus délicieux sont enrichis par la beauté du décor.
Elle jeta un coup d’œil à son mari afin de s’assurer qu’il avait entendu le compliment, et sa satisfaction redoubla quand elle constata que oui.
Ils prirent place et le premier plat fut servi : un potage délicat, qui fut dégusté rapidement, et suivi d’un poisson au four.
Celia fit une remarque banale concernant une exposition de dessins qu’elle avait vue. Sa mère répondit. Ballinger promena son regard autour de la table en souriant. Tour à tour, ils furent tous inclus dans la conversation. Il y eut des rires et des compliments. Rathbone avait l’impression qu’il commençait à faire réellement partie de la famille.
Ballinger sollicita son opinion à plusieurs reprises sur divers sujets. Le poisson céda la place à une selle de mouton accompagnée de légumes rôtis et bouillis ainsi que d’une sauce goûteuse. Les hommes mangèrent avec appétit, les femmes plus légèrement, prenant une bouchée ou deux puis marquant une pause avant de grignoter encore un peu. La conversation roula sur des sujets plus graves : les problèmes sociaux et les questions touchant aux réformes.
Ballinger raconta une plaisanterie avec une ironie spirituelle qui les fit tous rire. Rathbone relata une anecdote. Ils l’applaudirent, Ballinger le premier, les regardant tous afin qu’ils se joignent à lui, ce qu’ils firent comme si on venait de leur donner la permission d’être enthousiastes.
On resservit du vin et le dessert apparut, un excellent flan aux pommes avec de la crème épaisse ou de la tarte à la mélasse pour qui la préférait. La plupart des hommes prirent des deux.
Assise en face de Rathbone, Margaret avait les joues roses, les yeux brillants de tendresse. Il comprit avec surprise et un plaisir considérable qu’elle était non seulement heureuse, mais fière de lui, non pour son talent à débattre ou sa réputation professionnelle, mais pour son charme, une qualité infiniment plus personnelle. La chaleur qui se répandit en lui n’avait rien à voir avec le repas ou avec le vin.
— Un projet de loi visant à améliorer la propreté de l’eau a été examiné par la Chambre des lords il y a quelques années, répondit-il, comme Wilbert l’interrogeait sur les fleuves et la Tamise en particulier.
— Je m’en souviens, intervint George, regardant tour à tour Ballinger puis Rathbone. Le vote a été serré mais, si mes souvenirs sont bons, il n’a pas été adopté.
Ballinger acquiesça, soudain grave.
— Lord Cardew, pauvre homme, était un de ses principaux défenseurs.
— C’est une cause perdue d’avance, commenta George en secouant la tête. Il y a beaucoup trop de pouvoir derrière. Des gens plus riches que la banque d’Angleterre. Ils rejettent toutes leurs saletés dans les rivières et nous ne pouvons rien faire pour les en empêcher.
— Nous les en avons empêchés, affirma Ballinger sèchement, une pointe de fierté dans la voix.
— Mais le projet de loi a échoué, objecta George.
— Au Parlement, oui, admit Ballinger. Mais une procédure civile a été engagée quelques mois après, et elle a été gagnée en appel un an plus tard.
Rathbone écouta avec intérêt. C’était un sujet qui le préoccupait de plus en plus à mesure qu’il prenait conscience des effets nocifs de l’industrialisation. Cependant, il savait que ceux qui tiraient bénéfice de cette dernière exerçaient des pressions considérables sur les hommes au pouvoir. Il était surpris qu’un appel ait pu réussir.
— Vraiment ? Comment diable quelqu’un a-t-il pu parvenir à ce résultat ? L’affaire a dû être jugée par la cour d’appel et, avec ce genre d’enjeu, c’est sans doute lord Garslake lui-même qui a présidé.
Garslake était le président de la cour d’appel qui statuait sur tous les appels en droit civil. Ses penchants étaient bien connus, ses intérêts financiers beaucoup moins.
Ballinger sourit.
— On l’a persuadé de changer d’avis, dit-il à voix basse.
— J’aimerais savoir comment, fit George, visiblement sceptique.
Ballinger le considéra d’un air amusé.
— Je n’en doute pas, mais c’est confidentiel.
— Lord Cardew est-il intervenu ? demanda Mrs. Ballinger. Je sais combien cette affaire lui tenait à cœur.
Ballinger lui tapota légèrement le bras.
