CHAPITRE 2

Anna rendit visite à ses voisins pour se présenter. Comme elle s’y attendait, plusieurs d’entre eux avaient déjà un médecin qu’ils consultaient régulièrement. Elle les informa qu’elle soignait particulièrement les affections de la peau (surtout les brûlures) et des poumons, puis elle s’en allait sans insister.

La deuxième semaine, les consultations se limitèrent à deux, pour des maux si légers qu’une simple potion suffit à soulager la démangeaison et la fièvre. Après l’abondante clientèle qu’elle avait héritée de son père, à Nicée, c’était décourageant. Elle fit un effort pour garder la tête haute devant Léon et Simonis.

La troisième semaine, ce fut nettement mieux. On l’appela car un accident avait eu lieu dans la rue. Un vieil homme avait été renversé. Il avait les jambes sérieusement éraflées. Le garçon qui vint la chercher lui fit une description suffisamment précise des dégâts pour qu’elle sache quels onguents et lotions emporter, quelles herbes serviraient pour soigner la commotion et la douleur. Une demi-heure plus tard, le vieil homme était rétabli. Le lendemain, il se répandait en éloges à son sujet. Le bruit se répandit. Dans les jours qui suivirent, le nombre de ses patients tripla.

Elle ne pouvait plus tergiverser. Il fallait commencer à chercher des informations.

Le point de départ ne pouvait être que l’évêque Constantin, grâce à l’aide duquel Justinien lui avait envoyé sa dernière missive. Il lui avait déjà souvent parlé de l’évêque, insistant sur sa loyauté à l’égard de la foi orthodoxe, son courage dans la résistance contre Rome et la gentillesse dont il avait fait preuve personnellement à son égard, alors qu’il était étranger à la ville. Son frère avait également mentionné le fait que Constantin était un eunuque – ce qui, maintenant, ne manquait pas d’inquiéter Anna.

Elle trouva Léon dans la cuisine. Simonis disposait sur la table le repas de midi : pain de froment, fromage frais, légumes verts et salade assaisonnés de vinaigre de scille, selon la recommandation d’avril. Il existait des règles indiquant ce qu’il fallait manger, ou pas, chaque mois de l’année. Simonis les connaissait toutes.

Léon se retourna quand elle entra dans la pièce. Il posa les outils dont il se servait pour réparer un gond de porte. Depuis qu’ils avaient emménagé, Anna découvrait l’étendue de ses talents.

— Le moment est venu pour moi d’aller voir l’évêque Constantin, annonça-t-elle. Mais avant, j’ai besoin d’une dernière leçon… s’il te plaît.

— Vous croyez que vous êtes prête ? demanda Léon, hésitant.

— Tu penses que ce n’est pas le cas ? Je commets encore des erreurs ? Lesquelles ? Dis-moi.

Il fallait qu’elle le sache. N’eût été ce subterfuge, elle n’aurait pu soigner que des femmes, avec la perspective de n’apprendre que très peu de choses sur la vie de Justinien à Constantinople, sans pouvoir accéder aux détails qu’il ne lui avait pas fournis dans ses nombreuses missives. En tant qu’eunuque, elle pouvait aller partout.

Il y avait autre chose – de moins important, mais toujours présent à son esprit : elle ne voulait pas qu’on la presse de se remarier. Elle était veuve, et même si elle parvenait de temps en temps à penser à Eustathius sans colère ni chagrin, elle ne pourrait pas épouser un autre homme. Elle portait en elle une blessure qui ne guérirait sans doute jamais.

— Pas beaucoup, fit doucement Léon en secouant la tête. Des détails. Vous faites trop d’efforts pour avoir l’air d’un homme. Il existe plusieurs sortes d’eunuques, ça dépend de l’âge auquel ils ont été castrés. Certains d’entre nous ont été castrés tard, presque à l’âge adulte. Vous, avec votre minceur, votre voix et votre peau douces, vous faites penser à un ennuque castré pendant l’enfance. Vous devez être très précise, sans quoi vous allez attirer l’attention.

Elle sentit que le sang lui montait au visage. Elle avait honte, pour ses erreurs et pour Léon. Ce qu’elle lui demandait était du domaine de l’intime, mais c’était nécessaire à la réussite de la tâche à laquelle Léon, Simonis et elle-même croyaient passionnément. Sans cela, ils auraient pu rester en toute sécurité chez eux, à Nicée.

Elle le suivit des yeux alors qu’il se déplaçait dans la pièce. Léon était grand et mince, un peu voûté car les années l’avaient rattrapé, mais d’une vigueur étonnante. Ses mains fines pouvaient briser un bout de bois qu’elle n’aurait pas été capable de plier. Il marchait avec une grâce très particulière, ni féminine ni virile. Anna devait imiter sa démarche, et oublier totalement la fierté, tête levée et dos bien droit, qu’on lui avait inculquée dans son enfance.

