Anna choisit son moment avec soin. Au cours de ses nombreuses visites aux Blachernes elle s’était familiarisée avec les habitudes de Nicéphore. Elle s’y rendit à un moment où elle savait qu’il serait seul et qu’on ne le dérangerait pas, sauf en cas de problème majeur. Même si on la connaissait bien, maintenant, car elle avait soigné un jour ou l’autre la plupart des eunuques, elle était anormalement nerveuse en montant le grand escalier. Elle connaissait tous les couloirs, la moindre galerie, mais la même émotion la submergeait à chaque fois qu’elle passait devant les statues brisées, les taches noircies laissées par les incendies, les passages bloqués par des décombres en raison de la structure même du bâtiment, trop dangereuse. Était-ce une manière pour Michel de le protéger de la pauvreté ? Ou voulait-il s’assurer que ni lui ni ses subalternes n’oublieraient jamais le prix de la fidélité à la foi orthodoxe ?
Anna trouva Nicéphore dans la pièce habituelle, ouverte sur la cour. Son serviteur le prévint, d’un murmure, de l’arrivée d’Anastasius. Quelques instants plus tard, on la fit entrer. Elle vit son visage fatigué s’éclairer de joie quand il la reconnut. Il s’avança vers elle, sa tunique sombre tournoyant au rythme de ses pas.
— Ah ! Anastasius. Nous ne sommes pas malades assez souvent. Il semble qu’on ne vous a pas vu ici depuis longtemps. Qu’est-ce qui vous amène ? Je n’ai pas entendu dire que quelqu’un avait requis vos services.
— C’est moi qui ai besoin de votre aide. Mais peut-être puis-je vous offrir quelque chose en retour ? Vous semblez las.
Elle laissa sa phrase en suspens, un peu comme une question, invitant à une confidence sans vraiment la demander.
— Mais vous venez ici pour une raison précise. Je le lis dans votre regard. Toujours le meurtre de Bessarion ?
— Vous me connaissez trop bien, avoua-t-elle, avec l’impression de le trahir.
En fait, il ne connaissait rien d’elle, puisqu’elle lui avait menti sur sa nature profonde, feignant d’être comme lui pour parvenir à ses fins. Anna était incapable de croiser son regard, surprise de constater combien c’était douloureux. Il attendait qu’elle parle. Elle savait exactement ce qu’elle devait dire. Elle avait répété cent fois, peaufinant les détails. Cela lui semblait maintenant totalement artificiel et faux.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
Elle se lança, renonçant à toute prudence.
— Je crois qu’il y a eu un complot contre la vie de l’empereur. Bessarion devait prendre sa place sur le trône, pour sauver l’Église de l’union avec Rome. Celui qui a tué Bessarion a empêché le plan d’être mené à bien. C’était donc un acte de loyauté à l’égard de l’empereur, pas de trahison. Ils n’auraient pas dû être condamnés.
Le visage de Nicéphore exprimait une tristesse incompréhensible.
— Qui étaient les conspirateurs, à part Justinien et Antonin ?
Elle ne répondit pas. En dépit de ce qu’ils avaient prévu, elle avait le sentiment que cela aurait été une infidélité. Nicéphore serait obligé d’agir. Ils seraient arrêtés, torturés. Des images d’horreur traversèrent son esprit : Zoé dévêtue, humiliée, peut-être à nouveau agressée par le feu. De toute façon, elle n’avait aucune preuve.
— Je ne m’attendais pas à des révélations de votre part, dit Nicéphore très doucement. J’aurais été déçu du contraire. Justinien ne l’aurait pas fait, ni Antonin.
Sa voix se fit encore plus basse, remplie d’amertume.
— Même sous la torture.
Elle le regarda. Une terreur inédite lui contracta l’estomac.
— Est-ce qu’il est…
Les mots ne passaient pas. Elle se souvint du visage aveugle de Jean Lascaris. Justinien… c’était presque plus qu’elle ne pouvait en supporter.
— Nous ne l’avons pas estropié.
Peut-être sans le vouloir, Nicéphore prenait sa part de responsabilité. Il travaillait pour l’empereur. C’était un eunuque. Il n’avait pas le choix. Cette horrible et obsédante solitude intérieure jouait certainement, dans son malheur, un rôle aussi important que la mutilation causée par la lame du couteau.
Elle sentit les larmes couler sur ses joues.
— Il était entier, répéta-t-il. Mais il ne pouvait pas nous promettre qu’ils ne réessaieraient pas. Et vous, vous le pouvez ?
Elle retourna la question en tous sens, ne trouva pas d’issue.
— Non, dit-elle enfin.
— Qui est Justinien Lascaris pour vous, pour que vous preniez tant de risques pour le sauver ? demanda Nicéphore d’une voix où perçait l’émotion.
— Nous sommes parents, répondit-elle, rougissant.
— Des parents proches ? fit-il, à peine plus haut qu’un murmure. Frère ? Mari ?
Le temps s’était arrêté, comme figé entre deux battements de cœur. Il savait. C’était parfaitement visible à son air. Il serait stupide de nier. Était-ce la fin ?
Il attendait, le regard si doux qu’elle se remit à pleurer, honteuse de sa propre imposture. Penserait-il qu’elle avait voulu se moquer de lui en feignant d’avoir subi la même mutilation ? Est-ce que ce serait impardonnable, de la part d’une femme ? Incapable de le regarder, elle gardait les yeux baissés, pleine de haine pour elle-même.
— Mon frère jumeau, murmura-t-elle.
— Anastasie Lascaris ?
— Anna, précisa-t-elle, comme si cette minuscule parcelle d’honnêteté avait de l’importance. Zaridès, maintenant. Je suis veuve.
— Quels que soient les autres conspirateurs, ils sont dangereux. Je pense que vous les connaissez. L’un d’eux a dénoncé Justinien. J’ignore de qui il s’agit. Même si ce n’était pas le cas, je ne le vous dirais pas, pour votre propre bien. Ils vous trahiraient à la première occasion.
— Je sais, fit-elle, la gorge serrée. Merci.
— Au fait… si vous voulez passer pour un eunuque, vous devriez allonger le pas. Vous faites toujours de petits pas, comme une femme. À part cela, vous êtes excellente. Mais faites attention. Si l’on vous prend, vous le paierez très cher. Les gens n’aiment pas être pris pour des imbéciles.
Elle hocha la tête, incapable de répondre, puis fit lentement demi-tour et s’en alla, l’esprit engourdi peinant à garder son équilibre. Elle essaierait de corriger sa démarche une autre fois.