— Ma chère, vous ne devriez pas me le demander et je ne vais pas vous le dire.
— Vous avez dit « pauvre homme », intervint Wilbert en arquant les sourcils d’un air interrogateur. Pourquoi ?
Ballinger secoua la tête.
— Oh, parce que son fils aîné est mort. Un accident en mer Méditerranée. Une tragédie.
Son visage était sombre, comme si le chagrin lui pesait encore en dépit de la victoire juridique.
Margaret mit doucement la main sur celle de son père.
— Papa, vous avez eu de la peine à l’époque. Je sais que la blessure ne guérira jamais, peut-être que ces choses-là ne guérissent pas, mais vous ne pouvez continuer à souffrir pour lui. Au moins a-t-il un autre fils.
Ballinger leva la tête et prit la main de Margaret dans la sienne.
— Tu as raison, bien sûr, ma chère. Tout le monde n’a pas autant de chance que moi avec ses enfants. Tu ne pouvais pas le savoir, mais Charles Cardew était un jeune homme exceptionnel ; sérieux, honnête, extrêmement intelligent, promis à un avenir brillant. Rupert est à de nombreux égards son exact opposé. Il est plus séduisant, d’où sa déchéance.
Il se tut abruptement, comme s’il sentait qu’il en avait trop dit.
— Est-ce une déchéance que d’être séduisant ? interrogea Gwen avec curiosité. Le pauvre Charles était-il laid, en ce cas ?
Ballinger la regarda en souriant.
— Tu ne connais rien de ces hommes-là, ma chère. Rupert Cardew est un bon à rien, un coureur de jupons. Il flatte et trompe même des femmes mariées qui devraient pourtant avoir plus de jugement et de bon sens.
Margaret parut mal à l’aise. Elle croisa le regard de Rathbone, puis l’évita délibérément.
— Peut-être le chagrin l’a-t-il rendu un peu fou ? suggéra Gwen. C’est possible. Étaient-ils proches ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Ballinger en la regardant avec une légère surprise. Je ne crois pas. Et Rupert se montrait égoïste et menait une vie dissolue bien avant la mort de Charles. C’est gentil et généreux de ta part d’essayer de lui trouver des excuses, mais je crains que sa conduite ne soit bien plus répréhensible que tu ne l’imagines.
— Vraiment ? insista Gwen. Beaucoup de jeunes hommes boivent un peu trop, papa. La plupart d’entre nous le savent, nous faisons seulement semblant de l’ignorer.
— Comme nous faisons semblant d’ignorer bon nombre de choses, renchérit Celia. Il est stupide d’admettre tout ce que l’on sait. On peut se rendre la vie impossible.
— Celia, vraiment ! la réprimanda George, pas le moins du monde amusé.
Rathbone se tourna vers Margaret et vit l’humour dans ses yeux. Ce fut un moment de complicité qui n’exigeait pas de mots. Il songea avec impatience au trajet de retour, lorsqu’ils seraient seuls dans la voiture, et plus encore au moment de leur arrivée.
— Je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler ici ou là, Oliver, reprit Ballinger, laissant s’écouler un silence avant de poursuivre. Le pauvre Cardew a dû étouffer plus d’un scandale qui aurait sali le nom de la famille s’il n’avait pas payé.
— Je pensais que c’était à cela que vous faisiez allusion, avoua Gwen à regret.
— J’ai peur que Rupert Cardew ne soit allé beaucoup plus loin que cela, affirma Ballinger. Il perd tout contrôle de lui-même quand il se met en colère. C’est seulement grâce à l’intervention de son père qu’il a échappé à la prison.
Il baissa la voix.
— Et pourtant, il aime ce garçon, comme les pères aiment leurs enfants, même s’ils commettent des péchés et qu’ils s’éloignent des espoirs, de la tendresse et des rêves qu’on a eus pour eux.
Il regarda Margaret, puis Gwen, et enfin Celia.
Il était immobile, un homme imposant, aux épaules larges et puissantes. Son visage aux traits massifs était doux, mais ses yeux étaient noirs comme du charbon sous leurs paupières lourdes et tombantes.
Personne ne parla. Il régnait une émotion si intense autour de la table que les paroles auraient été une intrusion, voire une maladresse.