— La façon dont vous vous penchez, lui dit-il. Comme ceci.

Il lui montra, avec des gestes souples.

— Pas comme cela.

Il se pencha légèrement de côté, à la manière d’une femme. Elle saisit immédiatement la différence et maudit sa négligence. Comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte ?

— L’habitude, reprit-il comme s’il avait lu dans ses pensées. Et vos mains. Vous ne les utilisez pas assez en parlant. Regardez… De cette façon.

Il fit quelques gestes éloquents, avec des mouvements gracieux des doigts. Pourtant, étonnamment, ce n’était pas du tout féminin.

Elle fit un essai.

— Encore, ordonna-t-il.

Ils l’avaient déjà fait maintes fois. Cela aurait dû être un réflexe.

Simonis l’observait. L’inquiétude plissait son visage sombre, qui avait été si beau. Avait-elle peur, elle aussi ? Elle devait voir la différence entre Anna et Léon. Les défauts.

— Le repas va se gâter, dit-elle d’un ton sec.

Docilement, Léon s’installa à table, les yeux fixés sur Anna.

Elle s’assit elle aussi, en imitant très exactement ses gestes.

Le repas achevé, elle se leva pour passer sa robe d’extérieur. Il faisait froid et il pleuvait un peu. La maison de l’évêque se trouvait à moins d’un kilomètre et demi, juste de l’autre côté du mur de Constantin, près de l’église des Saints-Apôtres.

Un vieux serviteur la fit entrer. Il l’informa d’un ton grave que l’évêque Constantin était occupé. Il la recevrait dès qu’il serait disponible. Elle patienta dans une grande pièce aux murs ocre, au sol recouvert d’une mosaïque. Deux icônes magnifiques, presque lumineuses, étaient fixées aux murs. L’une représentait la Vierge Marie, tons bleus et ors dans un cadre orné de pierres précieuses. L’autre montrait le Christ Pantocrator, dans des couleurs chaudes, ocre, brun, terre de Sienne brûlée.

Un léger mouvement attira son regard. Elle détourna les yeux de la beauté calme, intense des icônes. Un passage voûté donnait sur une salle plus claire ouverte sur une cour intérieure. L’imposante silhouette de l’évêque se détacha dans la lumière du soleil. Un sourire aux lèvres, il tendait la main à la femme agenouillée devant lui. Sa cape sombre était étalée sur le sol autour d’elle. Ses cheveux formaient un chignon complexe. Ses lèvres frôlèrent les doigts de l’évêque, cachant presque l’anneau d’or orné d’un rubis. L’espace d’un instant, ce fut presque aussi beau qu’une icône. L’image du pardon fixée pour l’éternité.

Anna était saisie par la paix qui émanait de ce tableau. Portée par un sentiment presque douloureux, elle mourait d’envie de s’agenouiller à son tour pour demander l’absolution, pour sentir son fardeau s’envoler et la libérer, laisser l’air doux pénétrer dans ses poumons. Mais c’était impossible, elle le savait.

La femme se redressa. La vision vola en éclats. Elle avait le même âge qu’Anna. Des larmes de soulagement coulaient sur son visage.

Constantin fit le signe de la croix et prononça quelques mots inaudibles pour Anna, trop éloignée. La femme tourna les talons et sortit par une autre porte. Anna s’avança. Le moment du premier grand mensonge était venu. Si elle réussissait, mille autres suivraient.

Constantin l’accueillit en souriant.

— Anastasius Zaridès, Votre Grâce, dit-elle d’un ton respectueux. Je suis médecin, arrivé depuis peu de Nicée.

— Soyez le bienvenu à Constantinople, répondit-il chaleureusement.

Il avait la voix plus grave que la plupart des eunuques, comme s’il avait été castré bien après la puberté. Il avait le visage lisse, glabre ; une forte mâchoire entre des joues un peu flasques ; des yeux brun clair qui lui donnaient un regard pénétrant. Elle serait folle de sous-estimer son intelligence.

— Que puis-je faire pour vous ? reprit-il avec une courtoisie teintée d’une légère indifférence.

Elle avait bien répété son mensonge.

— Un de mes parents éloignés, Justinien Lascaris, m’a écrit que vous l’aviez beaucoup aidé quand il traversait une période difficile. J’ai cessé de recevoir de ses nouvelles. Des rumeurs inquiétantes circulent à propos d’un drame, mais je n’ose pas essayer de les comprendre, de crainte d’ajouter à ses ennuis.

