Palombara imaginait la scène avec un plaisir ineffable.
De retour à Constantinople, il se consacra d’abord à ce qu’il considérait comme sa tâche la plus urgente : maîtriser Vicenze. Durant le voyage, ils s’étaient à peine adressé la parole, toujours avec cette politesse un peu sèche qui s’imposait en présence des marins, mais cela ne trompait personne.
Palombara rendit visite à la seule personne dotée du pouvoir de détruire un légat du pape et disposant des moyens nécessaires. Il devait la persuader que c’était indispensable.
Zoé l’accueillit avec beaucoup d’intérêt, la curiosité en éveil. Cela n’empêchait pas Palombara de voir la haine dans son regard, le désir de le blesser pour avoir convaincu Michel de donner l’icône de la Vierge à Rome. Il la contempla, assise à quelques pas de lui, sa tunique sombre aux broderies dorées flottant autour de ses formes opulentes malgré sa fine ossature et sa gorge encore ferme.
En femme intelligente, douée pour le pouvoir et les intrigues, les alliances, l’art de la manipulation et de la corruption, elle devait connaître aussi bien que lui, sinon mieux, la situation politique. Mais elle agissait toujours par passion, non par raison. Tout son être le prouvait, alors qu’elle se détendait et que le vin qu’elle s’était servi parfumait l’air environnant.
Au lieu de lui dire qu’il était lui aussi persuadé que Byzance devait survivre, avec ses valeurs et sa civilisation, il lui parla de l’envoi de l’icône. Il évoqua sa propre colère lorsqu’il avait aperçu Vicenze qui le narguait à la proue du navire, son interminable voyage à sa poursuite, mais seulement pour accroître l’effet dramatique. Puis il raconta la suite en détail. Voyant sa bouche ouverte, son corps tendu, il lui parla du dévoilement de l’icône, du moment d’incrédulité, et il décrivit la peinture – avec des détails beaucoup plus crus qu’il ne l’aurait fait devant n’importe quelle autre femme –, l’horreur des cardinaux, le rire du pape et la rage incandescente de Vicenze.
Zoé riait aux larmes et avait du mal à reprendre son souffle. Palombara aurait pu tendre le bras pour la toucher et elle ne se serait pas écartée. Ils le savaient tous les deux. Ce lien était aussi fragile et aussi résistant qu’un fil de toile d’araignée, ni l’un ni l’autre ne l’oublierait jamais. Une intimité sacrée.
— J’ignore où elle est, dit-il doucement. Je parierais pour Venise, mais le pape la recevra, peut-être même la rendra-t-il.
Elle n’avait pas eu besoin de l’interroger.
— Et qu’allez-vous faire, Enrico Palombara ?
— J’y ai beaucoup réfléchi.
— Vous devez négocier avec Vicenze. Qu’attendez-vous de moi, Palombara ?
Dans l’amusement qu’elle cherchait à dissimuler et dans la manière dont elle prononçait son nom, il vit qu’elle comprenait parfaitement, mais qu’elle avait envie de jouer avec lui. Elle voulait l’obliger à demander.
— Je trouve très gênant de devoir toujours regarder par-dessus mon épaule. Cela me fait perdre du temps, et un jour je serai peut-être trop lent, ou je regarderai dans la mauvaise direction…
— Alors vous voulez que Vicenze… vous voulez être débarrassé de lui ? Vous croyez que je puis faire ça ? Et que je le ferai ?
— Je suis sûr que vous en êtes capable, répondit-il. Mais je ne veux pas qu’il meure. Quelles que soient les circonstances, on me soupçonnerait. Plus prosaïquement, il serait tout de suite remplacé. Par quelqu’un que je ne connais pas et qui serait encore plus imprévisible.
— C’est exact, acquiesça-t-elle. Vous avez séjourné assez longtemps à Byzance pour acquérir une certaine sagesse.
Il aurait voulu haïr l’approbation qui perçait dans ces mots. Mais cela lui plaisait. Dieu du ciel, cette femme était dangereuse !
Il eut envie de lui expliquer que sa perversité était tout à fait romaine, mais il n’en fit rien. Au lieu de quoi, il la flatta et se contenta de hocher la tête en souriant.
— Je veux que quelqu’un détourne son attention. Juste pour l’empêcher de se concentrer sur son désir de me détruire.
— Vous pensez qu’il pourrait vous tuer ? fit Zoé, curieuse.
— Eh bien… je n’en sais rien.
Elle réfléchit longuement.
— L’humiliation est un sentiment terrible, dit-elle enfin.
Une lueur de regret s’insinua dans ses yeux, ses lèvres firent une moue, assez intense pour trahir une vraie souffrance. Mais Zoé se maîtrisa et le regarda de nouveau.
— On ne peut pas se permettre de laisser en vie quelqu’un qui vous tuerait s’il en avait la possibilité. Tôt ou tard, il trouverait le moyen. On ne peut pas être sur ses gardes en permanence. Un jour vous oublierez, vous serez à votre désavantage, trop fatigué pour réfléchir. Saisissez l’occasion, Palombara, ou c’est lui qui le fera.
Palombara réalisa avec une certitude absolue qu’elle parlait de sa propre expérience. Une seconde plus tard, il se rendit compte de quoi il s’agissait, où et quand. Le chagrin était dû à Grégoire Vatatzès, mais elle n’avait pas eu le choix, il en allait de sa propre survie. Était-elle responsable également de la mort d’Arsénios Vatatzès ? Une de ses vengeances ?
À son changement d’attitude, Zoé saisit qu’il avait compris. Il ne pouvait rien prouver, mais cela lui suffirait-il ?
Il devait corriger le cap. Laisser paraître ses émotions était une grave erreur.
— Le plus important, c’est que vous et moi soyons les seuls à le savoir.
Il choisissait ses mots avec soin, à la limite du double sens.
— J’apprécie grandement votre aide, mais je ne puis me permettre de vous être redevable.
— Ce ne sera pas le cas, promit-elle. Vous m’avez fait part des projets du pape, ce qui me permet de… savoir où j’en suis vis-à-vis de l’union avec Rome. C’est très important pour moi.
Palombara se mit à rire. Cela n’avait rien à voir avec une obligation. Ils le savaient. Il s’agissait de pouvoir. Il ne devait jamais perdre de vue qu’elle le tuerait si nécessaire – même si elle le ferait à contrecœur, comme pour Grégoire. Cela lui causerait un peu de peine, peut-être craindrait-elle une vengeance, et même aurait-elle une sorte de repentir. Mais rien ne l’arrêterait.
Maintenant qu’il avait entrepris de se protéger de Vicenze, Palombara devait réfléchir à ses projets. Pour la première fois de sa vie, il n’avait aucun plan, au-delà de la survie.
Ils se levèrent. Il était assez proche d’elle pour sentir l’odeur de ses cheveux et de sa peau. Si leurs rapports avaient été un peu différents, il l’aurait touchée et serait peut-être allé plus loin. En l’occurrence, leur compréhension mutuelle était profonde, presque intime. Ils n’avaient pas besoin de la lourdeur des mots. Zoé s’occuperait de Vicenze pour lui, et ça l’amuserait. La grande différence, c’est qu’elle mettait de la passion dans ce qu’elle entreprenait tandis que Palombara – à part l’admiration qu’il lui vouait – était exclusivement mû par l’esprit et l’intelligence. Aucune vague n’était assez forte pour le déstabiliser.
Il enviait Zoé.