Rathbone savait qu’Hester avait accepté des dons d’argent considérables de Rupert pour le financement de la clinique. Les aurait-elle acceptés si elle avait eu conscience du côté ténébreux de sa nature ?
La loyauté de Ballinger l’avait-elle aussi lié – de manière inavouable – au juge Sullivan ? L’achat des photographies obscènes que Claudine Burroughs avait vues constituait-il une ultime tentative désespérée pour sauver Sullivan de lui-même ? Son échec lui avait peut-être causé une douleur qu’il ne pouvait révéler à quiconque. Ce péché-là était bien moins grave que d’autres et, maintenant que Sullivan était mort, c’était sa propre famille que Ballinger protégeait. Cette pensée dissipa la tension qui s’était emparée de Rathbone, et il redevint amical et souriant.
Mrs. Ballinger raviva la conversation, mais il n’écoutait plus. Il songeait à l’amour de Ballinger pour ses filles, qui toutes semblaient lui avoir apporté du bonheur.
Il regarda Margaret qui se penchait pour écouter George, comme si ce qu’il disait l’intéressait alors que Rathbone savait qu’il n’en était rien. Mais elle ne blesserait jamais George, par égard pour Celia. La loyauté était profonde, toujours solide, dans les moments difficiles comme dans les bons. Il se surprit à contempler son épouse, fier de sa gentillesse.
Le dernier plat fut servi, puis les dames se retirèrent, laissant les messieurs déguster le porto et prendre un peu de fromage s’ils le désiraient.
Plus tard, dans le salon, on évoqua de nouveau des sujets plus frivoles : il y eut des potins insignifiants, des plaisanteries. Rathbone avait du mal à participer car il ne connaissait pas la plupart des gens auxquels les autres faisaient allusion, et il lui était encore plus difficile de rire. L’humour était dénué de l’ironie qu’il appréciait.
— Vous ne dites rien, Oliver, observa Mrs. Ballinger, se détournant de Celia pour lui faire face. Quelque chose vous préoccupe ? J’espère que cela n’a rien à voir avec le dîner ?
— Bien sûr que non, ma chère, répondit Ballinger vivement. Il est contrarié parce que, tout à l’heure, j’ai critiqué son ami Monk, qui me semble être un homme beaucoup plus dangereux qu’Oliver ne désire en convenir. Sa loyauté est tout à son honneur, mais je la crois déplacée. Il n’est pas rare d’avoir une bonne opinion de ses amis en dépit de l’évidence.
Il esquissa un bref sourire.
— Et, en un sens, je suppose que c’est admirable.
Il haussa les épaules presque imperceptiblement.
— Mais ainsi qu’il l’a lui-même observé, en matière de droit nous ne pouvons nous permettre de tels luxes émotionnels. Nous sommes le dernier refuge de ceux qui ont désespérément besoin de la justice, ni plus ni moins.
— Bravo, papa ! s’écria Margaret, rougissant légèrement. Comme vous pesez parfaitement le cœur et la raison ! Ce que vous dites est juste, bien sûr. Nous ne pouvons favoriser la loyauté au détriment de la justice, sans quoi nous trahissons non seulement ceux qui ont confiance en nous, mais nous-mêmes aussi.
Elle regarda Rathbone, attendant qu’il admette la validité de l’argument.
À cet instant, il comprit à quel point sa loyauté pour son père était profonde, si profonde que Margaret ne percevait pas combien elle était instinctive plutôt que raisonnée. Elle l’avait poussée à prendre parti contre Monk sans hésiter. Était-ce donc là l’essentiel ? Son dévouement envers son père était-il plus fort que tout autre amour ?
Éprouvait-il des sentiments moins forts envers son propre père ?
Il ne s’agissait pas vraiment du droit, mais de Monk, et du long passé qu’ils partageaient, des batailles auxquelles Margaret n’avait pas pris part, et peut-être aussi d’Hester.
— Ma fidélité a toujours été envers la vérité, se défendit Rathbone en choisissant ses mots avec un soin méticuleux, comme s’il marchait sur des fragments de verre brisé. Mais je crois que cela vaut également pour Monk. Il lui est arrivé de se tromper. À moi aussi. Il a été négligent dans le procès de Jericho Phillips et l’homme a été acquitté parce que j’ai été plus habile et plus diligent. Cependant, souvenez-vous, Phillips était indéniablement coupable, ce qui signifie que le jugement de Monk n’était pas en défaut.