Elle s’interrompit. Il ne fallait pas que l’évêque devine qu’elle avait soigneusement préparé ces mots. Elle frissonna, en dépit de la chaleur qui régnait dans la pièce. Il contemplait son visage, regardait sa manière de se tenir, les mains relâchées le long du corps, comme une femme, avec déférence. Elle les leva. Ignorant ce qu’elle devait en faire, elle les laissa retomber. Qu’est-ce que l’évêque savait de Justinien ? Que ses parents étaient morts ? Qu’il était veuf ? Elle devait être très prudente.

— Sa sœur s’inquiète.

Un élément de vérité au moins. C’était si absurde qu’elle ne put s’empêcher de sourire.

Constantin la fixait, très grave. Il hocha lentement la tête.

— Justinien est vivant. Il est en exil, dans le désert, au-delà de Jérusalem.

Elle parvint à avoir l’air choqué.

— Mais pourquoi ? Qu’a-t-il fait pour mériter un tel châtiment ?

Constantin serra les lèvres.

— On l’a accusé d’être complice du meurtre de Bessarion Comnène. Un crime qui a indigné notre cité. Bessarion n’était pas seulement noble. Beaucoup voyaient en lui un véritable saint. Justinien a eu de la chance de ne pas être exécuté.

Anna avait la bouche sèche. Elle avait du mal à respirer. Les Comnènes avaient été empereurs pendant des générations. Avant les Lascaris, et les Paléologues qui régnaient aujourd’hui.

— C’est cela, la situation difficile dans laquelle vous l’avez aidé ? demanda-t-elle, comme si c’était une déduction logique. Il n’était pas coupable ? Mais pourquoi serait-il complice d’une chose pareille ?

Constantin réfléchit un instant avant de répondre.

— Savez-vous que l’empereur a l’intention d’envoyer des émissaires pour négocier avec le pape, dans un peu plus d’un an ? demanda-t-il d’une voix qui trahissait son émotion.

— Je l’ai entendu murmurer, ici et là. J’espère que ce n’est pas vrai ?

— C’est vrai, grinça-t-il, le corps tendu, ses grandes mains pâles à demi levées. Il est prêt à capituler pour nous sauver des croisés, au prix du pire blasphème.

Elle savait qu’en dépit de son emportement il l’observait attentivement. Il saisirait le moindre signe de tromperie.

— La Vierge de Bénédiction nous protégera si nous avons foi en elle, répondit-elle. Comme elle l’a fait dans le passé.

Elle revint à sa question.

— Pourquoi Justinien aurait-il aidé quelqu’un à tuer Bessarion Comnène ?

— Il n’a rien fait de tel, bien sûr, répliqua Constantin, comme à regret. Justinien était un homme intègre, et un adversaire de l’union avec Rome aussi acharné que Bessarion. D’autres hypothèses ont été avancées, dont j’ignore la part de vérité.

— Quelles hypothèses ?

Elle se rappela juste à temps qu’elle devait lui montrer son respect. Elle baissa les yeux.

— Si vous pouvez me le dire… Qui est l’homme dont on soupçonne Justinien d’avoir été le complice et que lui est-il arrivé ?

Constantin leva davantage les mains, en un geste élégant dont la féminité était troublante. Anna était parfaitement consciente que Constantin n’était pas un homme, ni une femme, mais un être passionné et très intelligent. Il était exactement ce qu’elle feignait d’être. Elle perdait pied, avait l’impression de se noyer. Elle sentit la peur l’envahir. À tout moment, elle pouvait être dépouillée de son masque, se retrouver nue et ridicule. Sa tromperie mettrait l’évêque en colère et le châtiment suivrait.

— Antonin Kyriakis, fit Constantin, interrompant ses réflexions. Il a été exécuté. Justinien et lui étaient amis intimes.

— Et vous avez sauvé Justinien ?

Anna parlait d’une voix rauque, à peine plus qu’un chuchotement.

Il hocha la tête, très lentement, laissant retomber ses mains.

— Oui. La sentence, c’était l’exil dans le désert.

Elle lui sourit, réchauffée par sa gratitude.

— Merci, Votre Grâce. Vous me donnez du cœur pour lutter en vue de la sauvegarde de la foi.

Il lui rendit son sourire et fit le signe de la croix.

Anna regagna la rue, en proie à un tourbillon d’émotions – la peur, la reconnaissance, la terreur de ce qu’elle pourrait découvrir – et par-dessus tout subjuguée par la conscience de Constantin, fort, généreux, ferme dans une foi pure et absolue.

Bien sûr que Justinien n’avait pas assassiné ce Bessarion Comnène. Malgré leurs différences physiques assez nettes, Justinien était son frère jumeau. Elle le connaissait autant qu’elle se connaissait elle-même. Désormais, elle n’aurait qu’un seul but : prouver son innocence. Elle pressa le pas pour remonter la rue pavée. Il ne pleuvait plus et un vent chaud s’était levé.