Ballinger posa très doucement ses gros doigts carrés sur l’accoudoir en cuir de son fauteuil.
— Peut-être, Oliver, mais la question n’est pas là. Monk n’a pas le droit de juger Jericho Phillips ou qui que ce soit. Il n’est qu’un collecteur de preuves à présenter au tribunal – rien de plus.
— Une sorte de collecteur de déchets moraux, ajouta George d’un air supérieur, jetant un rapide coup d’œil à Ballinger.
Celia sourit.
— En ce cas, que sommes-nous ? demanda Oliver, d’un ton qui parut coupant à ses propres oreilles. Des trieurs des mêmes déchets ? Personnellement, je suis très content que la police entame la procédure et me donne une sorte d’hypothèse à confirmer ou à nier.
— Oh, vraiment ! protesta Wilbert.
Margaret paraissait mécontente, une ombre dans le regard. Rathbone se rendit compte avec surprise qu’elle ne s’était pas attendue à le voir émettre une objection. À son avis, il n’aurait pas dû défendre Monk, ni se défendre. Ce salon était semblable à des milliers d’autres à Londres et pourtant, de manière subtile, il s’y sentait étranger. Les murs peints étaient similaires à tous les autres, comme les lourds rideaux froncés, les grandes fenêtres qui donnaient sur le splendide jardin, le tapis rouge et vert un peu chargé, et même les pinces en laiton dans le foyer. C’étaient les convictions qui lui étaient étrangères, des choses aussi invisibles et aussi nécessaires que l’air.
— Peut-être devrions-nous changer de sujet, dit Ballinger en se calant un peu plus dans son fauteuil et en croisant les jambes. J’ai passé une soirée des plus amusantes jeudi dernier.
Pendant le plus clair de l’heure suivante, il les régala du récit détaillé et spirituel d’un trajet qu’il avait fait sur la Tamise, incluant des descriptions hautes en couleur du passeur et de ses opinions. Apparemment, il était allé rendre visite à un vieil ami nommé Harkness qui résidait à Mortlake.
Quand il termina enfin, Celia éclata de rire.
— Vraiment, papa ! J’étais suspendue à vos lèvres ! J’imaginais l’infortuné passeur avec ses jambes arquées.
— Tu penses que je plaisante ? Pour t’amuser ?
— Bien sûr ! Et je vous en remercie. Vous êtes superbe, comme toujours.
— Pas du tout.
Il se tourna vers Rathbone.
— Allez au bac de Fulham et cherchez-le. Vous l’y trouverez. Demandez-lui s’il se souvient de notre conversation. Je vous mets au défi de le faire ! N’importe lequel d’entre vous.
Il regarda de nouveau Wilbert, puis George.
— Je vous crois, affirma Margaret, souriant toujours. Cela explique pourquoi vous allez dîner avec un homme aussi ennuyeux que Mr. Harkness. Ce n’est pas le dîner qui vous intéresse, c’est le voyage !
Cette fois, tous se mirent à rire.
Ils partirent tard, après avoir repris du vin, des chocolats belges et une dernière tasse de thé.
— Merci, murmura Margaret alors que leur voiture s’engageait dans le trafic.
Ils étaient assis l’un à côté de l’autre à l’arrière. La soie de sa robe s’étalait et couvrait les genoux de Rathbone, se froissant légèrement comme elle se tournait vers lui. Il voyait son visage à la lueur vacillante des lanternes des voitures qui passaient dans la direction opposée. Elle souriait, et ses yeux étaient empreints de douceur.
Un instant, il éprouva l’absolue conviction d’avoir trouvé sa place, et une vague de bonheur le submergea. Il comprenait sans difficulté pourquoi Ballinger trouvait ses autres gendres agaçants, pourquoi il fallait qu’il les nargue et en fin de compte les fasse rire. En dépit des différences insignifiantes qui les séparaient, ils étaient liés par une loyauté sous-jacente qui résistait aux remous de surface causés par un moment d’égoïsme ou d’incompréhension mutuelle. L’on n’était pas obligé d’aimer pour sentir que l’on était à sa place. C’était un sentiment plus profond que cela, plus fort, imperméable aux émotions superficielles.
Il tendit la main et prit celle de Margaret posée dans les replis soyeux de sa jupe. Elle était chaude et ses doigts se refermèrent sur les siens avec une force soudaine.